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MÉMOIRES

de

HECTOR BERLIOZ

V

Une année d’études médicales. — Le professeur Amussat. — Une représentation à l’Opéra. —
La bibliothèque du Conservatoire. — Entraînement irrésistible vers la musique. —
Mon père se refuse à me laisser suivre cette carrière. — Discussions de famille.

    En arrivant à Paris, en 1822, avec mon condisciple A. Robert, je me livrai tout entier aux études relatives à la carrière qui m’était imposée ; je tins loyalement la promesse que j’avais faite à mon père en partant. J’eus pourtant à subir une épreuve assez difficile, quand Robert, m’ayant appris un matin qu’il avait acheté un sujet (un cadavre), me conduisit pour la première fois à l’amphithéâtre de dissection de l’hospice de la Pitié. L’aspect de cet horrible charnier humain, ces membres épars, ces têtes grimaçantes, ces crânes entrouverts, le sanglant cloaque dans lequel nous marchions, l’odeur révoltante qui s’en exhalait, les essaims de moineaux se disputant des lambeaux de poumons, les rats grignotant dans leur coin des vertèbres saignantes, me remplirent d’un tel effroi que, sautant par la fenêtre de l’amphithéâtre, je pris la fuite à toutes jambes et courus haletant jusque chez moi, comme si la mort et son affreux cortége eussent été à mes trousses. Je passai vingt-quatre heures sous le coup de cette première impression, sans vouloir plus entendre parler d’anatomie, ni de dissection, ni de médecine, et méditant mille folies pour me soustraire à l’avenir dont j’étais menacé. 

     Robert perdait son éloquence à combattre mes répugnances et à me démontrer l’absurdité de mes projets. Il parvint pourtant à me faire tenter une seconde expérience. Je consentis à le suivre de nouveau à l’hospice, et nous entrâmes ensemble dans la funèbre salle. Chose étrange ! en revoyant ces objets qui dès l’abord m’avaient inspiré une si profonde horreur, je demeurai parfaitement calme, je n’éprouvai absolument rien qu’un froid dégoût ; j’étais déjà familiarisé avec ce spectacle comme un vieux carabin ; c’était fini. Je m’amusai même, en arrivant, à fouiller la poitrine entrouverte d’un pauvre mort, pour donner leur pitance de poumons aux hôtes ailés de ce charmant séjour. « A la bonne heure ! me dit Robert en riant, tu t’humanises ! 

Aux petits des oiseaux tu donnes la pâture.

— Et ma bonté s’étend sur toute la nature. »

répliquai-je en jetant une omoplate à un gros rat qui me regardait d’un air affamé.

     Je suivis donc, sinon avec intérêt, au moins avec une stoïque résignation le cours d’anatomie. De secrètes sympathies m’attachaient même à mon professeur Amussat, qui montrait pour cette science une passion égale à celle que je ressentais pour la musique. C’était un artiste en anatomie. Hardi novateur en chirurgie, son nom est aujourd’hui européen ; ses découvertes excitent dans le monde savant l’admiration et la haine. Le jour et la nuit suffisent à peine à ses travaux. Bien qu’exténué des fatigues d’une telle existence, il continue, rêveur mélancolique, ses audacieuses recherches et persiste dans sa périlleuse voie. Ses allures sont celles d’un homme de génie. Je le vois souvent ; je l’aime.

     Bientôt les leçons de Thénard et de Gay-Lussac qui professaient, l’un la chimie, l’autre la physique au Jardin des Plantes, le cours de littérature, dans lequel Andrieux savait captiver son auditoire avec tant de malicieuse bonhomie, m’offrirent de puissantes compensations ; je trouvai à les suivre un charme très-vif et toujours croissant. J’allais devenir un étudiant comme tant d’autres, destiné à ajouter une obscure unité au nombre désastreux des mauvais médecins, quand, un soir, j’allai à l’Opéra. On y jouait les Danaïdes, de Salieri. La pompe, l’éclat du spectacle, la masse harmonieuse de l’orchestre et des chœurs, le talent pathétique de Mme Branchu, sa voix extraordinaire, la rudesse grandiose de Dérivis ; l’air d’Hypermnestre où je retrouvais, imités par Salieri, tous les traits de l’idéal que je m’étais fait du style de Gluck, d’après des fragments de son Orphée découverts dans la bibliothèque de mon père ; enfin la foudroyante bacchanale et les airs de danse si mélancoliquement voluptueux, ajoutés par Spontini à la partition de son vieux compatriote, me mirent dans un état de trouble et d’exaltation que je n’essayerai pas de décrire. J’étais comme un jeune homme aux instincts navigateurs, qui, n’ayant jamais vu que les nacelles des lacs de ses montagnes, se trouverait brusquement transporté sur un vaisseau à trois ponts en pleine mer. Je ne dormis guère, on peut le croire, la nuit qui suivit cette représentation, et la leçon d’anatomie du lendemain se ressentit de mon insomnie. Je chantais l’air de Danaüs : « Jouissez du destin propice », en sciant le crâne de mon sujet, et quand Robert, impatienté de m’entendre murmurer la mélodie « Descends dans le sein d’Amphitrite » au lieu de lire le chapitre de Bichat sur les aponévroses, s’écriait : « Soyons donc à notre affaire ! nous ne travaillons pas ! dans trois jours notre sujet sera gâté !... il coûte dix-huit francs !... il faut pourtant être raisonnable ! » je répliquais par l’hymne à Némésis « Divinité de sang avide ! » et le scalpel lui tombait des mains.

        La semaine suivante, je retournai à l’Opéra où j’assistai, cette fois, à une représentation de la Stratonice de Méhul et du ballet de Nina dont la musique avait été composée et arrangée par Persuis. J’admirai beaucoup dans Stratonice l’ouverture d’abord, l’air de Séleucus « Versez tous vos chagrins » et le quatuor de la consultation ; mais l’ensemble de la partition me parut un peu froid. Le ballet, au contraire, me plut beaucoup, et je fus profondément ému en entendant jouer sur le cor anglais par Vogt, pendant une navrante pantomime de mademoiselle Bigottini, l’air du cantique chanté par les compagnes de ma sœur au couvent des Ursulines, le jour de ma première communion. C’était la romance « Quand le bien-aimé reviendra. » Un de mes voisins qui en fredonnait les paroles me dit le nom de l’opéra et celui de l’auteur auquel Persuis l’avait empruntée, et j’appris ainsi qu’elle appartenait à la Nina de d’Aleyrac. J’ai bien de la peine à croire, quel qu’ait pu être le talent de la cantatrice qui créa le rôle de Nina, que cette mélodie ait jamais eu dans sa bouche un accent aussi vrai, une expression aussi touchante qu’en sortant de l’instrument de Vogt, et dramatisée par la mime célèbre.

     Malgré de pareilles distractions, et tout en passant bien des heures, le soir, à réfléchir sur la triste contradiction établie entre mes études et mes penchants, je continuai quelque temps encore cette vie de tiraillements, sans grand profit pour mon instruction médicale, et sans pouvoir étendre le champ si borné de mes connaissances en musique. J’avais promis, je tenais ma parole. Mais, ayant appris que la bibliothèque du Conservatoire, avec ses innombrables partitions, était ouverte au public, je ne pus résister au désir d’y aller étudier les œuvres de Gluck, pour lesquelles j’avais déjà une passion instinctive, et qu’on ne représentait pas en ce moment à l’Opéra. Une fois admis dans ce sanctuaire, je n’en sortis plus. Ce fut le coup de grâce donné à la médecine. L’amphithéâtre fut décidément abandonné.

     L’absorption de ma pensée par la musique fut telle que je négligeai même, malgré toute mon admiration pour Gay-Lussac et l’intérêt puissant d’une pareille étude, le cours d’électricité expérimentale, que j’avais commencé avec lui. Je lus et relus les partitions de Gluck, je les copiai, je les appris par cœur ; elles me firent perdre le sommeil, oublier le boire et le manger ; j’en délirai. Et le jour où, après une anxieuse attente, il me fut enfin permis d’entendre Iphigénie en Tauride, je jurai, en sortant de l’Opéra, que, malgré père, mère, oncles, tantes, grands-parents et amis, je serais musicien. J’osai même, sans plus tarder, écrire à mon père, pour lui faire connaître tout ce que ma vocation avait d’impérieux et d’irrésistible, en le conjurant de ne pas la contrarier inutilement. Il répondit par des raisonnements affectueux, dont la conclusion était que je ne pouvais pas tarder à sentir la folie de ma détermination et à quitter la poursuite d’une chimère pour revenir à une carrière honorable et toute tracée. Mais mon père s’abusait. Bien loin de me rallier à sa manière de voir, je m’obstinai dans la mienne, et dès ce moment une correspondance régulière s’établit entre nous, de plus en plus sévère et menaçante du côté de mon père, toujours plus passionnée du mien et animée enfin d’un emportement qui allait jusques à la fureur.

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1. Madame Dugazon.

1821 en fait [note de l’éditeur]

 

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