Par
HECTOR BERLIOZ
LA MUSIQUE DE L’AVENIR
Après des peines excessives, des dépenses énormes, des répétitions nombreuses, mais fort insuffisantes encore, Richard Wagner est parvenu à faire entendre au Théâtre-Italien quelques-unes de ses compositions. Les fragments empruntés à des ouvrages dramatiques perdent plus ou moins à être ainsi exécutés hors du cadre qui leur fut destiné ; les ouvertures et introductions instrumentales y gagnent au contraire, parce qu’elles sont rendues avec plus de pompe et d’éclat qu’elles ne le seraient par un orchestre d’opéra ordinaire, bien moins nombreux et moins avantageusement disposé qu’un orchestre de concert.
Le résultat de l’expérience tentée sur le public parisien par le compositeur allemand était facile à prévoir. Un certain nombre d’auditeurs sans préventions ni préjugés a bien vite reconnu les puissantes qualités de l’artiste et les fâcheuses tendances de son système ; un plus grand nombre n’a rien semblé reconnaître en Wagner qu’une volonté violente, et dans sa musique qu’un bruit fastidieux et irritant. Le foyer du Théâtre-Italien était curieux à observer le soir du premier concert : c’étaient des fureurs, des cris, des discussions, qui semblaient toujours sur le point de dégénérer en voies de fait. En pareil cas, l’artiste qui a provoqué l’émotion du public voudrait la voir aller plus loin encore, et ne serait pas fâché d’assister à une lutte corps à corps entre ses partisans et ses détracteurs, à la condition pourtant que ses partisans eussent le dessus. Victoire improbable cette fois, Dieu étant toujours du côté des gros bataillons. Ce qui se débite alors de non-sens, d’absurdités et même de mensonges, est vraiment prodigieux, et prouve avec évidence que, chez nous au moins, lorsqu’il s’agit d’apprécier une musique différente de celle qui court les rues, la passion, le parti pris, prennent seuls la parole, et empêchent le bon sens et le goût de parler.
Les préventions, favorables ou hostiles, dictent même la plupart des jugements sur les œuvres des maîtres reconnus et consacrés. Tel, acclamé comme un grand mélodiste, écrira un jour une œuvre entièrement dépourvue de mélodie, et n’en sera pas moins admiré pour cette même œuvre par des gens qui l’eussent sifflée si elle eût porté un autre nom. La grande, la sublime, l’entraînante ouverture d’Éléonore, de Beethoven, passe auprès de beaucoup de critiques pour une composition dépourvue de mélodie, bien qu’elle en soit pleine, bien que tout chante, que tout pleure mélodieusement dans l’allegro comme dans l’andante ; et ces mêmes juges qui la dénigrent applaudissent et crient bis fort souvent après l’ouverture de Don Juan de Mozart, où il n’y a pas trace de ce qu’ils appellent mélodie ; mais c’est de Mozart, le grand mélodiste !...
Ils adorent à juste titre, dans ce même opéra de Don Juan, la sublime expression des sentiments, des passions et des caractères ; et, quand vient l’allegro du dernier air de dona Anna, pas un de ces aristarques si sensibles en apparence à la musique expressive, si chatouilleux sur les convenances dramatiques, n’est choqué des abominables vocalises que Mozart, poussé par quelque démon dont le nom est demeuré un mystère, a eu le malheur de laisser tomber de sa plume. La pauvre fille outragée s’écrie : Peut-être un jour le ciel encore sentira quelque pitié pour moi. Et c’est là-dessus que le compositeur a placé une série de notes aiguës, vocalisées, piquées, caquetantes, sautillantes, qui n’ont pas même le mérite de faire applaudir la cantatrice. S’il y avait jamais eu quelque part en Europe un public vraiment intelligent et sensible, ce crime (car c’en est un) ne fût pas demeuré impuni, et le coupable allegro ne serait pas resté dans la partition de Mozart.
Je pourrais citer une multitude d’exemples semblables pour prouver qu’à de très-rares exceptions près on juge la musique par prévention seulement, et sous l’empire des plus déplorables préjugés.
Ce sera mon excuse pour la liberté que je vais prendre de parler de Richard Wagner d’après mon sentiment personnel et sans tenir aucun compte des diverses opinions émises à son sujet.
Il a osé composer le programme de sa première soirée exclusivement de morceaux d’ensemble, chœurs ou symphonies. C’était déjà un défi jeté aux habitudes de notre public, qui, sous prétexte d’aimer la variété, se montre toujours prêt à manifester le plus bruyant enthousiasme pour une chansonnette bien dite, pour une fade cavatine bien vocalisée, pour un solo de violon bien dansé sur la quatrième corde, ou pour des variations bien sifflotées sur quelque instrument à vent, après avoir fait un accueil honnête, mais froid, à quelque grande œuvre de génie. Ce public-là pense que le roi et le berger sont égaux pendant leur vie.
Rien de tel que de faire hardiment les choses faisables. Wagner vient de le prouver ; son programme, dépourvu des sucreries qui allèchent les enfants de tout âge dans les festins musicaux, n’en a pas moins été écouté avec une attention constante et un très-vif intérêt.
Il commençait par l’ouverture du Vaisseau Fantôme, opéra en deux actes, que je vis représenter à Dresde, sous la direction de l’auteur, en 1841, et dans lequel Mme Schrœder-Devrient remplissait le principal rôle. Ce morceau me fit alors l’impression qu’il m’a faite récemment. Il débute par un foudroyant éclat d’orchestre où l’on croit reconnaître tout d’abord les hurlements de la tempête, les cris des matelots, les sifflements des cordages et les bruits orageux de la mer en furie. Ce début est magnifique ; il s’empare impérieusement de l’auditeur et l’entraîne ; mais, le même procédé de composition étant ensuite constamment employé, le trémolo succédant au trémolo, les gammes chromatiques n’aboutissant qu’à d’autres gammes chromatiques, sans qu’un seul rayon de soleil vienne se faire jour au travers de ces sombres nuées gorgées de fluide électrique et versant sans fin ni trêve leurs torrents, sans que le moindre dessin mélodieux vienne colorer ces noires harmonies, l’attention de l’auditeur se lasse, se décourage et finit par succomber. Déjà se manifeste dans cette ouverture, dont le développement me paraît en outre excessif, la tendance de Wagner et de son école à ne pas tenir compte de la sensation, à ne voir que l’idée poétique ou dramatique qu’il s’agit d’exprimer, sans s’inquiéter si l’expression de cette idée oblige ou non le compositeur à sortir des conditions musicales.
L’ouverture du Vaisseau Fantôme est vigoureusement instrumentée, et l’auteur a su tirer au début un parti extraordinaire de l’accord de quinte nue. Cette sonorité ainsi présentée prend un aspect étrange et sauvage qui fait frissonner.
La grande scène du Tannhäuser (marche et chœur) est d’un éclat et d’une pompe superbes, qu’augmente encore la sonorité spéciale du ton si naturel majeur. Le rhythme, qui ne se trouve jamais tourmenté ni gêné dans son action par la juxtaposition d’autres rhythmes de nature contraire, y prend des allures chevaleresques, fières, robustes. On est bien sûr, sans voir la représentation de cette scène, qu’une telle musique accompagne les mouvements d’hommes vaillants et forts et couverts de brillantes armures. Ce morceau contient une mélodie clairement dessinée, élégante, mais peu originale, qui rappelle par sa forme, sinon par son accent, un thème célèbre du Freyschütz.
Le dernier retour de la phrase vocale, au grand tutti, est plus énergique encore que tout ce qui précède, grâce à l’intervention d’un dessin des basses exécutant huit notes par mesure et contrastant avec la partie supérieure qui n’en fait entendre que deux ou trois. Il y a bien quelques modulations un peu dures et trop serrées les unes contre les autres, mais l’orchestre les impose avec une telle vigueur, une telle autorité, que l’oreille les accepte de prime abord sans résistance. En somme, il faut reconnaître là une page magistrale, instrumentée, comme tout le reste, par une main habile. Les instruments à vent et les voix y sont animés par un souffle puissant, et les violons, écrits avec une admirable aisance dans le haut de leur échelle, semblent lancer sur l’ensemble d’éblouissantes étincelles.
L’ouverture de Tannhäuser est en Allemagne le plus populaire des morceaux d’orchestre de Wagner. La force et la grandeur y dominent encore ; mais il résulte, pour moi du moins, du parti pris de l’auteur dans cette composition, une fatigue extrême. Elle débute par un andante maestoso, sorte de choral d’un beau caractère, qui plus tard, vers la fin de l’allegro, reparaît accompagné dans le haut par un trait obstiné de violons. Le thème de cet allegro, composé de deux mesures seulement, est en soi peu intéressant. Les développements auxquels il sert ensuite de prétexte sont, comme dans l’ouverture du Vaisseau Fantôme, hérissés de successions chromatiques, de modulations et d’harmonies d’une extrême dureté. Quand enfin le choral reparaît, ce thème étant lent et d’une dimension considérable, le trait de violons qui doit l’accompagner jusqu’au bout se répète nécessairement avec une persistance terrible pour l’auditeur. Il a déjà été entendu vingt-quatre fois dans l’andante ; on l’entend dans la péroraison de l’allegro cent dix-huit fois. Ce dessin obstiné, ou plutôt acharné, figure donc en somme cent quarante-deux fois dans l’ouverture. N’est-ce pas trop ? Il reparaît encore souvent dans le cours de l’opéra ; ce qui me ferait supposer que l’auteur lui attribue un sens expressif relatif à l’action et que je ne devine pas.
Les fragments de Lohengrin brillent par des qualités plus saillantes que les œuvres précédentes. Il y a là, ce me semble, plus de nouveauté que dans le Tannhäuser ; l’introduction, qui tient lieu d’ouverture à cet opéra, est une invention de Wagner de l’effet le plus saisissant. On pourrait en donner une idée en parlant aux yeux par cette figure < >. C’est en réalité un immense crescendo lent, qui, après avoir atteint le dernier degré de la force sonore, suivant la progression inverse, retourne au point d’où il était parti et finit dans un murmure harmonieux presque imperceptible. Je ne sais quels rapports existent entre cette forme d’ouverture et l’idée dramatique de l’opéra ; mais, sans me préoccuper de cette question et en considérant le morceau comme une pièce symphonique seulement, je le trouve admirable de tout point. Il n’y a pas de phrase proprement dite, il est vrai, mais les enchaînements harmoniques en sont mélodieux, charmants, et l’intérêt ne languit pas un instant, malgré la lenteur du crescendo et celle de la décroissance. Ajoutons que c’est une merveille d’instrumentation dans les teintes douces comme dans le coloris éclatant, et qu’on y remarque, vers la fin, une basse montant toujours diatoniquement pendant que les autres parties descendent, dont l’idée est fort ingénieuse. Ce beau morceau d’ailleurs ne contient aucune espèce de duretés ; c’est suave, harmonieux autant que grand, fort et retentissant : pour moi, c’est un chef-d’œuvre.
La grande marche en sol, qui ouvre le second acte, a produit à Paris, comme en Allemagne, une véritable commotion, malgré le vague de la pensée au commencement et l’indécision froide du passage épisodique du milieu. Ces mesures incolores où l’auteur semble tâtonner, chercher son chemin, ne sont qu’une sorte de préparation pour arriver à une idée formidable, irrésistible, où l’on doit voir le vrai thème de la marche. Une phrase de quatre mesures, répétée deux fois en montant d’une tierce, constitue la véhémente période à laquelle on ne trouverait peut-être rien en musique qui pût lui être comparé pour l’emportement grandiose, la force et l’éclat, et, qui, lancée par les instruments de cuivre à l’unisson, fait des accents forts (ut, mi, sol) qui commencent les trois phrases autant de coups de canon qui ébranlent la poitrine de l’auditeur.
Je crois que l’effet serait plus extraordinaire encore si l’auteur eût évité les conflits de sons comme ceux qu’on a à subir dans la seconde phrase, où le quatrième renversement de l’accord de neuvième majeure et le retard de la quinte par la sixte produisent des dissonances doubles que beaucoup de gens (et je suis du nombre) ne peuvent ici supporter. Cette marche amène le chœur à deux temps (Freulich geführt ziehet dahin), qu’on est consterné de trouver là, tant le style en est petit, je dirai même enfantin. L’effet en a été d’autant moins bon sur l’auditoire de la salle Ventadour, que les premières mesures rappellent un pauvre morceau des Deux Nuits de Boïeldieu : « La belle nuit, la belle fête ! » introduit dans les vaudevilles, et que tout le monde connaît à Paris.
Je n’ai pas encore parlé de l’introduction instrumentale du dernier opéra de Wagner, Tristan et Iseult. Il est singulier que l’auteur l’ait fait exécuter au même concert que l’introduction de Lohengrin, car il a suivi le même plan dans l’une et dans l’autre. Il s’agit de nouveau d’un morceau lent, commencé pianissimo, s’élevant peu à peu jusqu’au fortissimo, et retombant à la nuance de son point de départ, sans autre thème qu’une sorte de gémissement chromatique, mais rempli d’accords dissonants dont de longues appogiatures, remplaçant la note réelle de l’harmonie, augmente encore la cruauté.
J’ai lu et relu cette page étrange ; je l’ai écoutée avec l’attention la plus profonde et un vif désir d’en découvrir le sens ; eh bien, il faut l’avouer, je n’ai pas encore la moindre idée de ce que l’auteur a voulu faire.
Ce compte rendu sincère met assez en évidence les grandes qualités musicales de Wagner. On doit en conclure, ce me semble, qu’il possède cette rare intensité de sentiment, cette ardeur intérieure, cette puissance de volonté, cette foi qui subjuguent, émeuvent et entraînent ; mais que ces qualités auraient bien plus d’éclat si elles étaient unies à plus d’invention, à moins de recherche et à une plus juste appréciation de certains éléments constitutifs de l’art. Voilà pour la pratique.
Maintenant, examinons les théories qu’on dit être celles de son école, école généralement désignée aujourd’hui sous le nom d’école de la musique de l’avenir, parce qu’on la suppose en opposition directe avec le goût musical du temps présent, et certaine au contraire de se trouver en parfaite concordance avec celui d’une époque future.
On m’a longtemps attribué à ce sujet, en Allemagne et ailleurs, des opinions qui ne sont pas les miennes ; par suite, on m’a souvent adressé des louanges où je pouvais voir de véritables injures ; j’ai constamment gardé le silence. Aujourd’hui, mis en demeure de m’expliquer catégoriquement, puis-je me taire encore, ou dois-je faire une profession de foi mensongère ? Personne, je l’espère, ne sera de cet avis.
Parlons donc, et parlons avec une entière franchise. Si l’école de l’avenir dit ceci :
« La musique, aujourd’hui dans la force de sa jeunesse, est émancipée, libre ; elle fait ce qu’elle veut.
« Beaucoup de vieilles règles n’ont plus cours ; elles furent faites par des observateurs inattentifs ou par des esprits routiniers, pour d’autres esprits routiniers.
« De nouveaux besoins de l’esprit, du cœur et du sens de l’ouïe imposent de nouvelles tentatives, et même dans certains cas l’infraction des anciennes lois.
« Diverses formes sont par trop usées pour être encore admises.
« Tout est bon d’ailleurs, ou tout est mauvais, suivant l’usage qu’on en fait et la raison qui en amène l’usage.
« Dans son union avec le drame, ou seulement avec la parole chantée, la musique doit toujours être en rapport direct avec le sentiment exprimé par la parole, avec le caractère du personnage qui chante, souvent même avec l’accent et les inflexions vocales que l’on sent devoir être les plus naturels du langage parlé.
« Les opéras ne doivent pas être écrits pour des chanteurs ; les chanteurs, au contraire, doivent être formés pour les opéras.
« Les œuvres écrites uniquement pour faire briller les talents de certains virtuoses ne peuvent être que des compositions d’un ordre secondaire et d’assez peu de valeur.
« Les exécutants ne sont que des instruments plus ou moins intelligents destinés à mettre en lumière la forme et le sens intime des œuvres : leur despotisme est fini ;
« Le maître reste le maître ; c’est à lui de commander.
« Le son et la sonorité sont au-dessous de l’idée.
« L’idée est au-dessous du sentiment et de la passion.
« Les longues vocalisations rapides, les ornements du chant, le trille vocal, une multitude de rhythmes, sont inconciliables avec l’expression de la plupart des sentiments sérieux, nobles et profonds.
« Il est en conséquence insensé d’écrire pour un Kyrie eleison (la prière la plus humble de l’Église catholique) des traits qui ressemblent à s’y méprendre aux vociférations d’une troupe d’ivrognes attablés dans un cabaret.
« Il ne l’est peut-être pas moins d’appliquer la même musique à une invocation à Baal par des idolâtres et à la prière adressée à Jehovah par les enfants d’Israël.
« Il est plus odieux encore de prendre une créature idéale, fille du plus grand des poëtes, un ange de pureté et d’amour, et de la faire chanter comme une fille de joie, etc., etc.
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Si tel est le code musical de l’école de l’avenir, nous sommes de cette école, nous lui appartenons corps et âme, avec la conviction la plus profonde et les plus chaleureuses sympathies.
Mais tout le monde en est ; chacun aujourd’hui professe plus ou moins ouvertement cette doctrine, en tout ou en partie. Y a-t-il un grand maître qui n’écrive ce qu’il veut ? Qui donc croit à l’infaillibilité des règles scolastiques, sinon quelques bonshommes timides qu’épouvanterait l’ombre de leur nez, s’ils en avaient un ?...
Je vais plus loin : il en est ainsi depuis longtemps. Gluck lui-même fut en ce sens de l’école de l’avenir ; il dit dans sa fameuse préface d’Alceste : « Il n’est aucune règle que je n’aie cru devoir sacrifier de bonne grâce en faveur de l’effet. »
Et Beethoven, que fut-il, sinon de tous les musiciens connus le plus hardi, le plus indépendant, le plus impatient de tout frein ? Longtemps même avant Beethoven, Gluck avait admis l’emploi des pédales supérieures (notes tenues à l’aigu) qui n’entrent pas dans l’harmonie et produisent de doubles et triples dissonances. Il a su tirer des effets sublimes de cette hardiesse, dans l’introduction de la scène des enfers d’Orphée, dans un chœur d’Iphigénie en Aulide, et surtout dans ce passage de l’air immortel d’Iphigénie en Tauride :
Mêlez vos cris plaintifs à mes gémissements.
M. Auber en a fait autant dans la tarentelle de la Muette. Quelles libertés Gluck n’a-t-il pas prises aussi avec le rhythme ? Mendelssohn, qui passe pourtant dans l’école de l’avenir pour un classique, ne s’est-il pas moqué de l’unité tonale dans sa belle ouverture d’Athalie, qui commence en fa et finit en ré majeur, tout comme Gluck, qui commence un chœur d’Iphigénie en Tauride en mi mineur pour le finir en la mineur ?
Donc nous sommes tous, sous ce rapport, de l’école de l’avenir.
Mais si elle vient nous dire :
« Il faut faire le contraire de ce qu’enseignent les règles.
« On est las de la mélodie ; on est las des dessins mélodiques ; on est las des airs, des duos, des trios, des morceaux dont le thème se développe régulièrement ; on est rassasié des harmonies consonantes, des dissonances simples, préparées et résolues, des modulations naturelles et ménagées avec art.
« Il ne faut tenir compte que de l’idée, ne pas faire le moindre cas de la sensation.
« Il faut mépriser l’oreille, cette guenille, la brutaliser pour la dompter : la musique n’a pas pour objet de lui être agréable. Il faut qu’elle s’accoutume à tout, aux séries de septièmes diminuées ascendantes ou descendantes, semblables à une troupe de serpents qui se tordent et s’entre-déchirent en sifflant ; aux triples dissonances sans préparation ni résolution ; aux parties intermédiaires qu’on force de marcher ensemble sans qu’elles s’accordent ni par l’harmonie ni par le rhythme, et qui s’écorchent mutuellement ; aux modulations atroces, qui introduisent une tonalité dans un coin de l’orchestre avant que dans l’autre la précédente soit sortie.
« Il ne faut accorder aucune estime à l’art du chant, ne songer ni à sa nature ni à ses exigences.
« Il faut, dans un opéra, se borner à noter la déclamation, dût-on employer les intervalles les plus inchantables, les plus saugrenus, les plus laids.
« Il n’y a point de différence à établir entre la musique destinée à être lue par un musicien tranquillement assis devant son pupitre et celle qui doit être chantée par cœur, en scène, par un artiste obligé de se préoccuper en même temps de son action dramatique et de celle des autres acteurs.
« Il ne faut jamais s’inquiéter des possibilités de l’exécution.
« Si les chanteurs éprouvent à retenir un rôle, à se le mettre dans la voix, autant de peine qu’à apprendre par cœur une page de sanscrit ou à avaler une poignée de coquilles de noix, tant pis pour eux ; on les paye pour travailler : ce sont des esclaves.
« Les sorcières de Macbeth ont raison : le beau est horrible, l’horrible est beau. »
Si telle est cette religion, très nouvelle en effet, je suis fort loin de la professer ; je n’en ai jamais été, je n’en suis pas, je n’en serai jamais.
Je lève la main et je le jure : Non credo.
Je le crois, au contraire, fermement : le beau n’est pas horrible, l’horrible n’est pas beau. La musique, sans doute, n’a pas pour objet exclusif d’être agréable à l’oreille, mais elle a mille fois moins encore pour objet de lui être désagréable, de la torturer, de l’assassiner.
Je suis de chair comme tout le monde ; je veux qu’on tienne compte de mes sensations, qu’on traite avec ménagement mon oreille, cette guenille.
Guenille, si l’on veut ; ma guenille m’est chère.
Je répondrai donc imperturbablement dans l’occasion ce que je répondis un jour à une dame d’un grand cœur et d’un grand esprit, que l’idée de la liberté dans l’art, poussée jusqu’à l’absurde, a un peu séduite. Elle me disait, à propos d’un morceau où les moyens charivariques se trouvent employés, et sur lequel je m’abstenais d’émettre une opinion : « Vous devez pourtant aimer cela, vous ? — Oui, j’aime cela, comme on aime à boire du vitriol et à manger de l’arsenic. »
Plus tard, un célèbre chanteur, qu’on cite aujourd’hui comme l’un des plus ardents antagonistes de la musique de l’avenir, me fit le même compliment. Il a écrit un opéra où, dans une scène importante, la canaille juive insulte un captif. Pour mieux rendre l’effet des huées populaires, ce réaliste a écrit un orchestre et un chœur charivariques en discordances continues. Enchanté de sa noble audace, l’auteur, ouvrant un jour sa partition à l’endroit de la cacophonie me dit, sans malice aucune, je me plais à le reconnaître : « Il faut que je vous montre cette scène ; elle doit vous plaire. » Je ne répondis rien, et il ne fut question ni de vitriol ni d’arsenic. Mais, puisque aujourd’hui je parle et que j’ai encore le singulier compliment sur le cœur, je lui dirai :
« Non, mon cher D***, cela ne doit pas me plaire, et cela me déplaît au contraire horriblement. En me traitant de réaliste charivariseur, vous m’avez calomnié. Vous vous prononcez à cette heure, dit-on, contre Wagner et ses adeptes, et ils ont plus le droit de vous classer parmi les serpents à sonnettes de la musique de l’avenir, vous le musicien aux trois quarts italien, capable et coupable de cette horreur, que vous n’en avez de me placer même parmi les aigles de cette école, moi, le musicien aux trois quarts Allemand, qui n’ai jamais rien écrit de pareil, non, jamais, et je vous défie de me prouver le contraire. Allons, invitez un de vos condisciples ; faites apporter des coupes de cuivre oxydé ; versez du vitriol et buvez : moi, j’aime mieux de l’eau, fût-elle tiède, ou un opéra de Cimarosa. »