Revue contemporaine, 15 mars 1870
Présentation (français)
Introduction (English)
Sommaire:
I. Sa vie et sa carrière
II. Le compositeur
III. L’écrivain
IV. L’homme
Notes
Cette page reproduit le texte intégral d’un article sur Berlioz paru d’abord dans la Revue contemporaine du 15 mars 1870, soit un peu plus d’un an après la mort du compositeur le 8 mars 1869. L’auteur, Adolphe Jullien (1845-1932) était alors au début d’une longue et brillante carrière de critique et écrivain musical, au cours de laquelle il devait se signaler notamment par sa défense de trois grands compositeurs alors plus ou moins contestés: Robert Schumann, Richard Wagner et Hector Berlioz. L’article, légèrement mis à jour, fut repris par l’auteur en 1877 dans un recueil intitulé Airs variés, signalé dans l’hebdomadaire Le Ménestrel (21 octobre 1877, p. 375) en ces termes: ‘Ce livre débute par un travail d’importance sur Hector Berlioz, le premier travail de cette étendue qu’on ait encore consacré au grand musicien français, où le compositeur, le critique et l’homme sont jugés avec le plus grand soin par un admirateur très-convaincu, mais nullement aveugle.’
Jullien poursuivra son œuvre pour Berlioz avec un livre qui a pour titre Hector Berlioz. La vie et le combat. Les œuvres (Paris, 1882), et surtout par son grand ouvrage Hector Berlioz, sa vie et ses œuvres (Paris, 1888), sur lequel on lira le compte-rendu sur ce site par son collègue et ami Ernest Reyer. Par la suite il continuera à soutenir la musique de Berlioz pendant une longue carrière comme feuilletoniste au Journal des Débats, où il prend la succession d’Ernest Reyer et rédige la Revue Musicale régulièrement de 1893 à 1928, avec une interruption d’août 1914 à la fin de 1918 à cause de la première guerre mondiale. De nombreux extraits de ses articles sur Berlioz dans les Débats sont reproduits dans la page Adolphe Jullien et Berlioz (extraits de plus de 70 feuilletons).
La présente page et celle d’extraits de ses feuilletons aux Débats viennent s’ajouter aux autres articles de Jullien déjà reproduits sur se site; voir notamment les articles de 1890, 1891, 1893, 1896, 1899, 1900, 1908 et 1913.
This page reproduces the complete text in French of an article on Berlioz which first appeared in Revue contemporaine of 15 March 1870, that is just over a year after the death of the composer on 8 March 1869. The author, Adolphe Jullien (1845-1932) was at the time starting a long and distinguished career as music critic and writer, during which he was prominent notably as a champion of three great composers who at the time were contested: Robert Schumann, Richard Wagner and Hector Berlioz. The article was reproduced by the author in 1877 in a slightly updated version in a collection of essays entitled Airs variés, which was noticed in the weekly Le Ménestrel (21 October 1877, p. 375) as follows: ‘This book begins with an important study of Hector Berlioz, the first work of this scope to have been devoted to the great French musician, in the composer, the critic and the man are assessed with great care by an admirer who while convinced is not blind.’
Jullien was to pursue his work for Berlioz with a book entitled Hector Berlioz. La vie et le combat. Les œuvres (Paris, 1882), and especially with his great work Hector Berlioz, sa vie et ses œuvres (Paris, 1888), on which the review by his colleague and friend Ernest Reyer is reproduced on this site. Subsequently Jullien continued to champion the music of Berlioz during a long career as music critic for the Journal des Débats where he succeeded Ernest Reyer, and was responsible for the regular Revue Musicale from 1893 to 1928, with one interruption from August 1914 to the end of 1918 because of the first world war. Nuymerous excerpts from these articles are reproduced in the original French on the page Adolphe Jullien and Berlioz (excerpts from over 70 articles).
The present article and the excerpts from the Débats just mentioned join those by Adolphe Jullien that have already been reproduced on this site: see notably the articles of 1890, 1891, 1893, 1896, 1899, 1900, 1908 and 1913.
Il y a juste un an, le 8 mars 1869, que Berlioz mourait à Paris, dans cette ville, objet de ses rêves de jeunesse, théâtre de ses luttes acharnées et de ses défaites superbes (1). C’est au milieu de nous, qui ne lui avions presque accordé que dédain ou moquerie, qu’il a voulu vivre, qu’il est venu mourir, accablé de tristesse et de découragement, seul dans la foule turbulente, entouré de quelques amis intimes et de quelques disciples.
Ne prévoyait-il pas lui-même cette fin si triste en écrivant ces lignes dont l’événement a prouvé toute la justesse : « Ce fut vers ce temps de ma vie académique que je ressentis de nouveau les atteintes d’une cruelle maladie (morale, nerveuse, imaginaire, tout ce qu’on voudra), je l’appellerai le mal de l’isolement, et qui me tuera quelque jour... Cet état n’est pas le spleen, mais il l’amène plus tard : c’est l’ébullition, l’évaporation du cœur, des sens, du cerveau, du fluide nerveux. Le spleen, c’est la congélation de tout cela, c’est le bloc de glace. »
Aussi bien, la mort fut pour lui un véritable bienfait : depuis quelques années, il ne restait plus d’Hector Berlioz qu’un corps, machine inerte et souffreteuse ; l’être moral n’était plus. La chute de ses Troyens porta tout d’abord une rude atteinte à cette nature fière et indomptable ; jusque-là, le farouche lutteur avait rendu coup pour coup, blessure pour blessure ; jamais un désastre, si grand qu’il fût, n’avait pu l’abattre. Pour la première fois, en voyant tomber son œuvre de prédilection, l’athlète avait faibli. Il avait déposé les armes, et, dès lors, dégoûté de la vie et de la lutte, il s’était contenté d’assister au triste spectacle que lui donnait la capitale « préoccupée avant tout des intérêts matériels, inattentive et indifférente à ce qui passionne les poëtes et les artistes, amoureuse du scandale et de la raillerie, riant d’un rire strident et sec aux occasions qu’elle a de satisfaire cet amour étrange. »
Mais cet isolement le tuait, il le savait et n’essayait pas de rompre le silence qui se faisait de jour en jour plus profond autour de lui et de ses œuvres. Un certain chagrin du cœur, une vague souffrance de l’âme, des regrets sans espoir le minaient plus sûrement que n’eût fait la maladie. Un événement fatal vint précipiter la fin de cette malheureuse existence : en 1867, au moment de partir pour la Russie, où l’appelait une femme enthousiaste de ses œuvres, la grande duchesse Hélène, une foudroyante nouvelle le terrassa ; son fils était mort ! De ce moment, le coup fatal était porté : il partit pour la Russie, et là, au milieu de succès et de triomphes sans nombre, reçu et fêté comme un ami par sa jeune élève, il dépérit de jour en jour ; ses forces diminuaient, son intelligence ne jetait plus que de faibles lueurs.
Il revint ; du premier coup d’œil, ses amis le virent perdu. Cependant il alla chercher à Nice le repos et la chaleur vivifiante du soleil ; mais la fatalité s’en mêlait, une chute fort grave le força à garder le lit plusieurs jours ; une congestion cérébrale l’avait abattu au moment où il contemplait avec extase l’horizon azuré de la mer. De ce jour, tout fut fini : Hector Berlioz avait disparu. Son ombre seule erra encore quelque temps, muette, taciturne, isolée, et, par un beau matin du mois de mars, à l’approche du joyeux printemps, elle s’évanouit.
Nous venons de voir que la Russie lui avait décerné ses dernières couronnes : chacune de ses lettres, pendant ce voyage, est un bulletin de victoire. Partout, les dilettantes russes lui font de chaleureuses ovations ; il annonce un concert : plus de dix mille auditeurs se précipitent pour l’entendre ; l’offertoire de son Requiem, où le chœur ne chante qu’un lamento monotone sur deux notes, produit un effet tel qu’il faut le répéter le surlendemain ; le dernier concert, enfin, n’est composé que de ses œuvres, de fragments de Roméo, de Faust, et de la symphonie d’Harold en entier.
De tout temps, du reste, c’est à l’étranger qu’il avait obtenu ses succès les plus éclatants. Paris lui faisait l’aumône de quelques éloges perdus au milieu de critiques sans nombre ; les compatriotes de Berlioz ne soupçonnaient guère que ce même homme, auquel ils accordaient par compassion quelque tiède encouragement, était proclamé un grand maître par toute l’Allemagne. Et pourtant, la Damnation de Faust, que le public parisien avait reçue avec une défaveur marquée, fut applaudie à Vienne par un auditoire d’élite, comme l’avait été la belle symphonie de Roméo et Juliette. En 1867, au Congrès musical de Meiningen, la Société des artistes musiciens d’Allemagne mit sur son programme le nom d’Hector Berlioz à côté de ceux de S. Bach, de Beethoven, de Palestrina, de Schumann et de Liszt ; elle exécuta deux fragments de Roméo : la scène d’amour et Roméo seul pendant la fête chez Capulet.
Ces compositions furent accueillies avec enthousiasme ; c’est qu’aussi ces deux pages musicales sont de vrais chefs-d’œuvre d’expression et de sentiment. Que de charme, de passion et de fiévreux transports dans cette scène d’amour ! quels touchants accents prête à Roméo cette phrase ravissante du cor anglais, et qu’elle est douce, la réponse de Juliette ! Aussi Roméo répète-t-il son aveu avec plus d’ardeur. Les bras s’enlacent, les lèvres s’effeurent, la phrase mélodique revient toujours plus chaude, plus brillante ; elle éclate enfin avec tout l’orchestre dans un dernier transport d’amour et retombe dans le calme silencieux de la nuit. Et la scène de Roméo seul ! Il entre inquiet, rêveur ; il erre autour du palais de Capulet, la mort dans l’âme ; ce tendre désespoir est exprimé par la phrase plaintive du hautbois, accompagnée de longues tenues de flûte et de clarinette sur les arpèges du violoncelle. Le bal commence, les chants de fête arrivent jusqu’aux oreilles de Roméo, les accords joyeux se mêlent aux tristes soupirs de ce cœur blessé ; le bruit redouble, et la plainte amoureuse s’éteint au milieu des danses entraînantes et des vibrantes fanfares.
Pourquoi donc Berlioz, que l’Allemagne fêtait comme un des maîtres de l’art, s’obstinait-il à revenir, à vivre parmi nous, où l’on s’obstinait à lui contester le génie et jusqu’au talent ? C’est qu’il aimait Paris, c’est qu’il aimait la France ; et cette passion était de celles que les rigueurs ne font qu’accroître. Amour et volonté, tels furent les deux guides suprêmes de son existence ; aimer et combattre, telles en furent les jouissances souveraines. Partout ailleurs l’attendaient les bravos, les réceptions splendides ; mais qu’était-ce pour une nature ardente et une volonté de fer que ces faciles honneurs auprès de l’âcre plaisir d’imposer ses œuvres à des oreilles rebelles ?
Tout cet enthousiasme des dilettantes étrangers n’était rien pour lui, au prix de quelques applaudissements arrachés à des Français, à des Parisiens. Aussi Berlioz, qui n’attribuait à personne le droit de contrôle, qui répondait aux moindres critiques par de dures attaques, venait, humble et craintif, se soumettre au jugement d’un public auquel il déniait, non sans apparence de raison, le jugement musical, l’amour du beau et la passion artistique. C’est qu’alors sa nature orageuse éprouvait le besoin, comme il le disait lui-même, de « faire craquer les barrières, en les brisant au lieu de les franchir. »
Et pourtant Berlioz était loin de croire à l’intelligence de la foule, à la pénétration des multitudes ; il pensait au contraire que l’art véritable, le grand art, est destiné aux jouissances de quelques intelligences d’élite, et que la muse se profanerait en se livrant à l’admiration de tous ; mais il lui fallait lutter, là était pour lui le souverain bonheur. Ces auditeurs ne voulaient pas entendre sa musique, et lui voulait la leur faire écouter. Qui sera vainqueur, de lui ou du public, dans ce combat qui dura toute sa vie et qui continue encore après sa mort ? Jusqu’à présent, ce fut le public ; mais attendons encore quelques années, et le vainqueur, ce sera lui ; il l’a voulu ! Toute l’existence du maître ne fut que la mise en pratique de cette idée qu’on trouve ancrée chez lui dès ses premières années : vouloir, c’est pouvoir.
Son père l’avait envoyé à Paris pour étudier la médecine ; il y arriva au mois d’octobre 1822 [1821], avec le projet déjà bien arrêté de s’occuper exclusivement de musique. Il court donc à la bibliothèque du Conservatoire ; il se fait admettre au nombre des élèves de l’école, et, à peine reçu, fait exécuter à Saint-Roch une messe qu’il détruisit quelques années plus tard (sauf le Resurrexit) ainsi qu’une scène de Beverley, un opéra d’Estelle et un oratorio latin, le Passage de la mer Rouge.
Mais le jeune homme impatient, qui venait de composer une messe, ne fut pas capable de subir l’épreuve préliminaire pour le concours annuel de composition musicale, et il dut retourner à la Côte-Saint-André, chez ses parents, peu sympathiques à sa « prétendue vocation ». Il part, mais il veut revenir, et bientôt il reviendra. La lutte l’appelait, le calme le tuait ; à une telle distance de la capitale qu’il entendait « gronder dans le lointain », sa vie s’écoulait dans un profond désespoir. Enfin, son père dut céder à ses vœux.
Nous n’entrerons pas dans le détail de cette vie toute de privations et de misère, où notre héros fut réduit à vivre de pain et de fruits secs avant d’être reçu comme choriste au théâtre des Nouveautés. Pour supporter pareille existence, il fallait avoir une santé de fer, un caractère inébranlable ; il fallait vouloir, et vouloir de toutes les forces de son âme. Ce fut pour lui le temps des grands enthousiasmes, des passions ardentes, des jouissances infinies ; c’est dans ce temps d’hallucination musicale que se révèlent à lui Weber avec son Freyschütz, Gluck avec Iphigénie en Tauride, Spontini avec la Vestale ; c’est alors que lui apparaît, sous la blanche robe d’Ophélie, la poétique miss Smithson ; c’est alors qu’il reconnaît la vraie grandeur, la vraie beauté, la vérité dramatique. « Shakespeare, tombant ainsi sur moi à l’improviste, me foudroya. Je vis... je compris... je sentis... que j’étais vivant et qu’il fallait me lever et marcher. »
Le jeune poëte musicien fut vivement séduit par la grâce décevante de la belle tragédienne : en proie à un violent amour, persuadé qu’il fallait mourir si cette femme ne lui appartenait pas, Berlioz supporta alors une terrible crise, qui dura plusieurs mois. Il relève enfin la tête et, voulant s’imposer par le talent à celle qui s’est imposée à lui par l’admiration, il organise un concert pour se faire connaître et applaudir : le programme annonçait l’ouverture de Waverley, celle des Francs-Juges, une scène grecque et une invocation au sommeil, chantée par Duprez, lequel n’était encore qu’un frêle et gracieux tenorino. Peine perdue, cruelle déception ! la reine de ses pensées ne paraît pas à la fête organisée en son honneur, elle ignore jusqu’au nom de son obscur esclave. Le concert, en revanche, ne fut pas sans profit pour le compositeur et lui fournit une compensation bien prosaïque : les journaux s’occupèrent de lui et lui accordèrent quelques louanges ; c’était la première fois qu’il affrontait franchement le jugement de la critique et il lui était favorable : il ne fallait plus, comme il le disait, que marcher en avant et encore marcher.
Esprit indépendant, caractère résolu, nature emportée et fougueuse sous un extérieur glacial, Berlioz, par ses aspirations inassouvies, par ses regrets sans cause, par son aspect sombre et mélancolique, semblait prédestiné à jouer un rôle important parmi les novateurs de 1830. Doué d’une grande puissance de pensée et d’un égal orgueil, voulant tout agrandir, tout élargir, poussant les moindres choses jusqu’à leurs extrêmes hmites, reprochant à Mozart de n’avoir mis qu’un trombone dans le Tuba mirum de son Requiem « quand trente, quand trois cents ne seraient pas de trop, » ébauchant déjà des concerts monstres, ne rêvant qu’entreprises gigantesques, Berlioz devint en effet l’un des coryphées de la nouvelle école militante, le romantisme ; il voulut et crut être pour la musique ce qu’était Hugo pour la poésie, Delacroix pour la peinture. Il prétendit être à la fois noble et majestueux comme Spontini, fantastique comme Weber, doux et bon comme Virgile, trivial et sublime comme Shakespeare, grand comme Beethoven ! C’était une audace inouïe, presque de la démence : sa volonté, si grande qu’elle fût, s’attaquait à une chose plus grande encore, à l’impossible.
Berlioz se livra donc sans merci à sa fantasque inspiration : toujours en quête du nouveau, du curieux, du bizarre, des contrastes de timbres et de rhythmes, il se lança à corps perdu dans l’inconnu. Suivant lui, le but principal de la musique n’était pas de plaire et de charmer, elle devait remuer les nobles sentiments, faire appel aux plus hautes aspirations de l’esprit humain. Déjà, il manifestait l’opinion que la musique doit avoir un sujet, qu’elle doit surtout tendre à exprimer ce programme de la façon la plus compréhensible par des effets pittoresques. Il chercha ses principales ressources d’exécution dans la production de nouveaux effets de sonorité ; il apporta à la réalisation de cette idée toute sa volonté et, secondé par son vif instinct des combinaisons harmoniques, il obtint des résultats souvent prodigieux.
Ses premières œuvres sont celles d’un esprit inquiet et chercheur ; il poursuit sans cesse la vérité du sentiment, la justesse de l’expression, l’originalité de la facture, et, pour y arriver, il n’est barrière « qu’il ne fasse craquer » ; la correction, les règles sont pour lui peu de chose, la couleur est tout. Il prétendit même imposer à l’Académie ses théories et ses créations musicales ; il concourut cinq fois pour le prix de Rome, et, après quatre défaites presque volontaires, il le remporta enfin en 1830, en pleine révolution politique, littéraire et musicale.
Nous le retrouvons à Rome, dans l’Académie de France, dirigée par Horace Vernet, qui traitait les jeunes pensionnaires bien plus en camarades qu’en élèves ; ce séjour en Italie fut une période de rêves, d’excès, de véritables folies même et aussi de franche gaieté, comme le prouve la joyeuse mystification qu’il infligea aux membres de l’Institut. Forcé d’envoyer chaque année plusieurs œuvres nouvelles, il expédia un jour en France son Resurrexit pour orchestre et chœurs, seul fragment qu’il eût conservé de cette messe exécutée à Saint-Roch peu de temps après son entrée au Conservatoire. Les académiciens, confiants et aveugles, ne manquèrent pas d’y trouver un progrès très remarquable et l’abandon complet de ses mauvaises tendances musicales.
C’est à Rome que Berlioz rencontra pour la première fois l’élégant Mendelssohn, jeune voyageur à l’esprit un peu froid, mais distingué, et surtout parfait homme du monde. En facc du débraillé artistique et des déclarations ampoulées du jeune romantique français, Mendelssohn se sentit froissé dans sa nature fine et précieuse, et quelques mots de sa correspondance montrent à quel point l’avait blessé le sans-façon affecté de notre pensionnaire. « *** est une vraie caricature, sans l’ombre de talent, cherchant à tâtons dans les ténèbres et se croyant le créateur d’un monde nouveau ; avec cela il écrit les choses les plus détestables, et ne parle, ne rêve que de Beethoven, Schiller et Goethe. Il est, de plus, d’une vanité incommensurable et traite avec un superbe dédain Mozart et Haydn, de sorte que tout son enthousiasme m’est très suspect. »
Et pourtant bien peu d’artistes étaient faits pour mieux s’entendre ; tous deux avaient à un degré égal le sens de la poésie musicale, tous deux professaient le même respect pour les grands génies de la musique, aucun d’eux n’a jamais sacrifié à l’engouement du public, à la mode du jour, tous deux brûlaient d’une même admiration pour le grand poëte anglais qu’ils devaient traduire en musique avec un égal bonheur, inspirés, l’un par les délicieuses rêveries du Songe d’une nuit d’été, l’autre par la passion ardente de Roméo et Juliette. Tous deux enfin ont jugé plus que sévèrement le maître vénéré de la musique religieuse, Palestrina.
Leur liaison à Rome était presque intime : « C’était, dit Berlioz en parlant de son ami, un vrai porc-épic ; dès que l’on parlait musique, on ne savait par quel bout le prendre pour ne pas se blesser. » Néanmoins il lui reconnaît un excellent caractère, une humeur douce et charmante. Ils passaient ensemble des heures entières, chantant les beaux airs de Gluck ou discutant philosophie et religion. Tantôt Berlioz disait quelques-unes des « chansonnettes » qu’il avait composées sur les poésies de Th. Moore ; tantôt Mendelssohn exécutait sa belle ouverture de la Grotte de Fingal, « ce fin et délicat tissu musical », suivant l’expression de Berlioz. Malgré cette intimité, Mendelssohn partit un jour sans dire adieu à son camarade. Berlioz l’avait-il blessé par ses discussions religieuses, ou lui-même avait-il froissé Berlioz en qualifiant de « bien misérable » l’allegro de sa cantate de Sardanapale ? Quelle que soit la cause de cette rupture subite, il est permis de croire que, malgré leur réconciliation ultérieure à Leipsig, il y avait plutôt entre eux une sorte d’habitude qu’une véritable amitié.
Fatigué de son séjour forcé à Rome, Berlioz, aussitôt qu’il le put, se mit à parcourir la Péninsule avec la joie d’un écolier en vacances. Il court à Naples, à Florence, à Gênes, où il entend l’Agnese de Paër, à Milan, où il va voir l’Elisire d’amore « pour l’acquit de sa conscience » ; mais « il fallait bien toujours revenir dans cette éternelle ville de Rome, » et ce fut enfm avec un plaisir extrême qu’il obtint d’Horace Vernet la faveur d’abréger son temps d’exil.
Il repassa précipitamment les monts, rapportant de son séjour à Rome ses ouvertures de Rob-Roy et du Roi Lear, la Captive, Tristia, la scène aux champs de la Symphonie fantastique, mais gardant le plus triste souvenir de cette Italie, où l’art musical était tombé si bas, où partout, une seule ville exceptée, on ignorait jusqu’au nom du maître de Salzbourg. « Quoiqu’on n’y exécute jamais la musique de Mozart, écrit-il dans ses Mémoires, il est pourtant juste de dire que, dans Rome, bon nombre de personnes [n’]ont [pas] entendu parler de lui autrement que comme d’un jeune homme de grande espérance. Les dilettanti érudits savent même qu’il est mort, et que, sans approcher toutefois de Donizetti, il a écrit quelques partitions remarquables. »
A peine de retour à Paris, en 1832, il s’empressa d’organiser un concert pour faire entendre la Symphonie fantastique et Lélio, les deux épisodes de la Vie d’un artiste, cette conception bizarre dont le programme seul est un tableau complet de toutes les hallucinations qui troublaient le cerveau de notre musicien. Œuvre originale s’il en fut jamais, tant par l’idée que par la forme, cette double symphonie fut très-remarquée, et procura à Berlioz l’ineffable jouissance qu’il avait si ardemment poursuivie trois années plus tôt. Cet éclat subit, rayonnant autour d’un nom nouveau, attira l’attention de miss Smithson, alors directrice presque ruinée d’un théâtre anglais. Violemment émue par les accents de cette œuvre qu’elle avait naguère inspirée, la belle Henriette accorda sa main au jeune compositeur. Le mariage fut célébré quelque temps après, malgré la vive opposition de la famille de Berlioz, qui semblait prévoir combien serait malheureuse cette union contractée dans un moment de fièvre artistique. Dès les premiers jours, en effet, la fortune se montrait rebelle aux vœux des deux romanesques époux.
C’est au milieu d’embarras d’argent perpétuels que Berlioz compose pour Paganini, dont il semblait prévoir les futurs bienfaits, la symphonie d’Harold en Italie, où la partie d’alto principal prétend représenter un esprit rêveur perdu dans ses méditations au milieu des solitudes des Abruzzes ; elle fut exécutée le 23 novembre 1834, avec quelque succès. Désormais, l’artiste était reconnu et acclamé, au moins par un petit nombre de sérieux connaisseurs. Deux ans après, le ministre de l’intérieur, M. de Gasparin, lui commandait un Requiem pour les victimes de la révolution de 1830. Mais la destination de cette œuvre fut changée ; elle fut exécutée le 5 décembre 1837, dans le service célébré aux Invalides pour les soldats français et le général Danrémont, morts pendant le siège de Constantine.
La fortune semblait sourire enfin aux efforts obstinés de notre jeune compositeur, lorsqu’une chute éclatante, celle de Benvenuto Cellini (3 septembre 1838), vint renverser toutes ses espérances. Sous ce coup terrible, Berlioz semble chanceler un moment ; mais bientôt il se ranime, et, s’acharnant à la lutte, donne coup sur coup deux concerts au Conservatoire. Le premier couvrit à peine les frais ; mais le second, qui eut lieu le 16 décembre 1838, eut un résultat mémorable. La Symphonie fantastique venait de finir, quand un homme se précipite sur l’estrade et baise les mains de l’auteur stupéfait. Le lendemain, Berlioz recevait une lettre où, comme témoignage d’admiration, on le priait d’accepter une somme de 20,000 fr. ; cette lettre, d’une bienfaisance si discrète, était signée de Nicolo Paganini, l’enthousiaste auditeur de la veille. Cette somme, c’était la vie pour Berlioz, non pas seulement la vie physique, mais aussi la vie morale ; désormais au-dessus du besoin, il pouvait être musicien et artiste sans souci du lendemain, sans crainte de la faim : c’était la liberté artistique.
De ce moment, ses créations se succèdent presque sans relâche : c’est d’abord sa symphonie avec chœurs et soli, Roméo et Juliette, à laquelle il travailla sept mois avec une ardeur inouïe et qu’il dédia par reconnaissance à Paganini. Puis vinrent son ouverture du Carnaval romain, une page pleine de bruit et de lumière ; celle du Corsaire, sa Symphonie funèbre et triomphale pour orchestre, musique militaire et chœurs, exécutée à l’inauguration de la colonne de Juillet, en 1840, et qui arracha à Habeneck cette flatteuse exclamation « Ce b….. de Berlioz a de grandes idées ; » ses nombreuses mélodies, ses compositions chorales, dont les plus remarquables sont le 5 mai, le Chant des Bretons, Zaïde, la Mort d’Ophélie, Tristia, Chanson à boire, la Captive, les Champs, Sara la Baigneuse, etc. Après ces premières années de souffrances et d’épreuves, de victoires et de défaites également éclatantes, la vie de Berlioz s’écoula non pas calme, mais uniforme en quelque sorte dans l’agitation.
Un jour vint pourtant où, fatigué de lutter à Paris, d’organiser au prix de peines infinies des concerts qui ne lui rapportaient que des succès contestés et des plaisanteries amères, il résolut de demander à l’étranger cette gloire que lui refusait la France. Du moment où il entreprit l’invasion artistique de l’Europe, son existence ne fut qu’un long voyage. Il visita, à diverses reprises, la Hongrie, la Bohême, la Prusse, la Russie, l’Autriche, cédant encore, de temps à autre, au besoin irrésistible de revoir la terre natale, puis regagnant sa véritable patrie artistique, l’Allemagne.
Le voici à Stuttgard, en pleine Forêt-Noire, à Mannheim, à Weimar, offrant à nos voisins d’outre-Rhin la Symphonie fantastique, le Roi Lear, la marche d’Harold. Un instant il hésite : ira-t-il ou non à Leipsig ? Il va y rencontrer un puissant rival : là, Mendelssohn exerce « une véritable dictature ». Pourtant, sur les instances d’un ami commun, il écrit au maître allemand, qui l’engage vivement à venir en affirmant qu’il a gardé « le meilleur souvenir de leur amitié romaine ». Au reçu de ces lignes affectueuses, Berlioz se décide, et bien lui en prend, car son ancien compagnon de promenades l’accueille à bras ouverts et se dévoue à l’exécution de ses œuvres qui, à Leipsig comme à Paris, soulèvent d’ardentes discussions. Pareil dévouement l’attendait à Dresde, où M. Richard Wagner, alors maître de chapelle, le reçoit comme un frère, le traite comme un maître.
De là, il court à Hambourg, à Berlin, où il assiste à une représentation des Huguenots, dirigée par Meyerbeer en personne, à Breslau, à Prague, à Vienne, où l’ouverture du Carnaval romain devient rapidement populaire. Ici, c’est Roméo et Juliette, là le Requiem, ailleurs la cantate du 5 mai, chantée par la basse Reichel, partout la Fantastique et Harold en Italie, qui sont accueillis avec transports. Mais le voici à Pesth, où la Marche de Rakoczy fait palpiter tous les cœurs. Le 27 février 1847, il arrive enfin à Saint-Pétersbourg où son premier concert fait événement ; il court à Moscou diriger l’exécution de la Symphonie triomphale, et partout il trouve de zélés admirateurs, jaloux de lui faire oublier l’indifférence et les railleries de ses compatriotes.
Et pourtant l’amour de la lutte était tel chez cette nature ardente, qu’on le voyait souvent reparaître à Paris, toujours ceint pour le combat, toujours aspirant aux tentatives hasardeuses. Il essaya d’organiser en France ces festivals gigantesques qui lui avaient valu tant de succès dans le reste de l’Europe, et parvint à donner quatre concerts monstres au cirque des Champs-Elysées. Sans se décourager du fâcheux résultat de cette entreprise, il tenta d’initier à ses œuvres la province et donna à Lyon, à Marseille, à Lille, des concerts dont la réussite fut due moitié à la curiosité, moitié à la surprise. C’est aussi pendant ces séjours irréguliers à Paris qu’il travaillait à ses œuvres dernières.
Le 6 décembre 1846, il avait donné à l’Opéra-Comique sa légende dramatique de la Damnation de Faust, conçue sous l’influence des idées de l’école allemande ; en 1854, il fait entendre à la salle Herz sa trilogie sacrée de l’Enfance du Christ, œuvre de foi et de croyance, inspirée par le souvenir pieusement gardé de son maître Lesueur ; le 30 avril 1855, les voûtes de Saint-Eustache résonnent des bruyants éclats de son grand Te Deum pour trois orchestres, chœur et orgue [trois chœurs, orchestre et orgue] ; vers la même époque [en 1843] il publie son Traité d’instrumentation et d’orchestration modernes, un ouvrage longuement médité, où ses théories et ses préférences musicales, appuyées de nombreux exemples, sont exposées et défendues avec autant de chaleur que de clarté.
Plus récemment, enfin, Bade avait, le 9 août 1862, la primeur de son joli opéra-comique, Béatrice et Bénédict, où se trouvent l’air admirable de Béatrice, et le délicieux nocturne à deux voix, d’une couleur mystérieuse et d’une harmonie si caressante, qui, exécuté l’année suivante à Paris, au Conservatoire, valut un triomphe sans pareil à mesdames Viardot et Vandenheuvel-Duprez. Il revient à Paris mettre la dernière main à son œuvre bien-aimée..., et, le 4 novembre 1863, la dernière production du génie de Berlioz, les Troyens, tombe sous les blâmes de la critique et sous les quolibets d’une foule hostile !
Au milieu de ces alternatives de victoires et de défaites, un honneur considérable avait été accordé à Berlioz, honneur qui, pour un instant, avait pu adoucir les nombreuses blessures de son amour-propre. L’ardent réformateur de 1830, en posant à plusieurs reprises sa candidature à l’Institut, semblait faire acte de contrition de ses nombreuses incartades ; le 21 juin 1856, après quatre tours de scrutin, il fut élu à la place d’Adolphe Adam. Jamais, toutefois, il ne mit un frein à sa verve moqueuse ; ses attaques furent peut-être moins éclatantes, elles ne furent pas moins vives, et toute occasion lui était bonne pour railler « ses chers confrères de l’Institut ».
Le plus souvent, c’étaient de simples mots, de piquantes anecdotes, quelquefois de fines plaisanteries à demi voilées sous les compliments les plus flatteurs. En 1861, il leur adressait d’Allemagne une lettre fantaisiste, qu’il terminait ainsi : « Voilà, messieurs, ce que je fais à Bade. J’aurais encore d’autres détails à vous donner ; Dieu me garde néanmoins de poursuivre ; je vois d’ici la moitié de votre auditoire... qui dort. » L’assemblée n’aurait certes pas dormi à la lecture de cette lettre pétillante d’esprit et de malice, mais l’Institut jugea qu’une telle épître était trop en dehors des usages académiques et ne voulut pas arracher ses auditeurs à leurs douces habitudes : la lecture n’eut pas lieu et le sommeil du pubhc fut respecté.
« Si ces hommes, en remontant contre le courant, en luttant contre l’injustice de leurs contemporains, produisent de belles œuvres, que n’eussent-ils pas fait s’ils eussent été portés, au contraire, par ce même courant et soutenus par le souffle du succès ? » Berlioz aurait-il, comme le dit dans ces lignes un de ses amis, fait de plus grandes choses, si ses compatriotes avaient été plus justes à son égard ? Les rigueurs exagérées de la critique n’ont-elles pas, au contraire, surexcité son organisation, profité à son génie ? C’est là une question très-difficile à résoudre. Dans tous les cas, sa part est encore fort belle ; bien peu de compositeurs ont eu le bonheur de laisser après eux autant de grandes œuvres avec la certitude que la foule applaudirait un jour ce qu’elle avait raillé. Telle dut être la suprême consolation de Berlioz, telle est notre intime conviction, que nous allons tâcher de faire passer dans l’esprit du lecteur.
La plupart de ses ouvrages, chœurs, opéras, symphonies, messes, ouvertures, demanderaient une analyse détaillée et consciencieuse. L’ouverture du Roi Lear, par exemple, exprime avec une énergie prodigieuse la folie de ce vieillard, père et roi, détrôné et méconnu par ses filles infâmes ; mais, à travers ces sombres péripéties, une phrase douce et caressante vient par instants retracer l’image charmante de Cordélia. Dans l’ouverture du Carnaval romain nous voyons courir et se heurter les masques, nous entendons hurler la foule, la folie agite ses grelots à nos oreilles ; dans celles des Francs-Juges, de Waverley, du Corsaire, nous retrouvons la même puissance d’harmonie et de couleur. On en peut dire autant de la symphonie de Roméo et Juliette, ce drame musical qui est presque à la hauteur du chef-d’œuvre de Shakespeare. Mais l’étude de ces belles pages nous entraînerait trop loin. Nous nous bornerons donc à l’analyse de trois ouvrages d’importance capitale : la légende de la Damnation de Faust, l’oratorio de l’Enfance du Christ et l’opéra des Troyens.
C’est le 6 décembre 1846 que fut exécutée, à l’Opéra-Comique, la Damnation de Faust, cette belle et vivante interprétation du drame de Goethe. La toile se lève sur les plaines de Hongrie, qu’éclairent les premiers rayons du soleil. Là, au milieu d’une verdoyante campagne, Faust se repose et goûte la douce jouissance de vivre loin « de la lutte humaine et des multitudes ». Mais voici des paysans, des bergers, tous chantant et dansant ; c’est la fête des campagnes, c’est la paix ! Puis, des troupes passent, la marche hongroise de Rakoczy éclate fière et superbe, c’est la guerre ! Et seul, Faust reste insensible au charme du repos comme à l’enivrement de la gloire.
Dans la seconde partie, toute la scène de la cave d’Auerbach est traitée de main de maître ; le chœur des buveurs est d’un rhythme joyeux qui peint le choc des verres, la chanson de Brander a bien la lourdeur abrutie de l’ivrogne, de l’homme assez pris de vin pour proposer à ses compagnons d’improviser une fugue en choral, un morceau de grotesque allure, amère plaisanterie de l’artiste, tout aise de lancer un bon coup de griffe aux partisans obstinés de la fugue classique. Après l’air de la Puce, que Méphistophélès chante au nez de ces ivrognes ébahis, nous trouvons une des pages les plus attrayantes de l’œuvre entière. Sur un signe du maître, gnomes et sylphes viennent charmer le sommeil de Faust par un bercement continuel, tandis que la voix mielleuse du démon caresse l’oreille du rêveur et l’emporte au pays des songes. Faust alors, l’esprit troublé, en proie à une hallucination étrange, aperçoit la douce image de Marguerite ; puis, se mêlant à la foule, le docteur et le mauvais esprit se glissent vers la demeure de la chaste enfant, tandis que soldats et étudiants restent joyeusement attablés sur la place : cette fin d’acte tout entière est une des plus belles pages de la musique contemporaine.
La chanson du roi de Thulé, au début de la troisième partie, offre bien, avec ses contre-temps bizarres, le caractère d’une vieille ballade ; elle est suivie du menuet des Follets, une page au moins aussi charmante que la valse des Sylphes. Les deux amants vont céder aux entraînements de l’amour quand éclate la voix mordante du démon, au milieu des rires des lutins et des follets ; mais qu’importe aux amoureux, dont le cœur déborde de passion, ce ricanement de mauvais augure ? Ils unissent leur voix dans un grand duo d’amour : trouble pudique, aveux cachés, tout y est rendu avec une vérité d’expression inouïe ; éperdus, ils succombent aux doux enivrements de la passion, leurs voix s’éteignent, l’orchestre seul murmure de suaves cantilènes... Tout à coup, le démon surgit : « vite, il faut partir ! les voisins accourent ! la fille est perdue ! » et tous ces sentiments si divers, l’amour vainqueur, la honte craintive, le sarcasme diabolique, se confondent avec les cris des voisins dans un trio final du sentiment dramatique le plus puissant.
La dernière partie est digne des précédentes. La plainte anxieuse de Marguerite est traduite par la musique d’une façon saisissante ; mais la nuit approche, c’est un beau soir d’été : comme à leur premier baiser d’amour, la même chanson résonne au loin. « Il ne vient pas ! » s’écrie-t-elle, et elle tombe accablée de douleur et de désespoir. Dans la scène du Brocken, Berlioz a trouvé occasion d’employer les couleurs les plus fantastiques ; les tons hurlent, les dissonnances grimacent, les deux cavaliers excitent leurs montures diaboliques. « Hop, Vortex ! hop, Giaour ! » c’est la course à l’abîme. Ils arrivent, mais Marguerite est morte. Les esprits célestes entonnent leur cantique d’actions de grâces, elle est sauvée !
Tel est ce bel ouvrage que le public parisien trouva bizarre, plein d’étrangetés et de rudesses : vaines critiques dont le temps a fait justice. Toutefois il est surprenant que, dans cette traduction musicale du drame de Goethe, Berlioz ait omis ou négligé les deux scènes si éminemment dramatiques de l’église et de la prison ; oubli ou dédain, il y a là dans son œuvre une lacune regrettable et qui ne peut guère s’expliquer. Cette légende, d’une inspiration si puissante, n’a eu à Paris qu’une seule exécution complète ; deux fois seulement, le 15 avril 1849 et le 7 avril 1861, le Conservatoire a osé en inscrire quelques fragments sur son programme : l’air de Méphistophélès avec chœur de gnomes, la valse des sylphes et le double chœur de soldats et d’étudiants ; deux fois, le croira-t-on ? le public a confirmé son premier jugement après avoir dédaigneusement écouté ces douces cantilènes.
L’année dernière enfin, aux concerts de l’Opéra, M. H. Litolff, apôtre ardent et convaincu de la belle musique, exécutait le menuet des follets, la valse des sylphes, la marche hongroise, et le public subjugué faisait répéter avec enthousiasme les deux airs de danse ; la presse même, qui n’avait encore trouvé dans cette musique qu’ennui et lassitude, y découvrait ce qu’elle n’avait pas voulu y voir, des trésors de charme et de mélodie. L’Allemagne avait été plus clairvoyante : elle avait applaudi dès son apparition cette œuvre que nous mettions plus de vingt ans à comprendre : la Damnation de Faust, méconnue à Paris, avait été accueillie à l’étranger, et surtout à Vienne, par des bravos frénétiques ; le 6 décembre 1866, Berlioz, déjà bien affaibli, dirigeait lui-même l’exécution de son chef-d’œuvre dans la capitale de l’Autriche, au milieu des bravos, des rappels et des fleurs.
Chez Berlioz, avons-nous dit, la force n’excluait pas la souplesse : nous en aurons la preuve en passant des chaudes inspirations de la Damnation de Faust à la douce sérénité de l’Enfance du Christ. Ici, plus de cris, plus de fantastique, plus de peinture des phénomènes extérieurs ; la religion, la croyance simple et naïve des premiers âges : là-bas, c’était le doute, la passion, l’ironie ; ici, c’est l’amour maternel, la religion, la foi. Le récit de ténor qui ouvre la trilogie, la marche de la patrouille en style fugué offrent de charmantes images ; mais ce qui est tout à fait délicieux, c’est le morceau d’orchestre peignant les évolutions cabalistiques, véritable tourbillon qui vous entraîne par son impétueux élan et par son rhythme étrange.
La consultation des devins donne prétexte, pour un instant, aux harmonies furieuses ; c’est rendre à merveille l’effroi impuissant du despote, les prédictions à demi voilées des Sages, que d’employer ici toutes les ressources de l’orchestre. Peu après le chœur du Massacre des Innocents, après cet éclat de rage sanguinaire, le calme renaît, et, contraste plein de charme, nous voici dans l’étable de Bethléem, où l’enfant Jésus joue avec les agneaux, sous le regard tendrement jaloux de Joseph et de Marie, qui expriment leur chaste amour et les délices d’un bonheur si tranquille. Des voix angéliques se font entendre : « Partez, fuyez en Egypte ! » et les pieux époux répondent aux chants des séraphins qui se perdent dans l’éloignement des cieux.
La seconde partie, la Fuite en Egypte, est un petit chef-d’œuvre de grâce et d’expression contenue. C’est le seul fragment important des œuvres de Berlioz que l’on puisse entendre à Paris de temps à autre ; deux fois, en 1864 et 1866, le Conservatoire l’a offert à ses abonnés et, l’année dernière, M. Pasdeloup le produisait à son concert spirituel. Ce n’est certes pas la page la plus grandiose du maître, mais c’est une des plus touchantes. Le public, victime autrefois d’une mystification bien connue, ne pourrait, sans se déjuger, refuser aujourd’hui à Berlioz les applaudissements qu’il accordait jadis avec largesse à Pierre Ducré, le maître de chapelle imaginaire ; grâce à cet adroit subterfuge, l’auteur a pu imposer de prime abord son œuvre à la foule rebelle : comment donc la rejeter et la dédaigner, maintenant qu’il l’a hautement reconnue pour sienne ? Cette seconde partie ne renferme que trois morceaux, mais tous trois d’un charme infini : une jolie introduction pastorale, le chœur des bergers faisant leurs adieux à la sainte famille, et enfin une scène délicieuse entre toutes, le repos de la famille fugitive dans le désert.
La troisième partie, l’Arrivée à Saïs, débute par un beau récit de ténor bâti sur le thème du prélude champêtre. Joseph et Marie arrivent ; ils implorent un asile, leur chant est plein d’angoisse ; à chaque réponse des farouches habitants, on sent le désespoir gagner ces deux êtres, qui ne sont qu’amour et dévouement ; leur parole est entrecoupée, la voix leur manque, Marie s’affaisse accablée par la fatigue, enfin ils unissent leurs voix dans un suprême effort et frappent à la dernière, à la plus humble porte du bourg. « Entrez, pauvres Hébreux », leur répond le maître du logis, et, tout aussitôt, la famille entière s’empresse autour des voyageurs avec une ardeur et un zèle qu’exprime fort bien une petite fugue alerte et sautillante ; puis, après de beaux récits du père de famille, s’enquérant du nom et du métier de ses hôtes, les jeunes Ismaélites exécutent un charmant trio en unissant « les flûtes à la harpe thébaine ». La sainte famille a trouvé un asile, Jésus est sauvé, le récitant laisse tomber ces dernières paroles qui sont bien de Berlioz :
C’est ainsi que, par un infidèle,
Fut sauvé le Sauveur.
et le chœur final éclate, chant d’actions de grâces, dans lequel le musicien s’est élevé à la hauteur de la poésie biblique : c’est la digne conclusion de cette belle trilogie.
Voilà déjà plus de seize ans qu’elle n’a été exécutée dans son intégrité ; en présence du succès persistant de la seconde partie, on se demande comment le Conservatoire n’a pas encore pensé à nous donner la trilogie tout entière. Nous restituer cette œuvre si remarquable serait à la fois la réparation d’une injustice et un éclatant hommage rendu à la mémoire du maître. Est-ce trop demander à la Société des concerts que de lui conseiller cette importante reprise, si intéressante pour le public, si honorable pour elle-même (2) ?
Il y a sept ans à peine, le 4 novembre 1863, le Théâtre-Lyrique annonçait la première représentation des Troyens, l’œuvre de prédilection de Berlioz, attendue depuis nombre d’années par le monde musical et que, pendant longtemps, l’auteur avait espéré voir jouer à l’Académie de musique. C’était le théâtre de M. Carvalho qui offrait l’hospitalité à ces Troyens, presque aussi fameux que l’Africaine par tous les obstacles qu’ils eurent à surmonter avant de voir le feu de la rampe. Ils furent joués enfin et obtinrent une quinzaine de représentations, mais peu importe : Alceste et Iphigénie en Tauride, aux dernières reprises de l’Opéra et du Théâtre-Lyrique, n’ont pas pu dépasser ce chiffre presque ridicule. Berlioz, l’artiste passionné et ardent au combat, n’aurait pas dû faiblir devant ce terrible échec ; il devait au contraire se redresser plus fort et puiser dans le souvenir de ses maîtres, dans ses convictions artistiques, la force de résister au coup qui le frappait : il céda, il fut perdu.
Cette représentation malheureuse des Troyens n’a rien prouvé que les goûts futiles du public, qui ne cherche partout que la distraction, sans se soucier aucunement de la grandeur, de la passion et de la noblesse des idées. Après comme avant cette funeste soirée, les Troyens restent ce qu’ils étaient, l’œuvre inspirée et puissante d’un grand musicien. Et encore n’est-ce que la moitié de son ouvrage mutilé que l’artiste, impuissant contre les exigences de temps et de mise en scène, dut se résigner à offrir à la foule impatiente de rire. La Prise de Troie et les Troyens à Carthage forment les deux parties de ce double drame lyrique, les Troyens, que Berlioz avait conçu tout d’une pièce et qu’il a dédié à son modèle de grâce et de douce passion, à celui qui lui inspira cette poétique peinture des amours de Didon et d’Enée, à Virgile : Divo Virgilio.
Le drame s’ouvre par un sombre lamento instrumental et par le beau récit du rapsode déclamant sur quelques accords de harpe la ruine d’Ilion ; la marche troyenne éclate au milieu de ces souvenirs de deuil, inspiration pompeuse et charmante tour à tour, où l’allure du chant de triomphe forme un curieux contraste avec le cantique joyeux des femmes et des jeunes filles. Au lever du rideau, Carthage est en fête : depuis sept ans déjà, les Tyriens ont abordé la rive africaine ; ils célèbrent aujourd’hui cet heureux anniversaire. Didon paraît, remercie ses chers Tyriens et leur demande de l’aider à soutenir la guerre contre le farouche Iarbas, roi des Numides.
Un cri d’enthousiasme répond à cet appel, et, préparée à la guerre, la nouvelle cité célèbre les bienfaits de la paix : sur des motifs différents d’allure et de caractère, matelots, constructeurs, laboureurs, tous viennent recevoir des mains de la reine la récompense de leurs travaux, puis éclate sur la reprise du chant national le cri mille fois répété : « Gloire à Didon ! » La foule se disperse ; restée seule avec sa sœur Anna, Didon se laisse aller à une tristesse insurmontable. Le duo est charmant ; la douce ironie d’Anna, répondant aux inquiétudes croissantes de la reine par ce seul mot : « Vous aimerez, ma sœur », la crainte de Didon, mêlée d’un vague espoir, forment un délicieux ensemble, traduction fidèle des vers du poëte :
His dictis incensum animum inflammavit amore
Spemque dedit dubiæ menti, solvitque pudorem.
Mais une flotte paraît au loin, battue par la mer en furie, elle demande un refuge, et Didon répond à ces prières par des accents superbes qui rendent à merveille sa pitié noble et généreuse. Les naufragés entrent sur une brillante reprise de la marche troyenne. Tout à coup une funeste nouvelle arrive : les Numides ont repris les armes, ils vont écraser les Tyriens surpris à l’improviste, lorsque Enée, jetant son déguisement de matelot, entraîne au combat les deux peuples réunis pour la défense de leur patrie et de leur asile.
Le deuxième acte, qui fut supprimé dès la seconde représentation, n’était qu’un morceau d’orchestre avec pantomimes sur la scène. N’ayant pas assisté à la première soirée, nous n’avons aucune idée de l’effet qu’elle pouvait produire ; mais, à en croire l’avis de juges éclairés, il y aurait lieu, paraît-il, de regretter vivement que la symphonie ait été entraînée dans la débâcle de la pantomime. D’Ortigue disait avec beaucoup de raison : « Cette symphonie, jouée pendant l’entracte, le rideau baissé, serait écoutée avec un vif plaisir par ceux qui se souviennent d’Harold, de la Reine Mab, du Carnaval romain. Quant aux autres, ils en seraient quittes pour se promener dix minutes de plus dans le foyer. » Berlioz hésita devant cette résolution énergique ; il céda et sacrifia la symphonie, croyant assurer la fortune de l’ouvrage : ce fut une concession malheureuse et, comme toujours, inutile (3).
Le troisième acte est le point culminant de l’opéra ; il arracha au public autant de bravos et de chaudes acclamations que les autres scènes avaient soulevé de tempêtes et de rires. Les airs de ballet, surtout la danse nubienne en mi mineur sans aucun dièse, sont empreints d’une vive originalité qui avait tout d’abord obtenu les suffrages de la salle ; puis commence ce magnifique crescendo qui, débutant par le quintette, va finir au duo d’amour en passant par le fameux septuor, cette page d’une douceur et d’une sérénité infinies. Rien ne peut calmer les transports de Didon, ni les danses, ni l’hymne délicieux du poëte lopas à Cérès, la blonde déesse ; c’est la voix si chère d’Énée que la reine veut entendre, et, d’un accent plein d’amour :
Énée, ah ! daignez achever
Le récit commencé de votre long voyage
Et des malheurs de Troie. Apprenez-moi le sort
De la belle Andromaque...
C’est le début du quintette : le charme des accents d’Énée, l’exemple d’Andromaque osant épouser le meurtrier de son beau-père, calment peu à peu les remords de la reine. Énée lui redit à l’oreille de brûlantes paroles d’amour ; Ascagne, assis aux pieds de la princesse, lui fait glisser du doigt « l’anneau de son illustre époux », tandis que le sage Narbal, le poëte Iopas et la douce Anna sourient discrètement à cette illustre union de deux amants, à cette heureuse alliance de deux peuples.
La nuit est venue, et tous, respirant les soupirs de la brise caressante, entonnent un hymne à la nuit, merveille de musique vaporeuse et aérienne. Les voix s’éteignent peu à peu, tous les bruits de la terre s’apaisent ; Énée et Didon restent seuls dans le silencieux mystère et entament le dialogue si doux de l’amour. Quelle ardente passion dans cette invocation des deux amants : O nuit d’ivresse et d’extase infinie ! quelles caresses dans les répliques brûlantes que Berlioz a empruntées à Shakespeare dans son admirable scène d’amour du Marchand de Venise ! Ce n’est plus Énée qui parle, c’est Lorenzo ; ce n’est plus la reine Didon, c’est Jessica la Juive.
Par une telle nuit, le front ceint de cytise,
Votre mère Vénus suivit le bel Anchise
Aux bosquets de l’Ida,
dit-elle ; et Énée de s’écrier :
Par une telle nuit, fou d’amour et de joie,
Troïlus vint attendre aux pieds des murs de Troie
La belle Cressida.
Peu à peu, ils cèdent au charme de cette « nuit d’ivresse », ils disent de nouveau leur hymne à la blonde Phoebé, à la nuit étoilée, et l’enivrante causerie d’amour recommence par cette exclamation d’Énée :
Par une telle nuit, la pudique Diane
Laissa tomber son voile diaphane
Aux yeux d’Endymion.
Mais Didon tremble encore de voir échapper ce cœur tendrement aimé ; elle veut de franches paroles d’amour, elle les provoque même, et adresse au héros ce reproche plein de promesses :
Par une telle nuit, le fils de Cythérée
Accueillit froidement la tendresse enivrée
De la reine Didon.
Énée laisse tomber alors cet aveu si fiévreusement attendu :
Et dans la même nuit, hélas ! l’injuste reine
Accusant son amant, obtint de lui, sans peine,
Le plus tendre pardon.
Puis tous deux, unis dans la félicité suprême, reprennent avec enthousiasme leur belle invocation à la nuit, et, succombant à tant de bonheur, laissent expirer sur leurs lèvres les derniers murmures de cette inspiration divine. — La chanson du matelot Hylas, au quatrième acte, est la plainte touchante d’un enfant arraché au sol de la patrie, et la longue scène d’Enée, où se détache le bel air : Ah ! quand viendra l’instant des suprêmes adieux..., ainsi que la terrible apparition des spectres, est une inspiration directe du génie de Gluck : c’est beau et terrible. Mais il faut partir, il faut obéir aux ordres venus de l’Enfer : « Pas un jour !… pas une heure !... » et, tout à coup, la flotte lève l’ancre aux cris de : « Italie ! Italie ! »
Le dernier acte, que le public a complètement dédaigné, est à la hauteur du précédent. Le finale est sombre, lugubre, et l’air : Adieu, fière cité ! est le vrai chant de mort de la malheureuse Didon, reine infortunée, amante plus misérable encore, qui se tue aux yeux de son peuple entier pour échapper à la double torture des regrets et des remords. Ainsi finit ce drame superbe, cette traduction inspirée du poëme de Virgile ; la défaveur d’un soir a pu le frapper, mais il vit, éclatante protestation d’un grand artiste contre la mode musicale du jour, contre les maigres opéras-comiques ou les grands opéras de contrebande, remarquable expression de ce genre aujourd’hui méconnu, la tragédie lyrique.
Nous voici arrivés au terme de cette triple analyse ; nous avons essayé de faire partager à autrui nos douces jouissances et d’initier le lecteur aux beautés que renferment ces œuvres si sérieuses. Ces trois ouvrages ont pu donner une idée du grand et noble talent de Bedioz ; tous les autres, que nous ne pouvons analyser faute d’espace, portent la même empreinte, la marque d’une puissante individualité. Ce qui distingue Berlioz de beaucoup de compositeurs, c’est que ses créations sont sa chair et son sang, il ne se contente pas d’accumuler des chants gracieux, des motifs larges ou badins pour le plaisir de l’oreille : il agit, il pense, il vit dans ses œuvres. Chaque page de sa musique est faite à son image. Rien qu’à l’entendre par fragments, par lambeaux, on le sent vivre et palpiter sous ces accords inspirés, on le voit passer derrière ces harmonies étranges, et l’on applaudit alors à cette parole si vraie de Schumann : « Il brille comme un éclair dans un jour d’orage et laisse après lui une grande odeur de soufre. »
Parler seulement de ses créations musicales, ce ne serait donner de Berlioz qu’une connaissance encore imparfaite. A côté du compositeur il y a le critique, et l’un n’est pas inférieur à l’autre. Le musicien est passionné, fougueux, poëte charmant et peintre vigoureux tour à tour ; de même du critique. Son style est hardi, coloré, incisif, trivial quelquefois, mais presque toujours énergique et pittoresque. Il cherche le mot propre : n’existe-t-il pas, il le forge. Ici sa phrase cingle comme une cravache, ailleurs la périphrase déploie ses gracieuses périodes ; la rudesse lui est aussi naturelle que le charme ; l’admiration et le mépris, le respect quasi religieux et la sainte colère lui arrachent des exclamations également sincères, également vigoureuses ; le mot porte et frappe droit au but.
C’est bien le même homme qui compose et qui écrit ; créateur ou critique, c’est un apôtre fanatique prêchant la croisade contre les infidèles. A grands coups d’étrivières, il chasse les marchands du temple, loin de cet autel où se dressent ses dieux : Beethoven, Weber, Gluck, Spontini. C’est lui qui les défend et les protège contre les injures de la populace. Il se ferait volontiers, à l’exemple de Robert Schumann, le chef d’une nouvelle association artistique des « Compagnons de David » pour courir sus aux Philistins et leur livrer une bataille sans merci, à eux et à tous ceux qui font trafic du plus pur des arts, qui flattent le mauvais goût de la multitude en lui offrant des œuvres infimes au lieu d’ouvrages de valeur, à ceux enfin qui accordent à de piètres auteurs des hommages que l’artiste convaincu réserve au seul génie.
Toute l’existence de Berlioz ne fut qu’une lutte acharnée, livrée au faux goût du public, aux succès de mauvais aloi, aux ouvrages de nulle valeur, aux vogues imméritées et indécentes. En 1828, il débute au Correspondant. Il écrit ensuite au Courrier de l’Europe, puis à la Gazette musicale, où il prend ardemment en main la cause si intéressante et si peu défendue des jeunes compositeurs, livrant combats sur combats, ardent à l’attaque, ferme à la riposte ; il arrive enfin aux Débats. Il y reste sur la brèche pendant plus de vingt années ; et jamais, durant cette longue période, il ne cesse de combattre avec acharnement pour la grande et belle musique.
Qu’on parcoure tous ses articles, ou plutôt qu’on relise tous les ouvrages où il les a condensés (4), et l’on verra quels principes fixes, quelles règles immuables ont dicté ses arrêts depuis les débuts de sa carrière, alors qu’il publiait dans le Correspondant ses études sur les symphonies de Beethoven, qui sont restées et resteront des modèles de haute et saine critique, jusqu’à ces derniers temps, alors que, fatigué de ces batailles sans fin, il laissait la plume à des lieutenants et ne la reprenait que quand il s’agissait de célébrer une grande victoire, la réapparition d’un ouvrage de Spontini ou de Gluck.
Qu’on lise ses excellentes études sur Fidelio, sur Orphée, sur Alceste, sur le Freyschütz, sur Obéron, sa belle biographie de Spontini, sa fine critique du Roméo de Bellini, où déborde à chaque ligne sa fervente admiration pour le chef-d’œuvre de Shakespeare, que seul il était capable de traduire en musique, lui qui, dans ses tournées vagabondes en Italie, avait déjà entendu, à Florence, le pastiche de Romani enjolivé par les accords de Bellini, et qui exprimait ainsi son amère désillusion : « Quel désappointement !!! Dans le libretto, il n’y a point de bal chez Capulet, point de Mercutio, point de nourrice babillarde, point d’ermite grave et calme, point de scène au balcon, point de sublime monologue pour Juliette recevant la fiole de l’ermite, point de duo dans la cellule entre Roméo banni et l’ermite désolé ; point de Shakespeare, rien ; un ouvrage manqué, mutilé, défiguré, arrangé. Et c’est un grand poëte pourtant, c’est Félix Romani, que les habitudes mesquines des théâtres lyriques d’Italie ont contraint à découper un pauvre libretto dans le chef-d’œuvre shakespearien. »
Qu’on lise toutes ces pages de judicieuse analyse, de critique convaincue, où éclatent la plus vive admiration et la plus sainte colère, et l’on aura une juste idée de la double supériorité de Berlioz. Nous venons de citer quelques modèles de haute critique, mais à côté de ces belles études, que d’esprit, que de verve, que de malice ! C’est surtout dans les Soirées de l’orchestre et dans les Grotesques de la musique que se trouvent des exemples sans nombre de cette heureuse exubérance. Qui n’a lu et relu la Révolution du Ténor, Jenny Lind en Amérique, les Mœurs musicales de la Chine, une Victime du tack, son De viris illustribus urbis Romæ, ses analyses du Phare et de Diletta, parodies grotesques du Fanal et de Giralda ? Il avait dédié l’un de ses volumes « A mes bons amis les artistes de l’orchestre de X***, ville civilisée », il offre l’autre « Aux chœurs de l’Opéra de Paris, ville barbare » ; rien qu’à lire ces titres on pressent l’ironie et le persiflage. Prenez une historiette, la Jettatura (dans les Grotesques) et lisez : n’est-ce pas merveille de raconter de la sorte une anecdote, de faire dix égratignurcs en dix lignes ? Et avec quelle joie il daube les virtuoses de concert, charlatans et prestidigitateurs en musique pour la plupart !
Comme il foudroie de sa brûlante parole « les athées de l’expression, ces aveugles niant la lumière qui prétendent sérieusement que toutes paroles vont également sur toute musique ! » Pour répondre à de « telles absurdités » il adapte les paroles de la Marseillaise sur l’air de la Grâce de Dieu, et celles d’Eléazar : Rachel, quand du Seigneur, sur le refrain populaire de Maître Corbeau. Les exemples grimacent, l’accouplement est monstrueux ; cela ne lui suffît pas encore. Il prend une hymne bien connue de Marcello, et, lui trouvant le caractère du « chant d’un marchand de bœufs revenant joyeux de la foire, plutôt que celui d’un religieux admirateur des merveilles du firmament », il substitue aux vers italiens une ronde de cabaret :
Ah ! quel plaisir de boire frais, I cieli immensi narrano De se farcir la panse ! Del grande iddio la gloria. Ah ! quel plaisir de boire frais, Assis sous un ombrage épais, Et de faire bombance !
Voilà comment Berlioz, sans respect du nom ni de la gloire, faisait le procès à tous ceux, petits et grands, qui n’avaient pas scrupuleusement observé cette règle capitale : la vérité dans l’expression dramatique. L’audace est grande, mais elle n’est que juste, et c’est un de ses meilleurs titres à notre estime que de ne s’être jamais laissé arrêter dans ses critiques par une réputation, si grande fut-elle et si universellement reconnue. Il faut même dire que souvent Berlioz se laissa trop aller à toute la fougue de la jeunesse : autant ses sympathies étaient sincères et profondes, autant ses antipathies étaient violentes et invincibles.
A deux ou trois reprises, il eut le tort de formuler sur certains ouvrages des jugements par trop sévères que la postérité pourrait bien ne jamais ratifier : est-il besoin de citer ses analyses de l’Enlèvement au sérail et de la Servante maîtresse, exagérations passagères d’un bouillant esprit qu’on doit oublier, en souvenir des pages éloquentes qu’il nous a laissées ? Ainsi, pendant plus de trente années, Berlioz ne cessa pas d’écrire, toujours sévère et sincère, sinon toujours juste, souvent agressif et ironique, jusqu’à l’heure où, lassé de ces vives escarmouches et avide de repos, il laissa tomber son arme redoutable, la plume. « Enfin, enfin, me voilà libre ! je n’ai plus de feuilletons à écrire, plus de platitudes à justifier, plus de gens médiocres à louer, plus d’indignation à contenir, plus de mensonges, plus de comédies, plus de lâches complaisances, je suis libre ! je puis ne pas mettre les pieds dans les théâtres lyriques, n’en plus parler, n’en plus entendre parler, et ne pas même rire de ce qu’on cuit dans ces gargottes musicales ! Gloria in excelsis Deo, et in terra pax hominibus bonæ voluntatis ! »
Lorsque l’on s’occupe de Berlioz, il est deux noms qui viennent aussitôt se présenter à l’esprit, l’un, celui d’un critique honnête homme, mais hargneux et vindicatif ; l’autre, celui d’un révolutionnaire musical, écrivain bilieux et passionné, mais compositeur de premier ordre : Scudo et Richard Wagner. Tous deux se sont trouvés tellement en désaccord avec Berlioz ; le critique italien lui a fait une guerre tellement acharnée, la rupture du novateur allemand avec son ancien ami de Dresde a été si éclatante, qu il est impossible de passer sous silence ces deux antagonistes du maître français.
Italien, ou du moins d’origine italienne, Scudo avait conservé de sa patrie l’esprit étroit et facile à la haine. Sous sa plume, une critique juste et sensée prenait une forme aigre et souvent blessante. Son plus vif plaisir était de harceler celui qui avait eu le malheur de lui déplaire. Possédant de sérieuses qualités, une grande franchise et une roideur sévère, il exagérait souvent ses avantages au point de les transformer en défauts. C’était avant tout un homme de parti pris, jugeant l’œuvre non sur le mérite réel, mais sur la signature. Il reste de lui des pages intéressantes, son étude sur Don Juan par exemple ; mais tout ce qui avait trait à la musique moderne est déjà tombé dans l’oubli et méritait d’y tomber. Ce n’étaient qu’erreurs presque volontaires, prédictions déjà démontrées fausses, critiques amères et imméritées.
De tous les musiciens contemporains, MM. F. David, Gounod, Verdi, Wagner, que Scudo poursuivait de ses incessantes critiques, Berlioz fut certainement celui contre lequel il déploya le plus d’acharnement et de fureur. Ce n’était plus pour lui une affaire d’art, c’était une cause personnelle. A le voir prendrc l’offensive à tout instant, on aurait dit que sa propre existence était en jeu. Son long chapitre « Du mouvement romantique dans l’art musical » n’est qu’une charge à fond contre les théories, les idées, la musique, la critique et le style du pauvre Berlioz. Rien ne lui échappe, tout est mauvais, détestable, horrible, écœurant.
Avec quelle jouissance raffinée il dissèque son audacieux feuilleton sur Zampa ; il le cite, le répète, le souligne ; c’est pour lui un vrai régal, et, pour finir, il lance ce double trait : « Cette page curieuse est due à la plume de M. Berlioz, dont les compositions musicales et la critique sont de même valeur. Et nunc erudimini. » Berlioz entre-t-il à l’Académie, il sonne le glas funèbre ; c’est la ruine de l’art, c’est la perte de l’Institut qui, « s’il n’est plus le gardien jaloux de certains principes nécessaires pour lesquels il a été créé, n’a plus de raison d’être. » Une seule fois, l’irascible Italien accorde un instant de répit à sa victime ; il veut bien « louer la manière intelligente dont M. Berlioz dirige un orchestre : il possède cette intuition du regard qui est la première qualité d’un chef d’orchestre pour se faire comprendre d’un grand nombre de musiciens, toujours disposés à la distraction. » C’est un éloge, et des mieux sentis.
Mais que Berlioz vienne à solliciter la place de chef d’orchestre de la Société du Conservatoire, vacante par la mort subite de Girard, Scudo reprend sa férule et déclare qu’en « produisant sa candidature, M. Berlioz a été bien mal conseillé par ses amis. » Puis il nous le montre « perché sur un bâton comme un vecchio papagallo et recevant depuis trente ans les salamalecs d’une demi-douzaine d’originaux ». Nous pourrions poursuivre, nous préférons nous arrêter, par égard pour un critique auquel nous devons quelques études sérieuses, et ne pas insister sur un compte-rendu presque outrageant de la Damnation de Faust, non plus que sur cette contradiction bizarre qui lui faisait tour à tour louer et blâmer la belle scène de Méphistophélès et des sylphes. Scudo a disparu le premier, il a pu ainsi ne pas assister à la réparation tardive, mais éclatante, qui va accueillir l’œuvre de Berlioz.
Entre Scudo et Berlioz, la guerre avait été déclarée de tout temps, guerre farouche, implacable, sans repos ni trêve. Entre Richard Wagner et notre musicien, au contraire, il y avait eu d’abord de bonnes relations et, sinon une vive amitié, du moins une mutuelle considération. Lorsque, dans sa tournée d’Allemagne, Berlioz était arrivé à Dresde, c’était grâce aux efforts dévoués de Charles Lipinski et de Richard Wagner qu’il avait pu organiser deux magnifiques festivals, et lui-même, dans ses lettres, fait le plus grand éloge de Wagner, tant comme littérateur que comme compositeur.
En 1859, celui-ci arrive à Paris, et, après diverses tentatives infructueuses pour faire représenter ses ouvrages sur l’un de nos théâtres, il se décide à organiser des concerts dans la salle des Italiens, à seule fin de faire entendre de nombreuses pages de ses œuvres inconnues et déjà contestées. C’est alors qu’éclate la discorde sans motif apparent, sans discussion préalable. Deux lettres, deux affirmations de principes qui sont de vraies déclarations de guerre, et ce fut tout. Peu de paroles, mais toutes brèves, sèches, ironiques ; des deux côtés la même roideur : la paix, on le vit bien, n’était qu’apparente, la guerre couvait depuis longtemps, et il n’avait fallu pour la faire éclater que le « Non credo » de Berlioz. « Au fond, cependant, s’écriait Scudo triomphant de cette rupture éclatante, M. Wagner et M. Berlioz sont de la même famille : deux frères ennemis, deux enfants terribles de la vieillesse de Beethoven, qui serait bien étonné s’il pouvait voir ces deux merles blancs sortis de sa dernière couvée ! »
Le 9 février 1860, Berlioz publiait dans les Débats un feuilleton sur les concerts de Wagner, et cet article n’était presque qu’éloges : l’ouverture du Vaisseau fantôme, la marche de Tannhauser sont des pages superbes ; l’ouverture de Tannhauser, il est vrai, lui cause une pénible fatigue, mais le prélude de Lohengrin est « suave, harmonieux autant que grand, fort et retentissant, c’est un chef-d’œuvre. » Mais il fallait finir l’article, et Berlioz, ennuyé de s’entendre reprocher sa prétendue alliance avec ce qu’on appelait dédaigneusement l’École de l’avenir, saisit avidement l’occasion de publier sa profession de foi. Son article, jusque-là plein de louanges, devient un manifeste énergique, qui se termine par cette conclusion foudroyante :
« Si telle est cette religion, très-nouvelle en effet, je suis fort loin de la professer ; je n’en ai jamais été, je n’en suis pas, je n’en serai jamais.
» Je lève la main et je le jure : Non credo.
» Je le crois, au contraire, fermement : le beau n’est pas horrible, l’horrible n’est pas beau. La musique, sans doute, n’a pas pour objet exclusif d’être agréable à l’oreille ; mais elle a mille fois moins encore pour objet de lui être désagréable, de la torturer, de l’assassiner. »
La réponse ne se fit pas attendre. Le 22 février, les Débats inséraient une lettre adressée par Wagner à « son cher Berlioz » et dont le style est aussi incisif que celui du maître français. A lire les paroles si aigres des deux parties, on voit clairement que la réplique, pas plus que l’attaque, n’avait pour but d’entamer une lutte courtoise et sérieuse : ce n’était pas une discussion que voulaient les deux rivaux, c’était une rupture pure et simple, mais définitive.
L’un et l’autre avaient assez de ce semblant d’amitié : séparés de plus en plus par des différences de tempérament qui entraînaient Wagner dans des vues philosophiques et Berlioz vers la reproduction des divers phénomènes de la vie extérieure ; l’un ennuyé des exagérations ambitieuses de l’auteur de Roméo, l’autre fatigué des idées surhumaines et des thèses violentes du chantre de Tristan ; chacun peut-être sentant germer en soi un peu de jalousie ; tous deux heureux de n’avoir plus à feindre avec un puissant rival, ils laissèrent tomber le masque le même jour, à la même heure. L’oubli fit le reste et, entre ces deux grands artistes, désormais étrangers l’un à l’autre, il ne resta plus rien, pas même le souvenir de leurs relations premières.
Berlioz, avons-nous dit, se peignait dans ses œuvres et vivait dans ses créations musicales : c’était dire que l’homme possédait des qualités de premier ordre, mais des qualités qu’il fallait chercher, découvrir et mettre en pleine lumière. Il ne s’imposait de prime abord ni par le charme ni par la bienveillance, on devait conquérir peu à peu son amitié et son estime, forcer en quelque sorte son esprit et son cœur. D’un visage froid, presque dur, avec un air d’ironie superbe et cette mélancolie à la Werther, seuls vestiges qu’eût conservés l’homme avancé en âge, l’artiste comblé d’honneurs, des premières allures de l’ardent réformateur, Berlioz était un causeur aimable et attrayant dans l’intimité, se plaisant à tenir les auditeurs suspendus à ses lèvres, amoureux d’antithèses, toujours en quête de persiflages, spirituel à tout prix et à tout propos, risquant un calembour jusque dans le titre d’un ouvrage (A travers chants), aimant à se poser, heureux dès qu’il pouvait raconter la moindre historiette, ne tarissant pas d’anecdotes sur tous les astres, petits ou grands, du ciel musical, et poursuivant de mille épigrammes « ses excellents confrères de l’Institut ».
Autant les personnes qui ne le connaissaient pas le trouvaient peu aimable, autant celles qu’il honorait de son affection vantaient sa bonté, son amitié prévenante. C’est qu’il y avait deux hommes chez Berlioz : pour les étrangers ou les intrus, l’homme fictif, froid, sévère, presque bourru ; pour ses amis, l’homme réel, aimant autant qu’aimé, facile et serviable. En vain voudrait-on conclure de ses brouilles éclatantes avec Mendelssohn et Wagner qu’il était difficile à vivre et d’humeur acariâtre ; ces deux exemples se présentent dans des circonstances tellement exceptionnelles, qu’ils ne peuvent rien prouver pour les relations habituelles de notre musicien. Il était au contraire très-serviable et d’une bienveillance sans égale. Son affection était extrême, difficile à obtenir et par cela même plus précieuse ; son dévouement ne connaissait pas de bornes et sa vie entière ne fut qu’un long hommage rendu à la sainte amitié. N’est-ce pas lui qui allait voir un jour Henri Heine malade, presque mourant, et que celui-ci, revenu des illusions du monde et comptant déjà les désertions de l’amitié, accueillait par cette exclamation si flatteuse et si mordante : « Vous venez me voir, vous. Toujours original ! »
On comprend dès lors que la musique d’un tel homme ne soit pas d’un accès facile pour tout le monde. Sa muse discrète et voilée ne se découvre pas aux yeux du vulgaire : il faut mériter pareille faveur, il faut s’initier à cette mélodie si pure et la distinguer sous les nombreux ornements dont elle se pare. Aussi la masse du public, ne voyant d’abord qu’enchevêtrement et confusion dans ces mille arabesques, affirme doctoralement que Berlioz n’a pas de mélodie. L’erreur est complète ; le chantre de Roméo a au contraire beaucoup de mélodie, non de ces motifs coulants, faciles et communs à tant de compositeurs, mais de la mélodie expressive, tendre et dramatique, en un mot de la vraie, de la seule mélodie.
Ce qui rend, croyons-nous, la musique de Berlioz un peu difficile à comprendre, c’est son orchestration ; non qu’elle soit dure et bizarre, mais elle est par instants trop touffue, trop recherchée. Partant de ce principe qu’à l’aide des combinaisons sonores les plus diverses, on peut rendre toutes les parties d’un programme perceptibles à l’esprit, l’auteur veut trop souvent donner à chaque partie le plus d’extension possible, sans tenir compte des proportions qui devraient s’imposer à sa volonté capricieuse. Ce qui a toujours manqué au grand musicien, c’est de savoir se renfermer dans des limites certaines, de s’interdire formellement de les dépasser, de vouloir en un mot se restreindre lui-même.
Tout au contraire, l’ambition de ses vues ne faisait qu’augmenter et, à force d’indiquer d’une façon précise mille détails souvent indifférents, mais qui lui paraissaient tous d’une égale importance, il arrive à étouffer sous ces végétations parasites la fleur divine qu’il prétendait mettre en lumière. De là souvent des accompagnements très-chargés, des ensembles parfois morcelés, sans idée dominante, et des modulations ardues et brutales, antithèses forcées de la phrase musicale ; mais aussi quels accents nobles et touchants, quel culte de la vérité, quel style, quelle déclamation, quel orchestre coloré, pénétrant, poétique et sonore ! Un écrivain qui, lorsqu’il s’agit de Berlioz, représente à merveille cette portion du public assez sympathique à l’homme et au critique, mais singulièrement hostile au compositeur (comme le prouve son implacable analyse des Troyens), portait sur notre musicien le jugement suivant à propos de la première exécution de l’Enfance du Christ, en 1854 : « En musique, Berlioz n’est pas un talent, encore moins un génie : c’est un caractère, un véritable croyant des époques primitives, ayant du sectaire l’enthousiasme qui ne faillit pas, mais aussi l’intolérance qui ne pardonne pas... Berlioz n’est pas né grand musicien ; il a voulu le devenir, et il ne serait pas impossible qu’il le fût un jour... »
Cette dernière phrase, modifiée dans sa conclusion, rendra exactement notre pensée : « Berlioz, dirons-nous, n’est pas né grand musicien, mais il a voulu le devenir, et l’est devenu. » Par malheur, sa volonté si puissante l’a trahi plus d’une fois, lorsqu’il voulut extorquer à la musique plus qu’elle ne saurait donner. Prenant comme point de départ cette parole de Diderot : « Le modèle du musicien, c’est le cri de l’homme passionné », juste et sage principe, à condition de l’observer sans sortir des règles essentielles de l’art, Berlioz a cédé trop souvent au désir de faire de la musique descriptive et imitative, trop souvent aussi il a voulu rendre par les sons des sentiments inexprimables. Amoureux de l’originalité, toujours à l’affût de combinaisons nouvelles, Berlioz, à côté de pages inspirées, en a laissé d’autres où l’on sent trop le chercheur, l’artiste visant avant tout à la couleur, et l’obtenant coûte que coûte.
Assez souvent même, un seul fragment de ses ouvrages nous le fait voir sous ce double aspect : ici coule l’inspiration la plus pure, là se montrent le travail et la recherche. Ainsi en est-il dans le scherzo de la Reine Mab, cette merveille de musique aérienne ; à entendre les mille bruits de l’orchestre, on croit voir voltiger houris, sylphes et lutins, toute la cour ailée de la reine Titania. C’est l’illusion la plus complète que puisse produire la musique ; mais il est au milieu de cette page exquise quelques mesures où les efforts du compositeur percent sous le joyeux susurrement de l’orchestre. C’est qu’alors les effets sont trop cherchés, les intentions trop nombreuses et trop fines : de là, des difficultés d’exécution qui rendent plus lente l’intelligence de ce passage épineux. La clarté renaît au bout de quelques lignes, les esprits reprennent leur vol rapide, et le morceau se perd dans des horizons infinis de musique éthérée et vaporeuse.
Voilà, croyons-nous, une des raisons pour lesquelles le public français s’est toujours montré rebelle aux tentatives de notre grand musicien. Un instant de confusion ou de fatigue lui faisait oublier le charme et la grâce des mesures précédentes, et, jugeant un morceau sur quelques mesures un peu ardues, il proclamait hautement que Berlioz n’avait ni inspiration ni mélodie. Mais une autre cause vint encore détourner la foule de ces œuvres si remarquables : ce fut l’esprit d’intolérance et d’admiration exclusive dont faisait parfois profession le jeune musicien révolutionnaire.
Emporté par la fougue de l’âge et par l’ardeur du caractère, Berlioz, pour faire triompher ses idées, ne tenait compte d’aucun obstacle, et renversait, ou du moins tentait de renverser les réputations les plus chères à la foule. C’était chez lui plutôt un emportement passager, se traduisant par les expressions les plus furibondes, qu’un mépris absolu et réfléchi pour les plus grands compositeurs. Dans ses dédains, qui n’avaient d’égal que son enthousiasme, il faut toujours tenir compte d’une exagération naturelle, d’une manie incurable de tout outrer, de tout pousser à l’extrême, habitudes fâcheuses, mais qui trouvaient une excuse bien suffisante dans son tempérament musical, dans sa foi artistique.
C’est ce que ne voulut pas voir le public ; et, attaqué dans ses admirations les plus chères, froissé du ton superbe et presque injurieux du jeune redresseur de torts, il se tint en garde contre les créations de cet esprit batailleur, qui ne trouvait rien de beau ni de bien dans ce qui était l’objet de l’enthousiasme général. Il fallait faire payer au téméraire le prix de ses dédains tant pour la musique généralement applaudie que pour le public capable d’entendre de telles misères. Il fallait lui faire expier ses haines, ses ironies mordantes, ses blessures cuisantes ; on répondit au dédain par le dédain, au rire par le rire.
L’auteur porta la peine des hardiesses du novateur et des attaques du critique. Entre ces deux ennemis, un public rancunier, gardant la mémoire des injures passées, et un auteur répondant aux sifflets et aux plaisanteries par les emportements de la colère, nulle paix n’était possible, nulle trêve acceptable. Et pourtant, c’est bien à tort qu’on a reproché à Berlioz sa juste prédilection pour l’école allemande, qu’on a traité d’exclusivisme son culte profond pour les quatre génies dont il avait fait ses modèles ; il était encore bien d’autres compositeurs auxquels il accordait son admiration ou son estime, et qu’il aurait pu appeler, suivant la plaisante expression de Mendelssohn : Dii minorum gentium. Il pleurait à chaudes larrnes aux accords d’Alceste et d’Orphée ; mais on l’a vu aussi, dans ces dernières années, passer ses soirées aux Italiens, et larmoyer presque en écoutant, dans Il Matrimonio segreto, certaines pages empreintes d’une douce tendresse.
Nul n’avait l’âme plus ouverte à toutes les sublimes créations de la musique. Il y avait chez lui un tel besoin d’admiration que ses auteurs bien-aimés ne suffisaient pas à le satisfaire et qu’il témoignait le plus franc enthousiasme pour tout ce qui répondait à la haute idée du beau musical qu’il s’était formée et qui, par malheur pour lui, était en opposition absolue avec les goûts futiles de la multitude. Ces deux motifs de partialité envers Berlioz, les beautés quelquefois un peu voilées de son œuvre et la rancune du public, vinrent s’ajouter à l’esprit de réserve et de défiance qui accueille chez nous les débuts de tous les compositeurs, surtout lorsqu’ils prétendent sortir des sentiers battus et se tracer une route nouvelle : dès lors, l’opposition du public fut invincible.
« Nous avons un grand malheur en France, a dit M. F. Thomas, dans son allocution sur la tombe de Berlioz, nous sommes réfractaires à l’admiration. Ce sentiment nous pèse comme s’il était un aveu d’infériorité, comme s’il nous diminuait, quand il nous grandit au contraire en nous élevant vers l’artiste qui l’inspire. » Belles et justes paroles qui expliquent à merveille l’existence si orageuse de notre musicien. Pendant nombre d’années il a produit des pages superbes, souvent des chefs-d’œuvre, et toujours ses généreux efforts sont venus se briser contre cette barrière d’indifférence égoïste et de critique envieuse, obstacle insurmontable pour les artistes convaincus qui, comme Berlioz, ne veulent ni sacrifier aux goûts routiniers du public, ni user, pour conquérir ses faveurs, des mille ressources de l’intrigue.
La mort seule devait mettre un terme à cette guerre acharnée de deux ennemis également irascibles, seule elle devait ouvrir enfin les yeux aux détracteurs les plus obstinés de l’illustre victime. A peine le grand artiste eut-il disparu que l’indifférence s’évanouit ; le blâme fit place à la louange, le public revint sur son premier jugement, et, emportée par ce retour subit, la presse elle-même rendit pleine justice au grand compositeur qu’elle avait, vivant, abreuvé de douleurs et de déboires. Cette première explosion de regrets enthousiastes eut lieu à l’audition des fragments de la Damnation de Faust, aux concerts de l’Opéra. Applaudissements, bis, acclamations, le triomphe fut complet, le public fasciné, la critique convertie. Les mêmes bouches, les mêmes plumes qui jusqu’alors n’avaient eu pour Berlioz que fine ironie ou froid dédain, ne trouvèrent pas d’expressions assez fortes pour peindre leur ravissement : ce fut une surprise universelle.
A entendre pareille explosion d’enthousiasme, on se demande tout d’abord : Est-ce donc une œuvre nouvelle ou encore inconnue qui excite de tels transports ? nullement. Mais alors où donc étaient hier ces admirateurs d’aujourd’hui, ces enthousiastes de demain ? hier, ils étaient dans les rangs des détracteurs. Et qu’on ne dise pas que c’est une génération nouvelle qui applaudit les œuvres du maître et que ceux qui battent des mains à cette heure ne riaient pas tous hier à gorge déployée. Cette excuse, à peine valable pour la première audition de 1846, serait ridicule appliquée à ces dernières années. Ces personnes, hier hostiles, aujourd’hui silencieuses ou favorables, sont bien les mêmes : la mort seule de l’auteur a pu changer leurs critiques en éloges, leurs sifflets en bravos.
D’où vient cette versatilité du public ? Pourquoi avoir attendu la mort du maître pour lui accorder un si juste tribut d’éloges ? C’est que par ce changement subit, le public et la presse ont agi bien plus dans leur intérêt personnel que pour la plus grande gloire de l’artiste tombé sous leur attaques répétées. Telle est la force du génie que, tôt ou tard, il renverse les obstacles accumulés contre lui et rayonne alors d’un éclat plus brillant aux yeux du monde entier. Les exemples abondent de ces musiciens qui, critiqués ou méconnus durant leur vie, ont atteint après leur mort au plus haut de la célébrité. Les attaques du parti pris sont-elles donc le gage d’une réputation plus solide dans l’avenir, et est-ce au prix de critiques imméritées qu’il faut conquérir la gloire posthume ?
Ainsi a grandi la renommée de Berlioz, mais, de même que l’hostilité déployée contre lui de son vivant était devenue, dans les circonstances que nous avons indiquées, d’un acharnemient extrême, de même la réparation devait être plus prompte, plus éclatante. Un jour est venu où les bravos de l’Europe et le zèle de quelques disciples ont vaincu cette opposition persistante. Ce jour-là, le public français a compris qu’il ne pouvait, sous peine d’être ridicule, fermer plus longtemps les yeux et les oreilles aux créations du grand artiste ; et, sans autre raison que son propre intérêt, profitant de l’exécution d’un morceau plusieurs fois entendu pour prétexter une révélation subite, il a enfm accordé honneur et gloire au musicien méconnu. Il suffisait d’abord de cette conversion miraculeuse, qu’ont amenée le regret d’une opposition trop absolue pour n’être pas partiale, et la crainte du ridicule.
Aujourd’hui, l’impulsion est donnée ; peu à peu, nous apprendrons à admirer les beautés d’ouvrages que l’Europe connaît depuis plus de vingt ans. Nous discernerons dans l’œuvre si remarquable de Berlioz des pages vraiment superbes et dignes de l’admiration générale ; nous nous initierons progressivement aux charmes de ces puissantes compositions. Plus tard, quand tous applaudiront avec conviction ce que plusieurs n’applaudissent encore que par convenance, nous reconnaîtrons la justesse de ces belles paroles que M. F. Thomas prononça sur la tombe de Berlioz : « Il a lutté toute sa vie ; il a été un confesseur et un martyr de sa foi musicale. Dieu lui avait donné ce feu sacré qui fait l’enthousiasme, et il s’était donné, lui, cette volonté opiniâtre et cette patience agissante qui sont le signe et le caractère du génie. »
1. Cet article fut publié dans le numéro du 15 mars 1870 de la Revue contemporaine, de façon à coïncider avec le premier anniversaire de la mort de Berlioz et avec le beau festival organisé en son honneur à l’Opéra par M. Ernest Reyer. C’est de ce concert que date le grand mouvement qui s’est opéré dans l’opinion publique en faveur de Berlioz et qui a amené successivement l’exécution complète de la Symphonie fantastique et d’Harold en Italie aux Concerts populaires, celle de l’Enfance du Christ et de Roméo et Juliette aux concerts du Châtelet, puis l’audition des deux premières parties de la Damnation de Faust au Conservatoire, et enfin l’exécution simultanée de la Damnation de Faust tout entière au Châtelet par M. Colonne et au Cirque d’hiver par M. Pasdeloup. L’heure du succès et de la réparation a décidément sonné pour Berlioz.
2. Ce souhait a été rempli, non pas par les membres du Conservatoire qui se réservaient, paraît-il, pour la Damnation de Faust, mais par ceux de l’Association artistique, qui donnèrent deux belles auditions de l’Enfance du Christ en janvier 1875, au théâtre du Châtelet.
3. M. Pasdeloup a remis en lumière ce tableau symphonique après un oubli de seize années, et cette belle composition, criblée de sifflets à la première représentation, n’a provoqué que des applaudissements au Concert populaire du 5 novembre 1876.
4. Voyage musical en Allemagne et en Italie, 2 vol. Labitte, 1844. (Replacé dans ses Mémoires.) — Les Soirées de l’Orchestre, 1 vol. Michel Lévy, 1853. — Les Grotesques de la Musique, 1 vol. Michel Lévy, 1860. — A travers chants, 1 vol. Michel Lévy, 1862. — Mémoires, 1 vol. grand in-80 avec portrait. Michel Lévy, 1870.
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