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feuilleton

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 9 NOVEMBRE 1913

REVUE MUSICALE.

Livres: Le Crépuscule d’un romantique: Hector Berlioz (1842-1869), par M. Adolphe Boschot (chez Plon).

    […] Deux mille pages en texte serré, tel est le travail considérable que M. Boschot vient de mener à bonne fin pour glorifier Berlioz en l’imitant du mieux qu’il pouvait, en émaillant son récit d’exclamations et d’apostrophes, d’invectives, d’explosions volcaniques comme il en jaillissait à profusion de la plume du fougueux romantique, et ce pastiche ininterrompu, où figurent du reste une infinité de citations textuelles, cette façon de faire revivre un homme à nos yeux, si curieuse qu’elle soit, si plaisante qu’elle ait dû paraître à l’auteur, ne laissent pas de fatiguer un peu à la longue, aussi bien dans ce troisième et dernier volume que dans ceux qui nous avaient été déjà livrés [voir Débats 9 septembre 1906 et 23 août 1908]. De plus, ce volumineux travail, à ce qu’il me semble, aurait pu être très sensiblement abrégé si mon abondant confrère, au lieu d’user d’un procédé cher aux auteurs de romans-feuilletons, n’avait pas répété tant et plus les mêmes choses, les mêmes formules ou les mêmes épithètes, sans doute afin de les mieux graver dans l’esprit du lecteur, afin d’exciter davantage et son intérêt et sa pitié pour le grand musicien méconnu. Mais peut-être, au fond, est-ce bien une sorte de roman vécu qu’il a voulu écrire, une biographie romanesque, établie tout entière sur des faits dûment établis, soigneusement vérifiés mois par mois, jour par jour, presque heure par heure, et, dans ce cas, il ne me paraît pas douteux qu’il y ait pleinement réussi. Reste à savoir si la double personnalité de Berlioz, aussi bien comme compositeur que comme homme, en devait beaucoup profiter.

    Oui, voilà un travail formidable de contrôle extraordinairement minutieux; c’est, je crois l’avoir déjà dit, une véritable enquête de juge d’instruction que M. Boschot a ouverte au sujet de Berlioz, ou plutôt contre lui, et qu’il a conduite avec une persévérance dans la recherche des moindres détails et une sévérité passablement déconcertante de la part d’un admirateur déterminé de l’auteur des Troyens: « Amicus Berlioz, sed magis amica veritas » dirait cet autre Aristote. Qu’on me comprenne bien. Je n’entends pas reprocher M. Boschot de n’avoir pas enrayé son enquête en taisant ou même en atténuant ce qu’elle pouvait lui révéler de défavorable au prévenu comparaissant devant lui; mais je veux dire qu’un tel ouvragé, extrêmement intéressant à lire en raison même de cette poursuite acharnée de la vérité, s’adresse surtout à ceux qui n’en sont plus à se former de toutes pièces une opinion sur Berlioz. Il faut qu’ils puissent réagir quelque peu contre le jugement qu’ils seraient tentés de formuler après avoir vu par quel tissu de blagues, de réclames, de « galéjades » il cherchait à donner le change à ses contemporains; avec quelle aisance il changeait d’attitude et modifiait deux, trois ou quatre fois le même texte à l’égard de ceux dont il attendait beaucoup, ou dont il n’espérait plus rien; à quel point ce qu’il disait aux gens différait de ce qu’il disait d’eux; par quelles démarches sincères peut-être, en tout cas presque dégradantes et parfaitement inutiles, comme certaine lettre à Mocquart, il cherchait à gagner la faveur des puissants qu’il traitait de la belle encre par derrière, etc. Mon Dieu! je n’ignore pas que c’est là un peu la façon d’être de tous les artistes, essentiellement nerveux et mobiles; je sais aussi mieux que personne que tout ce qu’on peut reprocher à Berlioz et sur quoi son dernier biographe insiste avec une abondance de preuves inimaginable avait été indiqué d’une façon très claire, très positive, mais beaucoup moins cruelle par les nombreux écrivains qui s’étaient déjà occupés de lui; mais, que voulez-vous? lorsqu’on arrive au bout de ce dossier formidable, il est bien difficile de ne pas penser que ce devait être là un homme presque haïssable, même pour ceux qui l’aimaient le mieux, et de ne pas comprendre le cri de Delacroix qui le déclarait proprement « insupportable » après l’avoir rencontré dans une soirée, chez Mme Viardot.

    Cela une fois dit pour l’impression générale qui se dégage, à mon sens, de la lecture de ces trois gros volumes, j’ajouterai, pour me restreindre au dernier, qu’il renferme, comme les premiers d’ailleurs, nombre de pages excellentes et qui me causent autant de plaisir à lire que le fait de les rédiger en a dû procurer à l’auteur. Certes, il n’y a plus rien à dire de neuf, il n’y a plus que des exercices de style à faire sur les événements principaux de la carrière de Berlioz ou sur ses créations mêmes, et ce n’est pas la faute de M. Boschot si son âge, que je lui envie, ne lui a permis d’explorer ce champ qu’après que bien d’autres l’avaient déjà retourné dans tous les sens; mais du moment qu’il lui était loisible de donner à son ouvrage des dimensions aussi considérables, il a pu traiter certains points accessoires avec des développements tout nouveaux et qui jettent une vive lumière sur la vie musicale autour de Berlioz. De ce nombre sont les pages où il a retracé en grand détail l’existence éphémère de la Société Philharmonique qui fonctionna de 1848 [1850] à 1851, sous la direction du maître; qui mourut en somme de l’abus qu’elle faisait forcément de la musique de Berlioz; qui recevait un secours de 1,500 fr., fourni probablement par la famille Delessert, pour jouer le Sélam de Reyer; qui touchait pareillement 1,000 fr. du riche Jules Cohen pour exécuter un morceau de lui que de très nombreux amis vinrent applaudir, etc. Quelle triste fin que celle de cette Société aux abois qui avait exigé tant d’efforts de la part de Berlioz, provoqué force intrigues et discussions intestines entre l’orchestre et les chœurs, tenant soit pour Berlioz, soit pour Dietsch, qui aurait pu rendre de si grands services et qui sombrait lamentablement sous l’indifférence du public!

    Pour tout ce qui touche aux relations entre Liszt et Berlioz, tellement cordiales jusqu’à ce qu’apparaisse en tiers Richard Wagner; pour tout ce qui regarde les rapports de celui-ci avec Berlioz et l’aversion croissante que l’auteur de la Damnation éprouva pour l’auteur de Lohengrin, soit par un mouvement tout naturel, soit sous l’influence de sa femme, la « coquetante Marie Recio », comme M. Boschot l’appelle toujours, il se trouve également dans ce volume des pages extrêmement intéressantes. Malheureusement, elles tournent de plus en plus au désavantage de Berlioz à mesure qu’on avance dans le récit de cette brouille entre deux frères ennemis, et surtout après qu’on a lu la très belle lettre adressée à Berlioz par Wagner qu’avait enthousiasmé la lecture d’un feuilleton des Débats sur Fidelio, sans oublier le commentaire que Wagner en donnait lui-même à Liszt et où il marquait, en somme, une grande pitié pour Berlioz: « Un dieu qui souffre si cruellement n’est qu’un pauvre diable ». Cette lettre, de mai 1860, qui se place entre les concerts de Wagner au Théâtre Italien et la représentation de Tannhæuser à Paris, cette admirable lettre, ce « charabia de génie », comme la qualifiera Liszt, ne produisit pas plus d’effet sur le malheureux grand homme que Wagner ne disait l’espérer, et il dut s’en apercevoir, moins d’un an plus tard, lorsque Berlioz, sans avoir voulu écrire d’article aux Débats, remplissait Paris et le monde musical des éclats de sa joie après la déroute de Tannhæuser. S’il devait m’être permis d’ajouter quelque chose à ces pages déjà si complètes, voici ce que je dirais: Qu’on feuillette numéro par numéro les journaux satiriques, comme il m’arriva de le faire au sujet de Berlioz, et tout de suite une remarque s’impose, à savoir qu’avant 1860 et tant que Wagner était comme inconnu en France c’était toujours Berlioz qu’on prenait depuis des années comme le représentant de la musique assourdissante et charivarique. Au contraire, à partir des concerts donnés par Wagner aux Italiens, c’est l’auteur de Lohengrin, lui seul, qui servira de cible à de multiples plaisanteries par le crayon ou par la plume, et l’on ne s’occupera plus de Berlioz que lorsqu’il fixera l’attention sur lui par une œuvré nouvelle, comme les Troyens, mais pour revenir immédiatement à Wagner. Tout le long de chaque année, par exemple à propos des musiques prussiennes qui viennent concourir à Paris en 1865, ou encore à propos de la Cantate avec coups de canon composée par Rossini pour l’Exposition universelle de 1867, ce ne sont partout que facéties plus ou moins drôles visant toutes Wagner; quant à Berlioz, personne ne paraît plus se douter qu’il existe. Et combien ne devait-il pas souffrir d’être ainsi éclipsé par son haïssable ennemi jusque dans les légendes des journaux à caricatures?

    Là-dessus, je m’arrête en redisant encore une fois combien ce livre est instructif à lire, mais non sans y relever une lacune qui est pour moi presque une consolation: c’est que M. Boschot, pas plus que moi, n’a pu expliquer pourquoi certain périodique, vers 1836, avait annoncé la prochaine apparition de Benvenuto Cellini sous le titre de la Chasse au tigre. Je ne lui avais pas caché que je comptais sur sa clairvoyance pour être tiré d’embarras. Et voilà, qu’après avoir élucidé tant et plus de points d’une importance à peu près égale, il ne souffle pas mot de cette particularité: ce qui prouve que la perfection n’est pas de ce monde et qu’il peut y avoir quelque manque même dans les ouvrages les plus solidement établis. […]

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er mars 2020.

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