Site Hector Berlioz

feuilleton

JOURNAL DES DÉBATS

DU 9 MARS 1919

Le Cinquantenaire de la mort de Berlioz

SOUVENIRS PERSONNELS

    Le lundi 8 mars 1860, à midi et demi, Hector Berlioz rendait le dernier soupir dans son modeste appartement de la rue de Calais — c’était vraiment pour lui l’heure de la délivrance après toute une année de souffrances durant laquelle l’esprit et le corps s’étaient irrémédiablement affaiblis — et, trois jours après, ses funérailles étaient célébrées à l’église de la Trinité sans soulever d’émotion dans la rue, sans causer d’encombrement dans l’église. Je vois encore le cortège funèbre, escorté de gardes nationaux, descendre par la rue Blanche. Les passants s’arrêtaient bien pour entendre la musique de la garde nationale exécutant, entre autres marches, un fragment de la Symphonie funèbre et triomphale, composée par le maître défunt pour l’inauguration de la Colonne de Juillet; on regardait avec curiosité les habits brodés de MM. Guillaume et Camille Doucet qui tenaient les cordons du poêle avec le baron Taylor et Perrin, directeur de l’Opéra; les boutiquiers se hissaient pour voir les insignes, les croix, les couronnes de feuillage ou d’or déposés sur le cercueil; mais tous ces badauds ne savaient guère à quel homme de génie ils accordaient un dernier salut machinal. A l’église, la cérémonie, en dehors des personnages officiels et des notabilités du monde des arts, avait attiré seulement les admirateurs inconnus de Berlioz, et elle conserva dès lors un caractère, un sérieux qui contrastaient singulièrement avec les désordres scandaleux qui s’étaient produits, trois mois plus tôt, dans la même église, aux funérailles de Rossini.

    C’est que, pour Berlioz, il n’y avait pas de chanteurs célèbres qui dussent se faire entendre; non, rien que de la musique instrumentale ou chorale, empruntée à Cherubini, à Mozart, à Gluck, avec deux morceaux de lui-même: l’Hostias et preces de son Requiem et la marche d’Harold, jouée au grand orgue par l’organiste Chauvet, qui aurait voulu exécuter auparavant le septuor des Troyens et qui s’était vu couper la parole, si l’on peut dire, par les foudroyants éclats de la fanfare de Sax, le célèbre facteur d’instruments de cuivre, attaquant à l’improviste la marche funèbre composée par Litolff à la mémoire de Meyerbeer. Du reste, à cette époque, peu d’œuvres de Berlioz avaient déjà reparu dans les concerts, et ceux-là n’étaient pas nombreux qui soupçonnaient quelle perte l’art musical venait de faire. Il y avait cinq ou six ans que les Troyens à Carthage avaient échoué sur la scène du Théâtre-Lyrique: Berlioz, malgré tous ses efforts, n’avait pas pu faire accepter à l’Opéra-Comique Béatrice et Bénédict qui venait pourtant d’obtenir un succès plein de promesses à Bade, puis à Weimar (pour ces deux ouvrages, la réparation complète arrivera bien quelque jour), et la Société des concerts du Conservatoire, depuis l’échec des Troyens, ne lui avait ouvert que deux fois ses portes pour le délicieux tableau de la Fuite en Egypte. Au milieu de cette indifférence presque générale, pour Berlioz comme pour Wagner, comme pour Beethoven, Haydn, Mozart, pour tous les maîtres enfin de la musique, le véritable initiateur, celui qui avait entrepris de le révéler, de l’imposer à la foule, c’était Pasdeloup, qui avait déjà joué les ouvertures du Carnaval romain et des Francs-Juges, la Fête chez Capulet et la scène d’amour de Roméo, et surtout le septuor des Troyens avec la créatrice du rôle de Didon, Mme Charton-Demeur. Une matinée mémorable que celle-là pour ceux qui y assistaient, d’abord par les bravos que le public prodigua à Berlioz, en le découvrant dans la salle, puis par l’ovation qui lui fut faite à la sortie du concert, sur le boulevard: c’était le 7 mars 1866.

    Berlioz, tel que je le vis ce jour-là et d’autres fois encore, même dans des circonstances très flatteuses pour lui, avait l’air sombre et découragé; mais il y avait en lui une grandeur qui commandait le respect, même à ses adversaires les plus acharnés. Le dos un peu voûté, comme ployé sous les coups de l’adversité, sa luxuriante chevelure tombant en longues mèches blanchies sur son visage, dont les traits anguleux, exagérés par l’âge, lui prêtaient un air d’oiseau de proie; le regard éteint, mais profond et s’allumant parfois d’une flamme soudaine qui semblait trahir un réveil d’espérance, un suprême appel à la revanche posthume; absorbé, replié sur lui-même, se dérobant par un silence obstiné aux compliments qu’on quêtait autour de lui; s’isolant au milieu du monde et se garant des indiscrets, des causeurs, par cette attitude rébarbative: tel se montrait Berlioz, lorsqu’il ne sentait pas auprès de lui la chaude affection de quelques amis intimes ou de disciples aimés. Mais combien il était différent dès qu’il se trouvait dans un milieu qui lui était depuis longtemps sympathique! Autant ceux qui le connaissaient mal le jugeaient dur, peu sociable, autant ceux qu’il honorait de son affection vantaient sa bonté, son affection prévenante, à condition qu’on eût su conquérir peu à peu son estime et son amitié, car il ne s’imposait de prime abord ni par la bienveillance, ni par l’agrément des rapports: tel il m’apparut à diverses reprises dans la famille du docteur Amussat, le célèbre chirurgien, avec qui il avait conservé d’excellentes relations depuis le temps où il suivait son cours à l’Ecole de Médecine. Et cette mutuelle affection de maître à élève datait de loin.

    Dès qu’il se trouvait dans une compagnie qui lui était agréable, son esprit se distendait et s’épanchait en mille plaisanteries, mais comme il fallait se garder alors de prononcer devant lui le nom d’une de ses bêtes noires, de Fétis, de Scudo, de Richard Wagner, ce qui le faisait immédiatement changer d’humeur et entrer en colère! Au milieu d’une conversation, fut-elle sérieuse, il aimait à placer de ces mauvais calembours — « la fiente de l’esprit qui vole », selon Victor Hugo — pour lesquels il avait une passion forcenée et qui n’étaient pas une mince affaire à ses yeux. « Calembour excellent, — disait-il avec orgueil d’un de ceux qu’il avait lancés certain soir, — mais longuement préparé, bien entendu; car un calembour ne se bâcle pas comme un opéra-comique, ne se trouve pas de rencontre comme un motif banal: il faut beaucoup y réfléchir et le méditer gravement. » De ces à-peu-près qui le mettaient en joie, il en faisait en causant, il en glissait dans ses lettres, il en inscrivait sur les albums, et celui-ci, découpé dans l’album de sa petite amie Adelina Patti, n’est pas un des plus mauvais:

Oportet Pati

Les latinistes traduisent cet adage par: Il faut souffrir.
Les moines par: Apportez le pâté.
Les amis de la musique: Il nous faut la Patti.

    Certes, voilà Berlioz bien loin de ses dieux, de ses modèles accoutumés. Mais qui sait si le marquis de Bièvre n’était pas également un modèle, un maître à ses yeux?

ADOLPHE JULLIEN.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er mars 2020.

© Monir Tayeb et Michel Austin. Tous droits de reproduction réservés.

Retour à la page Adolphe Jullien et Berlioz
Retour à la page Exécutions et articles contemporains
Retour à la Page d’accueil

Back to page Adolphe Jullien et Berlioz
Back to Contemporary Performances and Articles page
Back to Home Page