FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 12 JUIN 1910
REVUE MUSICALE.
Opéra: La Damnation de Faust, légende dramatique d’Hector Berlioz (adaptation théâtrale en cinq actes et dix tableaux, par M. Raoul Gunsbourg).
Pauvre Berlioz! Depuis de longues années déjà, tous ceux qui s’étaient associés pour opérer la transformation de la Damnation de Faust en opéra: héritiers sans respect, éditeur avide, arrangeur sans vergogne, travaillaient, manœuvraient, intriguaient pour faire représenter ce précieux produit de leurs veilles sur la scène de l’Académie de musique, car à quoi leur aurait-il servi d’opérer ce beau tripatouillage s’il ne leur rapportait pas gros? Mais tous les directeurs, jusqu’à présent, avaient résisté à leurs assauts et s’étaient posés en défenseurs des idées et des volontés de Berlioz contre ceux qui les méconnaissaient. Bertrand et M. Gailhard, les premiers pressentis, avaient fait la sourde oreille et ce dernier, pendant tout le temps qu’il demeura seul à la tête de l’Opéra, ne fut pas plus accessible aux pressantes sollicitations dont il était l’objet. MM. Messager et Broussan ont fini par céder.
Nous avons donc vu représenter dans le grand cadre et avec toutes les ressources de l’Opéra la Damnation de Faust assaisonnée à la sauce monégasque par un homme qui manifestait son zèle inattendu pour Berlioz, il y a près de vingt ans, en faisant jouer la Prise de TROYES — ainsi parlaient les affiches et les programmes — sur une scène de la Côte d’Azur, mais en remplaçant certains morceaux, de peu de prix, sans doute, à ses yeux, par le quintette et le septuor des Troyens à Carthage. Et c’était ce même impresario si versé dans l’histoire ancienne, si chèrement attaché à Berlioz, qui se mettait immédiatement à « travailler » sur la Damnation de Faust, à la dénaturer, à la travestir selon les besoins de la mise en scène qu’il rêvait d’y joindre. « Eh quoi! disais-je alors, Berlioz aura protesté toute sa vie, et vous savez avec quelle ardeur, contre les retouches et travestissements qu’on impose trop souvent chez nous aux maîtres de la musique; il meurt, un de ses chefs-d’œuvre arrive, avec une rapidité prodigieuse, à conquérir l’admiration du monde entier; vite un directeur de casino s’avise que ce serait un régal piquant pour son public de joueurs et de désœuvrés que de voir représenter sur la scène, avec décors et costumes, une œuvre écrite en vue des concerts, une partition que Berlioz ne souhaita jamais d’entendre au théâtre, et notre homme fait annoncer qu’il prépare à grands frais cette exhibition de carnaval! »
Voilà quelle protestation je formulais ici même, en mars 1893, dans le premier article que j’eus l’honneur d’écrire à la place où avait brillé si longtemps la signature de Berlioz, et je la répétai en toute occasion comme l’aurait fait, non pas avec plus de vigueur, mais avec beaucoup plus d’autorité, celui qui avait été l’ami personnel du maître et son successeur immédiat au Journal des Débats [Ernest Reyer]. Ce n’est pas encore aujourd’hui que je changerai d’avis. D’autant plus que toutes les belles raisons qu’on avait cru pouvoir imaginer peur justifier une pareille audace ont été réduites à néant et que les industriels ligués contre Berlioz n’osent plus s’en prévaloir. Non, Berlioz n’a jamais pensé au théâtre en écrivant la Damnation de Faust, qu’il intitula d’abord: Opéra de concert; puis Légende dramatique (deux dénominations qui sont suffisamment significatives). Non, lui, qui lorsqu’il écrivait en vue de la scène, avait le respect de la forme classique et traditionnelle au suprême degré, n’a jamais supposé qu’il pût être question de réaliser scéniquement cette série d’épisodes musicaux reliés entre eux par un lien très fragile, où l’action dramatique est réduite à rien, où l’imagination du compositeur-poète a pris le plus libre essor sans s’inquiéter d’aucun obstacle matériel, par la bonne raison que toutes les scènes poétiques écloses dans le cerveau du musicien ne devaient avoir d’autre cadre que l’imagination des auditeurs.
Non, mille fois non, aucun propos formel de Berlioz, aucune phrase exacte de ses lettres, de celles auxquelles se raccrochait l’impitoyable arrangeur sans nullement les respecter, ne donnait à celui-ci, je ne dirai pas le droit moral, mais la moindre apparence de raison pour se livrer à de telles pratiques sur la Damnation de Faust. Tout au contraire, un document qu’on a remis au jour a démontré combien les défenseurs du maître avaient raison contre ceux qui ne pensaient qu’à l’exploiter. C’est une annonce, où il est facile de reconnaître le style de Berlioz, une « réclame » qui parut à l’Illustration en 1846, peu de jours avant la première audition de la Damnation de Faust, et renferme les lignes suivantes:
« On conçoit que cette partie du drame où surgit autour de Faust endormi la foule des Esprits de la terre et de l’air, appelée par Méphistophélès à bercer son sommeil, et où Faust et Méphistophélès courent au galop effréné de deux chevaux pendant que de nombreuses apparitions les poursuivent, s’adresse plutôt à l’imagination qu’aux yeux, et que l’on a dû renoncer à rendre de semblables scènes dans toute leur vérité. » Allez donc soutenir après cela que Berlioz a voulu composer un opéra avec sa Damnation de Faust.
Comme il avait raison, le grand maître; et combien les lignes qui précèdent ont été pleinement confirmées par la représentation d’hier soir! Et cependant, elle se présentait dans les meilleures conditions possibles; on avait fait de toutes parts les efforts les plus grands et parfois des efforts assez heureux pour masquer les défauts de cette adaptation; bien mieux, nous avons dû à l’intervention de M. Messager et sans doute aussi aux véhémentes protestations de quelques critiques, il y a sept ans, de voir supprimer les monstrueuses mixtures, coupures ou additions, imaginées par le cuisinier de Monte-Carlo mais, quoi qu’on pût faire, on se heurtait là à l’impossible. Il a fallu quand même, en raison des nécessités de la machinerie, supprimer certaines répliques, mettre en tête d’un acte le chœur des étudiants et soldats qui termine la première partie de l’ouvrage et n’est bien placé que là; il a fallu, après la Course à l’abîme qui, décidément, n’est nullement réalisable à la scène — Berlioz ne l’avait que trop prévu — couper tout le Pandæmonium pour arriver plus vite à l’apothéose de Marguerite qui nous est présentée dans un décor très fleuri, très lumineux, « très Mantegna », disait-on dans mon voisinage; il a fallu…, mais je m’arrête. En fait, la première partie de la Dammnation de Faust est la seule qui puisse s’adapter tant bien que mal aux exigences d’un théâtre, — à condition toutefois qu’on trouve autre chose qu’un tranquille défilé de bons figurants, marchant au pas, pour accompagner la foudroyante Marche hongroise et qu’on n’éclaire pas d’une lueur rouge inexplicable toute la scène de la taverne d’Auerbach, très bien groupée et chantée du reste — mais après cette première partie, tout l’acte de la séduction de Marguerite est d’un décousu, d’une froideur inimaginables, avec des entrées et des sorties de personnages et des chœurs qui prêtent à rire, et quant aux derniers tableaux, autant vaut n’en pas parler.
Il faut admirer avec quel zèle et quel talent les instrumentistes de l’Opéra, guidés par M. Rabaud, se sont efforcés de nous rendre les délicieuses impressions que nous a si souvent procurées le chef-d’œuvre exécuté dans les concerts, mais ils traînaient derrière eux cet énorme poids mort de la figuration, de la mise en scène et ne parvenaient pas toujours à la soulever: combien le ballet des Sylphes, par exemple, et surtout le menuet des Follets, si joliment présentés qu’ils soient, semblent lourds auprès de cette musique qui n’est qu’une vapeur légère, un souffle de l’air! Et les chanteurs solistes, ici, ne sont pas moins à plaindre que l’orchestre: ils ne savent quoi faire en scène et semblent figés sur place, aussi bien Mlle Grandjean, qui chante avec une habileté consommée les deux airs de Marguerite, une Marguerite épanouie et bien portante, que M. Franz, dont le superbe organe ne prête aucune chaleur à Faust, pas même dans la sublime Invocation à la nature, ou que M. Renaud, un long grand Diable, maigre et sec, merveilleusement grimé, souverainement sarcastique, et qui ne laisse pas tomber un seul mot, mais dont la voix manque un peu trop de timbre et de mordant… Malgré tout, croyez-le bien, la Damnation de Faust n’a pas changé: c’est toujours un chef-d’œuvre. Pauvre Berlioz! […]
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er mars 2020.
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