Présentation
Les serviteurs de Berlioz
Illustrations
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Quelques mois après son installation au 17 rue de Vintimille Berlioz est à l’affût d’un nouvel appartement plus grand, et son choix se porte sur le 4 rue de Calais tout près, au 4ème étage. Dans une lettre datée du 23 octobre 1856 il informe son beau-frère Camille Pal de son changement d’adresse (CG no. 2180), ce qui place le déménagement vers le milieu du mois ou peu après, puisque la dernière lettre datée de la rue de Vintimille est du 8 octobre (CG no. 2178). Ce sera sa dernière adresse à Paris et il y séjournera plus longtemps que dans tous ses autres appartements parisiens. Bien que plus grand que l’appartement de la rue de Vintimille, le 4 rue de Calais reste quand même trop exigu pour ses besoins, surtout chaque fois que son fils Louis lui rend visite à Paris. À témoin une lettre à son beau-frère Marc Suat (CG no. 2260, 11 novembre 1857; cf. CG nos. 2123, 2125, 2655):
[…] Son étonnement [sc. Adèle] que Louis n’ait pas son lit chez moi, est surtout caractéristique. Ma sœur ignore-t-elle donc comment j’ai toujours été logé à Paris? ai-je jamais pu, dans la prévision d’un séjour momentané de Louis chez moi, louer un appartement avec une chambre à coucher supplémentaire? L’appartement horriblement cher que j’occupe, me permet-il de coucher Louis autrement que dans le salon ou dans mon cabinet déjà encombré; et alors où recevoir les nombreux visiteurs qui viennent chez moi, et comment me retourner et travailler dans mon cabinet? […]
Outre le manque de place, la construction de l’immeuble est elle-même défectueuse. Tout comme l’immeuble de la rue de Vintimille (CG no. 2116), celui de la rue de Calais vient juste d’être construit: il porte une plaque avec la date 1856 et le nom de l’architecte Lamy. Mais il s’avérera que la flambée des prix des maisons et des loyers en 1856 a incité tant constructeurs que propriétaires à faire vite et bâcler le travail, comme on peut le déduire d’une lettre à Louis du 16 mars 1862 (CG no. 2598):
[…] Notre maison était sur le point de s’écrouler tant elle était mal bâtie. Les architectes de la ville sont intervenus et ont obligé le propriétaire à d’immenses réparations. Dans quelques semaines, nous serons forcés de déménager et de faire tout transporter au deuxième étage, que l’on répare maintenant; puis il faudra remonter. Quel tracas! sans indemnité ni compensation d’aucune sorte. […]
On ne sait exactement quand le déplacement au 2ème étage a eu lieu, mais il durera certainement plusieurs mois jusqu’à septembre (cf. CG no. 2655). C’est dans cet intervalle que Marie Recio meurt subitement d’une crise cardiaque le 13 juin 1862, alors qu’elle est en visite chez des amis à Saint-Germain en Laye (CG nos. 2613, 2615); sa présence à Saint-Germain est sans doute liée aux travaux rue de Calais. Louis vient passer quelques jours avec son père, et Berlioz est entouré par des amis dévoués, mais il se sent maintenant bien seul, comme il l’écrit à Émile Deschamps (CG no. 2617, 19 juin; cf. 2621, 2626-8):
[…] Oui, le coup a été affreux. Elle s’attendait à cette mort, mais j’étais fort loin de m’y attendre. Je ne sais trop comment je vais achever maintenant ma vie isolée. Je n’espère qu’en mes amis. Vous venez de prouver que je n’ai pas tort de compter sur eux. […]
Le déménagement au 2ème étage avait eu lieu avant la mort de Marie Recio, mais la correspondance de Berlioz entre avril et août n’en dit rien, et ce n’est qu’en septembre, quand après plusieurs mois les travaux sont presque terminés, qu’il est fait allusion au dérangement causé. Le 21 septembre Berlioz écrit à la princesse Sayn-Wittgenstein (CG no. 2651, cf. 2652):
Oui, je dois vous paraître bien oublieux et bien ingrat; mais voyez, un déménagement, une maison qui menace ruine, un grand garçon de 28 ans [son fils Louis] qui donne sa démission et qui vient s’installer chez moi en attendant qu’il trouve ce qu’il appelle une place, un tas d’affaires insupportables et dispendieuses, et des intermittences de ma névralgie; puis la composition de deux scènes que j’ai ajoutées au second acte de Béatrice, et encore la crainte de vous ennuyer… […]
Quelques jours plus tard il écrit à son beau-frère Marc Suat au sujet du legs fait par Marie Recio à ses nièces (CG no. 2655, 26 septembre):
Je viens de vous envoyer par le chemin de fer une caisse et un carton contenant le legs que ma femme a faits à mes nièces. Les embarras de mon installation incomplète dans un appartement en réparations ne m’avaient pas permis de trouver ces divers objets. Aujourd’hui je suis réinstallé au 4ème étage et à peu près en ordre. La boîte contient deux petits paquets de bijoux. Sur chacun est écrit le nom de la propriétaire. […]
Malgré les inconvénients de l’appartement, Berlioz n’envisage plus d’autre déménagement. Ce sera donc à la rue de Calais qu’il écrira ses dernières grandes œuvres, les opéras les Troyens et Béatrice et Bénédict (cf. CG no. 2651 cité ci-dessus); les premières répétitions pour Béatrice et Bénédict ont d’ailleurs lieu à la rue de Calais avec les chanteurs au début de 1862 (CG nos. 2589, 2590, 2598). C’est également à la rue de Calais que Berlioz rédige ses livres les Grotesques de la musique et À travers chants, et le 1er janvier 1865 il met un point final au manuscrit des Mémoires. Une lettre écrite en novembre 1867 à St Pétersbourg laisse entrevoir l’intérieur de l’appartement: il demande à son ami Berthold Damcke d’aller prendre dans son bureau une copie de la grande partition des Troyens pour l’envoyer en Russie (CG no. 3308).
Berlioz meurt le 8 mars 1869 au 4 rue de Calais. À son chevet se trouvent entre autres son fidèle compagnon Pierre-Guillaume Schumann et son ami Ernest Reyer. Le service funèbre a lieu le 11 mars à l’Église de la Sainte-Trinité très proche, et Berlioz est enterré au Cimetière de Montmartre, où ses deux femmes Harriet Smithson et Marie Recio l’ont déjà précédé. Aux termes de son testament tout le mobilier de la rue de Calais revient à sa belle-mère Mme Martin; les partitions imprimées dans l’armoire de son cabinet de travail sont léguées à Berthold Damcke, l’un de ses exécuteurs testamentaires; l’autre, Édouard Alexandre, reçoit les bâtons de chef d’orchestre donnés au compositeur par diverses villes d’Allemagne.
Le 9 mars 1869, le jour après la mort de Berlioz, on place des scellés sur tous ses biens au 4 rue de Calais, procédure normale avant de procéder à l’nventaire après décès, sur la base duquel on estime la valeur de la succession pour ensuite exécuter le testament. L’inventaire est dressé au cours des semaines suivantes; ce document d’un intérêt capital existe dans deux copies différentes au Musée Hector-Berlioz à La Côte Saint-André. Il donne un relevé très détaillé chambre par chambre de tous les biens du compositeur à sa mort: mobilier, vaisselle, ustensiles, vêtements, biens de toute sorte, papiers etc. et laisse ainsi entrevoir la vie quotidienne du compositeur à Paris.
L’inventaire renseigne aussi indirectement sur les deux personnes, Caroline Scheuer et Pierre-Guillaume Schumann, qui se sont occupé du compositeur à la fin de sa vie, et quelques extraits de ce document qui les concernent sont reproduits ci-dessous. Il convient de conclure cette page en disant quelques mots de ce couple dévoué.
Caroline Scheuer est à son service depuis environ 1860 (en juillet 1868 Berlioz dit ‘depuis 9 ans’ [NL p. 666), et dans son testament du 29 juillet 1867 Berlioz lui donne une pension viagère modeste de 300 francs par an (selon l’inventaire, ses gages en service étaient de 400 francs par an; à titre de comparaison Berlioz laisse à Estelle Fornier une pension viagère de 1600 francs par an).
On ne sait combien de temps Pierre-Guillaume Schumann était chez Berlioz (dont il n’a jamais vraiment été le ‘serviteur’ de son vivant, alors que Caroline Scheuer l’était). Suivant l’inventaire il habite au 4 rue de Calais depuis plus d’un an, mais il a pu arriver plus tôt. Ceci suppose que Berlioz n’avait pas d’objection à le laisser s’installer chez lui, même si Schumann et Caroline Scheuer ne se marient que le 8 juillet 1868 (NL p. 666). Il est possible que Schumann est le locataire anonyme qui verse un loyer à Berlioz en 1866, d’après la liste autographe des revenues de 1866 du compositeur, et sans aussi en 1868 d’après une autre liste semblable. Mais de toute façon il n’est pas alors au service de Berlioz, et ne reçoit pas de gages. Il ne figure pas non plus dans le testament de Berlioz de juillet 1867, ni dans le codicile que ce dernier ajoute le 12 juin 1868, qui est au profit de sa belle-mère. Il a sans doute rencontré Caroline Scheuer quelque temps avant de venir s’installer rue de Calais, et ils se marient finalement en juillet 1868 avec la bénédiction de Berlioz (NL loc. cit.). Schumann a visiblement gagné la confiance entière du compositeur: c’est lui qui est sans doute l’ami anonyme qui accompagne Berlioz dans son dernier voyage à Grenoble en août 1868 — ‘un ami ... sans lequel je ne puis pas me soutenir. Je ne puis pas m’en passer’, écrit Berlioz (CG no. 3371). Il y a peut-être une allusion à lui et à Caroline Scheuer dans la toute dernière lettre connue du compositeur du début de 1869: Berlioz semble s’inquiéter de l’avenir des deux personnes qui s’occupent de lui (CG no. 3381 dans NL p. 670-1). Et c’est Schumann qui, suivant les instructions de Berlioz, conserve pieusement l’habit d’académicien du compositeur pour le donner plus tard à Ernest Reyer quand celui-ci est à son tour élu à l’Académie. Schumann joue aussi un rôle essentiel au moment de l’établissement de l’inventaire après décès des biens de Berlioz: entre les différentes séances qui s’étalent sur plusieurs jours, il est gardien des scellés fixés sur les biens. Il est donc navrant de constater que, suivant sa propre déclaration dans l’inventaire, Schumann n’avait reçu aucun paiement depuis juillet 1868 alors qu’il était ‘en quelque sorte au service de M. Berlioz’ (Caroline Scheuer, qui était servante de Berlioz, n’avait pas été payée depuis le 1er janvier 1869); mais ces lacunes furent rectifiées par les héritières du compositeur.
Extraits de l’inventaire après décès (Bloom-Robert p. 72-3)
M. Schumann gardien des scellés déclare qu’il était dans la maison de M. Berlioz depuis plus d’une année et que depuis le mois de juillet mil huit cent soixante-huit il était en quelque sorte au service de M. Berlioz, que celui-ci ne lui a jamais payé aucun gage, qu’il y a donc compte à faire avec la succession pour les services qu’il a pu rendre à M. Berlioz.
Que Mme Caroline Scheuer sa femme était au service de M. Berlioz comme cuisinière aux gages de quatre cents francs par an et qu’elle n’a pas touché ses gages depuis le premier janvier mil huit cent soixante-neuf. [...]
Les parties déclarent qu’il n’existe aucun autre passif que celui ci-dessus constaté M. Berlioz ayant l’habitude de payer chaque jour les dépenses de maison.
Toutes les photos reproduites sur cette page ont été prises par Michel Austin en 2000; la photo ancienne vient de notre collection. © Monir Tayeb et Michel Austin. Tous droits de reproduction réservés.
Le no.4 se trouve vers le bas de la rue à gauche; la rue Blanche est à droite tout près.
Cette photo vient de: Ernest Reyer, ‘Hector Berlioz: Biographical notes and personal reminiscences’, dans The International Library of Music, 1925. New York: The University Society (de notre collection). Voyez aussi sur ce site une publication antérieure du même article en 1893.
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