Présentation Chronologie Berlioz et Wagner: 1839-1843 Liszt, Wagner et Berlioz: 1849-1855 ‘La musique de l’avenir’: 1855-1858 ‘L’école du charivari’: 1859-1868 Choix de lettres de Berlioz, Wagner et autres Wagner sur Berlioz: extraits de Mein Leben Abréviations: CG = Correspondance générale |
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Au cher et grand auteur de Roméo et Juliette l’auteur reconnaissant de Tristan et Yseult
Wagner, dédicace sur la partition de Tristan offerte à Berlioz en 1860 (CG no. 2468)
Le lecteur des autobiographies de Berlioz (Mémoires) et de Wagner (Mein Leben) sera sans doute frappé par la différente manière dont chaque auteur traite de l’autre. Wagner fait fréquemment allusion à Berlioz, de ses premiers contacts avec lui et sa musique en 1839-1842 jusqu’aux dernières rencontres qu’il mentionne en 1860 quand il donne des concerts à Paris. Dès mai 1841 il publie dans le Dresdner Abendzeitung un article qui contient un long développement sur Berlioz (reproduit sur ce site dans l’original allemand, et en traductions française et anglaise). Les passages principaux de Mein Leben qui traitent de Berlioz sont réunis ci-dessous en traduction française (par Michel Austin); une page séparée donne le texte allemand original de ces extraits ainsi que d’un certain nombre de lettres échangées entre Liszt et Wagner de 1852 à 1860 où il est question de Berlioz; ces dernières sont présentées ci-dessous en traduction française (également par Michel Austin). On pourra parfois déceler une certaine gêne chez Wagner chaque fois qu’il parle de Berlioz, et cela dès son article de 1841, mais Wagner a du moins reconnu dès le début le génie de son aîné et son influence sur son œuvre. L’inscription citée ci-dessus sur la partition de Tristan und Isolde qu’il offre à Berlioz au début de 1860 accompagnée d’une lettre (CG no. 2468) en donne un témoignage ouvert (voir aussi l’étude sur Berlioz et Wagner publiée par Georges de Massougnes en 1900).
Par contre le silence des Mémoires de Berlioz sur Wagner est très frappant: il n’y a en fait qu’un seul passage un peu développé qui le concerne, à propos de la visite de Berlioz à Dresde en février 1843. Autrement on ne trouve qu’une allusion passagère à la vente par Wagner du livret du Hollandais Volant, qui est ensuite donné à Dietsch, le chef des chœurs de l’Opéra: ‘Dietsch, qui inspirait à M. le directeur beaucoup plus de confiance que Wagner, pour le mettre en musique!’ dit de lui Berlioz ironiquement (chapitre 57). Le silence de Berlioz est voulu, comme il le déclare à la princesse Sayn-Wittgenstein en 1865: dans la Postface des Mémoires, qui embrasse la période critique de ses rapports avec Wagner ‘Il n’y a pas un mot, dans le récit de mes dix dernières années, qui ait trait à Wagner, ni à Liszt, ni à la musique de l’avenir’ (CG no. 3008). Tandis que Wagner reconnaissait à sa manière le génie de Berlioz et sa dette envers lui, Berlioz de son côté a refusé à celui-ci la reconnaissance qu’il désirait de sa part (il ne prononce jamais le mot de ‘génie’ quand il parle de Wagner). La question de Wagner était devenue pour Berlioz un sujet d’irritation, et il réagit en la passant carrément sous silence. On peut cependant reconstituer l’essentiel d’après d’autres écrits de Berlioz – ses travaux critiques et surtout sa correspondance – ainsi que par la correspondance de Wagner, Liszt et autres.
1803
11 décembre: Berlioz naît à La Côte Saint-André
1813
22 mai: Wagner naît à Leipzig
1839
15 décembre: Wagner, récemment arrivé à Paris, assiste à la 3ème exécution de Roméo et Juliette au Conservatoire, dirigée par Berlioz; le concert comprend aussi les 2 premiers mouvements de Harold en Italie, un mouvement du Requiem, et l’air d’Ascanio de Benvenuto Cellini
1840
14 août: Wagner assiste à la 3ème exécution de la Symphonie funèbre et triomphale à la Salle Vivienne, dirigée par Berlioz
1841
5 mai: article de Wagner sur Berlioz dans la Dresdner Abendzeitung
23 et 30 mai: articles de Wagner sur Der Freischütz dans la Gazette Musicale
1843
Du 6 au 18/19 février: Berlioz à Dresde, où il rencontre Wagner, entend Rienzi et Le Vaisseau Fantôme
12 septembre: publication dans le Journal des Débats de la 5ème lettre (Dresde) du Voyage musical en Allemagne
1849
16 février: Liszt dirige la première exécution à Weimar du Tannhäuser de Wagner
1850
28 août: Liszt dirige la première exécution à Weimar du Lohengrin de Wagner
1853
10 octobre: Berlioz, Liszt et Wagner se rencontrent à l’hôtel de Liszt à Paris
11 octobre: Berlioz accueille Liszt et Wagner au petit-déjeuner; Berlioz chante et Liszt joue des extraits de Benvenuto Cellini
1855
8 juin: Berlioz et Marie Recio quittent Paris pour Londres
11 juin: une répétition empêche Berlioz d’assister à un concert dirigé par Wagner où il joue l’ouverture de Tannhäuser
13 juin: concert à Exeter Hall dirigé par Berlioz en présence de Wagner
Vers le 20 juin: Berlioz et Wagner dînent ensemble au domicile de Sainton où ils ont une longue conversation
25 juin: Berlioz dîne avec Wagner avant un concert dirigé par Wagner et prend un verre avec lui après
1856
Vers le 18 février: Liszt dirige une exécution de Lohengrin à Weimar; Berlioz et Marie Recio sortent pendant le 2ème acte
24 février: deuxième exécution de Lohengrin sous la direction de Liszt, en présence de Berlioz et Marie Recio
1858
20 janvier: Berlioz reçoit une visite de Wagner à Paris et lui lit le livret des Troyens
23 janvier: Berlioz rend visite à Wagner à son hôtel à Paris
1859
15 septembre: Wagner arrive à Paris pour un séjour de 19 mois
23 octobre: Berlioz et Wagner se rencontrent dans la rue
1860
25 janvier: premier concert de Wagner à Paris, en présence de Berlioz
1 février: deuxième concert de Wagner: Berlioz n’y assiste pas
8 février: troisième concert de Wagner
9 février: publication du compte-rendu de Berlioz dans le Journal des Débats
22 février: lettre ouverte de Wagner à Berlioz dans le Journal des Débats
22 et 23 mai: échange de lettres entre Wagner et Berlioz à propos des articles de Berlioz sur le Fidelio de Beethoven
28 mai (?): Wagner dîne chez Berlioz (?)
Juillet: rencontre chez Mme Viardot où le 2ème acte de Tristan est joué par Viardot, Wagner et Klindworth en présence de Berlioz et Mme Kalergis
1861
13 mars: première exécution de Tannhäuser à l’Opéra, en présence de Berlioz
18 mars: deuxième exécution de Tannhäuser
24 mars: troisième et dernière exécution de Tannhäuser
Mai: Wagner quitte Paris pour ne jamais y revenir
1863
6 avril: Berlioz assiste à une exécution de Tannhäuser à Weimar
Les premiers rapports de Berlioz et Wagner, à l’époque du premier séjour de ce dernier à Paris en 1839-1842 et de la première visite de Berlioz à Dresde, sont évoqués ailleurs sur ce site et ne seront pas repris ici (voir aussi NL no. 814bis). Qu’il suffise d’observer qu’après la publication de sa lettre sur sa visite à Dresde Berlioz semble ne plus avoir pensé à Wagner pendant plusieurs années, si l’on peut tirer argument du silence en apparence total sur lui dans ce qui subsiste de sa correspondance. On pourrait avancer que Berlioz, tout en reconnaissant en Wagner un compositeur d’importance et un nom avec lequel il fallait compter, n’avait d’emblée pas de sympathie naturelle pour son style musical et ne s’y est donc pas attardé outre mesure.
Les choses auraient pu en rester là, et les carrières de Berlioz et Wagner auraient pu se poursuivre indépendamment l’une de l’autre sauf pour l’intervention de Liszt. Quand Liszt prend la décision de s’établir de manière permanente à Weimar en 1848 son premier objectif est de faire jouer la musique de Wagner, à laquelle il vient d’être converti: il fait monter Tannhäuser en 1849 et l’année suivante dirige la première exécution de Lohengrin. Berlioz est prévenu tôt des intentions de Liszt, comme il ressort d’une lettre de janvier 1849 dans laquelle Liszt l’informe de ses projets, attire son attention sur Tannhäuser et suggère, peut-être naïvement, que Berlioz serait flatté d’y reconnaître des emprunts par Wagner à Roméo et Juliette… (CG no. 1242bis). La réponse de Berlioz, s’il y en eut, n’est pas connue; le nom de Wagner n’apparaît pas dans sa correspondance pendant encore plusieurs années, et il semble qu’il n’ait pas relevé l’allusion.
Ce que Berlioz ne sait sans doute pas, c’est que depuis avril 1852 Liszt est en train de débattre avec Wagner sa décision de soutenir Berlioz, et non seulement Wagner, à Weimar. La contestation porte d’abord sur la reprise de Benvenuto Cellini en 1852: Wagner essaie de dissuader Liszt de son projet, et dans cet esprit n’a pas scrupule à dénigrer une œuvre qui lui est pratiquement inconnue (WL nos. 70, 71, 78). Quelques mois plus tard il élargit sa critique contre les insuffisances présumées de Berlioz: selon lui, ce qu’il faut à Berlioz c’est un poète, et Wagner du même coup condamne la Damnation de Faust, œuvre qui lui est tout aussi inconnue que Cellini et qu’il confond avec une ‘symphonie’. Néanmoins il se déclare prêt à venir au secours de Berlioz en lui offrant un poème qu’il n’a plus l’intention de mettre en musique et dont Liszt ne veut pas non plus (WL no. 79). Liszt, d’abord interloqué, admet le bien-fondé de certaines des objections de Wagner mais persiste dans sa conviction: Benvenuto Cellini est un chef-d’œuvre qui mérite bien d’être repris (WL nos. 81, 82, 135, 145). Rien n’indique que Berlioz ait jamais eu vent de tous ces débats, et on remarquera au passage que de son côté Berlioz n’a jamais cherché à dissuader Liszt de défendre d’autres compositeurs que Berlioz.
L’ambition évidente de Liszt de réconcilier les deux compositeurs contemporains qu’il admire le plus s’inscrit dans le cadre de son grand projet d’être le guide d’un mouvement en faveur de la musique progressive dont Weimar serait le centre. Liszt pour sa part n’a aucune difficulté à entretenir les meilleurs rapports avec les deux hommes, et dispose d’un avantage de taille: il parle et écrit couramment à la fois le français (avec Berlioz) et l’allemand (avec Wagner). Berlioz de son côté ne sait pas l’allemand et ne manifeste aucune intention de l’apprendre, tandis que Wagner, qui a une certaine connaissance du français comme on peut le voir d’après sa correspondance et son autobiographie, est conscient de ses limites (WL nos. 124, 187, 301a; NL no. 2010bis; Mein Leben II pages 616-18). Il souligne aussi à plusieurs reprises que Berlioz ne peut jamais le comprendre complètement du fait de son ignorance de l’allemand (WL no. 192; NL no. 2010bis; CG no. 2481), objection que Berlioz est prêt à lui accorder (CG no. 2014). La question de langue est certes importante, et ce n’est pas par hasard que la correspondance entre Berlioz et Wagner semble avoir été très limitée en comparaison avec leurs propres correspondances avec Liszt (pour Liszt et Berlioz voir la page sur leurs rapports). Mais tout ne peut se réduire à la question de langue: Berlioz entretient des rapports étroits avec des musiciens allemands dont la connaissance du français était approximative, tel Robert Griepenkerl à Brunswick (cf. CG no. 1542). Les différences de tempérament sont par contre fondamentales. La question d’âge a aussi son importance, et Wagner pour sa part en est conscient (cf. Mein Leben I pages 229-31 et II pages 616-18), mais elle n’a aussi jamais empêché Berlioz et Liszt de se traiter en égaux. Une autre difficulté est purement pratique: pour Berlioz et Wagner les occasions de se rencontrer et parler face à face sont restreintes au cours des années 1850, puisque Wagner est exilé d’Allemagne pendant tout ce temps. Les quelques rencontres qui ont donc lieu sont soit à Paris soit à Londres dans les rares occasions où ils s’y trouvent tous les deux en même temps.
Dès l’été de 1853, et peut-être plus tôt, Liszt visiblement presse Berlioz de se rapprocher de Wagner: Berlioz se déclare prêt et veut bien passer outre à quelques remarques critiques publiées par Wagner sur son compte (CG no. 1620). En octobre 1853 Liszt, Wagner et Berlioz se trouvent à Paris ensemble pendant quelques jours (cf. WL no. 124) et se rencontrent à deux reprises (le 10 et 11 octobre), juste avant un nouveau départ de Berlioz pour l’Allemagne. Les réactions de Berlioz à cette rencontre ne sont pas connues (cf. CG no. 1633), mais d’après l’allusion dans l’autobiographie de Wagner (Mein Leben II p. 597) les résultats ne semblent pas concluants.
La prochaine occasion se présente deux ans plus tard, en juin 1855 quand Wagner et Berlioz se trouvent par hasard tous les deux à Londres pour y diriger des concerts (cf. CG nos. 1972, 1975). Malgré leurs engagements ils parviennent chacun à assister à un concert dirigé par l’autre; vers le 20 juin ils se rencontrent longuement autour d’un dîner au domicile de Sainton à Londres, et se revoient le 25 juin avant et après le dernier concert de Wagner. Tous les deux font part à Liszt peu après de leur rencontre (CG no. 1987, cf. 1991; WL no. 187) et Wagner y consacre aussi un développement dans son autobiographie (Mein Leben II pages 616-18). Les récits des deux hommes s’accordent sur la cordialité d’une rencontre qui leur permet de mieux se connaître qu’avant; après leur retour de Londres ils échangent des lettres amicales et aussi quelques-unes de leurs œuvres (CG nos. 1986, 2012, 2014; NL no. 2010bis; cf. WL no. 192 et Mein Leben II p. 625). La lettre de Wagner à Berlioz du 6 septembre (NL no. 2010bis) et la réponse de Berlioz à celle-ci le 10 septembre (CG no. 2014) sont particulièrement intéressantes: c’est un des rares cas dans la correspondance de Berlioz où l’on dispose à la fois de la lettre de son correspondant et de sa réponse à celui-ci. En comparant les deux lettres on remarquera par exemple qu’alors que Wagner n’avait pas précisé quelle œuvre il était en train de composer, Berlioz savait qu’il s’agissait de l’Anneau des Nibelungen, sans doute d’après des conversations antérieures avec Wagner.
Liszt est ravi: ses rêves de concorde au sein du camp de la musique progressive semblent en voie de se réaliser, et dans sa lettre à Wagner il transcrit quelques lignes de la lettre de Berlioz (WL no. 188). (Les visiteurs au site voudront sans doute lire l’ingénieuse reconstitution de la rencontre entre Berlioz et Wagner à Londres, de la plume d’Olivier Teitgen et sous le titre L’Entente cordiale.)
Apparences cependant trompeuses, et les sources possibles de désaccord ne manquent pas. L’appréciation qu’ils expriment chacun sur la direction d’orchestre de l’autre met à jour la différence de leurs tempéraments musicaux (Wagner sur Berlioz: WL no. 187 et Mein Leben II pages 616-18; Berlioz sur Wagner: CG no. 1991). Et il y a d’autres points de désaccord. Berlioz reproche à Wagner son dédain de Mendelssohn (CG no. 1987) et soupçonne la sincérité de ses protestations d’amitié (CG no. 1991). Le récit plus tardif donné par Wagner dans son autobiographie (Mein Leben II pages 616-18) émet plus de réserves envers Berlioz que ses lettres de 1855 à Liszt, où il a peut-être caché ses doutes. Et surtout, malgré la chaleur momentanée de leurs rapports personnels, les réserves émises dès 1843 par Berlioz sur la musique de Wagner font surface de nouveau.
La première indication en est une lettre de Berlioz à son jeune protégé Théodore Ritter (CG no. 2059), où Berlioz utilise pour la première fois l’expression ‘la musique de l’avenir’ et dans un sens péjoratif, mais toutefois sans l’associer encore explicitement à Wagner. Cette expression malencontreuse, source de tant de malentendus et de controverses, ne remonte pas à Wagner lui-même, comme il le soulignera à Berlioz plus tard (CG no. 2481, février 1860), mais elle est déjà monnaie courante et souvent liée au nom de Wagner. Berlioz apprend à mieux connaître la musique de Wagner, mais son verdict n’en devient pas plus favorable. On peut supposer qu’il aura parcouru la partition de Lohengrin qu’il possède (CG no. 2014) en avance des exécutions à Weimar en février 1856. Berlioz sort de la première pendant le second acte mais écoute la deuxième jusqu’au bout, et le résultat est de faire éclater au grand jour son désaccord avec Liszt sur Wagner. Liszt écrit à Wagner le mois suivant mais sans souffler mot de la réaction de Berlioz à Lohengrin, silence que Wagner ne peut se manquer de relever (WL nos. 207-8).
‘Les Neo-Weimariens […] forment un club de jeunes artistes dits progressistes, dont je suis censé porter le drapeau’ – tel est le commentaire prudent que Berlioz fait des célébrations en son honneur à Weimar l’année précédente (CG no. 1899). Mais en juin 1856 sa position s’est durcie, comme il ressort des remarques sur son élection à l’Institut qu’il confie à Henri Litolff, qui avait pris partie pour lui dans la dispute sur Wagner à Weimar en février: Berlioz rejette toutes les dénominations et tient bien à marquer sa distance de ‘la musique de l’avenir’ (CG no. 2143). Mais quelques jours plus tard la princesse Sayn-Wittgenstein souligne avec insistance que l’élection de Berlioz est précisément une victoire ‘pour tous les musiciens de l’avenir’ (CG no. 2148ter)! En août, écrivant à la princesse sur son travail en cours sur les Troyens, Berlioz insère un paragraphe frappant où il défend sa conception du rôle de la musique qu’il contraste avec ‘le crime de Wagner’ qui ‘veut réduire [la musique] à des accents expressifs’ (CG no. 2163). Il veut manifestement dissiper toute confusion entre Wagner et lui-même.
Au début de 1858 Wagner est de retour à Paris et rencontre Berlioz, qui lui lit le poème des Troyens. Une lettre de Berlioz à son fils peu après garde un mutisme frappant sur ses rencontres avec Wagner, mais décrit Hans von Bülow avec lequel il vient d’échanger des lettres (CG no. 2273) comme ‘l’un des plus fervents disciples de cette école insensée qu’on appelle en Allemagne l’école de l’avenir’ dont Berlioz se refuse à faire partie (CG no. 2274). Visiblement Bülow espère encore réconcilier les deux géants de la musique contemporaine. Une autre lettre de Berlioz, à la princesse, fait allusion à sa rencontre avec Wagner, mais seulement en termes généraux et sans mentionner la lecture du poème des Troyens (CG no. 2279). Le témoignage de Wagner est différent: il réagit très défavorablement au nouvel opéra – ou du moins à son livret, car il n’a rien entendu de la musique – dans une lettre à Hans von Bülow et aussi plus tard dans son autobiographie (Mein Leben II p. 663; voir aussi WL no. 251 à Liszt et SB XI no. 117). Son jugement négatif a pu être influencé précisément par le fait qu’il sait que c’est la princesse qui a encouragé Berlioz à écrire l’opéra. Quelques semaines plus tard le ton monte encore: Joseph d’Ortigue, ami de Berlioz, publie un article dans le Journal des Débats (2 juin 1858) dans lequel il s’empresse de dissocier Berlioz (et Litolff) de tout lien avec la ‘musique de l’avenir’ qu’il caractérise en termes peu flatteurs. Hans von Bülow, qui soupçonne l’influence de Berlioz derrière la publication de l’article, est outré.
Berlioz n’a pas inventé l’expression ‘la musique de l’avenir’ ni son application à la musique de Wagner, mais une autre expression ‘l’école du charivari’ entre dans son vocabulaire en 1860 et devient synonyme pour lui avec ‘la musique de l’avenir’. Berlioz utilise souvent le mot ‘charivari’ dans le sens de ‘bruit’, ‘confusion’, ‘désordre’ (par example CG nos. 2100, 2192, 2202, 2219). C’était aussi bien entendu le nom d’un journal satirique de Paris, et Berlioz avait souvent été en butte à ses attaques (voir Caricatures de Berlioz). Il semble que l’expression ‘l’école du charivari’ soit une invention de Berlioz qu’il associe dans son esprit à la musique de Wagner.
Les premières expériences de Wagner à Paris en 1839-1842, compositeur alors jeune et peu connu, sont parmi les épisodes les plus malheureux de sa vie. On pourrait considérer son retour à Paris en septembre 1859 pour un séjour qui se prolongera jusqu’à mai 1861 comme la contrepartie à ce premier séjour: compositeur maintenant célèbre avec une série d’œuvres majeures à son actif, Wagner veut y faire connaître sa musique et établir sa position dans ce qui est encore la capitale du monde de la musique de l’époque. C’est aussi au cours de son premier séjour parisien que Wagner a rencontré Berlioz, dont la musique a fait une telle impression sur lui. Vingt ans après il considère toujours Berlioz comme l’un des trois grands compositeurs de l’époque, en même compagnie que Liszt et Wagner lui-même (WL no. 301a). L’un de ses espoirs en 1859 semble maintenant de renouer le dialogue avec Berlioz sur le terrain de la musique (et pas seulement sur le plan personnel, comme à Londres en 1855) – d’où entre autres la dédicace sur l’exemplaire de la partition de Tristan und Isolde qu’il offre à Berlioz au début de 1860 (CG no. 2468).
C’est précisément ce que Liszt pressait Berlioz depuis des années à faire avec Wagner. Selon une lettre de Hans von Bülow, qui a pu être informé par Wagner lui-même, Berlioz réagit avec lenteur au don fait par Wagner de la partition, et Bülow en est outré. Il se trouve que l’exemplaire de Tristan donné à Berlioz par Wagner existe encore; d’après les nombreuses annotations critiques crayonnées par Berlioz sur la partition, on peut constater que Berlioz a lu l’ouvrage de près (voir Le Ménestrel du 28 septembre 1884, p. 348-9 et une série d’articles dans le même journal en octobre 1884). Mais Berlioz refuse son adhésion, et avec le recul du temps on peut avancer qu’il était déjà trop tard pour réaliser ‘l’entente cordiale’ que Liszt souhaitait. Le résultat en 1860 est un dialogue de sourds au cours duquel Berlioz et Liszt vont s’éloigner encore plus l’un de l’autre.
À l’automne de 1859 Wagner et Berlioz ont plusieurs fois l’occasion de se rencontrer (CG nos. 2425, 2428, 2431, 2433, 2451). Wagner est occupé à la préparation d’une série de concerts de sa musique. Selon son autobiographie il tente d’obtenir le soutien de Berlioz; ce dernier, d’abord obligeant, aurait ensuite été mis au pas par l’intervention de Marie Recio (Mein Leben II pages 706-8) qui a pu concevablement jouer un rôle en compliquant les rapports entre lui et Wagner (voir aussi WL no. 301a). Quoiqu’il en soit les concerts de Wagner sont pour Berlioz une charge importune: ce n’est pas la première fois qu’il se voit obligé de rendre compte de musique qui lui est antipathique, mais Wagner est une autre affaire que les innombrables médiocrités que Berlioz a dû subir tout au long de sa carrière de critique musical, et il ne peut être tout simplement négligé. La correspondance de Berlioz est éloquente à ce sujet (CG nos. 2464, 2471, 2472, 2473; cf. 2480).
Le compte-rendu du premier concert, publié dans le Journal des Débats le 9 février, coûte à Berlioz bien de la peine (cf. CG nos. 2476, 2477); elle paraît sous le titre ‘Concerts de Richard Wagner’ mais avec le sous-titre inquiétant ‘La Musique de l’Avenir’. Après quelques remarques préliminaires l’article décrit en détail les morceaux joués et mêle louange à quelques critiques. On remarquera que Berlioz, tant dans cet article que dans ses autres écrits, ne fait jamais allusion aux échos de sa propre musique dans Wagner qui pourtant devaient lui être évidents. Des années plus tôt Liszt avait attiré son attention sur les ressemblances entre Roméo et Juliette et l’ouverture de Tannhäuser (CG no. 1242bis), et la dédicace de Wagner sur la partition de Tristan veut évidemment faire acte de cette dette (CG no. 2468). L’influence de Berlioz sur Wagner faisait d’ailleurs l’objet d’un débat parmi leurs contemporains, comme les souvenirs d’Ernest Reyer, ami de Berlioz, l’attestent. D’autre part Berlioz ne pouvait bien entendu savoir que le livret des Maîtres Chanteurs allait adapter d’importants éléments de Benvenuto Cellini: de même que Tristan und Isolde est la réponse de Wagner à Roméo et Juliette, les Maîtres Chanteurs peuvent être considérés comme la contrepartie wagnérienne de Benvenuto Cellini.
Après examen des différents morceaux joués le compte-rendu résume la personnalité musicale de Wagner: ‘On doit en conclure, ce me semble, qu’il possède cette rare intensité de sentiment, cette ardeur intérieure, cette puissance de volonté, cette foi qui subjuguent, émeuvent et entraînent; mais que ces qualités auraient bien plus d’éclat si elles étaient unies à plus d’invention, à moins de recherche et à une plus juste appréciation de certains éléments constitutifs de l’art.’ Jusqu’à ce point Wagner n’aurait pu sérieusement tirer ombrage du compte-rendu, et à certains égards il aurait même pu s’en féliciter. Mais Berlioz va plus loin: il se sent obligé de soulever la question de ‘la musique de l’avenir’ et de prendre position sur les principes supposés d’une prétendue ‘école’ à laquelle le nom de Wagner était indissolublement lié. Il s’y sent obligé parce que son propre nom y a été parfois associé et il veut de nouveau marquer ses distances. Le compte-rendu conclut ainsi sur un ton ambigu et polémique.
L’importance que Berlioz attache au compte-rendu est attestée par son inclusion deux ans plus tard (1862) dans À Travers chants (chapitre 24), son dernier recueil d’articles critiques qui a valeur de profession de foi musicale. La place donnée au chapitre est voulue et accablante: il suit un bref commentaire sur le déclin de l’art musical à Paris à l’époque (‘Les temps sont proches’) et est bientôt suivi (chapitre 26) par un article à la louange des symphonies de Henri Reber (tirés tous deux de feuilletons dans le Journal des Débats, du 3 janvier et du 23 juillet 1861). Le style musical de Reber est caractérisé en ces termes:
Son harmonie est plus hardie que celle de Haydn et de Mozart, sans indiquer pourtant le moindre penchant pour les discordances féroces, pour le style charivarique systématiquement adopté depuis quatre ou cinq ans par quelques musiciens allemands dont la raison n’est pas bien saine, et qui fait à cette heure l’épouvante et l’horreur de la civilisation musicale.
L’allusion à l’écriture harmonique de Wagner est évidente et renvoie au compte-rendu du concert: chacun des trois derniers paragraphes du compte-rendu utilise des mots dérivés de ‘charivari’ pour décrire certaines des caractéristiques présumées de ‘la musique de l’avenir’. L’expression sera utilisée de nouveau par Berlioz dans un de ses derniers feuilletons (20 mars 1863) avec une allusion indirecte à Wagner, mais sans le nommer.
Wagner se sent provoqué et obligé de répondre: dans une longue lettre ouverte à Berlioz publiée dans le Journal des Débats le 22 février il se distance de l’appellation ‘musique de l’avenir’ qui n’est pas son invention, puis développe longuement la thèse de son livre de 1849, L’Œuvre d’art de l’avenir, source de la confusion (CG no. 2481; Mein Leben II p. 716). Berlioz ne répond pas (CG no. 2492), mais Wagner ne renonce pas et veut visiblement poursuivre le débat. Quand quelques semaines plus tard Berlioz publie deux articles sur le Fidelio de Beethoven (Débats 19 mai et 22 mai 1860, repris pour l’essentiel dans À Travers chants, chapitre 4), Wagner est mû à lui écrire une chaleureuse lettre de remerciements qui tente d’exprimer sa conviction qu’il est possible aux grands esprits de s’entendre (CG no. 2503; WL no. 301a); Berlioz répond le lendemain (CG no. 2504), et comme en septembre 1855 les deux lettres existent encore. L’épisode semble avoir provoqué un rapprochement passager entre les deux hommes, et c’est sans doute dans ce contexte que peu après Berlioz invite Wagner à dîner chez lui au 4 rue de Calais (NL no. 2504bis, 27 mai?).
Ils se rencontrent de nouveau en juillet quand Wagner organise pour le compte d’une admiratrice (Mme Kalergis) une exécution privée chez Mme Viardot du deuxième acte de Tristan, avec Wagner et Viardot se partageant la distribution et Klindworth, invité de Londres pour l’occasion (cf. CG no. 1991), jouant la réduction de l’orchestre au piano. Berlioz n’a jusqu’alors entendu que le prélude de l’opéra, qui lui a paru incompréhensible: c’est pour lui l’occasion d’entendre le cœur de l’œuvre (mais il avait eu la possibilité d’étudier la grande partition que Wagner lui avait offerte). Selon l’autobiographie de Wagner, la seule source semble-t-il pour cet épisode (Mein Leben II p. 731), c’est Pauline Viardot qui aurait persuadé Berlioz de venir dans l’espoir de le réconcilier avec Wagner (elle connaissait les sentiments de Berlioz: CG nos. 2471, 2473, 2477, 2480). Selon le récit de Wagner Berlioz aurait été peu communicatif et l’affaire finit là.
On pourrait hasarder ici l’hypothèse que l’écoute de Tristan a peut-être influencé Berlioz plus qu’il ne paraît à première vue: quelques mois plus tard, à l’improviste et sur sa propre initiative, Berlioz entreprend la composition de sa dernière œuvre majeure, l’opéra Béatrice et Bénédict, qui traite un thème d’amour mais de manière légère et ironique. Serait-ce de la part de Berlioz la contrepartie voulue de la passion dévorante de Tristan und Isolde, lui-même la contrepartie wagnérienne de Roméo et Juliette?
Quoiqu’il en soit, la réunion en juillet semble être la dernière occasion où Berlioz et Wagner se trouvent face à face, et dans l’autobiographie de Wagner il n’est pas question de la réaction de Berlioz aux exécutions de Tannhäuser en mars 1861. Wagner a tout simplement renoncé à Berlioz. Berlioz de son côté est exaspéré – et on le comprend – de voir l’œuvre de Wagner prendre le pas à l’Opéra sur ses Troyens qui n’ont toujours pas été exécutés, à grands frais et avec l’appui de l’Empereur qui a traité l’œuvre de Berlioz avec indifférence (CG no. 2857; Mémoires, Postface). Il réagit en refusant de faire aucun commentaire en public sur l’ouvrage, sans doute pour éviter les désagréments du compte-rendu des concerts de Wagner l’année précédente (il laisse à son ami d’Ortigue le soin de le faire). Mais en privé à ses amis il donne libre cours à ses sentiments et ne semble avoir assisté qu’à la première exécution (CG nos. 2534, 2535, 2536, 2538, 2542, 2545). Pour Berlioz Wagner est maintenant sans ambage un membre de ‘l’école du charivari’ qui a le soutien de Liszt (CG nos. 2536, 2542; en l’occurrence Liszt n’assistera pas aux exécutions: CG no. 2538). Le ressentiment a visiblement faussé le jugement de Berlioz, ce qui semble avoir inquiété même certains de ses amis: l’insistence avec laquelle Théophile Gautier s’attarde sur Wagner dans la nécrologie qu’il publie sur Berlioz en 1869 le laisse supposer (voir aussi les souvenirs d’Ernest Reyer sur Berlioz: il estimait ne pas avoir à choisir entre Wagner et Berlioz).
On possède un aperçu intéressant sur la première houleuse de Tannhaüser à Paris dans une lettre de Marie Recio-Berlioz à ses nièces Joséphine et Nancy Suat du 20 mars 1861, une semaine après l’exécution à laquelle elle avait assisté en compagnie de Berlioz. La lettre, qui se trouve au Musée Hector Berlioz, est publiée intégralement sur ce site. Dans cette lettre Marie exulte sur la débâcle de l’opéra:
De mémoire d’abonné on ne se rappelle pas semblable chute, méritée en tout point il faut le convenir. Il en cuit à présent à Mr Wagner d’avoir employé l’autorité impériale, pour passer sur le dos de tous. Il est tombé à plat, et à été enterré sous les rires et les sifflets. La 2eme représentation a été encore plus orageuse que la première, et on n’annonce pas la 3eme. [...] Nous voila débarrassés de toute la clique de la musique de l’avenir, il faut espérer du moins qu’après si rude épreuve, elle en restera là.
Deux ans après les représentations de l’Opéra, et dans un meilleur état d’esprit, Berlioz entend Tannhäuser à Weimar (ni Liszt ni Wagner ne sont présents), et il est capable de formuler un brève appréciation des beautés de l’œuvre (CG no. 2708). Mais visiblement il ne veut pas s’attarder sur un sujet qui lui est pénible, et les quelques références à Wagner dans ses lettres par la suite sont hostiles (CG nos. 2750, 2843, 2888 cf. 2920). Une des dernières lettres de sa correspondance, du critique russe Vladimir Stasov, un de ses chauds partisans, suppose que Berlioz serait heureux de voir Wagner et la ‘musique de l’avenir’ dénigrés par rapport à la sienne (CG no. 3375). On comprend pourquoi Berlioz a préféré éliminer toute mention de Wagner, Liszt et la ‘musique de l’avenir’ de l’avant-dernier chapitre de ses Mémoires avec lequel se termine sa carrière de musicien (CG no. 3008).
Toutes traductions de l’allemand © Michel Austin
Abbréviations:
CG= Correspondance générale
NL = Nouvelles lettres de Berlioz, de sa famille, de ses contemporaints (2015)
SB = Richard Wagner, Sämtliche Briefe tomes 1- (Leipzig, 1979- )
WL = Briefwechsel zwischen Wagner und Liszt, 2 tomes (Leipzig, 1910) (les liens à chaque texte renvoient au texte original en allemand qui est donné sur une page séparée)
Comme on a remarqué ci-dessus, la correspondance de Berlioz et Wagner est peu développée et seuls quelques textes ont survécu; voici la liste des lettres connues:
(a) Lettres de Berlioz à Wagner
1840: CG no. 757 (12 octobre)
1843: NL no. 814bis, p. 216 (mi-février?)
1855: CG no. 2014 (10 septembre)
1859: CG nos. 2431 (vers le 11 novembre), 2433 (18 novembre)
1859-1860: CG no. 2425
1860: CG nos. 2464 (12 janvier), 2476 (2 février), 2504 (23 mai), NL no. 2504bis, p. 548-9 (27 mai?)
(b) Lettres de Wagner à Berlioz
1855: NL no. 2010bis, p. 433-5 (6 septembre)
1860: CG nos. 2468 (21 janvier), 2481 (vers le 15 février), 2503 (22 mai)
Berlioz à Wagner, Dresde, mi-février (NL no. 814bis, p. 216; carte de visite):
Avec les compliments et les remerciements sincères de M. H. Berlioz.
[Note: dans sa 5ème lettre sur son premier voyage en Allemagne Berlioz remercie Wagner de l’avoir assisté au cours des répétions pour ses deux concerts à Dresde en février 1843; cette carte se rapporte sans doute à cette occasion]
Voir CG no. 1242bis
Liszt à Wagner, 7 avril (WL no. 70):
[…] Les informations les plus détaillées sur la mise en scène de l’opéra de Berlioz sont fournies par le journal de Brendel [la Neue Zeitschrift für Musik, 2 et 30 avril 1852]. – Pour ma part j’ajouterai seulement que les raisons qui m’ont décidé pour cet opéra se sont avérées entièrement justes et susceptibles de favoriser mon activité ici. Pourquoi Cellini à Weimar? Voilà une question à laquelle je n’ai pas besoin de donner de réponse à tout le monde, mais dont la solution dans la pratique devrait nous satisfaire. – Au départ tu n’as sans doute pas bien compris l’affaire, mais tu le comprendras mieux plus tard. En tout cas je crois que si tu n’es pas porté à faire des suppositions en l’air tu me donneras raison. […]
Wagner à Liszt, 13 avril (WL no. 71):
[…] Que t’est il donc venu à l’oreille au sujet de mon attitude envers la mise en scène de Cellini? Il me semble que tu me supposes hostile. Je voudrais te détromper. Je considère ton initiative comme une question d’engagement personnel de ta part qui découle de ton amitié pour Berlioz: quel animal serais-je si je voulais te faire reproche de cette amitié et de cette initiative! Chacun doit suivre les élans de son cœur comme tu le fais, ou mieux encore, chancun devrait avoir un cœur comme le tien. La situation serait alors vite différente. Ici aussi je ne peux que me réjouir pour toi. Ce n’est que quand un pareil élan doit aussi satisfaire le bon sens que je dois exprimer mon avis qu’on risque de commettre des erreurs qui peuvent paraître évidentes à une tierce personne. Je ne peux absolument pas croire aux conséquences que – d’après ce qu’on me dit – tu attends de la mise en scène de Cellini: c’est tout! Est-ce que mes doutes peuvent faire la moindre différence à mon opinion sur ton action? Absolument pas! De tout mon cœur je te dis: tu as bien fait, et je voudrais aussi pouvoir dire la même chose à bien des personnes. […]
Liszt à Wagner, 23 août (WL no. 78):
[…] À la mi-novembre j’attends Berlioz; on ne doit pas mettre de côté son Cellini (sauf pour une coupure assez considérable) – parce qu’en dépit de toutes les bêtises qui circulent à son propos, Cellini est et reste une œuvre d’envergure qu’il faut placer très haut – J’ai la certitude qu’elle te plaira beaucoup. […]
Wagner à Liszt, 8 septembre (WL no. 79):
[…] Ceci me mène à Berlioz et Raff. Je suis franchement attristé que Berlioz s’occupe encore de la révision de son Cellini. Si je ne me trompe, cette œuvre remonte à plus de 12 ans: est-ce que Berlioz n’a pas fait assez de progrès depuis pour être en mesure de faire quelque chose de complètement différent? Il doit vraiment manquer terriblement de confiance en soi pour avoir à revenir à un ouvrage tellement ancien. Bülow a vu tout à fait juste quant au défaut de Cellini: c’est le poème et la situation fausse où elle met le compositeur d’avoir à couvrir par des moyens purement musicaux les insuffisances que seul le poète peut combler. Berlioz ne pourra jamais sauver ce Cellini: mais qu’est-ce qui compte le plus, Cellini ou Berlioz? Laisse donc aller le premier pour venir en aide au second! – C’est pour moi quelque chose d’horrible d’assister à ces efforts surhumains pour ranimer cette œuvre. Au nom du ciel, Berlioz devrait écrire un nouvel opéra; s’il ne le fait pas ce sera son plus grand malheur, car une seule chose peut le sauver: le drame, et son refus obstiné de suivre le seul moyen d’en sortir ne peut que le mener toujours plus bas à sa perte. Ce dilemme ne sera qu’aggravé par une nouvelle tentative sur un vieux problème, où le poète lui fait défaut et il ne peut que chercher constamment à le remplacer par sa musique.
Crois-moi, j’aime Berlioz, malgré la défiance avec laquelle il s’obstine à garder sa distance envers moi; il ne me connaît pas, mais moi je le connais. S’il y a quelqu’un dont j’attende quelque chose, c’est bien Berlioz, mais pas de la manière qui l’a mené aux platitudes de sa symphonie de Faust. S’il continue sur cette voie, il ne peut que se rendre tout à fait ridicule. S’il est un musicien qui ait besoin du poète c’est Berlioz, et c’est son malheur d’adapter toujours ce poète à sa fantaisie de musicien, en habillant tantôt Shakespeare et tantôt Goethe à son gré. Il lui faut un poète pour le pénétrer complètement et le subjuguer, un poète qui sera pour lui ce qu’un un homme est à une femme. Je vois avec désespoir cet artiste exceptionnellement doué aller à sa perte par son isolement égoïste. Puis-je lui être d’un quelconque secours?? –
Tu ne veux pas Wiland [Wiland le Forgeron, poème de Wagner]; à mon avis c’est un beau poème, mais je ne puis plus le développer. Veux-tu l’offrir à Berlioz? Henri Blaze serait peut-être la personne indiquée pour en faire une version française. […]
Wagner à Liszt, 3 octobre (WL no. 81):
[…] Mon Dieu, ai-je dit quelque chose sur Berlioz ou Raff que tu n’aurais pas bien compris, comme si j’avais quelque grief contre eux? J’ai parlé comme je vois les choses de loin, and en particulier dans le cas de Berlioz je n’ai que les meilleures intentions. […]
Liszt à Wagner, 7 octobre (WL no. 82):
Tu as entièrement raison, très cher ami, de voir dans le poème le nœud de la question en ce qui concerne Berlioz, et mon opinion là-dessus rejoint tout à fait la tienne. Tu es seulement mal informé quand tu crois que Berlioz a entrepris une révision de son Cellini. Ce n’est pas le cas: il s’agit seulement d’une coupure assez importante (environ un tableau entier), que j’ai proposée à Berlioz et qui lui a paru bonne. En conséquence la prochaine représentation de Cellini comprendra trois au lieu de quatre tableaux. Si cela t’intéresse, je t’enverrai le nouveau livret avec l’ancien, et je pense que tu approuveras le changement et la fonte des deux derniers tableaux en un seul. – Je te remercie bien vivement de ta proposition d’offrir Wiland à Berlioz, et je lui en parlerai à l’occasion de son séjour à Weimar. Il est malheureusement à craindre que les Parisiens ne marcheront pas, et Henri Blaze n’est absolument pas l’homme pour retravailler ce poème et lui faire justice. Mais surtout, très cher et meilleur ami, ne va pas supposer que je te fais grief de ce que tu as pu dire sur tel ou tel. Ma sympathie pour toi et mon admiration pour ton génie divin sont vraiment trop profondes et sincères pour que je me méprenne sur la force de tes arguments. Tu ne peux et ne dois être autre chose que ce que tu es, et c’est dans cet esprit que je t’honore, te comprends et t’aime de toute mon âme. […]
Berlioz à Liszt (CG no. 1620; fin juillet, Paris):
[…] Je suis persuadé comme toi de la facilité de l’engrenage entre Wagner et moi, si toutefois il met un peu d’huile dans ses roues. Quant aux quelques lignes dont tu parles, je ne les ai jamais lues, je n’en ai pas le moindre ressentiment; et j’ai assez tiré moi-même de coups de pistolets dans les jambes des gens qui marchent, pour ne pas m’étonner de recevoir quelques chevrotines à mon tour. […]
Wagner à Liszt, 25 août (WL no. 123):
[…] Salue Berlioz: c’est un drôle d’excentrique, mais il n’en est pas encore au point où seuls les millionnaires peuvent lui porter secours. Mais c’est un digne homme. […]
Wagner à Liszt, 12 septembre (WL no. 124):
[…] À présent la perspective de Paris ne me sourit pas; Berlioz me fait peur, et avec mon mauvais français je suis perdu. […]
Liszt à Wagner, 31 octobre (WL no. 135):
[…] Tout le reste [tout sauf les œuvres de Wagner exécutées à Weimar] me laisse tout à fait froid, avec la seule exception du Cellini de Berlioz, pour lequel j’ai toujours une grande prédilection; quand tu connaîtras mieux l’œuvre tu me donneras raison. […]
Liszt à Wagner, 21 février (WL no. 145):
[…] Fin mars Berlioz vient de nouveau à Hanovre et va ensuite à Dresde, où il va diriger quelques concerts au théâtre. Fischer m’a écrit récemment à propos d’une représentation de Cellini à Dresde. C’est encore un secret, mais que pour ma part je voudrais rendre public très bientôt. Cet opéra est l’œuvre la plus fraîche et la plus complète de Berlioz, et sa chute à Paris et à Londres le résultat de coups bas et d’incompréhension. Il serait beau de pouvoir lui offrir la revanche éclatante qu’il mérite. […]
Berlioz à Auguste Morel (CG no. 1972; 2 juin, Paris):
[…] Je pars vendredi pour Londres où je suis engagé pour diriger les deux derniers concerts de la New Philharmonic Society, et Harold et Roméo et Juliette. Après quoi je reviendrai; et peut-être donnerai-je ici en juillet ou en août un ou deux concerts. Wagner qui dirige à Londres l’ancienne Société Philharmonique (direction que j’avais été obligé de refuser étant déjà engagé par l’autre) succombe sous les attaques de toute la presse anglaise. Mais il reste calme, dit-on, assuré qu’il est d’être le maître du monde musical dans cinquante ans. […]
Berlioz à Liszt (CG no. 1975; 7 juin, Paris):
[…] Je verrai Wagner en arrivant à Londres; on le dit de fort méchante humeur. Je te dirai ce que je croirai vrai au sujet de sa position en Angleterre. […]
Berlioz à Liszt (CG no. 1987; 24-25 juin, Londres):
[…] Nous avons beaucoup parlé de toi avec Wagner ces jours-ci, et tu peux penser avec quelle affection, car, ma parole d’honneur, je crois qu’il t’aime autant que je t’aime moi-même.
Il te racontera sans doute son séjour à Londres et tout ce qu’il a eu à souffrir d’une hostilité de parti-pris. Il est superbe d’ardeur, de chaleur, de cœur, et j’avoue que ses violences même me transportent. Il semble qu’une fatalité m’empêche d’entendre rien de ses dernières compositions! le jour où sur la demande du Prince Albert il a dirigé son ouverture du Tanhauser à Hanovre Square Room, j’étais, à la même heure, forcé d’assister à une affreuse répétition de chœurs pour le concert de la New Philharmonic que j’avais à diriger deux jours après. Il s’agissait des chœurs des 4 premières parties de Roméo: et cela était si prodigieusement exécrable que j’ai dû, malgré l’avis du Docteur Wilde qui trouvait le tout très bien chanté, couper court à ces horreurs en supprimant entièrement le chant. Malgré quelques absences réelles dans l’orchestre les deux premiers morceaux de Roméo ont bien marché. La Fête a même été rendue avec une telle verve que, pour la 1ère fois depuis que cette symphonie existe, elle a été bissée à grands Hurras par tout ce vaste auditoire d’Exeter Hall. Il y a eu beaucoup de fautes dans le Scherzo.
Je reste à Londres quelques jours de plus à cause d’un concert qu’on me propose de diriger à Covent Garden après notre dernier de la Philharmonique.
Wagner finit demain Lundi avec ceux de Hanovre Square, et se hâtera de partir le lendemain. Nous dînons ensemble avant son concert. Il y a [chez lui] quelque chose de singulièrement attractif, et si nous avons des aspérités tous les deux au moins nos aspérités s’emboîtent:explique cela à Cornelius
[…] Adieu on vient me chercher pour aller à Champion Hill, où j’ai promis de passer une partie de la journée.
– Lundi matin. Je reviens de mon excursion agreste. C’est-à-dire j’en suis revenu hier soir. Klindworth y était, il a joué un délicieux et mélancolique morceau de toi; puis nous avons chanté lui, les deux filles à la maison, un jeune peintre allemand et moi, des morceaux à 5 voix de Purcell que ces dames paraissent connaître comme leur Bible, et qui nous ont médiocrement charmés Klindworth et moi. Les autres buvaient cela comme du lait sucré. Au demeurant il y a un sentiment musical au fond de ces organisations anglaises, mais c’est un sentiment conservateur, religieux avant tout, et anti-passionné. Wagner s’est perdu dans l’esprit du public de Londres en paraissant faire peu de cas de Mendelssohn. Or Mendelssohn, pour beaucoup de gens, est un Handel et demi…!!!… D’un autre côté, si je n’avais le même défaut pour d’autres maîtres que j’exècre avec une violence de canon de 120, je dirais que Wagner a tort de ne pas considérer comme une riche et belle individualité le puritain Mendelssohn.
Quand un maître est un maître, et quand ce maître a toujours et partout honoré et respecté l’art, il faut l’honorer et le respecter aussi, quelle que soit la divergence existant entre la ligne que nous suivons et celle qu’il a suivie. Wagner pourrait me rétorquer l’argument s’il savait qui j’abomine si cordialement; mais je me garderai de lui dire. Quand j’entends ou je lis certains morceaux de ce gros maître [Berlioz veut sans doute dire Haendel], je me contente de serrer fortement les dents, jusqu’à ce que rentré chez moi et seul je me dégonfle en l’accablant d’imprécations.
On n’est pas parfait. […]
Berlioz à Théodore Ritter (CG no. 1991; 3 juillet, Londres):
[…] départ de Wagner après que le brave M. Hogarth l’a présenté à son tour à M. Meyerbeer, en demandant à ces deux illustres s’ils se connaissaient, joie de Wagner de quitter Londres, recrudescence de fureur contre lui parmi tous les critiques après le dernier concert de Hanovre Square, il conduit en effet en style libre comme Klindworth joue du piano, mais il est très attachant par ses idées et sa conversation, nous allons boire du punch chez lui après le concert, il me renouvelle ses amitiés, il m’embrasse avec fureur, disant qu’il avait eu sur moi une foule de préjugés, il pleure, il trépigne, à peine est-il parti que le Musical World publie le passage de son livre où il m’éreinte de la façon la plus comique et la plus spirituelle, joie délirante de Davison en me traduisant cela, LE MONDE EST UN THÉÂTRE, c’est Shakespeare et Cervantès qui l’ont dit […]
Wagner à Liszt, 5 juillet (WL no. 187):
[…] Je rapporte d’Angleterre un véritable profit: une amitié chaleureuse et profonde que j’ai conçue pour Berlioz et qui nous lie tous les deux. J’ai entendu un concert de la New Philharmonic Society sous sa direction, et je dois avouer avoir été peu impressionné par son interprétation de la symphonie en sol mineur de Mozart; quant à l’exécution de sa symphonie Roméo et Juliette, fort médiocre, elle m’a fait pitié. Mais quelques jours plus tard nous étions seuls à dîner ensemble chez Sainton: il était en pleine forme, et les progrès en français que j’ai faits à Londres m’ont permis d’avoir pendant cinq heures une conversation du plus haut intérêt avec lui sur toutes questions se rapportant à l’art, la philosophie et la vie. J’ai ainsi conçu une sympathie profonde pour mon nouvel ami; il me parut tout autre qu’auparavant; nous avons chacun reconnu dans l’autre un compagnon d’infortune et je me trouvai plus heureux que Berlioz. – Après mon dernier concert il est encore venu me rendre visite avec le peu d’amis que me restent à Londres; sa femme y était aussi; nous sommes restés jusqu’à trois heures du matin, et avons pris congé avec de chaleureuses embrassades. – Je lui ai dit à cette occasion que tu voulais me rendre visite en septembre, et je l’ai invité à te donner rendez-vous chez moi; ce qui semblait le gêner était surtout la question d’argent. Mais dis-lui exactement quand tu viens. […]
Liszt à Wagner, 10 juillet (WL no. 188):
[…] En attendant je suis enchanté de la cordialité de tes rapports avec Berlioz. Parmi tous les compositeurs contemporains je le considère comme celui avec lequel tu peux avoir les rapports les plus directs, les plus ouverts et intéressants. Tout compte fait c’est un homme d’honneur, une personnalité magnifique et forte; en même temps que ta lettre j’en reçois une de Berlioz dans laquelle il me dit entre autres choses ceci: [Liszt transcrit une partie de la lettre CG no. 1987] […]
Wagner à Liszt, début septembre (WL no. 192):
[…] Ton article sur la symphonie Harold est très beau et m’a fait grand plaisir. Je vais écrire demain à Berlioz [voir NL no. 2010bis ci-dessous]; il doit m’envoyer ses partitions. Mais jamais il ne me connaîtra bien; son ignorance de l’allemand y fait obstacle, et il ne peut voir de moi qu’un profil trompeur. Je ferai donc un usage honorable de mon privilège et je chercherai à le rapprocher de moi. […]
Wagner à Berlioz (NL no. 2010bis, p. 433-5; 6 septembre, de Zürich)
Quel malheur pour moi, que vous ne comprenez pas l’allemand! Par cette seule circonstance je sens que je resterai toujours étranger pour vous, c’est-à-dire, que vous ne me connaîtrez jamais si intimement, comme je le désire, pour être heureux dans votre embras[s]ement. Certes, je ne vante pas mon terrible français; pourtant il me permet de goûter vos expectorations littéraires, et surtout — je n’en ai pas du tout besoin pour connaître votre musique, pendant que vous ne connaîtrez jamais même ma musique en ignorant la langue, dans laquelle les dessins poétiques sont conçus, dont ma musique n’est que l’illustration colorée. Comme le contraire, c’est-à-dire l’échangement de nos positions, serait heureux!
Maintenant que faire? Il faut bien me résigner et penser que le don, que vous me faites, ne sera jamais récompensé. Mais j’userai bien de l’avantage que j’ai sur vous, et je m’occuperai autant plus de vous qu’il vous est défendu de ne pas vous occuper de moi; avec cela j’aurai l’autre avantage, de ne pas vous faire apercevoir trop clairement mon infériorité. Enfin, soyons courts, pour ne pas vous faire croire que je vous voulais imposer par mon français.
Au fait! Envoyez-moi vos partitions imprimées; j’ai le plus vive désir de les étudier note par note. Je suppose qu’elles ne vous coûteront rien, et que vous les aurez gratis de vos éditeurs. Sinon, alors je vous prie de me déclarer cela bien franchement, et je trouverai moyen de les avoir sans vous importuner. Mais regardez cela comme une affaire sérieuse pour moi! J’aurai votre réponse n’est-ce pas?
Merci de l’envoi de vos Soirées de l’orchestre! Je les ai lues pendant mon séjour aux Alpes, à 2 000 pieds au-dessus du lac des Quatre-Cantons. En même temps je travaillais à l’écriture d’une nouvelle partition; dans les intervalles d’une page à l’autre, je prenais votre livre, et trop souvent j’oubliais parfaitement de continuer mon travail, quoique l’écriture avait déjà longtemps séché. Oh, que de fois étais-je si pres de vous, pour toucher votre main! [...]
Berlioz à Wagner à Zürich (CG no. 2014; 10 septembre, Paris):
Votre lettre m’a fait un bien grand plaisir. Vous n’avez pas tort de déplorer mon ignorance de la langue allemande, et ce que vous me dites de l’impossibilité où je suis d’apprécier vos ouvrages, je me le suis dit bien des fois. La fleur de l’expression se fane presque toujours sous le poids de la traduction, si délicatement que cette traduction soit faite. Il y a des accents, dans la musique vraie, qui veulent leur mot spécial, il y a des mots qui veulent leur accent. Séparer les uns des autres, ou leur donner des approximations, c’est faire allaiter un petit chien par une chèvre et réciproquement. Mais que voulez-vous! j’ai une difficulté diabolique à apprendre les langues; c’est à peine si je sais quelques mots d’anglais et d’italien…
Vous êtes donc en train de faire fondre les glaciers en composant vos Niebelungen!… Cela doit être superbe d’écrire en présence de la grande nature!… Voilà encore une jouissance qui m’est refusée! Les beaux paysages, les hautes cimes, les grands aspects de la mer, m’absorbent complètement au lieu de provoquer chez moi la manifestation de la pensée. Je sens alors et je ne saurais exprimer. Je ne puis dessiner la lune qu’en regardant son image au fond d’un puits.
Je voudrais bien vous envoyer les partitions que vous me faites le plaisir de me demander; malheureusement mes éditeurs ne m’en donnent plus depuis longtemps. Mais il y en a deux et même trois: le Te Deum, l’Enfance du Christ et Lélio (monodrame lyrique), qui vont paraître dans peu de semaines, et celles-là au moins, je pourrai vous les envoyer.
J’ai votre Lohengrin; si vous pouviez me faire parvenir le Tannhauser, vous me feriez bien plaisir. La réunion que vous me proposez serait une fête; mais je dois bien me garder d’y penser. Il faut que je fasse des voyages de désagrément, pour gagner ma vie, Paris ne produisant pour moi que des fruits pleins de cendre.
C’est égal, si nous vivions encore une centaine d’années, je crois que nous aurions raison de bien des choses et de bien des hommes. […]
Berlioz à Théodore Ritter (CG no. 2059; 6 décembre, Paris):
[…] Où diable avez-vous pris cette invention?.. rien ne pouvait vous induire en erreur dans la partition; les cors en ré font
ce qui en tout pays fait, et en tout temps fit ré naturel; je ne réponds pas de l’avenir. Peut-être que dans la musique de l’avenir cette note-là fera ré dièze, à cause de la tendance ascendante de l’art. Mais à cette heure, de par tous les cinq cent mille diables!… […]
Berlioz à Henri Litolff (CG no. 2143; 24 juin, Paris):
[…] Je vous dirai, ce que vous savez déjà peut-être, que je viens d’être élu membre de l’Institut. Faites le savoir à Griepenkerl, quand vous le verrez. Cela fait à Paris grande sensation. C’est une espèce de révolution ou de coup d’état en faveur de la jeune musique, qui n’a pas grands rapports avec la musique de l’avenir, mais qui pourtant n’en a pas beaucoup non plus avec la musique du passé. Toutes ces dénominations, ces catégories, sont de véritables charges, à parler sérieusement. […]
Berlioz à la princesse Sayn-Wittgenstein (CG no. 2163; 12 août, Bade):
[…] Ce qu’il y a d’immensément difficile là-dedans, c’est de trouver la forme musicale, cette forme sans laquelle la musique n’existe pas, ou n’est plus que l’esclave humiliée de la parole. C’est là le crime de Wagner; il veut la détrôner, la réduire à des accents expressifs, en exagérant le système de Gluck (qui fort heureusement n’a pas réussi lui-même à suivre sa théorie impie). Je suis pour la musique appelée par vous-même libre. Oui, libre et fière et souveraine et conquérante, je veux qu’elle prenne tout, qu’elle s’assimile tout, qu’il n’y ait plus pour elle ni Alpes ni Pyrénées; mais pour ses conquêtes, il faut qu’elle combatte en personne et non par ses lieutenants, je veux bien qu’elle ait, s’il se peut, de bons vers rangés en bataille, mais il faut qu’elle aille elle-même au feu comme Napoléon, qu’elle marche au premier rang de la Phalange comme Alexandre. Elle est si puissante qu’elle vaincrait seule en certain cas, et qu’elle a eu mille fois le droit de dire comme Médée: « Moi! c’est assez! ». Vouloir la ramener à la vieille récitation du Chœur Antique est la plus incroyable et, fort heureusement, la plus inutile folie qu’on puisse citer dans l’histoire de l’art.
Trouver le moyen d’être expressif, vrai, sans cesser d’être musicien, et donner tout au contraire des moyens nouveaux d’action à la musique, voilà le problème. […]
Wagner à Hans von Bülow (SB IX no. 118; 10 février, Zürich; voir aussi la lettre SB no. 117 à la princesse Marie von Sayn-Wittgenstein):
[…] Il ne faut jamais rien écrire en réponse à une commande, même quand celle-ci émane de la Comtesse Wittgenstein. Je l’ai constaté une fois de plus avec le malheureux livret de Berlioz [pour les Troyens]. J’ai été saisi d’horreur quand il me l’a lu, et j’en suis à souhaiter de ne jamais me retrouver face à face avec Berlioz. Je ne peux plus continuer à tromper le monde et moi-même pour maintenir Berlioz dans ses illusions sur moi et sur lui-même. Le voir assis là, ruminant sur le destin de cette absurdité sans nom, comme si le salut du monde et de son âme en dépendait, pour moi c’est trop fort. […]
Voir aussi CG no. 2274
Wagner à Berlioz (CG no. 2468; 21 janvier, Paris):
Je suis ravi de vous pouvoir offrir le premier exemplaire de mon Tristan. Acceptez-le et gardez-le d’amitié pour moi. […]
[Dédicace sur la partition] Au cher et grand auteur de Roméo et Juliette l’auteur reconnaissant de Tristan et Yseult
Berlioz à Adolphe Samuel (CG no. 2472; 29 janvier, Paris):
[…] Wagner vient de donner un concert qui a exaspéré les trois quarts de l’auditoire et enthousiasmé le quatrième quart. Moi j’y ai souffert beaucoup, en admirant la véhémence de son sentiment musical dans certains cas. Mais les septièmes diminuées, les discordances, les modulations sauvages, m’ont donné la fièvre, et décidément ce genre de musique m’est odieux, il me révolte. […]
Berlioz à Wagner (CG no. 2476; 2 février, Paris):
Je suis en effet toujours malade, mais ce n’est pas la raison qui m’a empêché d’assister à votre second concert; c’est encore moins un défaut d’intérêt pour vos compositions, croyez-le bien. Mais ma soirée était impérieusement prise et j’ai dû donner vos billets à deux dames excellentes musiciennes qui désiraient vivement vous entendre. Je n’ai pu encore écrire mon feuilleton, mais je m’y mettrai prochainement et je vous dirai sincèrement toutes mes pensées et mes impressions.
Berlioz à Pauline Viardot (CG no. 2480; 10 février):
Voici vos partitions de Wagner; je vous remercie. J’ai peur que les septièmes diminuées qu’elles contiennent ne s’échappent et ne rongent mes meubles. Prenez garde aux vôtres. J’aurai bien besoin de vous parler, au sujet de bien des choses; je suis cruellement tourmenté de ne le pouvoir pas. […]
Wagner à Berlioz (CG no. 2481; lettre ouverte publiée dans le Journal des Débats du 22 février):
Lorsqu’il y a cinq ans, à Londres, la destinée nous rapprocha, je me vantais d’avoir sur vous un avantage, celui de comprendre parfaitement et d’apprécier vos œuvres, tandis que vous ne pouviez vous rendre qu’un compte imparfait des miennes, ne connaissant pas la langue allemande, à laquelle mes conceptions dramatiques sont liées par une si étroite connexité. […]
Ce ne sont ni des vues ambitieuses, ni des espérances de lucre qui m’ont décidé à demander à la France l’hospitalité pour mes ouvrages. J’ai été guidé par le seul espoir d’arriver à faire représenter ici mes drames lyriques avec paroles françaises, et si le public veut bien accorder un peu de sympathie à celui qui est obligé de prendre tant de peine pour parvenir à entendre enfin ses propres créations, j’aurai, je n’en doute pas, mon cher Berlioz, la satisfaction d’être compris de vous. […]
Apprenez donc, mon cher Berlioz, que l’inventeur de la musique de l’avenir, ce n’est pas moi mais bien M. Bischoff, professeur à Cologne (ami de Ferdinand Hiller et que vous vous rappellerez avoir connu comme ami de Rossini). L’occasion qui donna le jour à cette creuse expression fut la publication faite par moi, il y a une dizaine d’années, d’un livre sous ce titre: L’Œuvre d’art de l’avenir. […] (suit un long résumé de l’argument du livre) […]
J’espère que bientôt l’un et l’autre, dans des conditions tout à fait égales, nous pourrons nous comprendre réciproquement. Laissez cette France si hospitalière donner un asile à mes drames lyriques; j’attends de mon côté avec la plus vive impatience la représentation de vos Troyens. […]
Berlioz à Charles Hallé à Manchester (CG no. 2492; 4 avril, Paris):
[…] Je n’ai pas, que je sache, été attaqué par Wagner, il a seulement répondu à mon article des Débats par une lettre prétendue explicative à laquelle personne n’a rien compris. Cette lettre amphigourique et boursouflée [CG no. 2481] lui a fait plus de tort que de bien. Je n’ai pas répliqué un mot. […]
Wagner à Paris à Liszt, 22 mai (WL no. 301a):
[…] J’ai ensuite lu le dernier feuilleton de Berlioz sur Fidelio, paru aujourd’hui. Depuis mon concert je n’avais pas revu Berlioz; auparavant c’était toujours à moi de lui rendre visite ou de l’inviter – mais lui ne s’inquiétait jamais de moi. Cela me causait une grande tristesse: je ne lui étais pas hostile, mais je me demande seulement si le bon Dieu n’aurait pas dû omettre les femmes de sa création. Il est très rare qu’elles fassent quelque bien, et d’ordinaire elles nous font du tort, sans pour finir en tirer aucun profit elles-mêmes. Avec Berlioz j’ai pu étudier une fois de plus avec la précision d’un anatomiste comment une méchante femme peut ruiner à volonté un homme absolument hors pair et le rendre tout à fait ridicule. Quelle satisfaction peut un tel homme trouver à se voir traiter de la sorte? Sans doute la triste satisfaction de voir la pire partie de son être étalée au grand jour! – Comme je le disais, je n’avais pas vu Berlioz depuis ce jour. J’ai lu alors son article aujourd’hui. Cela m’a fait tellement plaisir que je lui ai écrit le billet suivant dans mon affreux français, dans la certitude que cela n’aurait pour résultat qu’une gigantesque incompréhension de sa part:
Cher Maître! (je sais qu’il trouve maintenant mon ton familier gênant) Je viens de lire votre article sur Fidelio. Soyez en mille fois remercié! C’est une joie toute spéciale pour moi d’entendre ces accents purs et nobles de l’expression d’une âme, d’une intelligence si parfaitement comprenant et s’appropriant les secrets les plus intimes d’un autre héros de l’art: il y a des moments, où, je suis presque plus transporté en apprenant cet acte d’appréciation, que par l’œuvre appréciée elle-même, puisque celà nous témoigne infailliblement qu’une chaîne, ininterrompue d’intime parenté rallie entre eux les grands esprits, qui – par ce seul lien – ne tomberont jamais dans l’incompris. Si je m’exprime mal, j’espère pourtant, que vous me ne comprendrez pas mal. [CG no. 2503]
Dieu sait comment il prendra ce galimatias. S’il ne veut pas me comprendre cette fois-ci, je crains que mon français ne lui ait donné au moins une bonne raison. Néanmoins d’avoir envoyé ces lignes au malheureux m’a rempli d’une chaleur particulière. […] L’article de Berlioz sur Fidelio m’a démontré clairement une fois de plus que le malheureux reste isolé; il est si délicat et sensible que le monde ne peut que le blesser et abuser de son irritabilité pour le mener, lui et ceux autour qui l’influencent, dans d’étranges errements. Il devient tellement étranger à sa nature qu’il se mutile sans même s’en rendre compte. Mais c’est précisément par cet étrange phénomène que j’ai compris qu’un homme hautement doué a besoin d’un ami tout aussi doué qui puisse le comprendre. Cela m’a amené à la conclusion qu’à présent nous sommes les trois seuls à appartenir vraiment les uns les autres, parce que nous seuls sommes égaux, et j’entends par là – toi – lui – et moi! Mais à aucun prix il ne faut le lui dire: il résiste quand il entend cela. Un dieu qui se frappe ainsi n’est qu’un pauvre diable! […]
Berlioz à Wagner (CG no. 2504; 23 mai, Paris):
Je suis tout à fait heureux que mes articles sur Fidelio vous aient plu. Jes les avais étudiés avec soin, mais sans espoir qu’ils fussent le moins du monde utiles. Je ne crois plus guère à l’éducation du public par la critique; ou du moins je crois qu’un très long temps est nécessaire pour que la critique porte ses fruits. Je ne sais pas si vous avez des illusions, quant à moi je vois depuis bien des années les choses telles quelles sont…… Vous êtes au moins plein d’ardeur, prêt à la lutte; je ne suis, moi, prêt qu’à dormir et à mourir. Pourtant une espèce de joie fébrile m’agite encore un peu, si, quand je crie d’amour pour le beau, une voix me répond au loin et me fait entendre au travers des rumeurs vulgaires son salut approbateur et amical. Merci donc pour votre lettre; elle m’a fait du bien. Je vous croyais encore en Belgique. Depuis que nous nous sommes vus, j’ai été bien malade, bien triste, bien tourmenté de mille manières…. Pourquoi, en m’écrivant, me dites-vous: cher maître, comme les gens cérémonieux? Entre nous, cela ne va pas. […]
Berlioz à Wagner (NL no. 2504bis, pp. 548-9; 27 mai [?])
On vient de m’envoyer un très bel ananas de Rio Janeiro, venez dîner avec nous demain lundi à 6 heures. J’aurai deux autres convives, mais nous aurons la liberté de rester seuls dans mon cabinet après dîner. [...]
[La lettre ne porte que la date ‘dimanche’; la datation au 27 mai 1860 est conjecturale]
Berlioz à son fils Louis (CG no. 2534; 14 février, Paris):
[…] L’opinion publique s’indigne de plus en plus de me voir laissé en dehors de l’Opéra quand la protection de l’ambassadrice d’Autriche y fait entrer si aisément Wagner. […]
Berlioz à J.-A. Demeur (CG no. 2535; 19 février, Paris):
[…] Nous sommes tous malades ici, on me tue de vilenies de toute espèce; et nous allons avoir le Tanhauser et une banque dont jamais on n’avait vu d’exemple. Mais j’ai pris mon parti, je leur ferai la guerre du silence. Mon malheureux ami d’Ortigue se dévouera pour parler de la chose. Ils ne s’attendent pas à cette Jarnacade. […]
Berlioz à Louis (CG no. 2536; 21 février, Paris):
[…] Wagner fait tourner en chèvres les chanteuses, les chanteurs et l’orchestre et le chœur de l’Opéra. On ne peut pas sortir de cette musique du Tannhäuser. La dernière répétition générale a été, dit-on, atroce et n’a fini qu’à une heure du matin. Il faut pourtant qu’on en vienne à bout. Liszt va arriver pour soutenir l’école du charivari. Je ne ferai pas l’article sur le Tannhäuser, j’ai prié d’Ortigue de s’en charger. Cela vaut mieux sous tous les rapports et cela les désappointera davantage. Jamais je n’eus tant de moulins à vent à combattre que cette année; je suis entouré de fous de toute espèce. Il y a des instants où la colère me suffoque. […]
Berlioz à Louis (CG no. 2538; 5 mars, Paris):
[…] On est très ému dans notre monde musical du scandale que va produire la représentation du Tannhäuser; je ne vois que des gens furieux; les ministre est sorti l’autre jour de la répétition dans un état de colère!… L’empereur n’est pas content; et pourtant il y a quelques enthousiastes de bonne foi, même parmi les Français. Wagner est évidemment fou. Il mourra comme Jullien est mort l’an dernier, d’un transport au cerveau. Liszt n’est pas venu, il ne sera pas à la première représentation; il semble pressentir une catastrophe. Il y a pour cet opéra en trois actes, 160.000 francs de dépensés à l’heure qu’il est. Enfin, c’est vendredi que nous verrons cela.
Comme je te l’ai dit, je ne ferai pas l’article là-dessus, je le laisse faire par d’Ortigue. Je veux protester par mon silence, quitte à me prononcer plus tard si l’on m’y pousse. […]
Berlioz à Mme Massart (CG no. 2542; 14 mars, Paris):
Eh! oui, parbleu! à ce soir donc!
Ah! Dieu du ciel, quelle représentation! quels éclats de rire! Le Parisien s’est montré hier sous un jour tout nouveau; il a ri du mauvais style musical, il a ri des polissonneries d’une orchestration bouffonne, il a ri des naïvetés d’un hautbois; enfin il comprend donc qu’il y a un style en musique.
Quant aux horreurs, on les a sifflées splendidement.
……………………………………………………...
Tâchez donc de ne jamais mieux jouer que la dernière fois; si vous continuez à faire des progrès, vous tomberez dans le puits de l’Avenir.
La perfection suffit.
Berlioz à Louis (CG no. 2545; 21 mars, Paris):
[…] La deuxième représentation du Tannhäuser a été pire que la première. On ne riait plus autant; on était furieux, on sifflait à tout rompre, malgré la présence de l’empereur et de l’impératrice qui étaient dans leur loge. L’empereur s’amuse. En sortant, sur l’escalier, on traitait tout haut ce malheureux Wagner de gredin, d’insolent, d’idiot. Si l’on continue, un de ces jours la représentation ne s’achèvera pas et tout sera dit. La presse est unanime pour l’exterminer. Pour moi, je suis cruellement vengé.
Berlioz à Hippolyte Lecourt (CG no. 2708; 7 avril, de Weimar):
[…] J’ai vu hier une représentation de Tanhauser, Mme Milde est la personnification idéalisée de l’Elisabet, je la trouve admirable et adorable avec sa beauté de colombe. Il y a de bien belles choses dans le dernier acte surtout; c’est d’une tristesse profonde mais d’un grand caractère; pourquoi faut-il? etc etc il y aurait trop à dire. […]
Berlioz à Ferdinand Hiller (CG no. 2750; 8 juillet, Paris):
[…] Votre ouvrage est écrit dans ce style clair et ferme que je vous félicite d’avoir conservé au milieu des tendances charivariques qui se manifestent depuis si longtemps parmi les nouveaux compositeurs allemands. […]
Berlioz à Toussaint Bennet (CG no. 2843; 15 mars, Paris):
[…] La folie de Wagner se dessine donc de plus en plus? Il y a longtemps qu’on aurait dû le prévoir. Il finira comme Schuman et comme Jullien. […]
Voir aussi CG no. 2920
Vladimir Stasov à Berlioz (CG no. 3375; 5/17 octobre, de St-Pétersbourg):
[…] – Ce soir, on donne, pour la première fois à l’opéra russe, le Lohengrin de Wagner, et il est possible qu’il y aura une partie du public qui trouvera cette musique brutale et dépourvue de talent – à son goût. Tant pis qui le trouveront ainsi. Quant à nous tous, nous ne croyons pas que Wagner soit un prophète de l’avenir: nous pensons qu’il a fait seulement rétrograder la musique de Weber. Nous trouvons dans Wagner un manque total de mesure et de goût, un tas de choses banales, une instrumentation surchargée et criarde, nul talent pour le récitatif, et des modulations outrées qui font enrager à tout moment. Cependant, le prestige d’une célébrité allemande, le nom d’avenir attaché à cette musique, l’éclat des décors et des costumes produiront peut-être leur effet sur un public peu développé et seront la cause d’un engouement quelconque. Cela ne nous regarde pas: nous avons les yeux tournés vers le beau et le grand véritables, tels que nous les trouvons dans vos œuvres, nous ne songeons qu’à les connaître et à les apprécier dans toute leur étendue et en même temps… […]
Le texte utilisé est celui de l’édition de 1911; les liens renvoient pour chaque passage au texte allemand original qui est donné sur une page séparée. Toutes traductions © Michel Austin.
Mein Leben I pages 229-31 (sur le premier séjour de Wagner à Paris en 1839-1842):
Avec une suite à cette nouvelle sous le titre « Un musicien étranger à Paris » je me vengeai de toutes les humiliations que j’avais dû souffrir. Elle plut beaucoup moins à Schlesinger [éditeur, Rue de Richelieu], mais attira des marques touchantes d’approbation de la part de son pauvre commis, et de H. Heine cet éloge: « Hoffmann n’aurait pu écrire rien de pareil ». Même Berlioz en fut touché, et il fit mention de ma nouvelle dans un de ses feuilletons du Journal des Débats [Note: Berlioz mentionne un article antérieur de Wagner, Une visite à Beethoven, mais pas celui-ci; voir Critique Musicale IV p. 402]. Un autre de mes articles sur l’esthétique musicale, De l’ouverture, m’attira son approbation, tout au moins verbale, surtout parce qu’en expliquant mes principes pour ce genre de composition j’avais donné en exemple l’ouverture à Iphigénie en Aulide de Gluck.
Ces marques d’approbation m’encouragèrent à essayer de me rapprocher de Berlioz. J’avais déjà été présenté à lui depuis quelque temps au bureau de Schlesinger, où depuis lors je le rencontrais assez souvent. Je lui avais offert un exemplaire de mes Deux grenadiers, mais je n’avais pu tirer de lui d’autre réaction qu’il ne jouait qu’un peu de guitare mais ne savait pas jouer du piano. Mais d’un autre côté ses grandes compositions instrumentales, que j’avais entendues plusieurs fois sous sa direction l’hiver précédent, avaient fait sur moi une impression peu commune. Cet hiver-là (1839-1840) il donna pour la première fois trois exécutions de sa symphonie Roméo et Juliette dont j’assistai à une. Ce fut pour moi un monde nouveau, et encore sous le choc que j’avais reçu je voulus me faire une opinion tout à fait objective de l’œuvre. La puissance et la virtuosité de l’orchestre étaient pour moi quelque chose d’inouï et tout d’abord je fus complètement stupéfait. La hardiesse fantastique, la précision aigüe, l’audace des combinaisons que l’on pouvait presque toucher du doigt, tout cela fit sur moi une telle impression que mes propres conceptions du sentiment musical et poétique furent brutalement refoulées au fond de mon être. J’étais tout oreilles pour des choses dont je n’avais jusqu’alors eu absolument aucune idée, et je devais me les expliquer. Par contre de nombreux passages de Roméo et Juliette m’avaient paru maintes et maintes fois vides et sans objet, et l’ouvrage souffrait gravement, il faut le dire, de ses longueurs et de son plan d’ensemble. J’en étais d’autant plus peiné que d’un autre côté tous les grands moments de la partition m’écrasaient au point que j’en perdais la possibilité d’émettre un jugement critique. Après cette nouvelle symphonie Berlioz fit entendre de nouveau sa Symphonie fantastique et Harold en Italie. J’avais été particulièrement saisi et fasciné par les tableaux qui constituent la trame de la Symphonie fantastique et presque complètement séduit par Harold. Mais ce fut la dernière composition de ce maître merveilleux, sa Symphonie funèbre pour les victimes de la Révolution de Juillet, qu’il fit exécuter à l’été de 1840 pour la cérémonie du transfert des restes des victimes sous la colonne de la Bastille – œuvre d’une puissante imagination pour grande harmonie militaire – qui me convainquit pleinement de la grandeur et de la force de cette nature d’artiste, incomparable et unique en son genre. Et cependant malgré cette impression d’ensemble je ne pouvais m’empêcher d’éprouver un profond sentiment de malaise. J’étais comme effrayé par quelque chose d’étranger que je ne pourrais jamais comprendre entièrement. Chaque fois que j’entendais une des œuvres principales de Berlioz j’étais surpris d’être à la fois séduit et rebuté, et parfois même franchement ennuyé. Le problème de Berlioz me troubla pendant des années et ce n’est que plus tard que je parvins à me l’expliquer clairement et à en trouver la solution.
Ce qui est certain c’est qu’à cette époque je me sentais petit comme un écolier à côté de Berlioz; et je fus donc rééllement embarassé quand Schlesinger, voulant tirer profit pour moi du succès de ma nouvelle, m’invita à faire exécuter quelque œuvre pour orchestre dans un grand concert qui serait organisé par la Gazette musicale. […] (Wagner décide de jouer son overture de Colomb, mais les répétitions vont assez mal) […] Berlioz, qui assistait à cette répétition, resta tout le temps silencieux, s’abstenant de m’encourager ou de me décourager, et se contenta de sourire en soupirant que ‘c’était difficile à Paris’.
[Voir aussi les lettres SB tome 1 nos. 139 (Wagner à Ferdinand Heine; 27 mars 1841) et 189 (Wagner à Robert Schumann; 5 janvier 1842)]
Mein Leben I p. 235 (en 1841 à Paris):
Il me sembla que tout ce qui me restait était mon travail de journaliste; il me rapportait peu, mais m’avait cependant apporté quelque succès. L’hiver précédent j’avais déjà écrit pour la Gazette musicale un assez gros article sur le Freischütz de Weber, qui devait préparer le terrain pour les représentations à venir de cette œuvre à l’Opéra, avec l’addition des récitatifs de Berlioz. Il semble que cet article m’ait d’emblée attiré le déplaisir de Berlioz. Je n’avais pas pu éviter de souligner le défaut de l’entreprise: l’addition de récitatifs à un ouvrage conçu d’après les formes de l’ancien Singspiel en bouleversait les proportions pour l’adapter aux conventions fastueuses du répertoire de ce théâtre.
Mein Leben I p. 346 (concernant la visite de Spontini à Dresde):
Concernant la mort de Spontini, Berlioz, qui ne quittait jamais son chevet, m’a raconté que le maître avait lutté avec la plus grande énergie contre sa mort, et ne cessait de crier « je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir! ». Quand Berlioz, tentant de le consoler, lui dit: « comment pouvez-vous penser mourir, vous, mon maître, qui êtes immortel! » Spontini lui répondit en colère: « ne faites pas de mauvaises plaisanteries! »
Mein Leben II p. 597 (sur la rencontre à Paris en octobre 1853):
Ici aussi on reprit la lecture du poème et donc du dernier acte du Crépuscule des Dieux, ce qui nous mena à la conclusion tant désirée de toute l’œuvre. Berlioz arriva pendant cette séance et se comporta avec une parfaite amabilité face à cette lecture malencontreuse. Il nous reçut le lendemain matin au petit déjeuner pour faire ses adieux; il venait en effet d’empaqueter sa musique en vue d’une tournée de concerts en Allemagne. À cette occasion Liszt accompagna au piano des extraits de Benvenuto Cellini chantés par Berlioz dans le style sec qui lui était particulier.
Mein Leben II pages 616-18 (sur la rencontre à Londres en juin 1855):
Notre petit cercle fut grandement élargi par l’arrivée de Berlioz, qui lui aussi avait été invité à Londres pour diriger deux concerts, mais par une société nouvellement établie, la New Philharmonic Society. […] Mais pour donner quelque lustre à ces concerts, on avait comme je l’ai dit invité Berlioz à participer aux manifestations. À cette occasion je l’entendis diriger plusieurs œuvres de musique classique, entre autres une symphonie de Mozart [no. 40 en sol mineur] et fut surpris d’entendre ce chef, par ailleurs si énergique quand il dirigeait ses propres œuvres, sombrer dans la routine d’un batteur de mesure ordinaire. Quelques unes de ses propres compositions, et en particulier les fragments les plus frappants de sa symphonie Roméo et Juliette, firent certes encore sur moi une grande impression; mais les étranges faiblesses qui défigurent même les plus belles créations de ce musicien exceptionnel me parurent maintenant beaucoup plus évidentes qu’auparavant, quand je n’éprouvais de manière générale qu’un sentiment de malaise à la mesure de l’impression que l’œuvre avait faite sur moi.
Par contre les quelques occasions où Sainton m’invita à dîner chez lui avec Berlioz furent pour moi d’un très grand intérêt. Je me trouvai soudain face à face avec lui – personnage ravagé et déjà beaucoup diminué, mais tout de même un homme prodigieusement doué. Mon voyage à Londres avait pour but un changement d’air et la recherche d’un stimulant extérieur; je devais par conséquent m’estimer très heureux et pour ainsi dire planant dans un ciel serein en voyant Berlioz, bien plus âgé que moi, venir ici dans le seul but de gagner quelques guinées. Tout en lui respirait la lassitude et le découragement, et je conçus subitement une profonde sympathie pour cet homme, dont les dons me semblaient tellement évidents et qui dépassaient de haut tous ceux de ses rivaux. Berlioz parut faire bon accueil à la camaraderie spontanée que j’affichai à son égard; son comportement d’ordinaire raide et réservé se dégela visiblement pendant les quelques heures sympathiques passées ensemble. Il me raconta beaucoup d’histoires drôles sur Meyerbeer et l’impossibilité de se dérober à ses flatteries et sa manière sinueuse qui visaient toujours à provoquer des articles favorables. Il avait fait précéder la première représentation du Prophète par l’habituel ‘dîner de la veille’; Berlioz s’en étant excusé Meyerbeer le lui reprocha doucement et l’invita à redresser ce grave tort en écrivant ‘un bien joli article’ sur son opéra. Selon Berlioz, il n’était pas possible de faire publier dans la presse parisienne un article critique sur Meyerbeer.
Il me fut par contre plus difficile de m’entendre avec lui sur des questions artistiques plus approfondies. Je retrouvais constamment en lui le Français à l’esprit vif qui s’exprime en certitudes lapidaires, tellement sûr de lui-même qu’il ne se demande jamais s’il aurait même bien compris son interlocuteur. Je cherchais à un moment donné à lui expliquer mon point de vue sur le mystère de la ‘conception artistique’ – je m’étais échauffé et enhardi, surpris par ma soudaine maîtrise de la langue française. Je cherchais à décrire le pouvoir des impressions de la vie sur nos sentiments, qui pour ainsi dire nous tiennent captifs, jusqu’au moment où nous parvenons à nous libérer d’elles complètement grâce au développement intérieur de nos plus profondes intuitions spirituelles, qui se réveillent de leur profond sommeil – mais non par l’entremise de ces impressions. En d’autres termes la création artistique n’est nullement l’effet de ces expériences de la vie, mais bien plutôt une libération de leur emprise. À ce moment Berlioz sourit et me dit de haut avec condescendance: « nous appelons cela digérer ». Ma surprise à ce résumé instantané de mes laborieuses explications fut confirmée par le comportement extérieur de mon nouvel ami. Je l’invitai à mon concert d’adieu, et ensuite à un petit dîner d’adieu que je donnais chez moi à mes quelques amis. Il partit tôt dans la soirée en prétextant qu’il ne se sentait pas bien; mais les amis qui restèrent ne me firent pas mystère du fait qu’ils croyaient que Berlioz avait été froissé par l’accueil enthousiaste que le public venait de me donner.
Mein Leben II p. 625 (en 1855):
Je reçus aussi une lettre charmante de Berlioz qui me fit plaisir; elle était accompagnée par son nouveau livre Les Soirées de l’orchestre. Malgré tout le côté grotesque dans le goût de son auteur qui me rebutait tout autant que dans ses compositions, le lecture du livre me parut cependant d’un grand intérêt.
Mein Leben II p. 663 (sur la rencontre à Paris en janvier 1858):
Je rendis maintenant visite à Berlioz, le nouvel ami que je m’étais fait à Londres, et je le trouvai en général bien disposé à mon égard. Je lui avais dit que je ne faisais qu’un court séjour à Paris pour me divertir. Il était alors occupé par la composition d’un grand opéra, les Troyens; pour me faire une idée de l’ouvrage je voulais particulièrement connaître le poème qu’il avait écrit lui-même. Il passa une soirée tout seul à me lire le livret: mon impression fut très mauvaise, tant à cause de la conception du poème que par la surprenante sécheresse et l’affectation théâtrale de sa diction. Je pensais pouvoir y reconnaître le caractère de la musique qu’il avait dû écrire pour son texte, et je fus plongé dans un profond désespoir; je voyais en effet que Berlioz considérait évidemment cet ouvrage comme son chef-d’œuvre et l’exécution qu’il cherchait à réaliser comme le but principal de sa vie.
Mein Leben II pages 706-8 (sur les concerts de Wagner à Paris en 1860):
Le plus important semblait maintenant de réunir et d’engager un orchestre de premier ordre pour mes concerts, et mes deux agents eurent d’abord les mains pleines. C’est à la suite de leurs efforts à cette occasion que j’eus les premiers indices d’une hostilité de la part de mon ancien ami Berlioz envers moi et mon entreprise, hostilité dont je ne m’étais pas encore douté.
Toujours plein des bonnes impressions laissées sur moi par ma rencontre avec Berlioz en 1855 à Londres, et qu’il avait entretenu lui-même par une correspondance amicale avec moi pendant quelque temps, je me rendis chez lui tout de suite après mon arrivée. Comme il n’y était pas je redescendis dans la rue où je le rencontrai rentrant à la maison. Je m’aperçus qu’en me voyant il fut saisi d’un mouvement convulsif qui se reflétait de manière vraiment affreuse dans sa physionomie et dans tout son comportement. Sur le champ je n’eus aucun doute sur l’état de nos relations, mais je cachai ma propre terreur sous l’expression d’une sollicitude bien naturelle pour sa santé; il me fit savoir tout de suite qu’elle était bien mauvaise, car il souffrait des attaques violentes d’une névralgie qu’il ne pouvait supporter qu’au moyen d’un traitement par choc électrique, et qu’il revenait à l’instant d’une telle séance. Pour ne pas ajouter à ses souffrances j’offris de le quitter à l’instant; il eut tellement honte qu’il insista pour que je remonte avec lui à son appartement. Je parvins à le rassurer un peu en lui révélant la vérité sur mes intentions à Paris: même mon projet d’organiser des concerts n’avait d’autre but que d’attirer l’attention du public sur moi juste assez pour permettre l’établissement d’un opéra allemand où je désirais faire représenter mes œuvres, œuvres que je n’avais pas encore entendues moi-même. En contrepartie je renonçais complètement à l’idée d’une représentation en français de Tannhäuser, telle que le directeur Carvalho semblait envisager.
À la suite de ces explications mes rapports avec Berlioz devinrent pendant quelque temps non seulement supportables mais en apparence tout à fait amicaux. Je pensais donc pouvoir donner à mes agents le conseil, pour l’engagement de musiciens pour les concerts projetés, de faire appel à l’expérience et aux conseils certainement bien avisés de mon ami. Ils me firent savoir que Berlioz, après s’être comporté au départ de manière serviable, changea subitement d’attitude quand un jour Madame Berlioz entra dans la chambre pendant qu’ils étaient en train de discuter et s’écria d’un ton surpris et plein de colère: « Comment, je crois que vous donnez des conseils pour les concerts de Mr Wagner? » Au sujet de cette dame Belloni [l’un des agents de Wagner] avait découvert que Meyerbeer venait de lui envoyer comme cadeau un bracelet coûteux. « Ne comptez pas sur Berlioz! » Cet avertissement de mon agent bien renseigné remit toute l’affaire en bon ordre.
Mein Leben II p. 716 (sur le compte-rendu de Berlioz des concerts de Wagner en 1860):
Berlioz souleva une forte indignation avec un article dans le Journal des Débats, qui partant de considérations laborieuses et alambiquées finissait avec des insinuations ouvertement hostiles. Il avait été autrefois mon ami, et je résolus de ne pas laisser passer si facilement son mauvais comportement; je lui répondis dans une lettre que je fis à grand’peine traduire en bon français et qui fut imprimé après une certaine insistance dans le Journal des Débats. Cette lettre semble m’avoir totalement acquis la sympathie de ceux qui avaient été impressionnés par mon concert.
Mein Leben II p. 731 (sur la recontre chez Mme Viardot en juillet 1860):
Spécialement pour le compte de Mme Kalergis j’improvisai une écoute du deuxième acte de Tristan; Mme Viardot, avec laquelle je me liai d’amitié à cette occasion, devait se charger avec moi des parties vocales, tandis que pour la partie de piano j’avais fait venir à mes propres frais Klindworth de Londres. Cette étrange exécution privée eut lieu au domicile de Mme Viardot. Outre Mme Kalergis, pour le compte unique de laquelle elle avait lieu, seul Berlioz était présent. Mme Viardot s’était particulièrement employée pour amener ce dernier dans l’intention expresse, semble-t-il, de dissiper les malentendus qui s’étaient élevés entre moi et Berlioz. Quelle impression l’exécution de ces fragments excentriques dans de pareilles circonstances a pu laisser sur les participants et ceux présents ne m’a jamais été clair; Mme Kalergis resta muette, et le seul compliment que fit Berlioz fut de louer la ‘chaleur’ de mon interprétation. Elle devait en tout cas faire un contraste frappant avec celle de ma partenaire qui chantait presque tout à mi-voix. Klindworth semblait particulièrement outré du résultat; il s’était pour sa part fort bien acquitté de sa tâche, mais quant au comportement de Viardot et de la tiédeur de son interprétation il se déclara furieux, et supposait que la présence de Berlioz en était la cause.
Voyez aussi sur ce site:
Berlioz et Liszt
Berlioz et Weimar
Wagner: un article sur Berlioz, mai 1841
Ernest Newman on Berlioz (en anglais)
L’Entente cordiale – rencontre entre Berlioz et Wagner, par Olivier Teitgen
Site Hector Berlioz créé par Michel Austin et Monir Tayeb le 18 juillet
1997.
Page Berlioz et Wagner créée le 1er avril 2008, augmentée le 15 juillet 2012. Mise à jour le 1er mai 2021.
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