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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 5 SEPTEMBRE 1847 [p. 1-2]

VOYAGE MUSICAL

EN AUTRICHE, EN RUSSIE ET EN PRUSSE.

A M. Humbert Ferrand

(Deuxième lettre.)

(Voir le numéro du 24 août.)

VIENNE (suite)

    Quand je vous disais dernièrement que les cantatrices dramatiques devenaient aussi rares que les ténors, et que la nature semblait n’en plus vouloir produire, ce n’est pas que les voix de soprano puissantes et étendues soient, comme les véritables ténors, des diamants hors de prix. Non, les belles voix de femme se rencontrent encore, les voix même très exercées ; mais que faire de ces instrumens, si la sensibilité, l’intelligence et l’inspiration ne les animent ? C’est des talents dramatiques réels et complets que je voulais parler. Nous trouvons un assez bon nombre de cantatrices aimées du public parce qu’elles chantent d’une façon brillante de brillantes niaiseries, et détestées des grands maîtres parce qu’elles seraient incapables d’interpréter dignement leurs belles pages. Elles ont la voix, le savoir musical, un larynx agile, il leur manque l’âme, le cerveau et le cœur ; de telles femmes sont de véritables monstres, et d’autant plus redoutables pour les compositeurs, que souvent ces monstres-là sont charmans. Ceci explique la faiblesse qu’ont bien des maîtres d’écrire des rôles d’un sentiment faux, qui séduisent le public par l’éclat de leur apparence, et les œuvres bâtardes que nous voyons naître, et l’abaissement gradué du style, l’anéantissement du sens de l’expression, l’oubli des convenances dramatiques, le mépris du vrai, du grand, du beau, et le cynisme et la décrépitude de l’art dans certains pays.

    Je ne vous ai point encore parlé de l’orchestre ni des chœurs du théâtre de Karntnerthore ; ils sont de première force : l’orchestre surtout, choisi, discipliné et dirigé par Nicolaï, a des égaux, mais n’a pas de supérieurs. Outre l’aplomb, la verve et une extrême habileté de mécanisme, cet orchestre est d’une sonorité exquise qui tient sans doute à la rigoureuse justesse de l’accord des divers instrumens entre eux, autant qu’à l’absence de toute intonation fausse dans chacune des exécutions individuelles dont l’ensemble se compose. On ne sait pas combien cette qualité est peu commune et quels désastres les imperfections de justesse, si rares qu’on les suppose, produisent dans les masses instrumentales, même les meilleures sous d’autres rapports. L’orchestre de Karntnerthore sait accompagner le chant dans tous les styles, il sait dominer quand le rôle principal lui est dévolu ; ses forte ne sont jamais du bruit, à moins qu’il n’ait à exécuter quelques-uns de ces misérables tissus de notes qui le contraignent alors d’être aussi mauvais que leur auteur. Il est parfait dans l’opéra, triomphant dans la symphonie, et, pour achever enfin d’en faire l’éloge, cet orchestre, tout en sentant sa valeur, n’a point de ces artistes boursouflés de vanité qui repoussent les plus justes observations, regardent tout parallèle établi entre eux et les virtuoses étrangers comme une insulte, et croient faire honneur à Beethoven quand ils daignent l’exécuter. Nicolaï compte des ennemis à Vienne ; c’est fâcheux pour les Viennois, car je le regarde comme un des plus excellens directeurs d’orchestre que j’aie jamais rencontrés, et comme un de ces hommes dont l’influence suffit à donner une supériorité musicale évidente à la ville qu’ils habitent, quand on les entoure des élémens dont ils ont besoin pour rendre manifestes leur force et leur intelligence. Nicolaï possède, à mon avis, les trois conditions indispensables pour former un chef d’orchestre accompli. C’est un compositeur savant, exercé, et susceptible d’enthousiasme ; il a le sentiment de toutes les exigences du rhythme, et possède un mécanisme de mouvemens parfaitement clair et précis ; enfin, c’est un organisateur ingénieux et infatigable, ne plaignant ni son temps, ni sa peine aux répétitions, et qui sait ce qu’il fait parce qu’il ne fait que ce qu’il sait. De là les dispositions morales et matérielles excellentes, la confiance, la soumission, la patience, et enfin l’assurance merveilleuse et l’unité d’action de l’orchestre de Karntnerthore.

    Les concerts spirituels que Nicolaï organise et dirige tous les ans dans la salle des Redoutes, font le digne pendant de nos concerts du Conservatoire de Paris. C’est là que j’entendis la scène d’Obéron dont je vous ai parlé dans ma lettre précédente, avec l’air d’Iphigénie en Tauride (Unis dès la plus tendre enfance) assez tristement chanté par Erl, une belle symphonie de Nicolaï, et la symphonie en si bémol de Beethoven. Tout cela fut exécuté avec cette fidélité chaleureuse, ce fini dans les détails et cette puissance d’ensemble qui font, pour moi du moins, d’un pareil orchestre ainsi dirigé le plus beau produit de l’art moderne et la plus véritable représentation de ce que nous appelons la musique aujourd’hui.

    C’est dans cette grande et belle salle des Redoutes que Beethoven faisait entendre, il y a trente ans, ses chefs-d’œuvre adorés maintenant de toute l’Europe, et accueillis alors des Viennois avec le plus mortel dédain. M. le Comte Michel Wielhorski me disait cet hiver, à Saint-Pétersbourg, y avoir assisté, en 1820, et lui cinquantième, à l’exécution de la symphonie en la !!! Les Viennois se pressaient alors aux représentations des opéras de Salieri !... Pauvres petits hommes, à qui un colosse était né !!... Ils aimaient mieux les nains.

    Vous concevrez, mon cher Humbert, que les jambes m’aient tremblé quand je suis monté pour la première fois sur cette estrade où s’appuya naguère son pied puissant. Rien n’y est changé depuis Beethoven, le pupitre-chef dont je me servais fut le sien ; voilà la place occupée par le piano sur lequel il improvisait ; cet escalier conduisant au foyer des artistes est celui par lequel il redescendait quand, après l’exécution de ses immortels poëmes, quelques enthousiastes clairvoyans se donnaient la joie de le rappeler en l’applaudissant avec transports, au grand étonnement des autres auditeurs, amenés là par une curiosité désœuvrée, et qui ne voyaient, dans les sublimes élans de son génie que les mouvemens convulsifs et les brutales excentricités d’une imagination en délire. Quelques-uns approuvaient tout bas les enthousiastes, mais n’osaient se joindre à eux. Ils ne voulaient pas heurter de front l’opinion publique. Il fallait attendre. Et cependant, Beethoven souffrait. Sous combien de Ponce-Pilate ce Christ a-t-il ainsi été crucifié !!

    Quelques années avant sa mort seulement les Viennois commencèrent à être fiers de lui ; le respect, sinon l’admiration passionnée, l’entourait. Et l’on ne peut guère savoir ce qu’il y avait de naïveté ou de spirituelle ironie dans la réponse qu’il fit à Goëthe lors d’un voyage de l’illustre poëte à Vienne. Goëthe, on le sait, était alors ministre d’Etat et assez préoccupé de sa personnalité. Trop pénétrant pour ne pas reconnaître l’immense supériorité de Beethoven, il dut traiter avec lui de puissance à puissance. Lui ayant fait l’honneur un jour de l’inviter à une course en voiture aux environs de Vienne, comme à chaque instant les passans saluaient les deux célèbres promeneurs, Goëthe, qui seul répondait aux coups de chapeau, finit par se lasser de ces continuelles salutations et s’écria impatienté : « Oh ! l’insupportable choses que la popularité ! et que ces braves gens sont fatigans avec leurs révérences ! » Ce à quoi Beethoven répliqua doucement : « Pardonnez-leur, Excellence, c’est peut-être moi qu’ils saluent. » 

    La vaste salle des Redoutes est très bonne pour la musique. C’est un parallélogramme ; mais ses angles ne produisent pas d’échos. Il n’y a qu’un parquet et une galerie. Ce fut dans un des concerts que j’y donnais que le célèbre chanteur Pischek voulut se faire entendre pour la première fois à Vienne. Je fus ravi de sa proposition, l’ayant connu et admiré à Francfort trois ans auparavant. Il choisit pour ce jour-là une ballade de Uhland intitulée : Des Saengers Fluch, mise en musique par Esser et qui lui est très favorable. Ce morceau étant avec piano obligé, je priai Seymour-Schiff, un habile et vigoureux pianiste allemand, de l’accompagner ; en véritable artiste qu’il est, Seymour-Schiff y consentit. Nous allâmes donc ensemble chez Pischek pour répéter sa ballade. Je n’ai pas besoin de dire qu’il ne s’agit pas là d’une de ces babioles musicales que nous nommons ballades à Paris ; celle de Uhland est un poëme d’une certaine étendue que le musicien a traité largement, à la manière de Schubert, et l’œuvre d’Esser, essentiellement variée, forte et dramatique, ne ressemble en aucune façon à nos petits couplets plus ou moins bien recouverts d’un vernis gothique. Je ne saurais vous dire, mon cher Humbert, l’impression que firent sur moi la voix incomparable et la verve frémissante de Pischek, tant depuis trois ans il avait fait de progrès. Ce fut une sorte d’ivresse assez semblable à celle que produisit Duprez sur le public de l’Opéra, le jour de son début dans Guillaume Tell. On n’a pas d’idée de la beauté de ce baryton, de sa force, de sa plénitude dans les sons de poitrine, de sa douceur ravissante dans les notes de tête, de son agilité et de sa puissance. Son étendue est d’ailleurs considérable ; elle embrasse en voix franche de poitrine deux octaves, du la bémol grave au la bémol aigu. Et quel souffle brûlant anime ce rare instrument ! quelle passion, tantôt savamment contenue, tantôt éclatant sans contrainte ! Comme en écoutant Pischek on reconnaît vite l’artiste, le vrai musicien ! Il agite son auditeur et le calme à son gré ; il le fascine, il l’entraîne. Son enthousiasme en chantant sa ballade me saisit dès les premières mesures ; je me sentis rougir jusqu’aux yeux ; mes artères battaient à se rompre, et, fou de joie, je m’écriai : Voilà don Juan, voilà Roméo, voilà Cortez ! Pischek est en outre doué d’un extérieur avantageux ; sa taille est haute et bien prise, sa physionomie vive et animée. Il est lecteur intrépide, pianiste d’une grande force et assez fort contrepointiste pour improviser sans peine, dans le style fugué, sur le premier thème venu. Il faut vraiment déplorer pour notre Opéra de Paris que Pischek ne sache pas un mot de français. Né à Prague en 1810, je crois, la première langue qu’il parla fut le bohême ; il apprit ensuite l’allemand, plus tard l’italien, c’est de l’étude de l’anglais qu’il s’occupe à cette heure ; et c’est en anglais qu’il chantera à Drury-Lane cet hiver.

    Son succès dans la ballade d’Esser, à mon concert, fut spontané et général. Une romance, qu’à la demande du public, il chanta, en outre, en s’accompagnant lui-même, acheva de faire délirer l’auditoire. On ne pouvait, en effet, rien entendre de plus délicieux. Peu de jours après, il parut au théâtre de la Vienne, d’abord dans le Zimmermann de Lortzing, puis dans les Puritains, où le fameux duo lui fournit l’occasion de lutter avec Staudigl. Il devait jouer Don Juan quand je partis pour Prague ; je regrettai vivement de ne pouvoir l’entendre dans le rôle de ce héros de la séduction et de l’audace, dont il est, j’en suis convaincu, l’idéal personnifié. Pischek, cependant, a trouvé à Vienne, et parmi d’excellens esprits, des critiques sévères qui reprochaient à son chant de l’affectation et de la manière. J’avoue n’avoir jamais rien observé en lui qui me parût de nature à mériter ce grave reproche, qui, du reste, a été souvent aussi adressé à Rubini. Et je répète que si Pischek parvenait à savoir tout à fait bien le français (ce que je ne crois plus possible aujourd’hui), et que si l’on écrivait pour lui un rôle à la fois brillant et passionné, il bouleverserait à plaisir le public de l’Opéra, et les Parisiens seraient ses esclaves.

    La salle des Redoutes doit ce nom aux grands bals qu’on y donne fréquemment dans la saison d’hiver. C’est là que la jeunesse viennoise se livre à sa passion pour la danse, passion réelle et charmante, qui a amené les Autrichiens à faire de la danse des salons un art véritable, aussi au-dessus de la routine de nos bals, que les valses et l’orchestre de Strauss sont supérieurs aux polkas et aux râcleurs des guinguettes de Paris. J’ai passé des nuits entières à voir tourbillonner ces milliers d’incomparables valseurs, à admirer l’ordre chorégraphique de ces contredanses à huit cents personnes, disposées sur deux rangs seulement, et la piquante physionomie des pas de caractère, dont je n’ai vu qu’en Hongrie surpasser l’originalité et la précision. Et puis Strauss est là, dirigeant son bel orchestre ; et quand les valses nouvelles qu’il écrit spécialement pour chaque bal fashionable ont du succès, les danseurs s’arrêtent parfois pour l’applaudir, les dames s’approchent de son estrade, lui jettent leurs bouquets, et l’on crie bis, et on le rappelle à la fin des quadrilles. Ainsi la danse n’est pas jalouse et fait à la musique sa part de joie et de succès. C’est justice ; car Strauss est un artiste. On n’apprécie pas assez l’influence qu’il a déjà exercée sur le sentiment musical de toute l’Europe, en introduisant dans les valses les jeux de rhythmes contraires, dont l’effet est si piquant, que les danseurs eux-mêmes ont déjà voulu l’imiter, en créant la valse à deux temps, bien que la musique de cette valse ait conservé le rhythme ternaire. Si on parvient hors de l’Allemagne à faire concevoir au gros public le charme singulier qui résulte, dans certains cas, de l’opposition et de la superposition des rhythmes contraires, c’est à Strauss qu’on le devra. Les merveilles de Beethoven en ce genre sont trop haut placées, et n’ont agi, jusqu’à présent, que sur des auditeurs exceptionnels ; Strauss, lui, s’est adressé aux masses, et ses innombrables imitateurs ont été forcés, en l’imitant, de le seconder.

     L’emploi simultané de diverses divisions de la mesure et des accentuations syncopées de la mélodie, même dans une forme constamment régulière et identique, est au rhythme simple, comme les ensembles à plusieurs parties diversement dessinées sont aux accords plaqués, je dirai même comme l’harmonie est à l’unisson et à l’octave. Mais ce n’est pas ici le lieu d’approfondir cette question ; j’osai l’aborder déjà il y a quelque douze ans, dans une étude sur le rhythme, qui me valut les anathèmes d’une foule de gens dont certes la plupart ne pouvaient se douter de ce que je voulais dire. Vous savez, mon ami, que sans être aussi arriérée que l’Italie sur ce point, la France est encore le foyer de la résistance aux progrès de l’émancipation du rhythme.

     Un très petit public épars dans Paris commence seulement aujourd’hui, à force d’avoir entendu au Conservatoire Weber et Beethoven, à soupçonner que l’emploi constant d’un seul rhythme amène la monotonie et parfois même d’énormes platitudes. Mais je n’ai plus la moindre velléité de tracasser les retardataires à ce sujet. Nos paysans français ne chantent qu’à l’unisson. Je suis bien convaincu maintenant que si jamais les partisans enragés du rhythme simple, des phrases de huit mesures et des coups de grosse caisse sur le temps fort, exclusivement, en viennent à sentir et à aimer les harmonies de rhythmes, ce ne sera guère qu’au jour où ces mêmes paysans seront parvenus à chanter à six parties. C’est dire assez qu’ils n’y arriveront jamais. Laissons-les donc à leurs jouissances primitives.

     Je rêvais tristement, à une de ces fêtes nocturnes (car les valses de Strauss, avec leurs ardentes mélodies qui ressemblent à des cris d’amour, ont le don de m’attrister profondément), je rêvais, dis-je, pendant l’un de ces bals étincelants de radieux sourires, quand un petit homme d’une figure spirituelle, fendant la foule, s’approcha de moi ; c’était le lendemain d’un de mes concerts. « Monsieur, me dit-il vivement, vous êtes Français, je suis Irlandais, il n’y a donc point d’amour-propre national dans mon suffrage, et (me saisissant la main gauche) je vous demande la permission de serrer la main qui a écrit la symphonie de Roméo. Vous comprenez Shakespeare ! — En ce cas, monsieur, répliquai-je, vous vous trompez de main ; j’écris toujours avec celle-ci. » L’Irlandais, souriant, prit la main droite que je lui présentais, la secoua très cordialement, et s’éloigna en disant : « Oh ! les Français ! les Français ! il faut qu’ils se moquent de tout, et de tous, même de leurs admirateurs ! » Je n’ai jamais su quel était cet aimable insulaire qui prenait mes symphonies pour des filles de la main gauche.

     Je ne vous ai rien dit de cet admirable Ernst qui fit tant de sensation à Vienne à cette époque, je me réserve de parler de lui dans mes lettres sur la Russie ; car je l’ai retrouvé à Saint-Pétersbourg, où son prodigieux succès est allé toujours grandissant. Il se repose en ce moment sur les bords de la Baltique, à prendre de la mer des leçons de grandiose et d’accens sublimes. J’espère bien le rencontrer encore dans quelque coin du monde ; car Liszt, Ernst et moi nous sommes, je crois, parmi les musiciens, les trois plus grands vagabonds que le désir de voir et l’humeur inquiète aient jamais poussés hors de leur pays.

     Il faut un talent immense comme celui de Ernst pour attirer seulement l’attention dans une ville comme Vienne, où l’on entendit tant de violonistes supérieurs, et qui en possède encore de si remarquables. Je citerai d’abord parmi ceux-là, Meyseder, dont la célébrité, dès longtemps établie, est grande et méritée ; le jeune Joachim, dont le nom commence à poindre, et le fils d’Hellmesberger (le concert-meister de Karntnerthore). Meyseder est un violoniste brillant, correct, élégant, irréprochable, toujours sûr de lui ; les deux autres, Joachim surtout, sont bouillans, téméraires, comme on l’est à leur âge, ambitieux d’effets nouveaux, d’une énergie indomptable, et ne croient guère à l’impossible. Meyseder est le chef de l’excellent quatuor du prince Czartoryski ; il a pour second violon Strebinger, pour alto Durst, et pour violoncelle Borzaga. Tous les trois, ainsi que Meyseder, appartiennent à la chapelle impériale. Ce quatuor est une des belles choses qu’on peut entendre à Vienne, et bien digne de l’attention religieuse avec laquelle le prince et un petit nombre d’auditeurs d’élite l’écoutent chaque semaine interpréter les chefs-d’œuvre de Beethoven, de Haydn et de Mozart. Mme la princesse Czartoryska, musicienne parfaite par le savoir et par le goût, pianiste distinguée en outre, prend quelquefois aussi une part active à ces concerts de musique intime. Après un quintette de Hummel, qu’elle venait d’exécuter avec une supériorité magistrale, quelqu’un me dit : « Décidément il n’y a plus d’amateurs ! — Oh !... répondis-je, en cherchant bien... vous en trouveriez peut-être... même parmi les artistes. Mais en tout cas la princesse est une exception. »

     La chapelle impériale, formée d’instrumentistes et de chanteurs choisis parmi les meilleurs de Vienne, est nécessairement excellente. Elle possède quelques enfans de chœur doués de fort jolies voix. Son orchestre est peu nombreux mais exquis ; la plupart des solos sont confiés à Staudigl. En somme, cette chapelle m’a rappelé celle des Tuileries en 1828 et 1829, époques de sa plus grande splendeur. J’y ai entendu une messe composée de fragmens de divers maîtres, tels que Asmayer, Joseph Haydn et son frère Michel. On faisait aussi quelquefois à Paris de ces pots-pourris pour le service de la chapelle royale, mais rarement cependant : je pense qu’il en doit être de même à Vienne, et que le hasard (malgré la beauté remarquable des fragmens que j’ai entendus) m’a mal servi. L’Empereur avait alors, si je ne me trompe, trois maîtres de chapelle : les savans contrepointistes Eybler, et Asmayer, et Weigl, qui mourut peu de jours avant mon départ de Vienne. Ce dernier nous est connu en France par son opéra la Famille suisse, qui fut représenté à l’Odéon en 1828. Cet ouvrage eut peu de succès ; il parut aux musiciens fade et incolore, et les mauvais plaisans prétendirent que c’était une pastorale écrite avec du lait.

     Une chose m’a frappé et péniblement affecté à Vienne, c’est l’ignorance incroyable où l’on est généralement des œuvres de Gluck. A combien de musiciens et d’amateurs n’ai-je pas demandé s’ils connaissaient Alceste, ou Armide, ou Iphigénie ; toujours la réponse a été la même : « On ne représente jamais à Vienne ces ouvrages ; nous ne les connaissons pas. » Mais malheureux ! qu’on les représente ou non, vous devriez les savoir par cœur ! Il est bien clair que des entrepreneurs comme MM. Balochino et Pockorny, moins soucieux de belles partitions que de grosses recettes, n’imiteront pas le roi de Prusse, et ne se donneront pas le luxe de faire représenter des chefs-d’œuvre anciens, quand ils peuvent offrir au public des produits nouveaux, tels qu’Alessandro Stradella ou Indra.

     On citait même comme un des événemens remarquables de la saison la découverte qu’on venait de faire de la tombe de Gluck ! La découverte ! concevez-vous cela ? Elle était donc inconnue ?..... Parfaitement. O Viennois de mon âme, vous êtes dignes d’habiter Paris ! Ce fait pourtant n’a rien en soi de bien étrange, si l’on songe qu’à cette heure on ignore absolument où reposent les restes de Mozart !

    J’ai dit quelques mots dans ma première lettre qui ne doivent pas vous avoir donné une idée bien brillante du Conservatoire de Vienne. Malgré tout le mérite de son directeur, M. Preyer, et le talent bien apprécié de M. Joseph Fischhoff, de M. Boëhm et de quelques autres excellens professeurs, le Conservatoire ne répond pas, par l’importance et le nombre de ses classes, à ce qu’on s’attend à trouver dans une capitale musicale telle que Vienne. Il paraît même qu’il fut, il y a quelques années, dans un état de délabrement tel que sans l’extrême énergie, l’intelligence et le dévouement du docteur J. Bacher, qui prit en main sa défense et parvint à le remettre sur pied, il n’existerait plus. Le docteur Bacher n’est point un artiste, c’est un de ces amis de la musique comme on en trouve deux ou trois en Europe, qui entreprennent et mènent à bien quelquefois les plus rudes tâches, mus par le seul amour de l’art ; qui, par la pureté de leur goût, acquièrent sur l’opinion une autorité réelle, et en viennent même souvent à accomplir par leurs propres forces ce que des souverains devraient faire et ce qu’ils ne font pas. Actif, persévérant, volontaire et généreux au delà de toute expression, le docteur Bacher est à Vienne le plus ferme soutien de la musique et la providence des musiciens.

     C’est dans la salle du Conservatoire, petite, mais excellente, qu’ont lieu les concerts philharmoniques, sous l’habile direction de M. le baron de Lannoye, et les réunions de l’Académie de chant d’hommes, précieuse institution dirigée par M. Barthe avec autant d’intelligence que de zèle. J’ai entendu là, cinq ou six fois au moins, et avec un plaisir toujours nouveau, l’étonnant pianiste Dreyschok ; talent jeune, frais, brillant, énergique, d’une habileté technique immense, dont le sentiment musical est des plus élevés, et qui a introduit dans sa musique de piano une foule de combinaisons nouvelles d’un effet charmant.

     Je demande pardon à tant d’artistes remarquables du laconisme avec lequel je me vois contraint de parler d’eux. L’espace me manque ; il faudrait écrire un livre pour rendre pleine justice à chacun et énumérer en détail toutes les richesses musicales de Vienne.

     Et pourtant je n’ai rien dit encore de quelques uns de ses plus éminens esprits ; de ceux que la nature de leur talent porte surtout vers les compositions dites di camera, telles que les quatuors et les lieder avec piano. De ce nombre sont M. Becher, âme rêveuse et concentrée, dont l’audace harmonique dépasse tout ce qu’on a tenté jusqu’à présent, qui cherche à agrandir la forme du quatuor et à lui donner des allures nouvelles. M. Becher est d’ailleurs un écrivain fort distingué, et sa critique est en grande estime parmi les maîtres de la presse viennoise. M. le conseiller Wesque de Puttlingen, qui publie ses œuvres sous le pseudonyme de Hoven, m’a fait passer de bien douces heures en chantant ses lieder d’un tour mélodique si heureux et si plein d’humour, et accompagnés d’harmonies piquantes. J’ai remarqué les mêmes qualités dans les fragmens de deux opéras de sa composition que je n’ai pu malheureusement entendre qu’au piano.

     M. Dessauer nous est plus connu, à cause du séjour qu’il fit à Paris pendant deux ans, de 1840 à 1842, je crois. Il y mit en musique une foule de morceaux de nos premiers poëtes. Il continue à grossir sa collection de lieder, dont la plupart obtiennent dans les salons délicats un incontestable succès. Dessauer est tout entier acquis à l’élégie ; il n’est à son aise que dans les malaises de l’âme, les souffrances du cœur font sa plus douce jouissance, et les larmes toute sa joie. Dessauer, à Vienne comme à Paris, me faisait toujours une guerre courtoise. Son idée fixe est de me convertir à une doctrine musicale que je ne connais pas encore, car il n’a jamais pu se décider à me la dévoiler. Toutes les fois que l’occasion s’est présentée pour nous de causer à fond, comme il disait, au moment de commencer son homélie, si je le regardais bien en face avec mon air le plus sérieux, il en concluait que j’allais me moquer de lui, et, retombant dans son silence, remettait ma conversion à des temps plus heureux. Si tous les prédicateurs avaient fait ainsi, nous croupirions encore dans les ténèbres du paganisme.

    Vous vous souvenez, mon cher Humbert, de cette messe que nous allâmes entendre ensemble à Saint-Roch, lors de votre dernière apparition à Paris ; messe dont plusieurs de nos journaux firent l’éloge, et qui vous plut beaucoup par son style clair et naturel. Son auteur, M. Geiger, habite Vienne ; il y enseigne la musique aux jeunes archiducs ; il a composé un grand opéra dont il m’a permis de parcourir la partition, et j’y ai retrouvé les qualités que nous avions observées dans sa messe : simplicité, harmonies douces, mélodies exemptes de recherche, instrumentation modérée et tendance à la vérité d’expression.

     Je ne dois pas oublier de signaler ici la cordialité avec laquelle m’ont accueilli à Vienne la plupart des écrivains qui labourent, comme je l’ai fait jusqu’à ce jour, l’âpre et rocailleux terrain de la critique, pour y voir pousser trop souvent chardons et orties. Ils m’ont traité en confrère, et je les en remercie. L’un d’eux, M. Saphir, donne tous les ans une académie, littéraire et musicale, dans laquelle, en dépit des entraves de la censure, son étincelant esprit trouve le moyen de flageller les hommes et les choses, à la grande joie de son auditoire qui, semblable à tous les auditoires du monde, est toujours ravi si l’on éreinte quelqu’un.

     Adieu, mon cher Humbert ; je ne vous parle pas du bâton de mesure que m’offrirent si gracieusement, dans un souper, mes amis de Vienne, après mon troisième concert, ni du beau présent que me fit l’Empereur, ni de beaucoup d’autres choses, dont les journaux du temps vous ont rebattu les oreilles. Vous n’ignorez rien de tout ce qui m’arriva d’heureux dans ce voyage ; il serait donc au moins inutile d’y revenir.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er janvier 2016.

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