de
HECTOR BERLIOZ
(DEUXIÈME VOYAGE EN ALLEMAGNE)
A M. HUMBERT FERRAND
3e LETTRE
PESTH
Quand on voyage en Autriche, il faut absolument visiter au moins trois de ses capitales : Vienne, Pesth et Prague. A la vérité certains esprits chagrins prétendent bien que Pesth est en Hongrie et que Prague est en Bohême ; mais ces deux États n’en font pas moins parties intégrantes de l’empire d’Autriche auquel ils sont attachés et dévoués corps, âmes et biens, à peu près comme l’Irlande est dévouée à l’Angleterre, la Pologne à la Russie, l’Algérie à la France, comme tous les peuples conquis ont dans tous les temps été attachés à leurs vainqueurs. Ainsi donc partons pour Pesth, grande ville d’Autriche, en Hongrie. Je ne suis pas heureux dans mes relations avec le Danube. Ainsi que je vous l’ai dit, il avait emporté son dernier bateau à vapeur quand je voulus m’embarquer à Ratisbonne pour Vienne ; il se couvrit de brouillards pour m’empêcher de descendre son cours jusqu’à Pesth, et vous allez voir que le vieux fleuve ne borna pas là ses mauvais procédés à mon égard. Il semble qu’il ait été tout à fait mécontent de me voir arriver dans ses domaines, et qu’il ait voulu non seulement ne pas m’en faciliter l’accès, mais me l’interdire même tout à fait. Et pourtant combien je l’ai admiré, comme je l’ai loué ce puissant et majestueux fleuve ! Il aurait dû être sensible à mon admiration. Mais loin de là, plus je m’extasiais devant ses magnificences, et plus il me devenait hostile ; et je pourrais dire de lui ce que La Fontaine disait de son lion :
Ce monseigneur du lion là
Fut parent de Caligula.
Avant de quitter Vienne je manifestai le désir d’être présenté à M. le prince de Metternich ; ceux même de mes amis qui se trouvaient les mieux placés pour me procurer cet honneur, se montrant alors vraiment embarrassés de ma demande, je fus sur le point d’y renoncer. Il s’agissait de voir un officier lié avec un conseiller, qui parlerait à un membre de la chancellerie de cour, assez puissant pour m’introduire auprès d’un secrétaire d’ambassade, qui obtiendrait de l’ambassadeur qu’il voulût bien parler à un ministre, afin qu’il me présentât. Je trouvai le circuit infiniment trop prolongé, et l’idée me vint enfin de remplacer à moi tout seul l’officier, le conseiller, le chancelier, le secrétaire, l’ambassadeur et le ministre, en me présentant moi-même. Mes amis, en me voyant déterminé à tenter l’aventure, m’ont très-probablement, in petto, traité de fou, ou tout au moins de Français et demi. Quoi qu’il en soit, bravant l’étiquette autrichienne ou l’opinion que l’on se fait à Vienne de ses rigueurs, je m’acheminai vers le palais du prince. Je monte, je trouve dans le salon un officier de garde, je lui présente ma carte en lui exprimant le désir qui m’amenait. Il entre chez le prince, et revient un instant après m’annoncer que Son Altesse allait être libre dans quelques minutes et qu’elle voulait bien me recevoir. Je fus admis en effet, sans autre préambule. Le prince se montra d’une amabilité parfaite, me fit beaucoup de questions sur la musique et surtout sur ma musique dont il me parut que Son Altesse, qui n’en avait point encore entendu alors, s’était fait une fort drôle d’idée. Je m’efforçai de lui en donner une autre. Bref, je me retirai, enchanté de l’accueil que j’avais reçu, prodigieusement étonné qu’il fût si facile de brutaliser ainsi les lois de l’étiquette allemande, et tout fier d’avoir rempli les fonctions d’officier, de conseiller, de chancelier, de secrétaire d’ambassade, d’ambassadeur et de ministre, sans embarras, pendant quelques instants. Et voilà comment je reconnus encore une fois la vérité de la parole évangélique : « Frappez et il vous sera ouvert », et le tact exquis avec lequel certains princes savent dire aussi parfois : Sinite parvulos venire ad me. A la condition, bien entendu, que les parvuli soient étrangers, quelque peu clercs, et appartiennent à cette classe, curieuse à voir de près, de gens inutiles qu’on nomme aujourd’hui poëtes, musiciens, peintres, artistes enfin, et qu’on désignait au Moyen Âge par les dénominations assez malhonnêtes de ménestrels, trouvères, histrions et bohémiens.
Vous vous étonnerez peut-être, mon cher Humbert, que je n’aie point usé de ma puissante influence pour me faire admettre à présenter mes hommages à la famille impériale, et vous aurez raison. Il y a en effet à ma réserve une raison d’état que je m’en vais vous dire très-confidentiellement. Il m’était revenu, dès les premiers temps de mon séjour à Vienne, que l’Impératrice, cet ange de piété, de douceur et de dévouement, avait de moi une opinion encore plus extraordinaire que celle du prince Metternich sur ma musique. Certains passages un peu trop sauvages de style de mon Voyage en Italie, habilement commentés en outre auprès de S. M. par de bons amis (vous savez qu’on est exposé à en avoir partout, même à la cour d’Autriche), m’avaient valu en si haut lieu la réputation d’un véritable brigand, tout bonnement. Or, je fus non pas flatté, c’est trop peu dire, mais vraiment glorieux de ce renom excentrique qui me tombait du ciel. Je me dis, ce que vous vous fussiez dit à ma place bien certainement, qu’une légère auréole de crimes est chose trop distinguée, depuis que Byron l’a mise à la mode, pour ne pas la conserver précieusement quand on a le bonheur de la posséder ; fût-elle même posée sur un front tout à fait indigne. Je raisonnai donc ainsi : Si je me présente à la cour, il est probable que l’Impératrice daignera m’adresser la parole ; je devrai lui répondre, de mon mieux nécessairement, et la conversation une fois engagée, Dieu sait où elle peut me conduire. S. M. est capable de perdre en un clin d’œil l’opinion originale qu’elle s’est faite de mon individu ; elle ne verra plus en moi qu’un adorateur, comme tant de millions d’autres, de sa grâce et de sa bonté ; elle ne trouvera rien de sanglant dans mes yeux, rien de fauve dans mon regard, rien de tigridien dans ma voix ; j’aurai bien toujours le nez un peu aquilin, il est vrai, mais, en somme, je ne paraîtrai point du tout avoir le physique de mon emploi, et je passerai pour un simple honnête homme, incapable de faire un malheur et d’arrêter seulement une diligence ; me voilà donc perdu de réputation. Ah ! diable ! non ! j’aime mieux rester brigand et partir au plus vite ; l’éloignement devant être surtout favorable au développement de mon auréole, qui ne fera que croître et embellir.
Voilà pourquoi j’ai obstinément refusé de me faire l’honneur de me présenter à la cour d’Autriche, et pourquoi je suis ainsi brusquement descendu en Hongrie un beau matin. C’est ici maintenant que doit avoir place le récit de mes démêlés avec le Danube. Chaque jour il s’enveloppait dans un nuage, comme les dieux d’Homère quand ils avaient à commettre quelque méchante action ; de là interruption de la navigation et nécessité pour les voyageurs de prendre pour Pesth la voie de terre. C’est bien honnête ce que je dis là. Sachez, mon ami, que sur toute la surface de cette plaine immense qui s’étend de Vienne à Pesth, les simples cailloux sont aussi rares que les émeraudes ; que le sol y est formé d’une fine poussière qu’on dirait tamisée et qui, détrempée par la pluie, forme des fondrières au travers desquelles il faut se traîner à grand renfort de chevaux, en y enfonçant à tout instant au risque de n’en plus sortir. C’est donc la voie de boue et non la voie de terre que j’aurais dû dire. Vous jugez des charmes d’un pareil voyage. Mais ce n’est rien encore. Ne voilà-t-il pas le Danube qui s’avise de déborder et de couvrir de ses ondes furieuses le noir fossé dans lequel nous barbotions depuis quinze heures et qu’on s’obstine dans le pays à appeler la grande route. A minuit je fus tiré de ma somnolence résignée par l’immobilité de la voiture et le bruit des eaux qui roulaient autour de nous avec fracas. Le cocher, marchant à l’aventure, nous avait amenés dans le lit du fleuve, et n’osait plus faire un mouvement.
L’eau montait cependant. Un officier hongrois placé dans le coupé m’avait deux ou trois fois adressé la parole par une petite fenêtre pratiquée dans la cloison intermédiaire de la malheureuse voiture.
« — Capitaine, lui dis-je alors à mon tour.
— Monsieur !
— Ne pensez-vous pas que nous allons nous noyer ?
— Oui, monsieur, je le pense ! Vous offrirai-je
un cigare ? »
Son insolent sang-froid me donnait envie de lui asséner un coup de poing et de fureur je me mis à accepter son cigare et à le fumer précipitamment.
L’eau montait toujours.
Alors le cocher, faisant un effort désespéré, tourne court au risque de nous verser dans le courant, parvient à gravir la rive droite, dont nous étions encore heureusement assez rapprochés, se dirige à travers champs, et nous conduit... droit dans un lac. Cette fois, je crus bien que c’était fini, et, appelant de nouveau le militaire :
« — Capitaine, avez-vous encore un cigare ?
— Oui, monsieur !
— Eh bien, donnez-le-moi vite, car, pour le
coup, nous allons nous noyer tout à fait ! »
Heureusement un brave paysan vint à passer par là (où diable allait-il à une pareille heure et par de pareils chemins ?) nous aida à sortir du lac et donna à notre malencontreux phaëton des indications, grâce auxquelles il parvint à retrouver sa route. Enfin, le lendemain, de cahots en soubresauts, de fossés en fondrières, passant alternativement de l’eau dans la boue et de la boue dans l’eau, nous parvînmes à Pesth ; c’est-à-dire en face de Pesth, sur la rive droite du Danube, qui eut la bonté de nous permettre de le traverser en barque, faute d’un pont. Sur cette rive droite se trouve une assez grande ville ; je demandai son nom à mon capitaine.
« — C’est Buda, me dit-il...
— Comment ! Buda ? sur ma carte d’Allemagne,
la ville placée en face de Pesth porte une tout autre désignation.
Tenez, voyez, elle s’appelle Ofen.
— Justement, c’est Buda ; Ofen est une traduction
allemande très-libre du mot hongrois.
— J’y suis ; les cartes allemandes, à
ce qu’il paraît sont aussi ingénieusement rédigées
que les cartes françaises. Seulement on devrait mettre sur les unes :
Ratisbonne, prononcez Regensburg, et sur les autres : Ofen,
prononcez Buda. »
En arrivant je me donnai une partie de plaisir que je m’étais promise la veille si j’échappais au Danube et à la boue ; je pris un bain, je bus deux verres de tokai et je dormis vingt heures, non sans rêver de noyades et de lacs de boue. Après quoi il fallut bien s’occuper des préparatifs de mon premier concert, faire un arrangement avec les directeurs, chercher des violons, voir le maître de chapelle, les chanteurs, etc. etc. Grâce à la bienveillante influence de M. le comte Radaï, surintendant du Théâtre-National, dans lequel on m’avait engagé à donner mes concerts de préférence au Théâtre-Allemand, les principales difficultés furent bientôt levées. J’eus seulement un instant d’inquiétude, pour la composition de mon orchestre ; car celui du Théâtre-National est si peu nombreux qu’il n’y avait pas moyen de songer à monter mes symphonies avec sa petite bande de violons seulement. D’un autre côté il était impossible de recourir aux artistes du Théâtre-Allemand, à cause d’un règlement qui vous donnera une idée de la touchante affection des Hongrois pour tout ce qui leur vient d’Allemagne. Il est défendu d’admettre dans le Théâtre-National aucun artiste du Théâtre-Allemand, chanteur, choriste ou instrumentiste, quel que soit le besoin que l’on puisse avoir de son concours. Bien plus, il est permis de chanter au théâtre hongrois dans toutes les langues anciennes et modernes, à la seule exception de la langue allemande, dont l’usage est formellement interdit. Cette exclusion étrange et hardie, dans un pays soumis à l’empire d’Autriche, tient à une imitation du système continental de Napoléon, pratiquée à l’égard de l’Allemagne en général et de l’Autriche en particulier par la nation hongroise. Ainsi les produits de l’industrie allemande sont généralement repoussés, et dans toutes les classes de la population on considère comme un devoir de n’employer que des objets confectionnés en Hongrie par les Hongrois. De là, sur la plupart des magasins de Pesth, derrière les vitraux mêmes des marchandes de modes, l’inscription en gros caractères du mot hony qui m’avait si fort intrigué le premier jour, et qui signifie national.
Un éditeur de musique de Vienne, Henri Müller (le plus serviable des hommes, qui m’a comblé de marques de dévouement pendant mon séjour en Autriche), m’avait fort heureusement donné une lettre pour un de ses confrères de Pesth, M. Treichlinger, l’un des grands violonistes qu’a produits l’ancienne école d’Allemagne. M. Treichlinger me mit en rapport avec les principaux membres de la Société philharmonique de Pesth et m’obtint promptement un renfort d’une douzaine d’excellents violons à la tête desquels il me pria de le compter lui-même. Ils s’acquittèrent tous à merveille de la tâche qu’ils avaient si gracieusement acceptée et l’exécution de mon programme fut une des meilleures qu’on eût, je crois, entendues à Pesth depuis longtemps. Au nombre des morceaux qui le composaient se trouvait la marche qui sert maintenant de finale à la première partie de ma légende de Faust. Je l’avais écrite dans la nuit qui précéda mon départ pour la Hongrie. Un amateur de Vienne, bien au courant des mœurs du pays que j’allais visiter, était venu me trouver avec un volume de vieux airs quelques jours auparavant. « Si vous voulez plaire aux Hongrois, me dit-il, écrivez un morceau sur un de leurs thèmes nationaux ; ils en seront ravis et vous me donnerez au retour des nouvelles de leurs Elien (vivat) et de leurs applaudissements. En voici une collection dans laquelle vous n’avez qu’à choisir. » Je suivis le conseil et choisis le thème de Rákóczy, sur lequel je fis la grande marche que vous connaissez.
A peine eut-on répandu dans Pesth l’annonce de ce nouveau morceau de musique hony, que les imaginations commencèrent à fermenter nationalement. On se demandait comment j’aurais traité ce thème fameux et pour ainsi dire sacré qui, depuis tant d’années, fait battre les cœurs hongrois et les enivre de l’enthousiasme de la liberté et de la gloire. Il y avait même une sorte d’inquiétude à ce sujet, on craignait une profanation... Certes loin d’être offensé de ce doute, je l’admirais. Il était d’ailleurs trop bien justifié par une foule de pitoyables pots-pourris et arrangements, dans lesquels on a fait d’horribles outrages à des mélodies dignes de tous les respects. Peut-être aussi plusieurs amateurs hongrois avaient-ils été témoins, à Paris, de l’impiété barbare avec laquelle, aux jours de fêtes nationales, nous traînons dans les égouts musicaux notre immortelle Marseillaise !!
Enfin l’un d’eux, M. Horwath, rédacteur en chef d’un journal hongrois, incapable de contenir sa curiosité, va chez l’éditeur avec lequel je me trouvais en relation pour l’organisation du concert, s’informe de la demeure du copiste chargé d’extraire les parties d’orchestre de ma partition, court chez cet homme, demande mon manuscrit et l’examine attentivement. M. Horwath, peu satisfait de cet examen, ne put, le lendemain, me déguiser son inquiétude.
« — J’ai vu votre partition de la Marche de
Rákóczy, me dit-il.
— Eh bien ?
— Eh bien ! j’ai peur.
— Bah !
— Vous avez exposé notre thème
piano, et nous avons au contraire l’habitude de l’entendre jouer
fortissimo.
— Oui, par vos Zingari. D’ailleurs, n’est-ce
que cela ? Soyez tranquille, vous aurez un forte comme jamais de
votre vie vous n’en avez entendu. Vous n’avez pas bien lu. En toute chose
il faut considérer la fin. »
Le jour du concert, néanmoins, une certaine anxiété me serrait la gorge quand vint le moment de produire ce diable de morceau. Après une sonnerie de trompettes dessinée sur le rhythme des premières mesures de la mélodie, le thème paraît, vous vous en souvenez, exécuté piano par les flûtes et les clarinettes, et accompagné par un pizzicato des instruments à cordes. Le public resta calme et silencieux à cette exposition inattendue ; mais quand, sur un long crescendo, des fragments fugués du thème reparurent, entrecoupés de notes sourdes de grosse caisse simulant des coups de canon lointains, la salle commença à fermenter avec un bruit indescriptible ; et, au moment où l’orchestre déchaîné dans une mêlée furieuse, lança son fortissimo si longtemps contenu, des cris, des trépignements inouïs ébranlèrent la salle ; la fureur concentrée de toutes ces âmes bouillonnantes fit explosion avec des accents qui me donnèrent le frisson de la terreur ; il me sembla sentir mes cheveux se hérisser, et à partir de cette fatale mesure je dus dire adieu à la péroraison de mon morceau, la tempête de l’orchestre étant incapable de lutter avec l’éruption de ce volcan dont rien ne pouvait arrêter les violences. Il fallut recommencer, cela se devine ; et la seconde fois ce fut à grand-peine que le public put se contenir deux ou trois secondes de plus qu’à la première, pour entendre quelques mesures de la coda. M. Horwath se démenait dans sa loge comme un possédé ; je ne pus m’empêcher de rire en lui jetant un regard qui signifiait : « Eh bien ! avez-vous encore peur ? Êtes-vous content de votre forte ? » Bien me prit d’avoir placé à la fin du concert la Rákóczy-indulo (c’est le titre du morceau en langue hongroise), car tout ce qu’on aurait voulu faire entendre ensuite eût été perdu.
J’étais violemment agité, on peut le croire, après un ouragan de cette nature, et je m’essuyais le visage dans un petit salon derrière le théâtre, quand je reçus un singulier contre-coup de l’émotion de la salle. Voici comment : je vois entrer à l’improviste dans mon réduit un homme misérablement vêtu, et le visage animé d’une façon étrange. En m’apercevant, il se jette sur moi, m’embrasse avec fureur, ses yeux se remplissent de larmes, c’est à peine s’il peut balbutier ces mots :
« — Ah ! monsieur, monsieur ! moi Hongrois... pauvre diable... pas parler français... un poco l’italiano... Pardonnez... mon extase... Ah ! ai compris votre canon... Oui, oui... la grande bataille... Allemands chiens ! » Et se frappant la poitrine à grands coups de poing : « Dans le cœur moi... je vous porte... Ah ! Français... révolutionnaire... savoir faire la musique des révolutions. »
Je n’essayerai pas de dépeindre la terrible exaltation de cet homme, ses pleurs, ses grincements de dents ; c’était presque effrayant, c’était sublime !
Vous pensez bien, mon cher Humbert, que la Rákóczy-indulo, après cela, fut de tous les programmes et toujours avec le même résultat. Je dus même, en partant, laisser à la ville de Pesth mon manuscrit qu’on désira garder, et dont je reçus une copie à Breslau un mois après. On l’exécute maintenant en Hongrie dans les grandes occasions. Mais je dois avertir ici le maître de chapelle, M. Erkel, que j’ai fait depuis ce temps plusieurs changements dans l’instrumentation de ce morceau, en ajoutant à la coda une trentaine de mesures qui, ce me semble, en augmentent l’effet. Je m’empresserai de lui adresser la partition, revue, corrigée et augmentée, dès que mon éditeur me le permettra. M. Erkel est un excellent et digne homme d’un grand talent : j’ai entendu, pendant mon séjour à Pesth, et sous son habile direction, un opéra de lui, intitulé Hunyady, dont le sujet est tiré des annales héroïques de la Hongrie. Il y a dans cette œuvre une foule de choses remarquables par leur originalité et surtout par la profondeur du sentiment qui les a dictées. C’est d’ailleurs purement écrit et instrumenté d’une façon très-intelligente et très-fine ; ce qui ne veut pas dire, loin de là, que cette instrumentation manque d’énergie. Mme Schodel, véritable tragédienne lyrique de l’école de Mme Branchu (école perdue dont je ne m’attendais pas à trouver un rejeton en Hongrie), joua et chanta d’une belle manière le rôle principal. Je dois encore signaler dans la troupe hongroise un ténor très-méritant, nommé Feredy. Il dit surtout à merveille, en les accentuant d’une façon charmante dans son étrangeté, les romances et les chansons nationales si chères aux Hongrois, mais qui, ainsi chantées, plairaient certes à tous les peuples. Le concert-meister est un violoniste de beaucoup de talent, nommé Kohne, qui séjourna longtemps à Paris et sort même, si je ne me trompe, des classes de notre Conservatoire. Pour le chœur du théâtre national de Pesth, il est très-faible, tant par le nombre que par la nature et le peu d’exercice des voix. La langue hongroise n’est point défavorable à la musique, elle est même, à mon sens, beaucoup moins dure que l’allemand. Voilà une vraie langue ! que personne ne comprend... sans l’avoir apprise. Il ne faut pas chercher les analogies entre le hongrois et aucune autre langue connue, on ne les trouverait pas. Certains termes de musique même, venus de l’italien, et conservés à peu près intégralement dans tous les idiomes de l’Europe, sont remplacés en hongrois par des termes spéciaux, composés ou simples, mais entièrement différents. Tel est le mot concert qu’on retrouve à peu près toujours le même en italien, en espagnol, en français, en allemand, en anglais, en russe. Devinez ce qu’il devient sur les affiches hongroises, hangverseny, ni plus, ni moins. Ce mot étrange signifie littéralement concours de sons.
Mes préoccupations musicales ne m’empêchèrent point, pendant mon séjour à Pesth, d’assister à deux bals et à un grand banquet politique donnés par la noblesse hongroise. Je n’ai rien vu d’aussi splendidement original que ces bals, tant à cause du luxe prodigieux qu’on y étale que de la singularité pittoresque des costumes nationaux et de la beauté de cette fière race de Magyars. Les danses y diffèrent essentiellement par leur caractère de celles qu’on connaît dans le reste de l’Europe. Nos froides contredanses françaises n’y jouent qu’un rôle très-obscur. Les mazur, les tarsalgo, les keringo et les csardas y règnent en joyeuses souveraines. La csardas surtout, cette importation perfectionnée des fêtes agrestes et que les paysans hongrois dansent avec une exubérance de joie et un entrain si ravissants, me parut jouir de la faveur particulière des danseurs aristocratiques ; malgré les timides observations d’un malencontreux critique, lequel, dans un journal, s’était avisé de trouver un peu lestes les figures et les mouvements de la csardas, qu’il comparait, bien à tort selon moi, aux excentricités de la danse inexprimable, prohibée par les sergents de ville parisiens. Aussi Dieu sait par quelle bordée de reproches il fut accueilli, et de quels regards tant de beaux yeux le foudroyèrent, quand, après la publication de son article, il osa paraître au bal. L’écrivain hony fut honni. Il y a quarante-huit heures que je couvais ce calembour. Le banquet politique auquel je fus admis me donna l’occasion de voir et d’entendre le célèbre orateur Deak, l’O’Connell de la Hongrie, dont le nom est dans toutes les bouches et le portrait dans toutes les maisons. Comme le voulait l’illustre défenseur de l’Irlande, M. Deak ne veut arriver aux réformes nécessaires à son pays que graduellement et par des moyens légaux ; et il a grand-peine à contenir la frémissante impatience de son parti. Il parla peu et avec beaucoup de calme ce jour-là, et je compris le sujet de son discours par cette exclamation échappée en forme d’aparté à un de mes voisins à l’air sombre et mécontent « Fabius cunctator ! »
On me montra parmi les convives un jeune homme d’une figure très-caractérisée. « C’est un Atlas, me dit M. Horwath. — Comment un Atlas ? — Oui, il est poëte et porte le nom d’Hugo... »
Pendant le dîner, un petit orchestre de noirs Zingari exécutait à sa manière, c’est-à-dire de la façon la plus naïvement sauvage, des mélodies nationales, qui, alternant avec les discours et les toasts, et bien secondées par les vins brûlants de Hongrie, surexcitaient encore la fièvre révolutionnaire des convives.
Le lendemain je dus faire mes adieux à mes hôtes hongrois. Je partis donc tout vibrant encore de tant d’émotions diverses et plein de sympathie pour cette ardente, chevaleresque et généreuse nation. Pendant mon séjour à Pesth, le Danube s’était apaisé, toute expression de courroux avait disparu de sa face vénérable, et il me permit cette fois de remonter son cours sans encombre jusqu’à Vienne. J’y étais à peine arrivé que je reçus la visite de l’amateur dont l’officieux conseil m’avait persuadé d’écrire la marche de Rákóczy.
Il était en proie à une anxiété des plus comiques.
« — L’effet de votre morceau sur le thème hongrois, me dit-il, a retenti jusqu’ici, et j’accours vous conjurer de ne pas dire un mot de moi à ce sujet. Si l’on savait à Vienne que j’ai contribué d’une façon quelconque à vous le faire composer, je serais fort compromis, et il pourrait m’en arriver malheur. »
Je lui promis le secret. Si je vous dis son nom maintenant, c’est que cette grave affaire a eu, je pense, depuis lors, le temps de s’assoupir. Il s’appelait..... Allons, le nommer serait décidément une indiscrétion ; j’ai voulu seulement lui faire peur.
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1. (6 mars 1861.) Je viens d’envoyer en Hongrie cette partition. Une société de jeunes Hongrois m’a adressé il y a quelques semaines une couronne d’argent d’un travail exquis, portant, sur un écusson aux armes de la ville de Gior (en allemand Raab) ces mots : A Hector Berlioz la jeunesse de Gior. Ce présent était accompagné d’une lettre à laquelle j’ai répondu :
« Messieurs,
» J’ai reçu votre beau présent et la lettre flatteuse qui l’accompagnait. Ce témoignage de sympathie, venu d’un pays dont j’ai conservé un si cher souvenir, m’a vivement touché. L’effet de mon ouvrage est dû sans doute aux sentiments que réveille votre thème national en vous, qu’il doit conduire à la vie (selon votre poétique expression), en vous de qui l’on peut dire avec Virgile :
. . . . . . . .
. . . Furor iraque mentes
Praecipitant, pulchrumque mori succurrit in armis.
» Mais si vous avez trouvé dans ma musique une étincelle seulement de l’enthousiasme qui brûle les nobles âmes hongroises, je dois m’estimer trop heureux et considérer ce succès comme l’un des plus rares qu’un artiste puisse obtenir.
» Recevez, messieurs, avec l’expression de ma gratitude, mes cordiales salutations.
» Votre tout dévoué
» HECTOR BERLIOZ.