Par
HECTOR BERLIOZ
A L’OPÉRA
Cette reprise tant de fois annoncée, et retardée par diverses causes, a eu lieu le 21 octobre 1861, avec un magnifique succès ; et ce jour-là les prévisions fâcheuses, les pronostics malveillants ont reçu le plus éclatant démenti.
L’auditoire a paru frappé de la majestueuse ordonnance de l’œuvre dans son ensemble, de la profondeur de l’expression mélodique, de la chaleur du mouvement scénique et de mille beautés qui sont pour lui originales et nouvelles, telle est leur dissemblance avec ce qu’on produit, en général, sur notre grande scène aujourd’hui. Je penche à croire une notable partie du public plus capable qu’autrefois de sentir et de comprendre une partition pareille. L’éducation musicale a fait des progrès d’une part, et, de l’autre, à force d’indifférence, on en est venu à ne plus éprouver de haine pour le beau. La plupart des habitués de l’Opéra, contre leur usage, étaient venus pour entendre et non pour voir et pour être vus. On a écouté, on a réfléchi, et, comme le disait Gluck d’un enfant qui avait pleuré à la première représentation d’Alceste, on s’est laissé faire. Les Polonius n’ont pas manqué, tout comme pour Orphée, de déclarer le chef-d’œuvre assommant, insupportable. Mais on s’y attendait, et l’on n’a tenu compte de leurs doléances.
Cette reprise, venue à point, nous le croyons, ne peut qu’exercer une excellente influence sur le goût général des amateurs de musique et détruire bien des préjugés. Il est seulement à regretter qu’on n’ait pas pu la faire dans des conditions de fidélité plus rigoureuses. L’obligation de transposer d’un bout à l’autre le rôle d’Alceste, pour l’approprier à la voix de madame Viardot, et les modifications de détails qui devaient nécessairement résulter de cette transposition, ont, en maint endroit, altéré la physionomie de l’ouvrage. Quelques airs perdent peu, il est vrai, à être ainsi baissés, mais l’effet de beaucoup d’autres est affaibli, pour ne pas dire détruit ; l’orchestration devient flasque, sourde ; l’enchaînement des modulations n’est plus celui de l’auteur, puisque la nécessité de préparer la transposition et celle de rentrer dans le ton primitif après les morceaux transposés oblige d’en suivre un autre. Ce n’est pas ici le lieu de faire un cours de composition musicale ; on comprendra aisément, d’ailleurs, que de tels bouleversements, praticables, dans une certaine mesure, pour des fragments isolés, destinés au concert, deviennent désastreux apportés à un opéra entier qu’on rend à la scène.
« Plus on s’attache à chercher la perfection et la vérité, a dit Gluck dans sa préface d’Elena e Paride, plus la précision et l’exactitude deviennent nécessaires. Les traits qui distinguent Raphaël de la foule des peintres sont en quelque sorte insensibles ; de légères altérations dans les contours ne détruiront point la ressemblance dans une tête de caricature, mais elles défigureront entièrement le visage d’une belle personne. »
Cette proposition s’applique à tous les genres d’infidélité dans l’exécution des œuvres musicales, mais elle est surtout vraie quand il s’agit des œuvres de Gluck.
Hâtons-nous de reconnaître que, sous tous les autres rapports, l’exécution d’Alceste à l’Opéra est d’une assez respectueuse exactitude. Les chanteurs ne changent presque pas une note de leurs rôles ; les mélodies, les récitatifs, les chœurs sont reproduits absolument tels que l’auteur les écrivit. Quelques personnes croient qu’on a ajouté à l’orchestration des instruments à vent ; c’est une erreur. M. Royer, considérant que les instruments à cordes remplissent le rôle principal dans l’orchestre d’Alceste, a seulement voulu leur donner plus de puissance en en augmentant un peu le nombre. Celui des violons, en conséquence, a été porté à vingt-huit, celui des altos à dix, celui des violoncelles à onze, et celui des contre-basses à neuf. On ne peut qu’applaudir à cette mesure, qui ne sera pas, il faut l’espérer, adoptée désormais pour Alceste seulement, et qui rendra l’orchestre de l’Opéra plus riche encore que celui de Covent-Garden, à Londres, l’un des plus puissants de l’Europe. On a engagé aussi un trombone-basse, nécessaire pour l’exécution de certaines notes graves que les trombones-ténors dont on se sert exclusivement à l’Opéra ne possèdent pas. La reprise d’Alceste qui eut lieu en 1825 ne fut, à beaucoup près, ni aussi soignée ni aussi complète que celle à laquelle nous venons d’assister. Plusieurs morceaux furent alors indignement mutilés, quantité d’autres, et des plus admirables, supprimés. On vient de nous les rendre à peu près tous, et intacts. « Comment, à peu près ? direz-vous. Les chefs du service musical de l’Opéra parlent pourtant, avec une satisfaction qui les honore, de leur respect pour la partition, et se montrent tout fiers de n’avoir point à se reprocher les attentats de 1825. » Cela me rappelle ces héros populaires qui, le 29 juillet 1830, s’écriaient dans l’ardeur de leur enthousiasme : « Ah ! on ne dira rien contre la révolution cette fois, ni contre nous. Nous sommes les maîtres de Paris, depuis quarante-huit heures, et nous n’avons rien volé, rien détruit ! » Ils étaient tout fiers de n’être pas des brigands.
Il y avait pourtant bien quelques petites choses à dire.
Mais il faut rendre justice à cette probité relative. Ici le mieux est ami du bien. L’esprit général du personnel de l’Opéra a d’ailleurs été excellent pendant les études, que tout le monde a faites avec zèle et le plus grand soin. Et, certes, la tâche n’était facile à remplir pour personne. Le désordre dans lequel se trouvaient la partition et les parties de chœur et d’orchestre eût été tel, augmenté par les transpositions, qu’on a dû recopier tout, comme s’il se fût agi d’un opéra nouveau. On pouvait voir, par l’inexactitude des anciennes copies, par l’absence des nuances, des indications de mouvement, par les fautes qu’on y remarquait, combien nos pères étaient peu exigeants pour l’exécution des opéras. Pourvu que le rôle principal fût confié à un grand artiste, ils faisaient bon marché du reste, et n’allaient pas trop s’enquérir de l’intelligence de l’orchestre ni de celle de son chef, nommé alors (avec juste raison) batteur de mesure. Les choristes et les coryphées chantaient toujours assez juste, et quelques fausses notes dans l’harmonie des instruments ou des voix ne les choquaient pas trop.
Les délicats sont malheureux,
Rien ne saurait les satisfaire.
Le public, cette fois, n’a pourtant pas paru trop malheureux.
Disons que, pour Alceste, les erreurs et les grossièretés de l’exécution ont toujours été dues en grande partie à la paresse de Gluck, pour qui il semble que la rédaction attentive et soignée de ses œuvres ait été un travail au-dessus de ses forces. Ses partitions furent toutes écrites avec un incroyable laisser-aller. Quand on en vint ensuite à les graver, le graveur ajouta ses fautes à celles du manuscrit, et il ne paraît pas que l’auteur ait daigné s’occuper alors de la correction des épreuves. Tantôt les premiers violons sont écrits sur la ligne des seconds, tantôt les altos, devant être à l’unisson des basses, se trouvent, par suite d’un col basso négligemment jeté, écrits à la double octave haute de celles-ci, et font, en conséquence, entendre parfois les notes de la basse au-dessus de celles de la mélodie ; l’auteur ici oublie d’indiquer le ton des cors ; ailleurs il a négligé d’indiquer même l’instrument à vent qui doit exécuter une partie saillante ; est-ce une flûte, un hautbois, une clarinette ? on ne sait. Quelquefois il écrit sur la ligne des contre-basses quelques notes importantes pour les bassons, puis il ne s’occupe plus d’eux et l’on ne peut savoir ce qu’ils deviennent ensuite.
Dans la partition de l’Alceste italienne, imprimée à Vienne et un peu moins incorrecte que la partition française, on trouve des causes d’erreurs pour les copistes et les exécutants, telles que celles-ci : Le mot Bos s’y trouve fréquemment ; qu’est-ce que Bos ? C’est une faute d’impression ; il fallait Pos. Mais qu’est-ce donc que Pos ? C’est l’abréviation du mot allemand Posaunen, qui signifie trombones ; et l’on est d’autant plus pardonnable de ne pas le deviner que partout ailleurs, dans la même partition, il désigne les trombones par leur nom italien de tromboni. Je n’ai pu savoir exactement quel instrument il a voulu désigner dans l’Alceste italienne par le mot bizarre de chalamaux ; est-ce la clarinette employée dans le chalumeau ? le doute est permis.
Je n’en finirais pas de décrire un tel désordre. Il y a même, dans la grande partition française, par suite d’une faute de copie, une cacophonie d’instruments de cuivre, digne de certaines partitions modernes, qui ferait bondir et hurler de douleur l’auditoire le plus amoureux de l’horrible, et qui a l’air d’avoir été écrite, comme on en écrit maintenant, avec la plus scrupuleuse férocité.
Gluck dit dans une de ses lettres : « Ma présence aux répétitions de mes ouvrages est aussi indispensable que le soleil l’est à la création. » Je le crois bien, mais elle l’eût été un peu moins s’il se fût donné la peine d’écrire avec plus d’attention et s’il n’eût pas laissé aux exécutants tant d’intentions à deviner et tant d’erreurs à rectifier. Aussi ne se figure-t-on pas ce que ses œuvres deviennent quand on les représente dans les théâtres où les traditions ne se sont pas conservées. J’ai vu une représentation d’Iphigénie en Tauride, à Prague, qui m’eût donné le choléra, si je n’avais fini par en rire de tout mon cœur. La mise en scène était digne du reste. Au dénouement, le vaisseau sur lequel Oreste et sa sœur allaient monter pour retourner en Grèce, était orné d’une triple rangée de canons.
L’exécution musicale ni la mise en scène des œuvres de Gluck à l’Opéra de Paris n’ont rien de commun avec ces exhibitions grotesques. Cette fois-ci surtout, on a donné au grand homme un palais peuplé de serviteurs dévoués et intelligents ; partout ailleurs (excepté à Berlin), il serait dans une grange. Les chanteurs et les instrumentistes de l’Opéra ne sont pas, il faut en convenir, entrés tout d’abord dans l’esprit de ce noble style ; mais au fur et à mesure que le nombre des répétitions augmentait, ils sentaient le charme les prendre, et l’intelligence leur venait avec le sentiment de ces beautés si nouvelles pour eux. C’est que, lorsqu’il s’agit des œuvres de Gluck, rien n’est plus différent de l’exécution rêvée par l’auteur qu’une certaine exécution fidèle, mais plate, et qui consisterait à dire la note seulement. Il faut à une fidélité absolue dans le chant, dans le rhythme, dans les accents, dans tout, unir en outre une manière de phraser les mélodies, un ménagement des nuances, une articulation des mots tels que, sans ces qualités, la divine fleur d’expression qui rend ces œuvres si émouvantes n’a plus ni couleurs ni parfums, et que l’œuvre entière périt. Gluck avait raison de trouver sa présence aux répétitions de ses ouvrages aussi indispensable que le soleil l’est à la création.
Lui seul pouvait tout éclairer, tout animer, donner à tout la chaleur et la vie. Mais il eut cruellement à souffrir. Ses interprètes mirent sa patience à de rudes épreuves.
A son époque, les chœurs n’agissaient pas ; plantés à droite et à gauche de la scène comme des tuyaux d’orgues, ils récitaient leur leçon avec un calme désespérant. Ce fut lui qui tenta de les ranimer ; il leur indiquait les gestes et les mouvements à faire ; il se consumait en efforts, et il eût succombé à la peine sans la robuste nature dont il était doué. A l’une des dernières répétitions d’Alceste, il venait de tomber sur un siége ruisselant et fumant, comme s’il eût été plongé dans le Styx, quand la femme du maître des ballets, qui s’était constituée sa garde attentive, lui apporta un grand verre de punch : « O ma houri, dit-il en lui baisant les mains, vous me ranimez. Sans vous, j’allais boire au Cocyte. »
Je ne sais quelle fut la nature du talent de mademoiselle Levasseur qui joua la première à Paris le rôle d’Alceste ; cette actrice passe pour avoir eu une grande voix dont elle faisait un assez médiocre emploi. La Saint-Huberti, qui lui succéda, fut au contraire une véritable artiste ; il n’en pouvait guère être autrement, Gluck lui-même s’était chargé de son éducation musicale. Mademoiselle Maillard, la troisième Alceste, était grande, belle et bête.
La quatrième, madame Branchu, que j’ai vue et qui n’était ni grande ni belle, m’a semblé la tragédie lyrique incarnée. Son soprano, d’une puissance extraordinaire, se prêtait comme nul autre aux accents doux. Elle chantait le pianissimo d’une façon irréprochable, qui tenait à l’extrême facilité d’émission de sa voix dans le médium ; et l’instant d’après, cette même voix remplissait de ses éclats la vaste salle de l’Opéra et couvrait les plus violents tutti de l’orchestre. Ses yeux noirs lançaient des éclairs. Elle se faisait illusion à elle-même ; une fois en scène, elle croyait fermement être Alceste, Clytemnestre, Iphigénie, la Vestale, Statira. Elle m’a assuré avoir eu dans sa jeunesse une extrême facilité de vocalisation, que Garat son maître, l’avait empêchée de développer, l’avertissant que si elle se livrait à ce genre d’études elle ne chanterait jamais bien le style large.
Elle disait les vers avec une pureté remarquable ; talent nécessaire pour bien chanter comme pour bien composer dans le grand genre dramatique. Je fus témoin d’une ovation qu’elle obtint un jour dans une soirée de bénéfice à l’Opéra-Comique, en jouant le rôle de la femme de Sylvain, dans un opéra de Grétry, dont le dialogue parlé est en vers.
J’étais alors presque un enfant. Je me souviens du triste tableau que me fit madame Branchu de la carrière du compositeur français. « Ce n’est rien, me dit-elle, que d’écrire un bel opéra, il faut le faire jouer. Ce n’est rien encore, il faut le faire bien jouer ; et ce n’est guère d’en obtenir une représentation excellente, il faut amener le public à le comprendre. Gluck n’eût jamais pu devenir ce qu’il est devenu à Paris sans la protection directe et active de la reine Marie-Antoinette, à qui il avait appris la musique à Vienne, et qui conservait pour son maître une affectueuse reconnaissance. Cette haute protection, et le génie de Gluck, et la valeur immense de ses œuvres ne l’ont pas empêché d’être accablé d’injures par le marquis de Caraccioli, par Marmontel, par La Harpe et cent autres gens d’esprit. Vous me parlez d’Alceste, ce chef-d’œuvre fut très-froidement accueilli à sa première représentation ; le public ne sentit, ne comprit rien.
« En France, le plus grand mérite musical est presque sans valeur pour celui qui le possède ; trop peu de gens peuvent le reconnaître et trop de gens ont intérêt à le nier ou à le cacher. Les hommes puissants qui tiennent en leurs mains le sort des artistes sont trop aisément trompés, et se trouvent dans l’impossibilité de découvrir d’eux-mêmes la vérité. Tout n’est que hasard dans cette terrible carrière. Les compositeurs rencontrent quelquefois même des ennemis parmi leurs interprètes. Moi qui vous parle, quand on commença les études de la Vestale, j’ai fait partie pendant quinze jours d’une cabale contre Spontini. Ses merveilleux récitatifs me donnaient trop de peine à apprendre, ils me paraissaient inchantables ; à la vérité, j’ai promptement et bien changé d’opinion. Enfin, ce que je sais de la carrière du compositeur me la fait regarder comme presque impraticable chez nous. Si mon fils voulait la suivre, je l’en détournerais de tout mon pouvoir. »…
Après sa retraite de l’Opéra en 1826 ou 1827, madame Branchu alla vivre en Suisse. Vingt ans après, je me trouvais à Paris dans un magasin de musique où elle entra. Pendant qu’on lui cherchait un morceau qu’elle venait acheter, elle me regarda assez attentivement, puis ressortit sans m’adresser la parole. Elle ne m’avait pas reconnu.
Notre monde musical seul n’avait pas changé.
Ces souvenirs, réveillés avec beaucoup d’autres par la récente représentation d’Alceste, ne sont pas tout à fait étrangers à mon sujet ; ils me conduisent naturellement à parler de la grande artiste qui vient d’aborder avec tant de succès ce rôle presque inabordable de la reine de Thessalie.
On sait l’effet extraordinaire que madame Viardot produisit, il y a quelques mois, en chantant au Conservatoire quelques fragments d’Alceste ; ce fut alors la cantatrice seulement qui fut applaudie. A l’Opéra, c’est aussi l’actrice éminente, l’artiste enthousiaste, inspirée et savante, qui a excité pendant toute la durée de trois grands actes l’émotion de l’assemblée. En lutte avec les révoltes de sa voix, comme Gluck l’est avec la monotonie de son poëme, ils sont restés les plus forts tous les deux. Madame Viardot a été admirable de douloureuse tendresse, d’énergie, d’accablement ; sa démarche, ses quelques gestes en entrant dans le temple ; son attitude brisée pendant la fête du second acte ; son égarement au troisième ; son jeu de physionomie au moment de l’interrogatoire que lui fait subir Admète ; son regard fixe pendant le chœur des ombres : « Malheureuse, où vas-tu ? » toutes ces attitudes de bas-reliefs antiques, toutes ces belles poses sculpturales ont excité la plus vive admiration. Dans l’air : « Divinités du Styx ! » la phrase « pâles compagnes de la mort » a excité des applaudissements qui ont presque empêché d’entendre la mélodie suivante : « Mourir pour ce qu’on aime », qu’elle a dite avec une profonde sensibilité. Au dernier acte, l’air « Ah ! divinités implacables », chanté avec cet accent de résignation désolée si difficile à trouver, a été interrompu trois fois par les applaudissements. En un mot, Alceste est pour madame Viardot un nouveau triomphe, et celui qui se trouvait pour elle le plus difficile à obtenir. Michot (Admète) a surpris tout le monde comme chanteur et comme acteur. Sa voix de ténor haut, qui lui permet de tout chanter en sons de poitrine, convient parfaitement au rôle. Il a dit ses airs et la plupart de ses difficiles récitatifs d’une belle manière et avec ces accents émus qu’on entend trop rarement. Citons surtout l’air « Non, sans toi je ne puis vivre ! » dont la dernière phrase, reprise sur quatre notes aiguës :
Je ne puis vivre ;
Tu le sais, tu n’en doutes pas,
a remué toute la salle. Il a bien fait ressortir la tendre sérénité de celui :
Bannis la crainte et les alarmes.
Le dernier, qui est la clef de voûte du rôle, et dont Michot a parfaitement rendu les principaux passages, celui-ci sur tout :
Je pousserais des cris que tu n’entendrais pas.
perd la moitié de son effet à être chanté si lentement. C’est un andante, et pour Gluck, andante ne veut pas dire lent, il indique un mouvement d’une certaine animation relative à la nature du sentiment qu’il s’agit d’exprimer, quelque chose qui va, qui marche. Ici, d’ailleurs, le caractère de la partie de chant, celui du dessin d’accompagnement des seconds violons, le tissu général du morceau, indiquent une sorte d’agitation que les paroles, en outre, exigent impérieusement.
Il en est de même de quelques récitatifs qui veulent être dits sans emphase et non posés, et de quelques autres dont l’entraînement passionné ne permet pas une telle largeur dans le débit. Ainsi les vers :
Parle, quel est celui dont la pitié cruelle
L’entraîne à s’immoler pour moi ?
doivent absolument être jetés avec une sorte de précipitation anxieuse. Nourrit père, qui, à mon sens, ne valait pas Michot, produisait dans ce rôle de grands effets précisément par cette rapidité de débit. Les artistes, en général, répondent, quand on la leur demande : « Il est très-difficile, en chantant si vite, de trouver le moyen de poser la voix ». Sans doute c’est difficile, mais l’art consiste à vaincre les difficultés ; s’il en était autrement, à quoi serviraient les études ? Le premier venu, doué d’une voix quelconque, serait un chanteur.
Ce n’est pour Michot qu’un léger effort à faire ; quand il voudra l’animer davantage, il doublera l’effet de ce rôle d’Admète qui lui fait le plus grand honneur.
La splendide voix de Cazaux ne pouvait manquer de faire merveille dans le rôle du grand prêtre ; aussi Cazaux a-t-il été couvert d’applaudissements pendant et après sa scène :
Apollon est sensible à nos gémissements,
et au passage :
Perce d’un rayon éclatant
Le voile affreux qui l’environne.
Il a été tout à fait à la hauteur de l’inspiration de Gluck quand il a dit avec sa voix tonnante :
Le marbre est animé,
Le saint trépied s’agite.
Je ne crois pas pouvoir lui adresser un plus flatteur éloge.
Je l’engage à travailler son ré d’en haut, qu’il attaque toujours un peu bas.
Borchardt, qui débutait dans le petit rôle d’Hercule, a reçu un accueil qui doit l’encourager. Sa stature, sa voix robuste, le caractère de sa tête, conviennent parfaitement au personnage. L’étendue de sa voix de baryton-basse lui permet, en outre, d’attaquer sans danger les notes hautes du rôle, impossibles à atteindre pour la plupart des chanteurs. Borchardt est une bonne acquisition pour l’Opéra.
Mademoiselle de Taisy avait eu la complaisance de se charger du solo de la jeune Grecque dans la fête. Elle a dit avec une grâce exquise ce ravissant morceau épisodique placé au milieu du chœur :
Parez vos fronts de fleurs nouvelles.
Autrefois c’était une choriste qui, chantant indignement faux avec une petite voix aigre, venait défigurer cette charmante page et jeter du ridicule sur l’ensemble de l’exécution.
L’exemple de mademoiselle de Taisy doit être suivi ; désormais tout solo, court ou non, sera chanté, il faut l’espérer, par un artiste. Koenig s’acquitte bien aussi de son petit rôle du confident Évandre ; enfin Coulon a fait frissonner la salle dans son air du dieu infernal :
Caron t’appelle.
Le ténor frais et jeune de Grizy convient tout à fait au blond Phœbus, dont on avait à tort voulu confier d’abord le court récitatif de la fin à une voix de basse.
Les chœurs bien exercés, sous la direction de M. Massé, ne laissent rien à désirer. Les choristes qui chantent au loin, derrière le théâtre, suivent avec une régularité parfaite la mesure de l’orchestre, qu’ils ne peuvent entendre cependant. Il y a quinze jours, cet ensemble eût été impossible ; le métronome électrique n’était pas encore introduit à l’Opéra. Quant à M. Dietsch, la reprise d’Alceste a été pour lui l’occasion d’un succès qui comptera dans sa vie. Il n’a pas, ce me semble, commis la moindre erreur de mouvement, et il a fait observer toutes les nuances avec un scrupule intelligent. Aussi, de toutes parts, entendait-on dans la salle louer l’exécution de l’orchestre, sa discrétion dans les accompagnements, son ensemble, sa précision, sa force imposante. Jamais la scène du temple ne fut exécutée nulle part de la sorte. La marche religieuse a été applaudie à trois reprises ; l’auditoire, recueilli, était entièrement absorbé par la contemplation de ce divin morceau. MM. Dorus et Altès ont trouvé précisément le degré de force qu’il faut y donner aux sons graves de la flûte et qui revêtent la mélodie d’un si chaste coloris. Autrefois, quand j’entendis Alceste, le premier flûtiste de l’Opéra, qui n’était ni modeste ni le premier dans son art, comme M. Dorus, détruisait complétement ce bel effet d’instrumentation. Il ne voulait pas que la seconde flûte jouât avec lui, et il transposait, pour mieux dominer l’orchestre, sa partie à l’octave supérieure, se moquant parfaitement de l’intention de Gluck. Et on le laissait faire. Après une telle incartade, il méritait d’être renvoyé de l’Opéra et condamné à six mois de prison.
Il ne faut pas oublier le petit solo de hautbois de M. Cras, dans l’air : « Grands dieux, du destin qui m’accable », dont il joue seulement un peu trop piano les deux dernières mesures, et moins encore la belle ritournelle de clarinette de celui : « Ah ! malgré moi », exécutée par M. Leroy avec les beaux sons et le beau style dont ce virtuose a le secret.
Les danses gracieuses ont été dessinées par M. Petipa. M. Cormon a su vaincre avec un rare bonheur les difficultés de la mise en scène. Tout y est réglé avec une intelligence parfaite des exigences de la musique, dont les metteurs en scène ne tiennent pas compte ordinairement, et avec un grand goût de l’antique. C’est la première fois que l’on voit à l’Opéra des démons et des ombres assez ingénieusement costumés et groupés pour paraître fantastiques et non ridicules.
Enfin, après cent ans et plus, voici l’Alceste placée presque dans son jour, et admirée et comprise ; et bien des gens répètent depuis lundi le mot de l’abbé Arnauld. Quelqu’un disant devant lui qu’Alceste était tombée à sa première représentation : « Oui, répliqua-t-il, tombée du ciel ».
Mais cette reprise d’Alceste, bien qu’elle ne soit pas de tout point irréprochable, constitue seulement une exception à la règle. En général, quand un ancien chef-d’œuvre est remis en scène après la mort de l’auteur, c’est le roi Lear qui n’est plus roi ; le théâtre c’est le palais de ses filles, Goneril et Régane, où fourmillent des serviteurs irrévérencieux qui maltraitent les officiers de l’hôte illustre, lui manquent à lui-même de respect, et sont toujours prêts à dire, si l’on se plaint de leurs indignes procédés : « Oui, nous avons mis Kent dans les Ceps ; il commandait ici en maître, et cela nous déplaît. Oui, nous avons chassé vingt-cinq des chevaliers de Lear ; ils étaient incommodes et encombraient le palais. Il en reste vingt-cinq autres, et c’est assez. Quel besoin avait le roi de cinquante chevaliers pour le servir ? Quel besoin a-t-il de vingt-cinq, de vingt, de dix, d’un seul même ? Ceux du palais ne sont-ils pas suffisants pour satisfaire les caprices du vieillard entêté, impérieux et chagrin ? » jusqu’à ce que Lear, poussé à bout par tant d’outrages, sorte enfin courroucé, renonçant à cette hospitalité parricide, et, seul avec son fidèle Kent et son fou, dans la nuit et l’orage, sur la bruyère déserte, délirant de douleur, s’écrie : « Foudres du ciel, grondez, frappez ma tête blanche ! crevez sur moi, froids nuages ! ouragans, arrachez et dispersez ma chevelure ! vous le pouvez, je vous pardonne, à vous, vous n’êtes pas mes filles... » Et nous qui sommes les fous dévoués, avec le fidèle Kent, le noble Edgard et la douce Cordelia, nous ne pouvons que gémir et environner la majesté mourante de notre amour et de nos respects. O Shakspeare ! Shakspeare ! grand outragé ! toi qui eus pour rivaux les ours combattant dans les cirques de Londres et les bambins du théâtre du Globe, c’était pour toi, mais c’était aussi pour tes successeurs de tous les temps, de tous les lieux, que tu mettais dans la bouche de ton Hamlet ces amères paroles :
« Vous me déchirez de la passion comme des lambeaux de vieille étoffe. — C’est trop long, dites-vous ; c’est comme votre barbe, on pourra raccourcir le tout en même temps. — N’écoute pas cet idiot ; il lui faut une ballade, quelque conte licencieux, ou il s’endort. — N’allez pas ajouter des sottises à vos rôles pour exciter les applaudissements des imbéciles du parterre. » Et tant d’autres.
Et l’on raille un grand maître, encore vivant par bonheur, pour les murailles fortifiées qu’il élève autour de ses œuvres, pour ses impitoyables exigences, pour ses prévisions inquiètes, pour sa méfiance de tous les instants et de tous les hommes. Ah ! qu’il a bien raison, le savant musicien, le savant homme, de toujours imposer pour la représentation de ses nouvelles œuvres des conditions ainsi formulées : Vous me donnerez tels chanteurs, telles cantatrices, tant de choristes, tant de musiciens, tels musiciens et tels choristes ; ils feront tant de répétitions sous ma direction ; on ne répétera rien autre que mon ouvrage pendant tant de mois ; je dirigerai ces études comme je l’entendrai, etc., etc., etc., etc., ou vous me payerez cinquante mille francs !
C’est seulement ainsi que les grandes compositions complexes de l’art musical peuvent être sauvées et garanties de la morsure des rats qui grouillent dans les théâtres, dans les théâtres de France, d’Angleterre, d’Italie, d’Allemagne même, de partout. Car, il ne faut pas se faire illusion, les théâtres lyriques sont tous les mêmes ; ce sont les mauvais lieux de la musique, et la chaste muse qu’on y traîne ne peut y rentrer qu’en frémissant. Pourquoi cela ? Oh ! nous le savons trop, on l’a trop souvent dit, il n’y a nul besoin de le redire. Répétons seulement qu’une œuvre de la nature d’Alceste ne sera jamais dignement exécutée en l’absence de l’auteur, que sous la surveillance d’un artiste dévoué qui la connaît parfaitement, depuis longtemps familier avec le style du maître, possédant à fond toutes les questions qui se rattachent à la musique et aux études musicales, profondément pénétré de ce qu’il y a de grand et de beau dans l’art, et qui, jouissant d’une autorité justifiée par son caractère, ses connaissances spéciales et l’élévation de ses vues, l’exerce tantôt avec douceur, tantôt avec une rigidité absolue ; qui ne connaît ni amis ni ennemis ; un Brutus l’Ancien qui, une fois ses ordres donnés et les voyant transgressés, est toujours prêt à dire : I lictor, liga ad palum ! Va, licteur, lie au poteau le coupable ! » — Mais c’est M. ***, c’est mademoiselle ***, c’est madame ***. — I lictor !
Vous demandez l’établissement du despotisme dans les théâtres ? me dira-t-on. Et je répondrai : oui, dans les théâtres lyriques surtout, et dans les établissements qui ont pour objet d’obtenir un beau résultat musical au moyen d’un personnel nombreux d’exécutants de divers ordres, obligés de concourir à un seul et même but ; il faut le despotisme, souverainement intelligent sans doute, mais le despotisme enfin, le despotisme militaire, le despotisme d’un général en chef, d’un amiral en temps de guerre. Hors de là il n’y a que résultats incomplets, contresens, désordre et cacophonie.
* Ajoutons qu’elle n’a pris avec le texte de son rôle aucune des libertés qu’on a dû lui reprocher dans Orphée.