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Les années 1830
Les années 1840
La visite de 1846
Conclusion
Lille en images

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Les années 1830

    Berlioz ne se rendra qu’une seule fois à Lille pour y donner un concert (en juin 1846). Il forme cependant assez tôt une opinion positive des capacités musicales de la ville et à plusieurs reprises il nommera Lille ‘la ville la plus musicale de France’ (voyez ci-dessous et CG [= Correspondance générale] no. 1046). D’après ses écrits c’est au cours des années 1830 que Lille attire son attention pour la première fois. En avril 1837 Berlioz est informé d’exécutions de son ouverture des Francs-Juges dans trois villes en France, Lille, Douai et Dijon, exécutions réussies, à l’encontre des tentatives malheureuses faites à Londres et à Marseille (CG no. 493). Peu après Berlioz publie un article sur le mouvement musical dans les villes de province, article qui paraît dans la Revue et gazette musicale (11 juin 1837; Critique musicale III p. 143-9 [ci-après CM]), et montre que Berlioz suit attentivement depuis plusieurs années ce qui se passe en musique en dehors de Paris. Il souligne les insuffisances des provinces mais constate quelques progrès récents (p. 144-5):

Les amateurs et les artistes de province aiment trop à parader en première ligne; ils ne consentent pas assez volontiers à fondre dans l’ensemble leur individualité, et, pour tout dire enfin et appeler les choses par leur nom, ils ont trop de présomption et trop peu de persévérance pour donner aux répétitions le soin et le temps qu’elles exigent impérieusement. Cette raison suffit pour m’empêcher de croire à l’existence de la musique instrumentale dans la plupart de nos provinces. Toutefois signalons les exceptions, elles commencent depuis deux ans à devenir plus nombreuses: des fêtes musicales ont eu lieu à Toulouse, à Marseille, à Douai, à Lille et à Orléans; les détails de l’exécution n’y étaient pas rendus sans doute avec une grande finesse, mais un ensemble satisfaisant a permis de comprendre des œuvres qu’on eût pu sans folie mettre à l’étude cinq ans auparavant.

    Berlioz prend ensuite pour exemple le compositeur Ferdinand Lavainne (1810-1893), dont la carrière musicale se déroulera presque entièrement à Lille. Visiblement Berlioz a déjà étudié de près plusieurs partitions de ce musicien, même si elles ont été exécutées à Lille et non à Paris; il critique certains aspects du style de Lavainne, mais le prend cependant au sérieux comme musicien et compositeur (p. 145-6):

M. Ferdinand Lavainne s’était déjà fait connaître avantageusement par un oratorio: « la Fuite d’Egypte », remarquable sous le rapport de la fermeté de style et par des idées souvent élevées et toujours exempte de vulgarisme. L’harmonie en est soignée mais trop recherchée, à mon avis […] mais c’est en raison même des qualités éminentes que l’inspection de ses ouvrages nous a révélées en lui que nous croyons devoir le détourner de toutes nos forces d’une voie fausse vers laquelle le désir de montrer une grande facilité dans l’art d’enchaîner les modulations les moins usitées l’a sans doute entraîné à son début.

    Berlioz évoque ensuite une œuvre instrumentale de Lavainne, puis un opéra récemment exécuté, et conclut (p.  146-7):

En somme, le fait d’une partition comme celle-ci, composée par un musicien de province et montée sur un théâtre de province, est d’une importance qu’il est impossible de méconnaître, et témoigne du progrès musical immense dans la ville qu’habite l’auteur. Lille s’était déjà fait remarquer il y a quelques années par une tentative semblable. Un jeune compositeur qu’une mort prématurée est venue récemment enlever à l’art, M. Lefebvre [1811-1835], avait également écrit et fait représenter un opéra qui obtint un véritable succès. […]

    Quelques mois plus tard (Revue et gazette musicale, 17 septembre 1837; CM III p. 257-9) Berlioz évoque un autre compositeur de Lille (J.-J. Printemps), et loue de nouveau le développement musical de la ville:

Pendant que certaines parties de la France demeurent complètement étrangères à l’étude de la musique, les progrès de cet art, dans quelques autres, se manifestent avec un éclat bien propre à faire naître de brillantes espérances. Les mieux partagées sous ce rapport sont incontestablement les deux extrémités nord et sud du royaume; ce sont Marseille, Toulouse d’un côté; Orléans, Douai et Lille, de l’autre. Nous ne comptons pas Strasbourg, regardant cette ville comme plus d’à moitié allemande. C’est à Lille sans doute qu’appartient la prééminence; du moins, l’amour de ses habitants pour la musique, les sacrifices que plusieurs d’entre eux ont faits et font journellement pour elle, le nombre des exécutants distingués que Lille renferme, ceux qui en sont sortis pour venir se faire un nom même à Paris; et enfin les compositions remarquables écrites par de jeunes artistes qui se sont formés dans ce petit foyer musical sans communication directe avec aucun autre, tout semble lui assigner le premier rang parmi les villes de France où l’on cultive la musique.

    La suite suggère que les propos tenus par Berlioz dans ces articles de 1837 ne sont pas passés inaperçus à Lille, même si on ne peut établir de lien direct avec ce qui se passe l’année d’après: au Festival de Lille le Lacrymosa du Requiem est exécuté deux fois de suite (25 et 26 juin 1838) sous la direction de Habeneck, qui avait dirigé la première exécution de l’ouvrage le 5 décembre 1837 aux Invalides à Paris. L’histoire est racontée par Berlioz, dans ses Mémoires (chapitre 47, paru déjà dans Le Monde Illustré le 23 avril 1859), et aussi dans sa correspondance. Voici le récit des Mémoires:

[En 1838] la ville de Lille ayant organisé son premier festival, Habeneck fut engagé pour en diriger la partie musicale [concert du 25 juin 1838]. Par un de ces caprices bienveillants, qui étaient assez fréquents chez lui, malgré tout, et peut-être pour me faire oublier, s’il était possible, sa fameuse prise de tabac, il eut l’idée de proposer au comité du festival, entre autres fragments pour le concert, le Lacrymosa de mon Requiem. On avait placé également dans ce programme le Credo d’une messe solennelle de Cherubini. Habeneck fit répéter mon morceau avec un soin extraordinaire et l’exécution, à ce qu’il paraît, ne laissa rien à désirer. L’effet aussi en fut, dit-on, très grand, et le Lacrymosa, malgré ses énormes dimensions, fut redemandé à grands cris par le public. Il y eut des auditeurs impressionnés jusqu’aux larmes. Le comité lillois ne m’ayant pas fait l’honneur de m’inviter, j’étais resté à Paris. Mais après le concert, Habeneck, plein de joie d’avoir obtenu un si beau résultat avec une œuvre si difficile, m’écrivit une courte lettre ainsi conçue ou à peu près:

Mon cher Berlioz,
Je ne puis résister au plaisir de vous annoncer que votre Lacrymosa parfaitement exécuté a produit un effet immense.
Tout à vous,
HABENECK
Lille

La lettre fut publiée à Paris par la Gazette musicale. A son retour Habeneck alla voir Cherubini et l’assurer que son Credo avait été très bien rendu. « Oui! répliqua Cherubini d’un ton sec, mais vous né m’avez pas écrit à moi ! » [Berlioz ajoute en note: ‘Je lui avais bien dit qu’il saurait mon nom quelque jour’]

    Le texte de la lettre de Habeneck telle qu’elle fut publiée dans la Revue et gazette musicale le 1er juillet dit (CG no. 556):

Mon cher monsieur Berlioz,
Le premier concert finit à l’instant, et je ne puis résister au plaisir de vous apprendre que votre morceau a produit le plus grand effet et qu’il a été exécuté dans la perfection.
Tout à vous
HABENECK

    Berlioz fait une brève allusion à l’événement dans une lettre du 3 juillet à Ernest Legouvé (CG no. 558: ‘Vous savez mon succès au Festival de Lille?…’), mais deux lettres à sa sœur Adèle donnent plus de détails, la première du 28 juin (CG no. 557):

[…] On vient d’exécuter le Requiem à Lille, avec cinq cents musiciens, et Habeneck m’écrit que le succès a été immense et l’exécution parfaite; il faut que cela soit plus que vrai pour que ce vieux loup se soit laissé prendre d’enthousiasme au point de me l’écrire. Je l’attends en même temps que Duprez pour commencer mes répétitions d’orchestre [pour Benvenuto Cellini]. […]

    La deuxième, quinze jours plus tard, le 12 juillet (CG no. 560):

[…] Tu sais (je t’en ai déjà parlé) mon succès à Lille au Festival. J’ai été exécuté par six cents musiciens devant cinq mille auditeurs. Tu as lu les journaux du dép. du Nord, ils ont été copiés par ceux de Paris. J’ai vu beaucoup de personnes qui assistaient à cette fête musicale; au moment de la péroraison de mon Lacrymosa il y a eu des larmes et même, à ce que disent plusieurs lettres, deux ou trois bons évanouissements! Certes, je sais beaucoup de gré à ces dames de s’être si bien trouvées mal en mon honneur.
Habeneck, le chef d’orchestre de l’Opéra, était à Lille et conduisait tout ça, il m’a donné des détails qui m’ont fait bien regretter de n’y être pas allé. Il m’avait écrit après le premier concert, (mon morceau a été redemandé pour le second [26 juin]) et à son retour Cherubini, dont on avait exécuté un Credo, lui a fait des reproches assez aigres, relativement à la lettre que j’avais reçue de lui. […]

    On peut s’interroger sur les mobiles de Habeneck, mais il est frappant que les organisateurs du Festival n’aient pas songé à consulter Berlioz à l’avance, malgré son estime déclarée pour la ville de Lille, et qu’il n’ait même pas été invité à l’exécution.

Les années 1840

    Vers la fin de 1840 Berlioz envisage semble-t-il de donner un festival à Lyon, d’après une lettre du 8 novembre 1840 de sa sœur Adèle à son autre sœur Nancy rapportant les propos d’un ami à Paris: ‘il [Hector] était aussi sur le point de se décider à aller à Lille pour donner un autre Festival, mais comme il avait reçu des propositions à ce sujet il voudrait prudemment régler l’article argent avant de prendre un parti définitif’. Le projet n’eut pas de suite et après cette date Lille disparaît de l’horizon de Berlioz pendant plusieurs années: à l’époque Berlioz se préoccupe en premier lieu du projet si souvent remis de se rendre en Allemagne, voyage qui finalement aura lieu en 1842 et 1843. Mais en 1844 Berlioz reçoit une preuve supplémentaire de la bonne volonté de Lille à son égard. En mars (?), de concert avec Isaac Strauss, il amorce des préparatifs en vue d’une fête musicale en été en guise de conclusion au Festival de l’Industrie (CG no. 888), projet qui prendra la forme d’un grand concert le 1er août dirigé par Berlioz, suivi le lendemain d’un concert populaire sous la direction de Strauss. Le récit que Berlioz donne de l’événement dans ses Mémoires (chapitre 53, déjà publié dans Le Monde Illustré en février 1858) n’explique pas en détail comment Berlioz recrute tous ses musiciens et donne l’impression qu’ils sont tous venus de Paris. Mais des témoignages contemporains montrent que Berlioz s’adresse aussi à des musiciens venus d’ailleurs et que Lille répond à son appel, comme il ressort d’une lettre à Strauss (CG no. 912, 25 juin):

[…] Vous savez que la ville de Lille envoie une députation de ses premiers artistes, qui viennent à leurs frais prendre part à l’exécution. Tâchez donc qu’il vienne aussi quelqu’un de Lyon, ce serait d’un excellent effet (et même de Moulins et de Dijon). […]

    Dans un article du Journal des Débats du 23 juillet Berlioz annonce le festival et évoque la participation de Lille, mais pas d’aucune autre ville française; Lille, semble-t-il, fait exception:

Ma voix a même, à ce qu’il paraît, éveillé un écho dans des localités éloignées où je n’espérais pas qu’elle pût être entendue, puisque Lille envoie une députation de ses musiciens qui, sous la conduite de M. Bénard, chef d’orchestre du théâtre, et de M. Lavainne, compositeur distingué, entreprendront le pèlerinage artistique de Paris pour venir prendre part aux travaux du festival. Merci à ces généreux artistes!

    L’année suivante Berlioz fait ses premières tournées de concert en France en dehors de Paris: il se rend à Marseille en juin et à Lyon en juillet, et à l’époque il envisage aussi un voyage éventuel à Bordeaux. À son retour de Lyon Ferdinand Lavainne s’adresse à lui, dans l’attente sans doute d’une réaction favorable de la part de Berlioz, étant donné leurs rapports avant cette date. En réponse Berlioz soumet à Lavainne l’idée d’un concert à Lille qui ferait suite à ceux de Marseille et de Lyon (CG no. 985, 1er août, la seule lettre qui subsiste de leur correspondance):

Recevez mes sincères remerciements pour votre bon souvenir et l’honneur que vous m’avez fait en me dédiant votre beau De Profundis. J’eusse trouvé sans doute l’hiver dernier l’occasion d’en faire entendre au moins une partie dans l’un de mes concerts du cirque, mais cette institution que je croyais avoir fondée n’aura eu qu’un hiver d’existence. Il est vraiment impossible, à cause des difficultés de position de la salle, de s’exposer de nouveau à des chances aussi défavorables que celles que la mauvaise saison m’a présentées et pendant l’été l’exploitation du cirque par une troupe équestre rend les concerts impraticables.
Je ne crois pas d’ailleurs me trouver en France pendant la prochaine saison musicale, j’ai le projet d’aller en Russie.
Y aurait-il moyen d’ici au mois d’octobre d’organiser quelque grande entreprise musicale à Lille comme je viens de faire à Marseille et à Lyon? Nous pourrions alors monter quelques-unes de mes compositions. Il faudrait s’entendre avec le théâtre.
Veuillez m’écrire à ce sujet, le plus tôt possible, car je vais partir pour Bonn où je resterai peut-être trois semaines, Liszt me proposant d’y donner des concerts avec lui après les fêtes de Beethoven.
Si nous pouvions avoir à Lille un orchestre de 70 musiciens, un chœur de 60 voix et 26 ou 30 instruments à vent d’une musique militaire, on pourrait espérer encore un assez beau résultat. Le théâtre prélèverait 3000 f. pour ses frais ordinaires et partagerait avec moi la recette. C’est ainsi que j’ai fait à Marseille, à Lyon et dans toute l’Allemagne. […]

La visite de 1846

    Ces projets n’auront pas de suite, et à son retour de Bonn vers la fin août 1845 Berlioz amorce ses préparatifs pour le voyage qu’il projette à Vienne et en Europe centrale; il n’en revient qu’en mai 1846, très occupé à la composition de la Damnation de Faust qu’il a entreprise pendant son voyage à l’étranger. Peu après son retour, vers la fin mai ou au début de juin, il reçoit une commande inattendue, comme il ressort d’une lettre au Dr August Ambros dans laquelle Berlioz déplore n’avoir pas reçu de nouvelles de Prague qu’il vient de visiter (CG no. 1044, 8 juin):

[…] Dites-moi si vous et tous nos amis m’avez si complètement oublié que je ne puisse obtenir d’eux signe de vie.
Enfin dites-moi quelque chose.
Je suis très occupé de Faust, cependant je viens d’être forcé de m’interrompre pour écrire plusieurs feuilletons et une Cantate que je vais diriger à Lille à la fête de l’inauguration du chemin de fer du Nord. […]
Prague doit être bien belle maintenant, radieuse et fleurie sous ce beau soleil d’été. Que je voudrais pouvoir grimper ce soir la montagne des Caschines [Hradschin] avec vous. […]

    La cantate dont il est question est le Chant des chemins de fer, commandée par la ville de Lille pour l’inauguration du chemin de fer Paris-Lille. L’instigateur de la commande est un riche juge de la ville, Pierre Dubois (1799-1872), ami de Jules Janin, l’auteur du texte de la cantate, et lui-même ami intime et collègue de Berlioz au Journal des Débats. Il est frappant de constater que malgré les nombreuses tâches auxquelles il doit faire face après un long séjour à l’étranger, Berlioz estime la commande suffisamment importante pour mettre de côté pour l’instant son travail sur la Damnation de Faust et consacrer environ deux semaines en tout à la réalisation du projet: le sujet, et les idées sociales qu’il exprime, lui tiennent à cœur (voir l’article de Pierre-René Serna sur ce site). Berlioz fait le voyage de Lille le 10 juin, en chemin de fer s’entend, même si la ligne n’est pas encore officiellement inaugurée. Les répétitions ont lieu au cours des jours suivants, et la cantate est exécutée le 14 à l’Hôtel de Ville de Lille, qui occupe à l’époque l’ancien Palais Rihour. La cérémonie est précédée d’une exécution en plein air de l’Apothéose de la Symphonie funèbre et triomphale. Berlioz passe en tout une semaine à Lille. La presse de l’époque fournit des compléments d’information sur les deux concerts, que l’on trouvera cités au tome 12b de la New Berlioz Edition (p. XVII-XVIII). On y ajoutera les trois articles de la presse lilloise du 17 et 18 juin 1846 présentés sur ce site par Dominique Catteau. Aucune lettre de Berlioz datant de son séjour à Lille n’a survécu, et ce n’est qu’à son retour à Paris qu’il a le temps d’écrire à ses correspondants. Deux lettres datées du 29 juin donnent un récit des événements, la première à sa sœur Nancy (CG no. 1045):

Je viens encore de courir un peu pour m’entretenir les jambes. D’abord j’ai été pendant huit jours habitant de Lille, et l’un des plus occupés, et certainement le plus sérénadé, car j’ai du essuyer quatre sérénades dont trois instrumentales et une vocale. Les habitants de la grande place sur laquelle j’étais logé ont dû trouver mon voisinage tant soit peu importun. En somme l’apothéose [le final de la Symphonie funèbre et triomphale] a bien marché, et les 250 musiciens militaires ont fait crânement leur devoir; la cantate a été chantée avec une verve peu commune et des voix fraîches que nous ne pouvons pas trouver à Paris pour nos chœurs. Mais pendant que je causais dans le salon voisin avec les Ducs de Nemours et de Montpensier qui m’avaient fait appeler on m’a volé mon chapeau, d’abord, puis toute la musique de la cantate, partie d’orchestre, des chœurs et une partition. De sorte que voilà un ouvrage perdu car je ne me sens pas le courage de le recommencer. C’est tout ce que m’a rapporté cette étourdissante fête dont le patron était M. Rothschild et pour laquelle on est venu me chercher à Paris, et pour laquelle j’ai dû passer trois nuits à composer la cantate.
Cependant hier M. le Maire de Lille m’a envoyé au nom de sa ville une très belle médaille d’or portant pour suscription: Inauguration du chemin de fer du Nord, la ville de Lille à M. Berlioz. On ne peut se faire une idée de cette cohue. J. Janin a perdu au Bal sa décoration Turque en diamants qui valait 800 francs. On mourait de soif, les logements manquaient pour les parisiens et les belges débarqués le jour même les membres du conseil municipal se disputaient, se provoquaient, le feu prenait pour couronner cette œuvre de tumulte etc, etc. […]

    La deuxième lettre est adressée à son ami Robert Griepenkerl à Brunswick (CG no. 1044bis [tome VIII]):

[…] Je n’ai pas la moindre nouvelle musicale de quelque importance à vous donner. Je viens d’être interrompu dans ma composition de La Damnation de Faust pour une cantate que j’ai été obligé d’écrire en quatre jours pour l’inauguration du Chemin de fer du Nord. On l’a chantée avec grand succès à Lille et le même soir, j’ai dirigé sur la promenade publique l’Apothéose de ma Symphonie funèbre, exécutée avec beaucoup de précision par 250 instruments à vent. Le malheur de cette excursion à Lille, c’est que dans la salle de bal où l’on venait d’exécuter ma cantate, pendant que je causais avec les Princes qui m’avaient fait appeler, on a pris ma partition et toutes les parties de chœur et d’orchestre de la cantate; il m’a été impossible depuis lors d’en rien retrouver. […]

    Quelques jours plus tard, le 2 juillet, Berlioz écrit à Johann Vesque von Püttlingen à Vienne (CG no. 1046):

[…] Je vous eusse déjà écrit il y a trois semaines pour vous rendre compte d’une démarche que j’ai faite auprès du Directeur de l’opéra comique au sujet d’un livret que vous m’aviez confié; mais on est venu me relancer précisément alors pour écrire une cantate destinée aux fêtes d’inauguration du Chemin de fer du Nord, et j’étais si pressé par le temps que j’ai dû passer trois nuits. Aussitôt la partition terminée j’ai été obligé de partir pour Lille, où elle devait être et où elle a été exécutée avec tout le bonheur désirable. J’ai été fêté et sérénadé de toutes les façons. La ville de Lille est la plus musicale de France.
Maintenant me voilà plus tranquille et j’ai repris de plus belle mon travail sur la Damnation de Faust qui avance mais qui est encore loin d’être terminé. […]

    Cette dernière lettre ne parle pas de la perte de la cantate. Le manuscrit de la grande partition sera en fait retrouvé quelques années plus tard (en 1849 au plus tard), mais les circonstances exactes ne sont pas connues. Une version avec accompagnement de piano (arrangée par son ami Stephen Heller) paraît en 1850, mais Berlioz ne publiera jamais la grande partition de son vivant (elle sera publiée pour la première fois en 1903 dans l’édition Breitkopf, et est disponible dans la New Berlioz Edition, tome 12b). Les exécutions de l’œuvre sont rares, mais il en existe des enregistrements modernes.

    Quelques années plus tard, en 1848, Berlioz rédige et publie le récit de son voyage à Lille, ainsi que de ses visites l’année précédente à Marseille et à Lyon. Ils paraissent dans la Revue et gazette musicale, le récit concernant Lille dans le numéro du 19 novembre (CM VI, p. 449-58). Berlioz les reprend tous les trois en 1859 dans son livre les Grotesques de la musique, mais le récit sur Lille omet une longue introduction, datée du 20 octobre 1848 [CM VI p. 449-51] et ne comprend que la partie principale, écrite un peu plus tard et datée du 20 novembre 1848. Le récit dans RGM/Grotesques diffère sur plusieurs points des lettres citées ci-dessus; le ton en est ironique et peu sérieux, comme si Berlioz voulait réduire la portée de ses excursions musicales dans les villes de province et de sa cantate. Suivant cette version, la cantate aurait été écrite ‘en une nuit’, et non en quatre jours et trois nuits selon la correspondance. Berlioz ne parle pas de la perte de la musique, ce qui pourrait indiquer qu’elle avait déjà été retrouvée. Il prodigue ses louanges aux musiciens de Lille pour leur exécution de la cantate, mais s’abstient prudemment cette fois de nommer Lille ‘la ville la plus musicale de France’, ce qui aurait pu être mal pris à Marseille et à Lyon. Mais le récit ajoute quelques détails qu’on ne trouve pas dans la correspondance, comme par exemple la participation au concert de musiciens venus de cités voisines (Valenciennes, Douai et autres). Et il se termine par une plaisanterie, longuement préparée: l’artillerie qui est censée saluer l’Apothéose de la Symphonie funèbre par une bordée de canons reste par deux fois muette au moment critique, défaillance sur laquelle la correspondance est elle-même muette…

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Conclusion

    Après 1846 on perd Lille de vue pendant plusieurs années (Berlioz évoque en 1850 une audition au Conservatoire d’une symphonie de Ferdinand Lavainne, ‘compositeur de beaucoup de mérite et qui fait honneur à la ville de Lille’: Journal des Débats, 5 février 1850). Mais en 1851 il est de nouveau question d’une éventuelle participation de Berlioz à un festival à Lille, comme il l’écrit à sa sœur Adèle le 17 mars (CG no. 1392):

[…] Maintenant on s’occupe pour la fin de juin d’un Festival à Lille auquel toutes les provinces du Nord vont concourir.
On doit m’y inviter à y aller diriger deux de mes ouvrages. Ce sera brillant. Puis il est question de diverses choses pour l’exposition universelle de Londes, et si une seule réussit j’irai en Angleterre au mois de mai.
Ce qui me préoccupe avant tout en ce moment, c’est l’arrivée prochaine de Louis. […]

    Effectivement Berlioz est invité en avril à être membre d’un jury international pour examiner les instruments de musique exposés à la grande exposition universelle de Londres de 1851 et il part le mois suivant. Pendant son séjour à Londres il s’attend toujours à assister au festival de Lille, comme il l’écrit à son fils Louis le 1er juin (CG no. 1415):

[…] Je suis bien impatient de recevoir de tes nouvelles. Si ta lettre arrive à Montmartre, on me la renverra ici. Il vaut mieux que tu les adresses toutes à Montmartre, ne sachant pas si je resterai encore un mois entier à Londres. Probablement je serai à Lille au Ier juin [sic], pour entendre le Lacrymosa de mon Requiem qu’on exécute au Festival du Nord; je viens de recevoir une invitation du comité Lillois. […]

    En l’occurrence le séjour de Berlioz à Londres se prolonge jusque vers la fin juillet et la visite à Lille ne peut donc avoir lieu (on y jouera le Lacrymosa le 30 juin sous la direction de Girard, avec grand succès). Par la suite Berlioz n’aura plus l’occasion de retourner à Lille, mais la ville est mentionnée plusieurs fois dans quelques-uns de ses feuilletons après cette date: voir le Journal des Débats du 2 mars 1854 (un Requiem de Henri Cohen, récemment nommé directeur du Conservatoire de Lille), et du 4 juillet 1854 (un sextuor de Ferdinand Lavainne, maintenant professeur au Conservatoire de Lille; il donne un concert à Paris d’après un feuilleton du 7 mai 1857).

Lille en images

    Sauf indication contraire, toutes les images ci-dessous ont été reproduites d’après des gravures, cartes postales et une publication de 1951 dans notre collection © Monir Tayeb et Michel Austin. Tous droits de reproduction réservés. Nous remercions bien vivement Pepijn van Doesburg de nous avoir fourni ses photos originales de 2003, dont il détient le droit de reproduction.

1. Partition de Berlioz

La première page du manuscrit de la cantate
Chant des chemins de fer
Partition

(Image plus grande)

Le manuscrit de la cantate se trouve à la Bibliothèque nationale de France, Paris.

2. Lille autrefois

2.1 La gare de Lille

La gare vers 1915
Gare

(Image plus grande)

Cette carte postale, postée le 23 mai 1915, reproduit une gravure qui date sans doute de la même époque.

La gare au début du XXe siècle
Gare

(Image plus grande)

L’entrée du chemin de fer dans la ville en 1860
Entrée du chemin de fer

(Image plus grande)

La gravure ci-dessus est reproduite ici d’après une image originale sur le site internet de la Bibliothèque Municipale de Lille.

2.2 L’Hôtel de Ville et le Palais du Rihour

    L’ancien Hôtel de Ville était appelé à l’époque la Maison de Ville de Lille et était doté d’un beau beffroi orné. Le bâtiment est démoli en 1664 et les archives de la ville sont par la suite déplacées au Palais Rihour où un nouvel Hôtel de Ville est établi. Après l’incendie de 1916 l’Hôtel de Ville est déplacé à la fin des années 1920 à son emplacement actuel place Roger Salengro; il est construit par l’architecte Émile Dubuisson de 1924 à 1928. Le beffroi voit le jour en 1932.

    Les origines du Palais remontent à 1453 quand Philippe le Bon, duc de Bourgogne, en établit les fondations près du Grand Marché. Le Palais est acheté par le bourgmestre en 1664 et abrite l’Hôtel de Ville; c’est ici que la cantate de Berlioz reçut sa première exécution en 1846.

    Comme bien d’autres bâtiments qui ont traversé les siècles, le Palais Rihour a subi de nombreuses reconstructions au cours de son histoire. Par exemple les quatres ailes du Palais, y compris l’Hôtel de Ville et son beffroi, furent reconstruites en style néo-classique entre 1847 et 1859 d’après des maquettes de Charles-César Benvignat, mais le conclave de chapelle échappe à cette reconstruction. En outre le Palais a subi trois grands incendies, le 17 novembre 1700, le 6 novembre 1756 et le 23 avril 1916; au cours de ce dernier une grande partie du complexe est détruite. La chapelle avec sa tour en style gothique tardif (où se trouve l’escalier) échappent à l’incendie et sont tout ce qu’il reste du bâtiment connu de Berlioz. L’emplacement du Palais est occupé maintenant par la place Rihour.

L’Hôtel de Ville et son beffroi vers 1600
Hôtel de Ville

(Image plus grande)

Cette gravure de 1834 est l’œuvre de J. Schroeder d’après un dessin de C. Rauch qui se fonde sur des documents contemporains.

Le Palais du Rihour dans son état original
Palais du Rihour

(Image plus grande)

La gravure ci-dessus fut publiée dans le Guide Illustré Historique et Descriptif de l’Exposition rétrospective de la Toison d’Or, Lille, Palais Rihour, 5-20 Mai 1951.

Le Palais du Rihour en 1834
Palais du Rihour

(Image plus grande)

L’Hôtel de Ville et son beffroi
dans le Palais du Rihour en 1854
Hôtel de Ville

(Image plus grande)

La gravure ci-dessus est reproduite ici d’après une image originale sur le site internet de la Bibliothèque Municipale de Lille.

L’Hôtel de Ville dans le Palais du Rihour en 1900
Hôtel de Ville

(Image plus grande)

La carte postale ci-dessus est reproduite ici d’après une image originale sur le site internet de la Bibliothèque Municipale de Lille.

Le Conclave de l’ancien Hôtel de Ville en 1869
Conclave

(Image plus grande)

La photo ci-dessus est reproduite ici d’après une image originale sur le site internet de la Bibliothèque Municipale de Lille.

La Chapelle vers 1950
Chapelle

(Image plus grande)

La photo ci-dessus fut publiée dans le Guide Illustré Historique et Descriptif de l’Exposition rétrospective de la Toison d’Or, Lille, Palais Rihour, 5-20 May 1951.

Le Conclave de l’ancien Hôtel de Ville à la fin du XIXe siècle
Conclave

(Image plus grande)

La photo ci-dessus est reproduite ici d’après une image originale sur le site internet de la Bibliothèque Municipale de Lille.

Le Conclave de l’ancien Hôtel de Ville au début du XXe siècle
Conclave

(Image plus grande)

L’escalier dans la tour
(voir l’image ci-dessus)
Escalier

(Image plus grande)

La photo ci-dessus fut publiée dans le Guide Illustré Historique et Descriptif de l’Exposition rétrospective de la Toison d’Or, Lille, Palais Rihour, 5-20 May 1951.

L’Hôtel de Ville et son beffroi vers 1940
Hôtel de Ville

(Image plus grande)

La carte postale ci-dessus fut postée le 28 juin 1940.

La place Rihour vers 1915
Place Rihour

(Image plus grande)

La carte postale ci-dessus fut postée le 26 octobre 1915.

3. Lille de nos jours

Restes du Palais Rihour en 2003
Palais Rihour 2003

(Image plus grande)

Restes du Palais Rihour en 2003
Palais Rihour 2003

(Image plus grande)

Sur cette photo on peut voir à droite un pan de voûte qui subsiste de l’Hôtel de Ville néo-classique de 1847-1859.

La place Rihour en 2003
Place Rihour 2003

(Image plus grande)

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