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On ne se méprendra pas sans doute sur le genre de cet ouvrage. Bien que les voix y soient souvent employées, ce n’est ni un opéra de concert, ni une cantate, mais une symphonie avec chœurs.
Si le chant y figure presque dès le début, c’est afin de préparer l’esprit de l’auditeur aux scènes dramatiques dont les sentiments et les passions doivent être exprimées par l’orchestre. C’est en outre pour introduire peu à peu dans le développement musical les masses chorales, dont l’apparition trop subite aurait pu nuire à l’unité de la composition. Ainsi le prologue, où, à l’exemple de celui du drame de Shakespeare lui-même, le chœur expose l’action, n’est chanté que par quatorze voix. Plus loin se fait entendre (hors de la scène) le chœur des Capulets (hommes) seulement; puis dans la cérémonie funèbre, les Capulets hommes et femmes. Au début du finale figurent les deux chœurs entiers des Capulets et Montagus et le père Laurence; et à la fin, les trois chœurs réunis.
Cette dernière scène de la réconciliation des deux familles est seule du domaine de l’opéra ou de l’oratorio. Elle n’a jamais été, depuis le temps de Shakespeare, représentée sur aucun théâtre; mais elle est trop belle, trop musicale, et elle couronne trop bien un ouvrage de la nature de celui-ci, pour que le compositeur pût songer à la traiter autrement.
Si, dans les scènes célèbres du jardin et du cimetière, le dialogue des deux amants, les apartés de Juliette et les élans passionés de Roméo ne sont pas chantés, si enfin les duos d’amour et du désespoir sont confiés à l’orchestre, les raisons en sont nombreuses et faciles à saisir. C’est d’abord, et ce motif seul suffirait à la justification de l’auteur, parce qu’il s’agit d’une symphonie et non d’un opéra. Ensuite, les duos de cette nature ayant été traités mille fois vocalement et par les plus grands maîtres, il était prudent autant que curieux de tenter un autre mode d’expression. C’est aussi parce que la sublimité de cet amour en rendait la peinture si dangereuse pour le musicien, qu’il a dû donner à sa fantaisie une latitude que le sens positif des paroles chantées ne lui eût pas laissée, et recourir à la langue instrumentale, langue plus riche, plus variée, moins arrêtée, et, par son vague même, incomparablement plus puissante en pareil cas.
Chapitre 36
[…] Ce fut dans une de ces excursions équestres faites dans la plaine de Rome avec Felix Mendelssohn [en 1831], que je lui exprimai mon étonnement de ce que personne encore n’avait songé à écrire un scherzo sur l’étincelant petit poème de Shakespeare: La Fée Mab. Il s’en montra également surpris, et je me repentis aussitôt de lui en avoir donné l’idée. Je craignis ensuite pendant plusieurs années d’apprendre qu’il avait traité ce sujet. Il eût sans doute ainsi rendu impossible ou au moins fort imprudente la double tentative que j’ai faite dans ma symphonie de Roméo et Juliette. Heureusement pour moi il n’y songea pas. […]
Chapitre 49
[…] [Berlioz vient de donner un récit
détaillé du don de 20 000 francs fait par Paganini] Mes dettes payées,
me voyant encore possesseur d’une fort belle somme, je ne songeai qu’à l’employer musicalement. Il faut, me dis-je, que tout autre travail cessant, j’écrive une maîtresse œuvre, sur un plan neuf et vaste, une œuvre grandiose, passionnée, pleine aussi de fantaisie, digne enfin d’être dédiée à l’artiste illustre à qui je dois tant. Pendant que je ruminais ce projet, Paganini, dont
la santé empirait à Paris, se vit contraint de repartir pour Marseille, et de là pour Nice, d’où, hélas, il n’est plus revenu. Je lui soumis par lettres divers sujets pour la grande composition que je méditais, et dont je lui avais parlé.
“Je n’ai, me répondit-il, aucun conseil à
vous donner là-dessus, vous savez mieux que personne ce qui peut vous convenir.”
Enfin, après une assez longue indécision, je m’arrêtai
à l’idée d’une symphonie avec chœurs, solos de chant et récitatif
choral, dont le drame de Shakespeare, Roméo et Juliette, serait le sujet
sublime et toujours nouveau. J’écrivis en prose tout le texte destiné au
chant entre les morceaux de musique instrumentale; Émile Deschamps, avec
sa charmante obligeance ordinaire et sa facilité extraordinaire, le mit en
vers, et je commençai.
Ah! cette fois, plus de feuilletons, ou du moins presque plus; j’avais de l’argent, Paganini me l’avait donné pour faire de la musique, et j’en fis. Je travaillai pendant sept mois à ma symphonie, sans m’interrompre plus de trois ou quatre jours sur trente pour quoi que ce fût.
De quelle ardente vie je vécus pendant tout ce temps! Avec quelle vigueur je nageai sur cette grande mer de poésie, caressé par la folle brise de la fantaisie, sous les chauds rayons de ce soleil d’amour qu’alluma Shakespeare, et me croyant la force d’arriver à l’île merveilleuse où s’élève le temple de l’art pur!
Il ne m’appartient pas de décider si j’y suis parvenu. Telle qu’elle était alors, cette partition fut exécutée trois fois de suite sous ma direction au Conservatoire et trois fois elle parut avoir un véritable succès [le 24 novembre, 1er et 15 décembre 1839]. Je sentis pourtant aussitôt que j’aurais beaucoup à y retoucher, et je me mis à l’étudier sérieusement sous toutes ses faces. A mon vif regret, Paganini ne l’a jamais entendue ni lue. J’espérais toujours le voir revenir à Paris, j’attendais d’ailleurs que la symphonie fût entièrement parachevée et imprimée pour la lui envoyer; et sur ces entrefaites, il mourut à Nice, en me laissant, avec tant d’autres poignants chagrins, celui d’ignorer s’il eût jugé digne de lui l’œuvre entreprise avant tout pour lui plaire, et dans l’intention de justifier à ses propres yeux ce qu’il avait fait pour l’auteur. Lui aussi parut regretter beaucoup de ne pas connaître Roméo et Juliette, et il me le dit dans sa lettre de Nice du 7 janvier 1840, où se trouvait cette phrase: “Maintenant tout est fait, l’envie ne peut plus que se taire.” Pauvre cher grand ami! il n’a jamais lu, heureusement, les horribles stupidités écrites à Paris dans plusieurs journaux sur le plan de l’ouvrage, sur l’introduction, sur l’adagio, sur la fée Mab, sur le récit du père Laurence. L’un me reprochait comme une extravagance d’avoir tenté cette nouvelle forme de symphonie, l’autre ne trouvait dans le scherzo de la fée Mab qu’un petit bruit grotesque semblable à celui des seringues mal graissées. Un troisième en parlant de la scène d’amour, de l’adagio, du morceau que les trois quarts des musiciens de l’Europe qui le connaissent mettent maintenant au-dessus de tout ce que j’ai écrit, assurait que je n’avais pas compris Shakespeare!!! Crapaud gonflé de sottise! quand tu me prouveras cela...
Jamais critiques plus inattendues ne m’ont plus cruellement blessé! et, selon l’usage, aucun des Aristarques qui ont écrit pour ou contre cet ouvrage, ne m’a indiqué un seul de ses défauts, que j’ai corrigés plus tard successivement quand j’ai pu les reconnaître.
M. Frankoski (le secrétaire d’Ernst) m’ayant signalé à Vienne la mauvaise et trop brusque terminaison du scherzo de la fée Mab, j’écrivis pour ce morceau la coda qui existe maintenant et détruisis la première.
D’après l’avis de M. d’Ortigue, je crois, une importante coupure fut pratiquée dans le récit du père Laurence, refroidi par des longueurs où le trop grand nombre de vers fournis par le poëte m’avaient entraîné. Toutes les autres modifications, additions, suppressions, je les ai faites de mon propre mouvement, à force d’étudier l’effet de l’ensemble et des détails de l’ouvrage, en l’entendant à Paris, à Berlin, à Vienne, à Prague. Si je n’ai pas trouvé d’autres taches à y effacer, j’ai mis au moins toute la bonne foi possible à les chercher et ce que je possède de sagacité à les découvrir.
Après cela que peut un auteur, sinon s’avouer franchement qu’il ne saurait faire mieux, et se résigner aux imperfections de son œuvre? Quand j’en arrivai là, mais seulement alors, la symphonie de Roméo et Juliette fut publiée [en 1847].
Elle présente des difficultés immenses d’exécution, difficultés de toute espèce, inhérentes à la forme et au style, et qu’on ne peut vaincre qu’au moyen de longues études faites patiemment et parfaitement dirigées. Il faut, pour la bien rendre, des artistes du premier ordre, chef d’orchestre, instrumentistes et chanteurs, et décidés à l’étudier comme on étudie dans les bons théâtres lyriques un opéra nouveau, c’est-à-dire à peu près comme si on devait l’exécuter par cœur. [...]
Roméo et Juliette (commentaire et partition)
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