Par
HECTOR BERLIOZ
OPÉRA EN QUATRE ACTES DE BELLINI
SA PREMIÈRE REPRÉSENTATION AU THÉATRE DE L’OPÉRA
DÉBUTS DE MADAME VESTVALI
Il existe à cette heure cinq opéras de ce nom dont le drame immortel de Shakspeare est censé avoir fourni le sujet. Rien cependant ne ressemble moins au chef-d’œuvre du poëte anglais que les libretti, pour la plupart difformes, mesquins, et quelquefois niais jusqu’à l’imbécillité, que divers compositeurs ont mis en musique. Tous les librettistes ont prétendu néanmoins s’inspirer de Shakespare et allumer leur flambeau à son soleil d’amour. Pâles flambeaux dont trois sont à peine de petites bougies roses, dont un seul jeta en fumant quelque éclat, et dont l’autre ne peut être comparé qu’au bout de chandelle d’un chiffonnier !
Ce que les tailleurs de libretti français et italiens, à l’exception de M. Romani (qui est, je crois, l’auteur de celui de Bellini), ont fait de l’œuvre shakspearienne dépasse tout ce qu’on peut imaginer de puéril et d’insensé. Ce n’est pas qu’il soit possible de transformer un drame quelconque en opéra sans le modifier, le déranger, le gâter plus ou moins. Je le sais. Mais il y a tant de manières intelligentes de faire ce travail profanateur, imposé par les exigences de la musique ! Par exemple, bien qu’on n’ait pas pu conserver tous les personnages du Roméo de Shakspeare, comment n’est-il jamais venu à la pensée de l’un des auteurs arrangeurs de garder au moins un de ceux que tous ils ont supprimés ? Dans les deux opéras français qui se jouaient sur des théâtres où régnait l’opéra-comique, comment ne s’est-on pas avisé de faire paraître ou Mercutio, ou la nourrice, deux personnages si différents des acteurs principaux et qui eussent donné au musicien l’occasion de placer dans sa partition de si piquants contrastes ? En revanche, dans ces deux productions, de mérites si inégaux, plusieurs personnages nouveaux furent introduits. On y trouve un Antonio, un Alberti, un Cébas, un Gennaro, un Adriani, une Nisa, une Cécile, etc. ; et pour quels emplois, pour arriver à quels résultats ?...
Dans les deux opéras français le dénoûment est heureux. Les dénoûments funestes étaient alors repoussés sur tous nos théâtres lyriques ; on y avait interdit le spectacle de la mort par égard pour l’extrême sensibilité du public. Dans les trois opéras italiens, au contraire, la catastrophe finale est admise. Roméo s’empoisonne, Juliette se donne un petit coup avec un joli petit poignard en vermeil ; elle s’assied doucement sur le théâtre, à côté du corps de Roméo, pousse un petit « ah ! » bien gentil qui représente son dernier soupir, et tout est dit.
Bien entendu que ni Français ni Italiens, pas plus que les Anglais eux-mêmes sur leurs théâtres consacrés au drame légitime, n’ont osé conserver dans son intégrité le caractère de Roméo et laisser seulement soupçonner son premier amour pour Rosaline. Fi donc ? supposer que le jeune Montaigu ait pu aimer d’abord une autre que la fille de Capulet ! ce serait indigne de l’idée que l’on se fait de ce modèle des amants, cela le dépoétiserait tout à fait ; le public n’est composé que d’âmes si constantes et si pures !...
Et pourtant combien est profonde la leçon qu’a voulu donner le poëte ! Combien de fois ne croit-on pas aimer avant de connaître le véritable amour ! Combien de Roméo sont morts sans l’avoir connu ! Combien d’autres ont senti leur cœur saigner durant de longues années pour une Rosaline séparée de leur âme par des abîmes dont ils ne voulaient pas voir la profondeur !... Combien d’entre eux ont dit à un ami : « Je me cherche et ne me trouve plus ; ce n’est pas Roméo que tu vois, il est ailleurs. Adieu, tu ne saurais m’apprendre le secret d’oublier ! » Combien de fois l’amoureux de Rosaline entend-il Mercutio lui dire : « Viens, nous saurons bien te tirer de ce bourbier d’amour », et répond-il par un sourire d’incrédulité au joyeux philosophe, qui s’éloigne fatigué de la tristesse de Roméo, en disant : « Cette Rosaline au visage pâle et au cœur de marbre le tourmente à tel point qu’il en deviendra fou. » Jusqu’au moment où, parmi les splendeurs de la fête donnée par le riche Capulet, il aperçoit Juliette, et à peine a-t-il entendu quelques mots de cette voix émue, qu’il reconnaît l’être tant cherché, que son cœur bondit et se dilate en aspirant la poétique flamme, et que l’image de Rosaline s’évanouit comme un spectre au lever du soleil. Et après la fête, errant à l’entour de la maison de Capulet, en proie à une angoisse divine, pressentant l’immense révolution qui va s’opérer en lui, il entend l’aveu de la noble fille, il tremble d’étonnement et de joie ; et alors commence l’immortel dialogue digne des anges du ciel :
JULIETTE
Je t’ai donné mon cœur avant que tu me l’aies demandé, et je voudrais qu’il fût encore à donner.
ROMÉO
Pour me le refuser ? Est-ce pour cela, mon amour ?
JULIETTE
Non, pour être franche avec toi et te le donner de nouveau...
ROMÉO
O nuit fortunée ! nuit divine ! j’ai peur que tout ceci ne soit qu’un rêve ; je n’ose croire à la réalité de tant de bonheur !
Mais il faut se quitter, et le cœur de Roméo sent l’étreinte d’une douleur intense, et il dit à l’aimée : « Je ne conçois pas qu’on puisse nous séparer, j’ai peine à comprendre que je doive te quitter, même pour quelques heures seulement. Entends, parmi les harmonies qui jaillissent au loin, ce long cri douloureux qui s’élève... Il semble sortir de ma poitrine... Vois ces splendeurs du ciel, vois toutes ces lumières brillantes, ne dirait-on pas que les fées ont illuminé leur palais pour y fêter notre amour ?... » Et Juliette palpitante ne répond que par des larmes. Et le vrai grand amour est né, immense, inexprimable, armé de toutes les puissances de l’imagination, du cœur et des sens. Roméo et Juliette, qui existaient seulement, vivent aujourd’hui, ils s’aiment...
Shakspeare ! Father !
Et quand on connaît le merveilleux poëme écrit en caractères de flamme, et qu’on lui compare tant de grotesques libretti appelés opéras, qu’on en a tirés, froides rapsodies écrites avec les sucs du concombre et du nénuphar, il faut dire :
Shakspeare ! God !
et songer que l’outrage ne peut l’atteindre.
Des cinq opéras dont j’ai parlé en commençant, le Roméo de Steibelt, représenté pour la première fois sur le théâtre Feydeau, le 10 septembre 1793, est immensément supérieur aux autres. C’est une partition, cela existe ; il y a du style, du sentiment, de l’invention, des nouveautés d’harmonie et d’instrumentation même fort remarquables, et qui durent paraître à cette époque de véritables hardiesses. Il y a une ouverture bien dessinée, pleine d’accents pathétiques et énergiques, savamment traitée, un très-bel air précédé d’un beau récitatif :
Du calme de la nuit tout ressent les doux charmes,
dont l’andante est d’un tour mélodique expressif et distingué, et que l’auteur a eu l’incroyable audace de finir sur la troisième note du ton sans rabâcher la cadence finale, ainsi que la plupart de ses contemporains.
Cet air a pour sujet la seconde scène du troisième acte du Roméo de Shakspeare, où Juliette, seule dans sa chambre, et mariée dans la journée à Roméo, attend son jeune époux.
« Ferme tes épais rideaux, ô nuit, reine des amoureux mystères ; dérobe-les aux yeux indiscrets, et que Roméo s’élance dans mes bras, inaperçu, invisible ! — Le bonheur des amants n’a besoin d’être éclairé que par la présence radieuse de l’objet aimé, et c’est la nuit qui lui convient le mieux. — Viens donc, nuit solennelle, matrone au maintien grave, au noir vêtement, guide mes pas dans la lice où je dois trouver mon vainqueur. »
Il faut signaler encore dans l’œuvre de Steibelt un air avec chœur du vieux Capulet, plein de mouvement et d’un caractère farouche :
Oui, la fureur de se venger
Est un premier besoin de l’âme !
La marche funèbre :
Grâces, vertus, soyez en deuil !
et l’air de Juliette, quand elle va boire le narcotique. C’est dramatique, c’est même fort émouvant ; mais quelle distance, grand Dieu ! de cette inspiration musicale, si bien ménagé qu’en soit l’intérêt jusqu’à la fin, au prodigieux crescendo de Shakspeare (qui fut le véritable inventeur du crescendo), morceau dont le pendant ne se trouve qu’à la quatrième scène du troisième acte d’Hamlet, commençant par ces mots : « Eh bien ! ma mère, que me voulez-vous ? » Quelle marée montante de terreurs que ce long monologue de Juliette :
What if it be a poison which the friar
Subtily hath minister’d to have me dead...
« Mais si c’est du poison que le moine m’a remis pour me donner la mort, dans la crainte du déshonneur qu’attirerait sur lui ce mariage, parce qu’il m’a déjà mariée à Roméo ? J’ai peur ! Non, cela ne saurait, être ; c’est un homme d’une sainteté éprouvée : rejetons loin de moi cette odieuse pensée. — Mais si, une fois enfermée dans la tombe, je m’éveille avant que Roméo vienne me délivrer ? Oh ! ce serait horrible ! nul air pur ne pénètre dans ce redoutable caveau, et j’y serais infailliblement suffoquée avant l’arrivée de mon Roméo. Ou, si je vis, que deviendrai-je dans les ténèbres de la nuit et de la mort, au milieu des terreurs de ce funèbre séjour, qui depuis tant de siècles a reçu les ossements de mes ancêtres ; où Tybalt, saignant encore, fraîchement inhumé, pourrit dans son linceul ; où, à certaines heures de la nuit, on prétend que les esprits reviennent ? Hélas ! hélas ! si je me réveille avant l’heure, au milieu d’exhalaisons infectes, de gémissements comme ceux de la mandragore qu’on déracine, voix étranges qu’un mortel ne peut entendre sans être frappé de démence ! O mon Dieu ! entourée de ces épouvantables terreurs, j’en deviendrai folle ; mes mains insensées joueront avec les squelettes de mes ancêtres ! J’arracherai de son linceul le cadavre sanglant de Tybalt, et dans mon aveugle frénésie, transformant en massue l’un des ossements de mes pères, je m’en servirai pour me briser le crâne. — Oh ! il me semble voir l’ombre de Tybalt ; il cherche Roméo, dont la fatale épée a percé sa poitrine. — Arrête, Tybalt ; arrête ! Roméo ! Roméo ! Roméo ! voilà le breuvage ! Je bois à toi ! »
La musique, j’ose le croire, peut aller jusque-là ; mais quand y est-elle allée, je ne sais. En entendant à la représentation ces deux terribles scènes, il m’a toujours semblé sentir mon cerveau tournoyer dans mon crâne et mes os craquer dans ma chair... et je n’oublierai jamais ce cri prodigieux d’amour et d’angoisse qu’une seule fois j’entendis :
Romeo Romeo ! - Here’s drink ! - I drink to thee !
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Et vous voulez qu’après avoir connu de telles œuvres, éprouvé de telles impressions, on prenne au sérieux vos petites passions tièdes, vos petits amours de cire à mettre sous un bocal... Vous voulez que ceux qui ont vécu toute leur vie dans les contrées où rêvent ces grands lacs océaniens, où s’élèvent fières et verdoyantes ces forêts vierges de l’art, puissent s’accommoder de vos petits parterres, de vos bordures de buis taillées carrément, de vos bocaux où nagent de petits poissons rouges, ou de vos mares remplies de crapauds ! Pauvres faiseurs de petits opéras !...
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L’autre partition française portant le titre de Roméo et Juliette, et presque inconnue aujourd’hui, est, malheureusement pour notre amour-propre national, de Dalayrac. L’auteur de l’abominable livret eut l’esprit de ne pas se nommer. Cela est misérable, plat, bête, en tout et partout. On dirait d’une œuvre composée par deux imbéciles qui ne connaissent ni la passion, ni le sentiment, ni le bon sens, ni le français, ni la musique.
Dans ces deux opéras, au moins le rôle de Roméo est écrit pour un homme. Les trois maestri italiens ont, au contraire, voulu que l’amant de Juliette fût représenté par une femme. C’est un reste des anciennes mœurs musicales de l’école italienne. C’est le résultat de la préoccupation constante d’un sensualisme enfantin. On voulait des femmes pour chanter des rôles d’amants, parce que dans les duos deux voix féminines produisent plus aisément les séries de tierces, chères à l’oreille italienne. Dans les anciens opéras de cette école, on ne trouve presque pas de rôles de basses ; les voix graves étaient en horreur à ce public de sybarites, friands des douceurs sonores comme les enfants le sont des sucreries.
L’opéra de Zingarelli a joui d’une vogue assez longue en France et en Italie. C’est une musique tranquille et gracieuse ; on n’y voit pas plus de traces des caractères shakspeariens, pas plus de prétentions à exprimer les passions des personnages que si le compositeur n’eût pas compris la langue à laquelle il adaptait ses mélodies. On cite toujours un air de Roméo : « Ombra adorata », air célèbre qui suffit pendant longtemps pour attirer le public au Théâtre-Italien de Paris et pour lui faire supporter le froid ennui de tout le reste de l’œuvre. Ce morceau est gracieux, élégant et fort bien conduit dans son ensemble ; la flûte y fait entendre de jolis petits traits qui dialoguent heureusement avec des fragments de la phrase vocale. Tout est presque souriant dans cet air. Roméo qui va mourir y exprime sa joie de retrouver bientôt Juliette, et de jouir des pures délices de l’amour au séjour bienheureux :
Nel fortunato Eliso
Avrà contento il cor.
Juliette chante des morceaux mélangés d’accents vrais et de bouffonneries musicales. Dans un grand air, par exemple, elle s’écrie : « Qu’il n’est pas une âme aussi accablée de maux que la sienne. »
Non v’é un alma a questo eccesso
Sventurata al par di me.
Puis elle se recueille un instant, et partant con brio, vocalise sans paroles de longues séries de triolets de l’effet le plus joyeux, et dont les facéties des premiers violons augmentent encore l’allegria.
Quant au duo final, à la scène terrible où Juliette, qui croyait toucher au bonheur, apprend que Roméo est empoisonné, assiste à son agonie, et meurt enfin sur son corps, rien de plus calme que ces angoisses, rien de plus charmant que ces convulsions ; c’est le cas ou jamais de le dire, comme Hamlet : « They do but jest, poison in jest. Ils ne font que plaisanter, c’est du poison pour rire. »
Du Roméo de Vaccaï on n’exécute plus guère que le troisième acte, généralement cité comme un morceau plein de passion et d’une belle couleur dramatique. Je l’ai entendu à Londres, et je n’y ai vu, je l’avoue, ni couleur ni passion. Les deux amants s’y désespèrent encore d’une façon fort calme. They do but jest, poison in jest. Je ne sais s’il est vrai que ce troisième acte soit celui qui forme maintenant le quatrième de l’opéra de Bellini qu’on vient de représenter à l’Opéra, je ne l’ai pas reconnu. On trouvait, disait-on il y a quelques semaines, le dernier acte de Bellini trop faible. Le poison y semblait trop in jest... Il faut que cela soit prodigieux. Je l’entendis à Florence il y a vingt-cinq ans, et je n’ai conservé du dénoûment aucun souvenir.
Ce Roméo, cinquième du nom, bien qu’il soit l’une des plus médiocres partitions de Bellini, contient de jolies choses et un finale plein d’élan, où se déploie une belle phrase chantée à l’unisson par les deux amants. Ce passage me frappa le jour où je l’entendis pour la première fois au théâtre de la Pergola. Il était bien rendu de toutes façons. Les deux amants étaient séparés de force par leurs parents furieux ; les Montaigus retenaient Roméo, les Capulets Juliette ; mais au dernier retour de la belle phrase :
Nous nous reverrons au ciel !
s’échappant tous les deux des mains de leurs persécuteurs, ils s’élançaient dans les bras l’un de l’autre et s’embrassaient avec une fureur toute shakspearienne. A ce moment on commençait à croire à leur amour. On s’est bien gardé à l’Opéra de risquer cette hardiesse ; il n’est pas décent en France que deux amants sur un théâtre s’embrassent ainsi à corps perdu. Cela n’est pas convenable. Autant qu’il m’en souvienne, le doux Bellini n’avait employé dans son Roméo qu’une instrumentation modérée. Il n’y avait mis ni tambour ni grosse caisse ; son orchestre a été pourvu à l’Opéra de ces deux auxiliaires de première nécessité. Puisqu’il y a des scènes de guerre civile dans le drame, l’orchestre peut-il se passer de tambour ? et peut-on chanter et danser aujourd’hui sans grosse caisse ? Pourtant, au moment où Juliette se traîne aux pieds de son père en poussant des cris de désespoir, la grosse caisse, frappant imperturbablement les temps forts de la mesure avec une pompeuse régularité, produit, il faut l’avouer, un effet d’un comique irrésistible. Comme son bruit domine tout et attire l’attention, on ne pense plus à Juliette, et l’on croit entendre une musique militaire marchant en tête d’une légion de la garde nationale.
Les airs de danse intercalés dans la partition de Bellini n’ont pas une bien grande valeur ; ils manquent de charme et d’entrain. Un andante pourtant a fait plaisir : c’est celui qui a pour thème l’air de la Straniera :
Meco tu vieni, o misera.
l’une des plus touchantes inspirations de Bellini. On danse là-dessus... Mais quoi ! on danse sur tout. On fait tout sur tout.
Les costumes n’offrent rien de remarquable ; celui de Lorenzo seul a été fort remarqué ; c’est une houppelande fourrée de martre. Le bon Lorenzo est vêtu comme un Polonais. Il faisait donc bien froid à Vérone dans ce temps-là ? … Marié, qui remplissait ce rôle fourré, était enrhumé (it is the cause). Il a eu plusieurs accidents vocaux. Gueymard est un Thybald très-énergique. Madame Gueymard a chanté d’une façon musicale et avec sa voix d’or le rôle de Juliette. La débutante, madame Vestvali, est une grande et belle personne dont la voix de contralto, très-étendue au grave, est dépourvue d’éclat dans le médium. Sa vocalisation est peu aisée, et l’attaque du son, dans l’octave supérieure surtout, manque parfois de justesse. Elle a joué Roméo avec beaucoup de... dignité.
La scène du tombeau, représentée par les grands artistes anglais, restera comme la plus sublime merveille de l’art dramatique. A ce nom de Roméo, qui s’exhale faiblement des lèvres de Juliette renaissante, le jeune Montaigu, frappé de stupeur, demeure un instant immobile ; un second appel plus tendre attire son regard vers le monument, un mouvement de Juliette dissipe son doute. Elle vit ! il s’élance sur la couche funèbre, en arrache le corps adoré en déchirant voiles et linceul, l’apporte sur l’avant-scène, le soutient debout entre ses bras. Juliette tourne languissamment ses yeux ternes autour d’elle, Roméo l’interpelle, la presse dans une étreinte éperdue, écarte les cheveux qui cachent son front pâle, couvre son visage de baisers furieux, éclate en rires convulsifs ; dans sa joie déchirante, il a oublié qu’il va mourir. Juliette respire. Juliette ! Juliette !... Mais une douleur affreuse l’avertit ; le poison est à l’œuvre et lui ronge les entrailles !... « O potent poison ! Capulet ! Capulet ! grâce ! » Il se traîne à genoux, délirant, croyant voir le père de Juliette qui vient la lui ravir encore …
Cette même scène, dans l’opéra nouveau, devient ceci.
Des gradins sont pratiqués de chaque côté du tombeau de Juliette, afin qu’elle puisse en descendre commodément et décemment. Elle en descend en effet, et s’avance à pas comptés vers son amant immobile. Et les voilà qui s’entretiennent de leurs petites affaires, et s’expliquent bien des choses fort tranquillement.
ROMÉO
Que vois-je !
JULIETTE
Roméo !
ROMÉO
Juliette vivante !
JULIETTE
D’une mort apparente
Le réveil en ce jour
A ton amour va donc me rendre !
ROMÉO
Dis-tu vrai ?
JULIETTE
Lorenzo n’a-t-il pu te l’apprendre ?
ROMÉO
Sans rien savoir, sans rien comprendre,
J’ai cru pour mon malheur te perdre sans retour.
………………………………………….
Are there no stones in heaven ?
Non, il n’y a pas de carreaux au ciel. La question d’Othello est oiseuse. Non, il n’y a rien de beau, il n’y a rien de laid, il n’y a ni vrai, ni faux, ni sublime, ni absurde : tout est égal. Le public le sait bien, lui, ce modèle d’indifférence impassible.
Calmons-nous... Au point de vue de l’art... (il n’est pas question d’art) au point de vue des intérêts pécuniaires de l’Opéra, nous croyons que le directeur de ce beau grand théâtre, en engageant Mme Vestvali et en mettant en scène le Roméo de Bellini, a fait une mauvaise affaire.
Let us sleep !
I can no more...