On ne se méprendra pas sans doute sur le genre de cet ouvrage. Bien que les voix y soient souvent employées, ce n’est ni un opéra de concert, ni une cantate, mais une symphonie avec chœurs.
Si le chant y figure presque dès le début, c’est afin de préparer l’esprit de l’auditeur aux scènes dramatiques dont les sentiments et les passions doivent être exprimées par l’orchestre. C’est en outre pour introduire peu à peu dans le développement musical les masses chorales, dont l’apparition trop subite aurait pu nuire à l’unité de la composition. Ainsi le prologue, où, à l’exemple de celui du drame de Shakespeare lui-même, le chœur expose l’action, n’est chanté que par quatorze voix. Plus loin se fait entendre (hors de la scène) le chœur des Capulets (hommes) seulement; puis dans la cérémonie funèbre, les Capulets hommes et femmes. Au début du finale figurent les deux chœurs entiers des Capulets et Montagus et le père Laurence; et à la fin, les trois chœurs réunis.
Cette dernière scène de la réconciliation des deux familles est seule du domaine de l’opéra ou de l’oratorio. Elle n’a jamais été, depuis le temps de Shakespeare, représentée sur aucun théâtre; mais elle est trop belle, trop musicale, et elle couronne trop bien un ouvrage de la nature de celui-ci, pour que le compositeur pût songer à la traiter autrement.
Si, dans les scènes célèbres du jardin et du cimetière, le dialogue des deux amants, les apartés de Juliette et les élans passionnés de Roméo ne sont pas chantés, si enfin les duos d’amour et du désespoir sont confiés à l’orchestre, les raisons en sont nombreuses et faciles à saisir. C’est d’abord, et ce motif seul suffirait à la justification de l’auteur, parce qu’il s’agit d’une symphonie et non d’un opéra. Ensuite, les duos de cette nature ayant été traités mille fois vocalement et par les plus grands maîtres, il était prudent autant que curieux de tenter un autre mode d’expression. C’est aussi parce que la sublimité de cet amour en rendait la peinture si dangereuse pour le musicien, qu’il a dû donner à sa fantaisie une latitude que le sens positif des paroles chantées ne lui eût pas laissée, et recourir à la langue instrumentale, langue plus riche, plus variée, moins arrêtée et, par son vague même, incomparablement plus puissante en pareil cas.
Combats – Tumulte – Intervention du Prince
CONTRALTO SOLO, TÉNOR SOLO ET PETIT CHŒUR
D’anciennes haines endormies
Ont surgi comme de l’enfer;
Capulets, Montagus, deux maisons ennemies,
Dans Vérone ont croisé le fer.
Pourtant de ces sanglants désordres
Le Prince a réprimé le cours,
En menaçant de mort ceux qui malgré ses ordres
Aux justices du glaive auraient encore recours.
Dans ces instants de calme une fête est donnée
Par le vieux chef des Capulets.
CONTRALTO SOLO
Le jeune Roméo, plaignant sa destinée,
Vient tristement errer à l’entour du palais;
Car il aime d’amour Juliette, la fille
Des ennemis de sa famille!
CONTRALTO SOLO, TÉNOR SOLO ET PETIT CHŒUR
Le bruit des instruments, les chants mélodieux
Partent des salons où l’or brille,
Excitant et la danse et les éclats joyeux.
La fête est terminée et quand tout bruit expire,
Sous les arcades on entend
Les danseurs fatigués s’éloigner en chantant.
Hélas! et Roméo soupire,
Car il a dû quitter Juliette!
Soudain, pour respirer encore cet air qu’elle respire,
Il franchit les murs du jardin.
Déjà sur son balcon la blanche Juliette
Paraît et, se croyant seule jusques au jour
Confie à la nuit son amour.
Roméo, palpitant d’une joie inquiète,
Se découvre à Juliette
Et de son cœur les feux éclatent à leur tour.
CONTRALTO SOLO ET PETIT CHŒUR
Premiers transports que nul n’oublie!
Premiers aveux, premiers serments
De deux amants
Sous les étoiles d’Italie;
Dans cet air chaud et sans zéphyrs
Que l’oranger au loin parfume,
Où se consume
Le rossignol en long soupirs!
Quel art dans sa langue choisie,
Rendrait vos célestes appas?
Premier amour, n’êtes vous pas
Plus haut que toute poésie?
Ou ne seriez-vous point, dans notre exil mortel,
Cette poésie elle-même,
Dont Shakespeare lui seul eut le secret suprême
Et qu’il remporta dans le ciel!
Heureux enfants aux cœurs de flamme,
Liés d’amour par le hasard
D’un seul regard,
Vivant tous deux d’une seule âme,
Cachez le bien sous l’ombre en fleurs,
Ce feu divin qui vous embrase,
Si pure extase
Que ses paroles sont des pleurs!
Quel roi de vos chastes délires
Croirait égaler les transports?
Heureux enfants! et quels trésors
Payeraient un seul de vos sourires?
Ah! savourez longtemps cette coupe de miel,
Plus suave que les calices
Où les anges de Dieu, jaloux de vos délices,
Puisent le bonheur dans le ciel!
TÉNOR SOLO ET PETIT CHŒUR
Bientôt de Roméo la pâle rêverie
Met tous ses amis en gaieté.
‘Mon cher, dit l’élégant Mercutio, je parie
Que la reine Mab t’aura visité!’
TÉNOR SOLO ET CHŒUR
Mab! la messagère
Fluette et légère,
Elle a pour char une coque de noix
Que l’écureuil a façonnée;
Les doigts de l’araignée
Ont filé ses harnois.
Durant les nuits, la fée,
En ce mince équipage,
Galope follement dans le cerveau d’un page
Qui rêve espiègle tour
Ou molle sérénade
Au clair de lune sous la tour.
En poursuivant sa promenade
La petite reine s’abat
Sur le col bronzé d’un soldat.
Il rêve canonnades
Et vives estocades,
Le tambour, la trompette;
Il s’éveille et d’abord
Jure et prie en jurant toujours,
Puis se rendort
Et ronfle avec ses camarades.
C’est Mab qui faisait tout ce bacchanal.
C’est elle encore qui dans un rêve habille
La jeune fille
Et la ramène au bal.
Mais le coq chante, le jour brille,
Mab fuit comme un éclair
Dans l’air.
LE PETIT CHŒUR
Bientôt la mort est souveraine.
Capulets, Montagus, domptés par les douleurs,
Se rapprochent enfin pour abjurer la haine
Qui fit verser tant de sang et de pleurs.
(Le chœur sort)
Nuit sereine – Le Jardin de Capulet, silencieux et désert.
Les jeunes Capulets, sortant de la fête, passent et chantent des réminiscences de la musique du bal
DEUX CHŒURS
Ohé, Capulets! bonsoir, bonsoir!
Ohé, bonsoir, cavaliers, au revoir!
Ah, quelle nuit! Quel festin!
Bal divin! Quel festin!
Que de folles paroles!
Belles Véronaises,
Sous les grands mélèzes
Allez rêver de bal et d’amour,
Allez, rêver d’amour
Jusqu’au jour.
Tra la la la la la
Scène d’amour
CHŒUR DE CAPULETS
Jetez des fleurs pour la vierge expirée!
Jusqu’au tombeau, jetez des fleurs, etc.
Et suivez au tombeau notre sœur adorée!
Joie délirante, désespoir, dernières angoisses et mort des deux amants
La foule accourt au cimetière – Rixe des Capulets et des Montagus – Récitatif et Air du Père Laurence – Serment de réconciliation
MONTAGUS ET CAPULETS (ensemble)
CHŒUR DES MONTAGUS
Quoi! Roméo de retour! Roméo!
Pour Juliette il s’enferme au tombeau
Des Capulets que sa famille abhorre.
Ah! malédiction sur eux! Roméo!
CHŒUR DES CAPULETS
Quoi! Roméo de retour! Roméo!
Les Montagus ont brisé le tombeau
De Juliette expirée à l’aurore.
Ah! malédiction sur eux! Juliette!
MONTAGUS ET CAPULETS
Ciel! morts tous les deux
Et leur sang fume encore!
Quel mystère! Ah, quel mystère affreux!
LE PÈRE LAURENCE
Je vais dévoiler le mystère!
Ce cadavre, c’était l’époux
De Juliette. Voyez-vous
Ce corps étendu sur la terre?
C’était la femme, hélas, de Roméo.
C’est moi qui les ai mariés.
MONTAGUS ET CAPULETS
Mariés!
LE PÈRE LAURENCE
Oui, je dois l’avouer.
J’y voyais le gage salutaire
D’une amitié future entre vos deux maisons.
MONTAGUS ET CAPULETS (ensemble)
MONTAGUS
Amis des Capulets, nous!
Nous les maudissons!
CAPULETS
Amis des Montagus, nous!
Nous les maudissons!
LE PÈRE LAURENCE
Mais vous avez repris la guerre de famille!
Pour fuir un autre hymen, la malheureuse fille
Au désespoir vint me trouver.
"Vous seul, s’écria-t-elle, auriez pu me sauver!
Je n’ai plus qu’à mourir!"
Dans ce péril extrême
Je lui fis prendre afin de conjurer le sort,
Un breuvage qui, le soir même,
Lui prêta la pâleur et le froid de la mort.
MONTAGUS ET CAPULETS
Un breuvage!
LE PÈRE LAURENCE
Et je venais sans crainte
Ici la secourir.
Mais Roméo, trompé dans la funèbre enceinte,
M’avait devancé pour mourir
Sur le corps de sa bien-aimée.
Et presqu’à son réveil
Juliette, informée
De cette mort qu’il porte en son sein dévasté,
Du fer de Roméo s’était contre elle armée
Et passait dans l’éternité
Quand j’ai paru! Voilà toute la vérité.
MONTAGUS ET CAPULETS
Mariés!
LE PÈRE LAURENCE
Pauvres enfants que je pleure,
Tombés ensemble avant l’heure,
Sur votre sombre demeure
Viendra pleurer l’avenir,
Grande par vous dans l’histoire,
Vérone un jour, sans y croire,
Aura sa peine et sa gloire
Dans votre seul souvenir.
Où sont-ils maintenant, ces ennemis farouches?
Capulets! Montagus! Venez, voyez, touchez,
La haine dans vos cœurs, l’injure dans vos bouches!
De ces pâles amants, barbares, approchez!
Dieu vous punit dans vos tendresses!
Ses châtiments, ses foudres vengeresses
Ont le secret de nos terreurs!
Entendez-vous sa voix qui tonne:
"Pour que là-haut ma vengeance pardonne,
Oubliez vos propres fureurs!"
MONTAGUS ET CAPULETS
Mais notre sang rougit leur glaive.
MONTAGUS
Le notre aussi contre eux s’élève.
CAPULETS
Ils ont tué Tybald!
MONTAGUS
Qui tua Mercutio?
CAPULETS
Et Pâris donc?
MONTAGUS
Et Benvolio?
CAPULETS
Et Tybald?
MONTAGUS ET CAPULETS
Perfides, point de paix! Non!
Non, lâches! Point de trêve! Non!
LE PÈRE LAURENCE
Silence, malheureux! Pouvez-vous, sans remords,
Devant un tel amour étaler tant de haine?
Faut-il que votre rage en ces lieux se déchaîne?
Rallumée aux flambeaux des morts?
Grand Dieu qui voit au fond de l’âme,
Tu sais si mes vœux étaient purs!
Grand Dieu, d’un rayon de ta flamme
Touche ces cœurs sombres et durs!
Et que ton souffle tutélaire,
A ma voix sur eux se levant,
Chasse et dissipe leur colère
Comme la paille au gré du vent!
MONTAGUS
Ô Juliette! Douce fleur!
CAPULETS
Ô Roméo! Jeune astre éteint!
MONTAGUS ET CAPULETS
Dans ces moments suprêmes,
Les Capulets (Montagus) sont prêts eux-mêmes
A s’attendrir sur ton destin.
Dieu! quel prodige étrange:
Plus d’horreur, plus de fiel,
Mais des larmes du Ciel
Toute notre âme change.
LE PÈRE LAURENCE
Jurez donc par l’auguste symbole
Sur le corps de la fille et sur le corps du fils,
Par le bois douloureux qui console,
Jurez tous, jurez par le saint crucifix,
De sceller entre vous une chaîne éternelle
De tendre charité, d’amitié fraternelle!
Et Dieu, qui tient en main le futur jugement,
Au livre du pardon inscrira ce serment.
CHŒUR
Jurez tous (Nous jurons) par l’auguste symbole
Sur le corps de la fille et sur le corps du fils,
Par le bois douloureux qui console,
Jurez tous (Nous jurons tous) par le saint crucifix,
De sceller entre vous (nous) une chaîne éternelle
De tendre charité, d’amitié fraternelle!
Et Dieu, qui tient en main le futur jugement,
Au livre du pardon inscrira ce serment.
Oui, jurez tous (nous jurons) par l’auguste symbole
Sur le corps de la fille et sur le corps du fils,
Par le bois douloureux qui console,
Vous jurez (Nous jurons) d’éteindre enfin
Tous vos (nos) ressentiments, amis, pour toujours!
© Monir Tayeb et Michel Austin. Tous droits de reproduction réservés.