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Ce n’est qu’en mai 1843 que Berlioz se rend à Darmstadt au cours de son premier voyage en Allemagne – mais les fils qui mèneront à cette visite remontent bien avant dans le temps.
Étudiant à Paris au cours des années 1820 Berlioz rencontre nombre de musiciens allemands: c’est en partie grâce à eux qu’il commence à entrevoir le monde musical de l’Allemagne qui va jouer un si grand rôle dans sa carrière plus tard. Parmi les premiers d’entre eux on compte les frères Schlösser, Théodore et Ludwig; comme de nombreux autres musiciens allemands, le pianiste Théodore Schlösser fait ses études au Conservatoire à Paris avec Lesueur, où il semble avoir rencontré Berlioz vers 1822-1823. Dans une lettre de cette période à sa sœur Adèle à La Côte Saint-André Berlioz évoque une soirée chez les Lesueur (Correspondance générale no. 20; ci-après CG tout court):
[…] J’ai été obligé d’aller au bal il y a trois semaines, j’étais l’un des chevaliers de ces dames [les trois filles de Lesueur]. Tu peux penser comme je me suis ennuyé. Aussi, en arrivant, M. Schlösser et moi avons dansé la Ire contredanse avec les demoiselles Lesueur […]
Une lettre à son autre sœur Nancy quelques années plus tard (le 1er novembre 1828) donne un récit vivant de sa rencontre avec le frère cadet de Théodore, Ludwig Schlösser, avec lequel Berlioz va se lier d’amitié (CG no. 100):
[…] Je me suis lié avec un jeune Allemand [sc. Ludwig Schlösser] qui avait beaucoup connu Weber; dernièrement nous passâmes cinq heures de suite devant un piano à faire entendre à M. Lesueur des morceaux du Freischütz, d’Obéron et d’Euryanthe, qu’il ne connaissait pas le moins du monde; nous exécutions tout cela de mémoire, Schlösser accompagnait en chantant les morceaux allemands et je chantais ceux dont la traduction française existe; M. Lesueur était aux anges; ces formes nouvelles lui faisaient éprouver des sensations inconnues.
Notre liaison avec ce jeune homme est assez originale. Je me trouvais chez M. Lesueur le jour où il s’y présenta pour la première fois, avec une lettre de recommendation; cette lettre était de son frère aîné qui, en passant par Paris, il y a cinq ans, avait pris quelques leçons de composition de M. Lesueur, et que j’avais connu aussi à cette époque. Nous trouvant ensemble quelques jours après, la conversation tomba sur les compositeurs modernes; je le voyais tergiverser pour donner son avis sur Rossini, dont il me croyait, sans aucun motif, partisan passionné. Moi, par la même raison qu’il ne s’énonçait pas franchement, je pensais qu’il n’osait pas m’avouer qu’il était rossiniste, et pendant une demi-heure nous employions toutes les formes détournées pour voiler une opinion que nous pensions mutuellement qu’il eût été malhonnête d’émettre dans sa crudité. Enfin je lui dis: « Que pensez-vous du Comte Ory? – Ma foi! ce n’est pas… – Fameux, n’est-ce-pas? – Au contraire, c’est détestable. – Vous n’êtes donc pas rossiniste? Moi, Dieu m’en garde! Comment voulez-vous qu’un admirateur de Weber, de Beethoven et de Spontini soit rossiniste? c’est ce qui m’étonne en vous, permettez-moi de le dire. – Ah bien! lui dis-je, si Rossini n’avait d’autre partisan que moi… où avez-vous donc pris cela?… » Là-dessus, rires inextinguibles de nos précautions oratoires. Puis la conversation s’est animée, il sait l’anglais, admire Shakespeare, a vu Goethe en passant à Weimar, déteste les absurdités de l’École italienne, abhorre les lieux communs en musique et en littérature, en voilà dix fois plus qu’il n’en faut pour rapprocher nos caractères. Par-dessus le marché, il est rempli d’esprit et d’instruction, il a fait des études brillantes dans plus d’un genre et parle français comme nous. Rien ne m’impatiente comme de voir des étrangers si bien parler notre langue, quand nous ne savons pas dire un mot dans la leur. […]
Schlösser m’a raconté des particularités de Goethe qui sont charmantes; ce vieillard a encore autant de feu qu’on en a à trente ans! Il reçoit les étrangers avec une cordialité et une simplicité qui doivent enchanter dans un homme comme lui; il a ordinairement une gaieté douce qui ressemble à la mélancolie. Il survit à ses deux illustres amis, Schiller et Beethoven, avec plus de courage qu’on ne pourrait le penser. […]
Le mois suivant Nancy donne en réponse son assentiment au nouvel ami de son frère (CG no. 105; 7 décembre 1828):
[…] J’ai lu avec le plus grand intérêt le récit de ta singulière liaison avec ce jeune Allemand, admirateur passionné de tous les auteurs qui te transportent, je suis charmée de ce que tu dis de son mérite personnel, rien ne me flatte comme de te voir tant de points de rapprochement avec les jeunes gens distingués […]
Schlösser est toujours à Paris en 1829 (CG no. 123). Par la suite il quitte Paris et finira par s’installer à Darmstadt où il va passer toute sa carrière; à l’époque de la visite de Berlioz en mai 1843 il est premier violon dans l’orchestre. Ce n’est qu’avec les voyages de Berlioz en Allemagne dans les années 1840 qu’on retrouve le fil direct de leurs liens, mais dans une lettre datée du 1er janvier 1832 à Ferdinand Hiller Berlioz déclare en passant son intention de se rendre en Allemagne et y visiter ses amis, entre autres Théodore Schlösser (CG no. 256, de Rome).
À l’époque Darmstadt ne compte pas parmi les premières villes musicales d’Allemagne, et ne figure pas dans la liste de villes que Berlioz envisage de visiter au début de son premier voyage (CG no. 791, 9 décembre 1842); aucune mention non plus de Darmstadt dans les lettres du compositeur qui subsistent du voyage avant son arrivée en mai 1843. L’arrêt de Berlioz à Darmstadt se place en fait tout à la fin du premier voyage, après son concert du 6 mai à Hanovre et avant le retour à Paris, et a dû être décidé rapidement et au dernier moment. Ludwig Schlösser y a sans doute joué un rôle. D’après le récit dans la dixième lettre sur son premier voyage en Allemagne (publié d’abord dans le Journal des Débats le 9 janvier 1844, repris par la suite dans les Mémoires), Berlioz est aussi muni d’une lettre de recommendation de Rothschild à Francfort pour le Prince Émile, qui le présente ensuite au Grand Duc de Darmstadt. Le 17 mai Berlioz écrit de Darmstadt à Wilhelm Speyer à Francfort (CG no. 834):
[…] Je donne mon concert ici mardi prochain 22 [en réalité le 23], le Grand Duc a mis à ma disposition le théâtre et la chapelle. En outre la Basse Reichel dont la voix est si remarquable y chantera. Voulez-vous être assez bon pour le faire annoncer dans les journaux de Francfort.
Le programme se composera comme suit:
Fragments de la Symphonie avec chœurs de Roméo et Juliette.
Le cinq mai ou la mort de l’Empereur Napoléon, cantate avec chœur pour voix de Basse.
Ouverture du Roi Lear.
Lieder pour soprano avec orchestre.
Harold, symphonie en 4 parties avec un alto principal.
Invitation à la danse, rondo de piano de C. M. Weber instrumenté à grand orchestre par M. Berlioz.
Nta à l’exception du dernier No tous les morceaux du programme sont de M. Berlioz. – […]
Une autre lettre à un journaliste inconnu (CG no. 835bis [tome VIII]) ajoute un détail qui manque dans les Mémoires: les Lieder pour soprano et orchestre seront chantés par Marie Recio (cf. aussi CG no. 836 sur sa présence à Darmstadt). Le concert a lieu au théâtre. Dans l’ensemble Berlioz est satisfait du résultat, suivant le récit des Débats puis des Mémoires:
Le concert fut promptement organisé, et l’orchestre loin de se faire prier pour répéter, aurait voulu qu’il me fût possible de consacrer aux études une semaine de plus. Nous fîmes cinq répétitions. Tout marcha bien, à l’exception cependant du double chœur des jeunes Capulets sortant de la fête au début de la scène d’amour dans Roméo et Juliette. L’exécution de ce morceau fut une véritable déroute vocale; les ténors du second chœur baissèrent de près d’un demi-ton, et ceux du premier manquèrent leur entrée au retour du thème. Le maître de chant était dans une fureur d’autant plus facile à concevoir, que, pendant huit jours il s’était donné, pour instruire les choristes, une peine infinie.
L’orchestre de Darmstadt est un peu plus nombreux que celui de Hanovre : il possède exceptionnellement un excellent ophicléide. La partie de harpe est confiée à un peintre, qui, malgré tous ses efforts et sa bonne volonté, n’est jamais sûr de donner beaucoup de couleur à son exécution. Le reste de la masse instrumentale est bien composé et animé du meilleur esprit. On y trouve un virtuose remarquable. Il se nomme Müller […] Sa taille presque colossale lui permet de jouer de la vraie contre-basse à quatre cordes avec une aisance extraordinaire. Sans chercher, comme il le pourrait, à exécuter des traits ni des arpèges d’une difficulté inutile et d’un effet grotesque, il chante gravement et noblement sur cet instrument énorme, et sait en tirer des sons d’une grande beauté, qu’il nuance avec beaucoup d’art et de sentiment. […]Le maître de chapelle [Johann Wilhelm] Mangold, habile et excellent homme, a fait en grande partie son éducation musicale à Paris, où il a compté parmi les meilleurs élèves de Reicha. C’était donc pour moi un condisciple, et il m’a traité comme tel. Quant à Schlosser, le concert-meister déjà nommé, il s’est montré si bon camarade, il a mis tant d’ardeur à me seconder, que je suis vraiment dans l’impossibilité de parler comme il conviendrait de celles de ses compositions dont il m’a permis la lecture; j’aurais l’air de reconnaître son hospitalité, quand je ne ferais que lui rendre justice. […]
De retour à Paris Berlioz écrit le 10 juin à Schlösser, lui-même à Paris à ce moment, pour évoquer la possibilité de concerts en Hollande suivant la formule adoptée en Allemagne, mais le projet n’a pas de suite (CG no. 840). La lettre ne mentionne pas le passage récent à Darmstadt, qui est cependant présent à la mémoire de Berlioz, comme la lettre suivante l’indique. En réponse à une lettre de Schlösser de Darmstadt, Berlioz entre autres nouvelles de Paris parle de la première à venir de l’ouverture du Carnaval romain (CG no. 881, 28 janvier 1844):
[…] J’ai mon orchestre ordinaire mais je suis inquiet cependant, nous devons monter le programme en une seule répétition… que ne puis-je trouver à Paris la patience et l’attention dont les artistes de Darmstadt m’ont donné tant de preuves… nous travaillerons mieux et on obtiendrait des exécutions miraculeuses. […]
Que fait-on à Darmstadt? Avec vous lu ma dernière lettre dans les Débats où j’ai raconté ma visite chez vous? On publie maintenant tout cela en volumes et je corrige sans cesse des épreuves. Richaud grave en ce moment la partition du 5 mai en allemand et en français. Il faudra que je vous l’envoie puisque vous avez Reichel pour la chanter. Mlle Recio est engagée à l’Opéra-comique, elle a joué deux fois la semaine dernière avec beaucoup de succès dans un autre théâtre pour des représentations à bénéfice; au reste elle va vous écrire quelques lignes pour vous conter tout cela.
Comment se porte-t-on chez vous, Mme Schlösser apprend-elle toujours l’anglais… et votre fils Adolphe se souvient-il encore de moi. Dites lui mille choses affectueuses de ma part.
Rappelez-moi à la mémoire de MM. Mangold et Müller en les priant de saluer pour moi le Docteur Herth qui a été si hospitalier et si poli à mon égard. Je n’ai jamais eu de nouvelles de vos frères et j’ai pourtant été fort lié avec eux, avec Théodore surtout. Que devient-il à Mulhouse, j’ai bien peur qu’il n’en sorte plus. Quant à vous je compte sur un voyage à Paris quand vous y amènerez Adolphe. Adieu mon cher Schlösser, écrivez-moi quelques fois, je vous en prie, et je suis capable de vous répondre courrier par courrier malgré les apparences. Il n’est pas impossible que je vous revoie cet été, on projette ici une grande affaire musicale qui pourrait bien m’amener à Bade… alors… nous irions encore boire du lait sur votre montagne. Dieu le veuille. […]
Le ‘Dr Herth’ est sans doute le même que le ‘Dr Huth’ évoqué dans les Mémoires et auquel Marie Recio adressa un billet au nom de Berlioz le 23 mai 1843, au cours de leur séjour à Darmstadt; ce billet est conservé à la Bibliothèque nationale de France et est reproduit ailleurs sur ce site.
Le projet de concert à Bade est mentionné en détail dans une autre lettre à Schlösser datée du 20 avril, dans laquelle Berlioz évoque aussi la possibilité de se rendre à Darmstadt pour y donner un concert (CG no. 895; texte complet dans le tome VIII), mais l’idée n’aboutit pas. Le contact suivant a lieu en 1853: cette fois Schlösser s’adresse à Berlioz pour lui demander des lettres de recommendation pour son fils Adolphe à Londres; Berlioz en réponse s’engage à présenter Adolphe en personne à Londres où il est sur le point de se rendre (CG no. 1592, 29 avril). Par la suite Adolphe donnera un récit de ses souvenirs sur Berlioz à Londres à l’époque (David Cairns, Berlioz II [Paris, 2002], p. 550).
L’année suivante (1854) il est sérieusement question de monter La Damnation de Faust à Darmstadt en mai, intégralement si possible, dans le cadre de la tournée que Berlioz fait en Allemagne cette année. Plusieurs lettres sont échangées en avril, mais pour finir le projet n’aboutit pas, pour des raisons tant financières que de temps (CG nos. 1710, 1713, 1732; cf. 1726, 1738). En novembre Berlioz semble envisager un voyage à Darmstadt l’année suivante (CG no. 1811), une fois de plus sans résultat, mais Berlioz tient toujours à l’idée. En février 1856 pendant son séjour à Gotha il écrit de nouveau à Schlösser pour proposer de faire jouer l’Enfance du Christ à Darmstadt à la fin du mois (CG no. 2091): l’ouvrage, plus facile à monter que Faust, avait connu un succès immédiat à Paris et dans une série d’exécutions à l’étranger. En réponse Schlösser est navré de ne pas pouvoir accepter; le théâtre n’est pas libre, mais la possibilité d’une visite ultérieure n’est nullement exclue (CG no. 2096):
[…] le Grand Duc est obligé de renoncer cette fois à entendre votre oratorio, toutefois en vous faisant savoir, que vous veuillez bien à un autre voyage en Allemagne lui faire part un ou deux mois d’avance de la disposition de votre temps, pour arranger alors une représentation, que moi pour ma personne, j’aurais tant désiré de pouvoir la rendre possible cette fois déjà. […]
C’est le dernier contact connu entre Berlioz et Schlösser. Le séjour à Darmstadt de mai 1843 restera donc le seul fait par Berlioz à la ville de son vieil ami.
Le Hoftheater ou Théâtre de la Cour, plus tard le Théâtre d’État, fut construit à l’origine dans le style classique par l’architecte Georg Moller (1774-1852). Détruit par un incendie en 1871 il fut reconstruit entre 1875 et 1879. Détruit en partie en 1944 ce qui subsistait fut renforcé en 1950. Finalement reconstruit dans les années 1990 le bâtiment abrite depuis 1994 les archives d’état de Hesse et les archives de la ville, et porte le nom de ‘Haus der Geschichte’ (Maison de l’Histoire).
Un exemplaire de cette gravure est au Hessisches Staatsarchiv, Darmstadt.
Cette gravure vient de notre collection.
Nous remercions vivement notre ami Pepijn van Doesburg pour ses photos de ce bâtiment.
Page Berlioz à Darmstadt créée le 1er août 2006. Révision le 1er février 2024.
© (sauf indication contraire) Michel Austin et Monir Tayeb