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Parmi toutes les villes d’Italie Florence avait pour Berlioz un charme particulier. Lors de son dernier passage par la ville il écrit à son ami Ferdinand Hiller (CG no. 270, 13 mai 1832):
[…] J’ai revu Florence avec émotion. C’est une ville que j’aime d’amour. Tout m’en plaît, son nom, son ciel, son fleuve, ses poutres, ses palais, son air, la grâce et l’élégance de ses habitants, les environs, tout, je l’aime, je l’aime… […]
Lors de son séjour en Italie, Berlioz passe par Florence à quatre reprises en direction ou en provenance de Rome: la première fois vers le 1-5 mars 1831 (CG nos. 211, 216), puis le mois suivant du 1er au 15 avril quand l’absence de nouvelles de sa fiancée Camille Moke incite le compositeur à revenir en France (CG nos. 216, 223), puis plus brièvement vers le 28-30 mai après son séjour à Nice (CG nos. 230, 231, 234), et finalement du 12 au 14 mai 1832 ou un peu plus tard après avoir quitté Rome définitivement pour revenir en France (CG nos. 270, 271, 272bis). La correspondance du compositeur établit la chronologie des faits clairement, alors que le récit plus tardif des Mémoires (chapitres 35 et 43) télescope la suite des événements, et attribue notamment au troisième (fort bref) séjour ce qui appartient en fait aux deux premières visites.
Citons le récit des Mémoires (chapitre 35):
De toutes les capitales d’Italie, aucune ne m’a laissé d’aussi gracieux souvenirs que Florence. Loin de m’y sentir dévoré de spleen, comme je le fus plus tard à Rome et à Naples, complètement inconnu, ne connaissant personne, avec quelques poignées de piastres à ma disposition, malgré la brèche énorme que la course de Nice avait faite à ma fortune, jouissant en conséquence de la plus entière liberté, j’y ai passé de bien douces journées, soit à parcourir ses nombreux monuments, en rêvant de Dante et de Michel-Ange, soit à lire Shakespeare dans les bois délicieux qui bordent la rive gauche de l’Arno et dont la solitude profonde me permettait de crier à mon aise d’admiration. Sachant bien que je ne trouverais pas dans la capitale de la Toscane ce que Naples et Milan me faisaient tout au plus espérer, je ne songeais guère à la musique, quand les conversations de table d’hôte m’apprirent que le nouvel opéra de Bellini (I Montecchi ed i Capuletti) allait être représenté. On disait beaucoup de bien de la musique, mais aussi beaucoup du libretto, ce qui, eu égard au peu de cas que les Italiens font pour l’ordinaire des paroles d’un opéra, me surprenait étrangement. Ah! ah! c’est une innovation!!! je vais donc, après tant de misérables essais lyriques sur ce beau drame, entendre un véritable opéra de Roméo, digne du génie de Shakespeare! Quel sujet! Comme tout y est dessiné pour la musique!…
Mais Berlioz est très déçu par l’opéra:
Quel désappointement!!! dans le libretto il n’y a point de bal chez Capulet, point de Mercutio, point de nourrice babillarde, point d’ermite grave et calme, point de scène au balcon, point de sublime monologue pour Juliette recevant la fiole de l’ermite, point de duo dans la cellule entre Roméo banni et l’ermite désolé; point de Shakespeare, rien; un ouvrage manqué.
Quelques années plus tard, en 1839, Berlioz donnera avec sa symphonie avec chœurs Roméo et Juliette une démonstration des possibilités du sujet. En 1859 il rend compte de l’œuvre de Bellini lors de sa première représentation à l’Opéra (Journal des Débats, 13 septembre 1859), compte-rendu repris par la suite dans À Travers chants.
Quelques jours après l’exécution de l’opéra de Bellini, toujours selon les Mémoires (chapitre 35), Berlioz assiste à La Vestale de Pacini:
Quoique ce que j’en connaissais déjà m’eût bien prouvé qu’elle n’avait de commun avec l’œuvre de Spontini que le titre, je ne m’attendais à rien de pareil… Licinius était encore joué par une femme… Après quelques instants d’une pénible attention, j’ai dû m’écrier, comme Hamlet: « Ceci est de l’absinthe ! » [Acte III scène II] et ne me sentant pas capable d’en avaler davantage, je suis parti au milieu du second acte, donnant un terrible coup de pied dans le parquet, qui m’a si fort endommagé le gros orteil que je m’en suis ressenti pendant trois jours. — Pauvre Italie!… Au moins, va-t-on me dire, dans les églises, la pompe musicale doit être digne des cérémonies auxquelles elle se rattache. Pauvre Italie!… voilà ce que j’ai entendu de mes propres oreilles pendant mon séjour à Florence.
Une lettre de Berlioz à son père écrite de Florence le 2 mars (CG no. 211) montre que c’est non en avril mais pendant son premier passage à Florence qu’il entend l’opéra de Bellini: ‘Ignoble, ridicule, impuissant, nul; ce petit sot n’a pas eu peur que l’ombre de Shakespeare ne vînt le fatiguer pendant son sommeil; il le mériterait bien’ est son commentaire. De même pour l’œuvre de Pacini: ‘J’ai eu assez de force, après le premier acte, pour me sauver’, écrit-il à Humbert Ferrand (CG no. 216, 12 avril). Également pendant son premier séjour Berlioz, n’aura sans doute pas manqué de remarquer dans la Piazza della Signoria la fameuse statue de Persée du sculpteur florentin Benvenuto Cellini avec sa célèbre inscription ‘Si quelqu’un te fait tort, je serai ton vengeur’ (Si quis te laeserit, ego tuus ultor ero) – quelques années plus tard, en 1838, Cellini sera le héros de l’opéra de Berlioz qui porte son nom.
A peine arrivé à Rome plus tard en mars, Berlioz n’y tient plus: le silence persistant de Camille Moke l’incite à repartir pour Paris, mais il s’arrête à Florence attendant des nouvelles de sa fiancée. Le récit des Mémoires commence ainsi (chapitre 34):
En repassant à Florence, une esquinancie assez violente vint me clouer au lit pendant huit jours. […] Pendant cette semaine de souffrances, je m’occupai à réinstrumenter la scène du Bal de ma Symphonie fantastique, et j’ajoutai à ce morceau la Coda qui existe maintenant. Je n’avais pas fini ce travail quand, le jour de ma première sortie, j’allai à la poste demander mes lettres. Le paquet qu’on me présenta contenait une épître d’une impudence si extraordinaire et si blessante pour un homme de l’âge et du caractère que j’avais alors, qu’il se passa soudain en moi quelque chose d’affreux. Deux larmes de rage jaillirent de mes yeux, et mon parti fut pris instantanément. Il s’agissait de voler à Paris, où j’avais à tuer sans rémission deux femmes coupables et un innocent. Quant à me tuer, moi, après ce beau coup, c’était de rigueur, on le pense bien.
Ici encore la chronologie des Mémoires est inexacte. Il ressort d’une longue lettre écrite à Nice le 6 mai et adressée par Berlioz à ses amis à Paris (CG no. 223) que le séjour d’avril à Florence s’est prolongé plus longtemps. Dans cette lettre Berlioz raconte sa convalescence:
[…] J’étais tout à fait rétabli; je passais des journées sur le bord de l’Anio, dans un bois délicieux à une demie lieue de Florence, à lire Shakespeare. C’est là que j’ai lu pour première fois Le Roi Lear et que j’ai poussé des cris d’admiration devant cette œuvre de génie. […]
Il raconte aussi avoir assisté avec une fascination morbide à deux enterrements, l’un d’une jeune fille et l’autre d’un neveu du grand Napoléon (il se peut que cet épisode lui ait suggéré l’idée d’une grande œuvre avec chœurs sur le Jugement Dernier qu’il commence à esquisser pendant son séjour à Florence). Ce n’est que deux jours plus tard qu’il reçoit des nouvelles des fiançailles de Camille Moke avec Pleyel et conçoit le projet de retourner à Paris pour laver l’insulte dans le sang…
De Florence il se rend à Gênes et puis à Nice, mais en cours de route abandonne ses projets vengeurs et reste un mois à Nice; de là retour à Rome en mai en passant de nouveau par Gênes et puis Florence. Contrairement au récit des Mémoires (chapitre 35) ce troisième séjour florentin est en fait bref et sans relief particulier, comme le suggère une lettre de Berlioz à sa sœur Adèle peu après son retour à Rome début juin (CG no. 230). Mais une lettre à Humbert Ferrand le mois suivant ajoute quelques détails intéressants: ‘Je me suis retrouvé à Florence, où j’avais passé de si tristes moments, avec un bien-être inexprimable; on m’a mis dans la même chambre; j’y ai retrouvé ma malle, mes effets, mes partitions, que je ne croyais plus revoir’ (CG no. 234 [voir tome VIII], 3 juillet).
Les sources sont quelque peu contradictoires sur le dernier passage de Berlioz à Florence, en mai 1832. La lettre à Hiller citée ci-dessus témoigne de sa joie à revoir la ville; on lit par contre dans les Mémoires (chapitre 43): ‘L’aspect de Florence, où je rentrais pour la quatrième fois, me causa surtout une impression accablante’, et les Mémoires placent aussi à cette époque le récit de l’enterrement de la jeune femme, événement qui appartient sans aucun doute au second passage. Le ton de la lettre à Hiller change du début à la fin et se termine avec cet aveu: ‘Voilà une sotte et froide lettre, je suis tout triste. Chaque fois que j’ai revu Florence, j’ai ressenti un trouble intérieur, un bouillonnement confus que je puis à peine m’expliquer. Je n’y connais personne… Il ne m’y est jamais arrivé d’aventure… J’y suis seul comme j’étais à Nice… C’est peut-être pour cela qu’elle m’affecte d’une façon si étrange. C’est tout à fait bizarre. Il me semble que, quand je suis à Florence ce n’est plus moi, mais quelque individu étranger, quelque Russe ou quelque Anglais qui se promène sur ce beau quai de l’Arno. Il me semble que Berlioz est quelqu’autre part et que je suis une de ses connaissances’. Dans une lettre à sa mère du 21 mai, de Milan, Berlioz affirme par contre avoir ‘trouvé [à Florence] beaucoup de gens de ma connaissance’ (CG no. 271). Même la durée exacte du séjour ne semble pas clairement établie: écrivant à Hiller le 13 mai, le lendemain de son arrivée, Berlioz dit qu’il va partir pour Milan ‘dans trois jours’, soit le 16 mai, alors que dans la lettre à sa mère il dit qu’il n’a ‘demeuré que trois jours’ à Florence (de même CG no. 272bis). À son dernier passage à Florence Berlioz va encore une fois à l’opéra où il voit La Sonnambula de Bellini, mais la partition ne lui inspire que du mépris : ‘Il vous faut voir l’Italie pour vous douter de ce qu’ils osent nommer musique dans ce pays-là !…’ dit-il à Hiller.
Sauf indication contraire, toutes les images sur cette page ont été reproduites d’après une gravure de 1833 et de l’ouvrage John L. Stoddards Lectures, Volume V – Paris La Belle France and Spain, by John L. Stoddard (Balch Brothers, 1898), dans notre collection. © Monir Tayeb et Michel Austin. Tous droits de reproduction réservés.
L’original de cette gravure, par E. Finden, a fait l’objet d’un don par nous au Musée Hector-Berlioz qui en détient le droit de reproduction.
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