FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 29 OCTOBRE 1844 [p. 1-2]
THÉATRE DE L’OPÉRA.
Débuts de Latour.
M. Latour est un bel homme, de manières distinguées, dont la voix de baryton, sonore et d’une émission facile, l’appelle naturellement à chanter les rôles de Barroilhet. Bien qu’il ait, dit-on, déjà paru avec succès sur divers théâtres d’Italie, il n’a pas encore en scène l’aplomb qui seul peut lui permettre de montrer toutes les ressources de son talent ; du moins l’avons-nous pensé en voyant un peu d’hésitation et de trouble dans son jeu et dans son chant à ce premier début. Peut-être sera-t-il plus sûr de sa mémoire et de son sang-froid aux représentations prochaines ; et après tout il est bien permis d’avoir un peu peur en allant pour la première fois sur cette vaste scène, affronter la critique nonchalante de tous les ennuyés, désœuvrés, blasés, qui se donnent ordinairement rendez-vous à l’Opéra en pareille occasion. Cette classe d’auditeurs, classe malveillante par genre, offre un assez grand nombre de variétés. Il y a l’homme ennuyé d’avoir trop bien dîné et l’homme ennuyé d’avoir mal dîné ; la digestion et l’indigestion ont en conséquence une grande influence sur les opinions de ceux-là. Ils ne jugent ni avec l’oreille, ni avec l’esprit, ni avec le cœur ; ils écoutent avec leur estomac ; et cet organe capricieux, quinteux, bilieux, suggère, on le sait, à certaines gens d’incroyables apparences d’idées sur les choses d’art. Les moins méchans sont ceux qui dorment ; ils se bornent à appeler soporifique la musique qu’ils n’ont pas entendue. Mais de ceux qui digèrent les yeux ouverts, hélas ! pauvres artistes, qu’avez-vous à attendre ? De grands baillemens, des airs renfrognés, mécontens, des haussemens d’épaules, des sourires méprisans. Pour ces estomacs-là, Meyerbeer est un homme médiocre, Spontini un radoteur et Halévy un académicien. Rossini seul trouve grâce devant eux, non pas parce qu’il a fait de belle musique, mais parce qu’il sait vivre et passe pour se moquer de son art.
Le joueur ennuyé d’avoir perdu, est d’une impassibilité stupéfiante ; il ne sourit jamais, son visage est de marbre ; tout lui est égal, il n’approuve ni ne blâme, il n’entend rien. On chante devant lui un quart de ton au-dessous du diapason, on joue une scène au rebours du bon sens et de l’expression, on exécute un morceau d’une intention vive et joyeuse dans un mouvement à porter le diable en terre, on éventre un chef-d’œuvre, on le mutile, on l’aplatit, on l’écrase ; il regarde abîmer cette partition comme il verrait un champ de fraises ravagé par des dindons. Que d’aventure un succès bien chaud, bien mérité se déclare, qu’on applaudisse avec enthousiasme un véritable artiste qui se sera élevé jusqu’à l’inspiration, notre homme tourne lentement la tête à droite et à gauche d’un air étonné, comme pour voir quelle mouche a piqué les applaudisseurs, et rentre dans sa silencieuse et glaciale immobilité. Au moins cet ennuyé-là n’est pas bruyant, il n’empêche personne d’entendre. Mais l’ennuyé jockey, le centaure, l’ami intime de Bucéphale et de Stella, qui s’oublie des journées entières dans ses écuries et mange de l’avoine par distraction, celui-là entre et sort à chaque instant en fermant avec fracas la porte de sa loge, il parle haut, il chantonne en regardant le parterre, il fait des éclats de rire à déconcerter la grosse caisse, il hennit, et si on le laissait faire il irait fumer un cigare sur l’avant-scène, et secouer sa crinière en lorgnant les beautés du balcon. Nous avons encore l’ennuyé politique qui va à l’Opéra pour savoir ce qu’on dit de l’Angleterre ou du Maroc ; l’ennuyé pacha, qui vient examiner les femmes à vendre ; l’ennuyé artiste, qui ne produit rien et trouve tout vieux et laid, excepté le futur chef-d’œuvre dont il est gros depuis quinze ans ; et l’ennuyé journaliste, qui, las de son métier de loueur, dégoûté des éloges qu’il donne, se dédommage en paroles amères de toutes les douces choses qu’il écrit, et, avant d’imprimer que tel ouvrage est un chef-d’œuvre, que l’exécution en a été merveilleuse, que la prima donna a été sublime et le ténor mirobolant, traite l’auteur et ses interprètes de drôles, de crétins, de pies-grièches et de chats-huants. C’est une sorte d’envie fiévreuse qui le fait insulter ainsi à la sourdine des choses et des gens dont le succès l’irrite ; mais quelquefois aussi ce n’est pas sans raison qu’il s’emporte, et il y aurait vraiment de l’injustice à lui refuser la satisfaction de grommeler entre ses dents à 1’audition de certaines dives corneilles : « Oui, pousse, gazza maledetta, patauge, bousille, va ! demain, pour faire plaisir à….. ton frère, qui est bâtard de mon apothicaire, je dirai que tu es un rossignol, une colombe, un oiseau de paradis : mais je te réponds, moi qui t’entends et qui compte tes notes fausses, que tu n’es qu’un oiseau de basse-cour. » Puis, une fois lancé, notre homme ne s’arrête plus : il faut qu’il éreinte tout le monde, les débutans et les chefs d’emploi, les anciens et les nouveaux, les maîtres et les élèves ; il confond tout dans une réprobation, dans une malédiction universelle, qu’il exprime assez haut pour que ses voisins l’entendent, et d’où résulte alors, pour les pauvres artistes, le plus désastreux effet. Les bonnes gens de l’amphithéâtre, ne demandant pas mieux que d’être enchantés, se disposaient à applaudir une phrase bien dite, une période bien terminée, quand les rudes expressions de blâme du critique, leur voisin, parvenant à leur oreille, les arrêtent court. Ils réfléchissent qu’ils se trompent sans doute, que ce Monsieur a l’air d’un habitué, d’un connaisseur, et qu’ils auraient mauvaise grâce de manifester une opinion contraire à la sienne. Et si une dame, cédant au plaisir que lui fait éprouver le chanteur, se dispose à l’applaudir, son mari, lui saisissant le bras : « Chut ! taisons-nous ! il paraît que c’est mauvais ; on nous prendrait pour des claqueurs ! » Ou bien si un critique bienveillant (il y en a plus qu’on ne croit), entrant au moment même où le débutant a fini de chanter, s’avise de dire : « Il ne va pas mal, cet homme ! — Comment, vous trouvez cela bon ? réplique aigrement son confrère, mais c’est détestable ! — Vraiment ! ah ! c’est possible ; après tout, je ne l’ai pas entendu ! »
Voilà à peu près comment se compose l’aréopage de l’Opéra aux jours où il s’agit pour lui de décider du sort d’un artiste ; et tel était celui par-devant lequel Latour a eu à comparaître dernièrement dans la Reine de Chypre. Et pourtant le débutant a eu du succès. Je l’ai déjà dit : sa voix est belle et sort sans effort ; il a de l’élégance, il prononce bien ; mais son chant n’est pas assuré, fini ; telle phrase eût été dite d’une façon irréprochable sans une note douteuse qui en a déparé le milieu ; celle-ci est mal commencée, celle-là est mal achevée. En un mot, ce que nous avons entendu ressemblait tellement au chant d’un homme troublé, qu’il n’y a que justice de notre part à attribuer ses inégalités à l’émotion inséparable d’un début, vieille phrase consacrée à la défense des médiocrités, mais qui cette fois est d’une application vraie. Latour a bien dit la première partie de son grand duo avec Duprez, et les applaudissemens de presque toute la salle le lui ont prouvé. Ce jeune chanteur est bien placé à l’Opéra, où il pourra rendre d’importans services. Il est élève de Banderali. Quant à Duprez, il a été admirable ce soir-là dans toutes les parties importantes de son rôle ; on n’a ni plus d’art, ni plus d’énergie qu’il en a montré. C’est un spectacle pénible, mais vraiment beau, que la lutte opiniâtre et souvent heureuse du talent, du courage et de la chaleur d’âme contre les révoltes d’une voix si bien domptée naguère et si souvent rebelle aujourd’hui. Aussi la virtuose jouit-il triomphalement de sa victoire quand l’organe ingrat est soumis ; c’est ce qu’il a fait surtout dans son air du quatrième acte, où l’entraînement, la frénésie même de son exécution ont contraint spontanément le tiède auditoire à s’émouvoir et s’enflammer. Quel grand artiste !
Le Droit des Pauvres.
Voici maintenant que l’Opéra prépare, sous la direction de M. Habeneck, une solennité musicale du plus haut intérêt. Il s’agit de l’exécution en grand du célèbre oratorio de la Création. Le chef-d’œuvre de Haydn sera cette fois entendu en entier ; les exécutans, au nombre de cinq cents, disposés en amphithéâtre sur la scène, ne peuvent manquer de produire un effet colossal dans cette salle sonore de l’Opéra, dont les dimensions, bien que vastes, ne sont pas cependant excessives.
Les solos seront chantés par Mme Gras-Dorus, Mme Damoreau, Mlle Dobré ; MM. Duprez, Barroilhet, Roger et Herman-Léon. Le concert sera terminé par la belle ouverture d’Obéron, de Weber, et par le Chant de Triomphe de Judas Macchabée, de Hændel. Le produit de cette soirée splendide est destiné à la caisse de l’association des musiciens, institution récente, dont l’utilité est réelle, et qui compte déjà parmi ses membres la plupart des artistes de Paris et un assez grand nombre de musiciens étrangers. Le concours des cinq cents exécutans est entièrement gratuit, et pourtant il est à craindre que le bénéfice destiné au soulagement des infortunes musicales ne soit bien mince, si l’on considère que les frais s’élèvent à près de 10,000 fr., pour la location de la salle, la construction de l’amphithéâtre sur la scène, les affiches, la copie, le droit du timbre, les frais de garde et le droit des pauvres, ce terrible impôt qui écrase en France les théâtres et les concerts.
Il est vrai que les administrateurs et le conseil des hospices mettent à adoucir les rigueurs de la loi toute la bienveillance possible. Ils pourraient prendre le quart de la recette brute, ils ne prélèvent que le huitième et souvent moins encore. Mais enfin c’est de l’arbitraire, et la moindre circonstance peut faire changer les dispositions de l’autorité. Je ne sais trop pourquoi ceci me rappelle une petite scène nocturne qui eut lieu à Rome il y a quelques années. La plate-forme de l’escalier de la Trinita del Monte était et est encore, chaque soir, le rendez-vous de gens de mauvaise mine, placés là en embuscade pour prélever selon la mode de leur pays, un certain droit des pauvres sur les imprudens qui, à des heures indues, osent descendre du quartier supérieur. Or, un soir qu’à l’Académie de France nous avions fait un peu de musique (musique telle quelle, musique romaine), un monsignore (abbé) qui avait honoré notre quasi-concert de sa présence, s’aventura seul sur le fatal escalier pour s’en retourner. A peine parvenu sur la plate-forme, quatre préposés l’entourent, en lui disant d’un ton demi-impérieux, demi-respectueux : « Monsieur l’abbé, il faut nous suivre ! » L’homme d’église, sans se faire prier, obéit à l’injonction ; on le condùit assez loin de là dans un quartier désert où son cortége s’arrêtant, l’un des percepteurs du droit des indigens lui dit brusquement : « Monseigneur, c’est de l’argent ! — Comment ? fait l’abbé feignant de ne pas comprendre. — C’est de l’argent qu’il nous faut. — Ah ! c’est juste ! » Et mettant la main à la poche : « Voilà huit piastres, deux pour chacun. Cela suffit-il ? — Certainement, Monseigneur ; c’est même beaucoup trop, et vous voudrez bien en reprendre quatre ; nous ne sommes pas des indiscrets ! » S’il est vrai, comme la loi française le déclare, que l’impôt qui frappe les théâtres et les concerts, et qui est pris sur la recette brute, tombe sur le public et non sur les entrepreneurs, l’administration des hospices en ne percevant pas rigoureusement l’énorme somme que la loi lui donne sur les recettes de concert (le quart brut), prive sciemment les hospices de sommes assez fortes pour en faire présent aux musiciens. Or, de deux choses l’une : ou cet argent est donné aux pauvres par le public, ou il est donné par ce même public aux artistes qui montent des concerts. Dans le premier cas, vous n’en pouvez rien distraire pour en faire des générosités, car c’est une soustraction manifeste faite aux indigens que vous représentez ; dans le second, c’est un tort grave non moins évident, commis au détriment des artistes. Et jamais ceux-ci ne comprendront que sur les huit mille francs donnés pour un concert par les amateurs de musique, il y en ait deux mille destinés aux indigens par ces mêmes amateurs faisant l’aumône sans s’en douter. On a beau dire, cette loi, conçue dans un esprit irréfléchi de philanthropie, n’en a pas moins causé la ruine d’une foule de directions théâtrales, qui ont manqué précisément de la somme dont elle les a dépouillées ; elle a du même coup réduit à la misère des centaines d’artistes, d’artisans et d’ouvriers que ces théâtres faisaient vivre. Elle fait pénible et précaire l’existence de beaucoup de musiciens qui, sans ce dur tribut, vivraient honorablement du produit de leur talent ; elle rend presque impossible toute grande tentative musicale, puisqu’elle ne tient point compte des frais, et que si l’homme hardi qui joue sa vie pour réaliser une belle idée, a le malheur de ne recevoir du public qu’une somme égale à celle que coûte son entreprise, pour combler le déficit que le droit des pauvres aura laissé dans sa caisse, et pour remplir ses engagemens, il devra vendre ses meubles ou être traîné en prison. Cette loi est inique, cruelle et en désaccord évident avec les mœurs de notre nation. Elle n’existe pas ailleurs. En Allemagne, par exemple, où certes on trouverait à faire une ample collecte sur les recettes des concerts, le droit des pauvres n’est point connu. Cela tient peut-être, il est vrai, à ce qu’il n’y a point de pauvres dans ce pays-là ; je n’ai pas vu un seul mendiant dans toute la Prusse, ni dans les Etats du nord que j’ai parcourus ; tandis qu’à Paris, dernièrement encore, après un dispendieux concert, le jour même où, au nom de la loi protectrice des pauvres, et qui semble vouloir en faire pour en avoir davantage à protéger, je venais d’être imposé de quatre mille francs (1), il me fallut, deux fois dans la même rue, tirer ma bourse et faire (volontairement, au moins) l’aumône à de pauvres femmes, à des enfans accroupis au coin d’une borne, demi-nus.
Mais tout ceci, je le sais, n’est qu’une plainte vaine. La Chambre des Députés peut seule, en rapportant cette loi si loin de nos mœurs, reconnaître et faire disparaître le servage odieux sous lequel, dans notre pays et malgré notre Constitution, une classe d’hommes, celle précisément qui cultive les arts dits libéraux, souffre, languit et succombe. Elle seule le peut ; à moins pourtant que tous les directeurs de théâtres, tous les musiciens, tous les chanteurs, tous les virtuoses, s’entendant pour faire une mauvaise plaisanterie à l’administration, ne s’avisent de fermer tous à la fois leurs salles, et privant ainsi brusquement Paris de spectacles et de concerts, ne trouvent d’eux-mêmes au mal un remède violent mais certain.
En attendant, payons toujours.
Le Mousquetaire, opéra-comique en un acte de MM. Armand et Achille Dartois, musique de M. Bousquet.
Il s’est passé bien des choses à ce théâtre pendant mon absence (je suis bien aise d’apprendre aux lecteurs de feuilletons que je viens de vagabonder encore un peu, afin qu’à l’occasion ils ne me fassent pas l’affront de dire qu’ils n’en savaient rien) ; on a représenté un nouvel opéra de Montfort, intitulé la Sainte-Cécile, dont je ne puis parler, ne le connaissant pas encore ; Roger est rentré après une tournée brillante et productive en province ; Mlle Duval a débuté, et enfin on a monté le Mousquetaire, joli petit acte des frères Dartois, que je vais vous raconter, puisque je l’ai vu. Ce mousquetaire se nomme le marquis d’Arbelles. Elevé auprès de la jeune Cécile de Lannois, il l’a quittée sans trop de regrets pour aller suivre loin d’elle la carrière des armes ; il ne l’aimait pas d’amour. La pauvre enfant, au contraire, a conservé de son jeune compagnon un souvenir passionné. Un vieux coq, écloppé et pelé, le conseiller Warbec, informé d’un brillant héritage récemment fait par Cécile, n’a garde de manquer une si belle occasion de mariage, et se hâte d’en devenir éperdument épris (de l’héritage). Il sait qu’on ne l’acceptera jamais qu’en pis-aller, et base là-dessus la direction de son voyage autour de l’héritière. Assez adroit du reste, et audacieux sinon fluet, il conduit peu à peu la pauvre Cécile dans un guet-apens d’où un homme de bonne volonté peut seul faire sortir une honnête jeune personne en l’épousant. Il simule une correspondance entre le marquis d’Arbelles et Cécile, dans laquelle le mousquetaire se déclarant amoureux de sa jeune amie, lui demande sa main. Cécile, au comble de ses vœux, n’hésite pas à avouer au mousquetaire et ses tendres sentimens pour lui et la joie qu’elle aura de lui appartenir. Le jour des noces est fixé, le mariage annoncé ; le marquis doit arriver à l’heure désignée pour la cérémonie. Le traître de conseiller s’était fait l’entremetteur et le dépositaire de la correspondance amoureuse ; il remettait à Cécile les lettres de son ami d’Arbelles, et Cécile lui apportait ses réponses au marquis. Le piége ainsi tendu, il a calculé que d’Arbelles n’arrivant pas au jour désigné pour son mariage, la jeune personne, compromise par cet abandon grossier, sera trop heureuse d’accepter la main du généreux conseiller, qui aura l’air de se dévouer en l’épousant.
Je ne sais ce qui serait advenu de cette combinaison, mais voilà que le hasard, qui se plaît à ces coups, amène précisément d’Arbelles dans la petite ville qu’habite Cécile, le jour où on l’attendait. On le reçoit à merveille sans doute, mais des phrases dont il ne peut comprendre le sens le mettent bientôt sur la voie du quiproquo et d’une intrigue qu’il parvient à pénétrer. Tout s’explique ; il n’a point écrit, il n’a point reçu de lettres ; Warbec a tout fait. Mais pendant cet échange de paroles et ces protestations de dévouement et de zèle pour la venger, d’Arbelles n’a pas tardé à remarquer combien Cécile avait embelli pendant sa longue absence et à en devenir réellement amoureux. Son parti est bientôt pris. « Vous m’acceptiez pour époux, Cécile, avant que j’eusse en réalité sollicité votre main ; me refuserez-vous maintenant qu’à vos genoux je vous la demande ? » La pauvre enfant est trois fois heureuse de dire oui, et Warbec démasqué, conspué et chassé de la maison, en est pour ses écritures.
La musique de ce joli petit opéra est d’un jeune compositeur lauréat de l’Institut, récemment revenu de Rome. M. Bousquet a obtenu le grand prix avec un certain éclat, si j’ai bonne mémoire. Il n’a rien appris à Rome, parce qu’il n’y a rien à y apprendre, mais au moins n’y a-t-il rien oublié. Il possède très bien l’art d’écrire, de couper les morceaux, d’en distribuer les phrases, de donner à l’ensemble des proportions convenables, de conduire et de faire valoir ses idées ; malheureusement, dans ce coup d’essai il n’a pas montré qu’il en eût de bien neuves, ni de bien saillantes, et après une ouverture d’un caractère léger et brillant, supérieurement composée et instrumentée, nous avons entendu des morceaux de chant d’un caractère assez terne ; il faut citer cependant une romance gracieuse et un duo d’un tour mélodique heureux.
J’ai entendu de nouveau, le même soir, les Deux Gentilshommes, cet opéra de M. Cadaux, qui obtint il y a deux mois un si joli succès. Il y a là dedans un duo finissant en trio, le duo des adieux, qui doit être, à mon sens, rangé parmi les morceaux les plus remarquables qu’on ait entendus à l’Opéra-Comique depuis longtemps. La fin surtout en est originale, dramatique et charmante, et je l’entendrais volontiers tous les jours.
Je n’ai point assisté aux débuts de Mlle Duval. Un de nos confrères prétend qu’il faudrait donner à cette jeune personne deux poupées et qu’il n’en fût plus question. Ceci est une cruauté et une injustice : j’ai entendu Mlle Duval au Conservatoire à l’époque de son couronnement ; elle avait une petite voix enfantine, faible mais agile, dont elle faisait assez gentiment de la dentelle musicale. Je crois donc qu’il n’y a pas grand mal à ce qu’il soit question d’elle, et je suis sûr qu’une poupée lui suffirait.
Mais voici une véritable et charmante enfant, Sophie Bohrer, qui, de La Haye, où elle donne des concerts en ce moment, viendra bientôt à Paris. J’ai déjà eu l’occasion de signaler à l’attention des pianistes et des musiciens ce gracieux phénomène ; je ne crains pas, on en parlant encore, d’exposer la virtuose et le dilettantisme parisien à une déception. Je ne doute point qu’ils ne soient contens l’un de l’autre. Sophie Bohrer, élevée par son père, Antoine Bohrer, le célèbre violoniste, et par sa mère, excellente pianiste, a pu rapidement développer ainsi son organisation tout exceptionnelle. Par son talent sérieux et profond, par l’habileté prodigieuse de son mécanisme, par sa mémoire étonnante, par son exquise sensibilité, elle renouvellera pour nous les miracles dont Liszt enfant nous rendit témoins, et que les succès de l’homme n’ont pas encore fait oublier.
H. BERLIOZ.
(1) Je veux parler ici du Festival de l’Industrie, sur la recette duquel les pauvres ont perçu en effet le premier jour quatre mille francs, bien que la loi les autorisât à en prendre huit mille, et où nous avons eu à payer six cents francs de timbre et douze cent trente-deux francs pour la garde et les pompiers de la ville de Paris. D’où il est résulté que, malgré la plus forte recette qu’on ait jamais faite à Paris, ce n’est qu’à la bonté de M. de Rambuteau que nous devons de n’avoir rien perdu.
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