FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 19 OCTOBRE 1850 [p. 1-2].
THÉATRE DE L’OPÉRA.
La reprise de Charles VI a été l’occasion d’un grand succès pour Barroilhet et d’une assez faible ovation pour Mlle Alboni. Autant l’un est émouvant, passionné, convenable par son physique et par sa voix à ce personnage d’un roi souffrant, accablé de chagrins et de misères, autant l’autre est peu faite pour représenter la jeune fille impétueuse, ardente, douée, folâtre même, qui défend, console, ranime seule le malheureux monarque au milieu des perfidies et des lâchetés de cette cour en dissolution. Le rôle d’Odette n’est point favorable d’ailleurs au développement des magnifiques qualités du talent de Mlle Alboni ; il contient peu de chant proprement dit, tout en exigeant beaucoup de l’actrice. Cette reprise a donc été abandonnée aussitôt après la première représentation. C’est fâcheux pour les auteurs et pour Barroilhet, qui, je le répète, s’est élevé dans Charles VI à une grande hauteur et a obtenu un vrai succès.
Mlle Alboni n’a pas tardé à prendre une éclatante revanche dans le Prophète, où elle est aussi à son aise qu’elle pourrait l’être dans un opéra italien. Aussi à la première annonce de la grande œuvrc de M. Meyerbeer, la foule est elle accourue, et la salle s’est-elle remplie d’un auditoire attentif, chaleureux, prédisposé à l’admiration, comme s’il se fût agi de la rentrée de Mme Viardot, qui pourtant ne reparaîtra que vers la fin de ce mois. Et deux ou trois fois par semaine, en attendant cette rentrée si impatiemment attendue, l’Opéra fait 9 ou 10,000 fr. de recette ; ce qui prouve qu’à la réapparition de la vraie Fidès, il en ferait 18 ou 20,000 si la salle était assez grande.
Comme intermède à ces brillantes solennités, l’Opéra donne de temps en temps le Rossignol, où Mme Laborde vocalise avec une facilité et une grâce extrêmes. Il est fâcheux que la partition de cet ouvrage soit écrite dans un style si compliqué, si sévère, si avancé en un mot. Le public ne peut comprendre des beautés d’un ordre si hardi, si élevé, si excentrique, et quinze ans encore suffiront à peine à son éducation pour le mettre à même de les apprécier. Il y a là surtout un solo de grande flûte, de flûte traversière, qui représente, dit-on, le chant du rossignol, solo que je commence à peine à goûter ; et il y a vingt ans que je l’étudie….. C’est égal, il faut remercier M. Roqueplan de ses efforts pour remettre en honneur une œuvre classique tant admirée des vieux joueurs de flûte.
Distribution des prix de l’Institut. — Société Philharmonique de Paris. — Mme Frezzolini. — Chœur de la chapelle impériale de Saint-Pétersbourg. — Bortniansky.
C’est le premier samedi d’octobre invariablement qu’a lieu chaque année cette décevante distribution de couronnes et de médailles à ceux des jeunes artistes qui ont le mieux mérité de l’Académie des Beaux-Arts. On voit que je ne mets point en doute la justice et l’impartialité avec lesquelles ces prix sont accordés. On pouvait, il y a dix ans encore, contester quelquefois la valeur des décisions du classique aréopage ; aujourd’hui, je crois qu’on aurait tort. Pour commettre une injustice, il faut y être intéressé d’une façon quelconque ; il faut à la mauvaise cause un appui passionné pour qu’elle puisse triompher. Or on est loin à l’Institut d’apporter de la passion dans l’appréciation des travaux des aspirans au prix de Rome ; les maîtres ont abdiqué toute prétention à faire couronner quand même leurs élèves ; toutes les anciennes intrigues à ce sujet sont complétement tombées en désuétude ; l’on se borne aujourd’hui à prendre une connaissance telle quelle des œuvres produites au concours, et à émettre sur leur valeur une opinion à peu près consciencieuse ; c’est plus simple et moins fatigant. Tout ce que les maîtres désirent dans leur for intérieur, quand les prix sont ainsi donnés, c’est que les lauréats partent pour Rome au plus tôt et qu’ils y demeurent le plus longtemps possible. Une mère douée de quelque beauté et d’un peu d’esprit aime rarement à produire dans le monde une fille sotte et laide (et il y en a de cette espèce), mais elle souffre plus encore à subir le lumineux voisinage d’une fille parée de trop de grâces, d’une trop éblouissante jeunesse, d’un esprit trop fin et trop original ; elle se résout alors volontiers à confier cette chère enfant à quelque magot de mari chargé de faire son bonheur… au loin. De sorte qu’en fin de compte, et pour avouer la vérité vraie, l’élève dans les arts, comme dans les sciences, comme dans l’industrie et les métiers qui s’y rattachent, jeune homme vaillant ou sans cœur, intelligent ou stupide, inventeur ou copiste, peut à un moment donné de sa carrière dire comme le personnage de La Fontaine :
Notre ennemi, c’est notre maître ;
Je vous le dis en bon français.
Les académiciens semblent déjà soupçonner leurs élèves de ne plus s’abuser sur cette triste tendance du cœur humain, et on les voit renoncer, comme à une comédie inutile, aux anciennes démonstrations de joie et d’attendrissement que comportait naguère l’instant du couronnement. La plupart d’entre eux ne daignent même plus, en ce jour solennel, revêtir l’habit orné du laurier académique. Ils viennent en frac, ou même en bourgeoise redingote ; l’air de leur visage est soucieux, distrait. Au moment où le nom de l’élève le plus méritant dans l’opinion des artistes est accueilli par les acclamations et les applaudissemens des tribunes, son illustre maître cause avec un voisin des dernières nouvelles de la Californie, ou des progrès que la religion de Lind, le Lindisme, fait en Amérique. Il assure que Jenny deviendra folle, ou épousera un ministre protestant dont elle écrira les sermons et fouettera les quatorze enfans dans ses momens perdus. Le maître, interrompu dans sa discussion, se retourne, et voyant deux bras tendus vers lui et un front couronné qui lui sourit : « Ah ! c’est toi, mon garçon ? Tu veux ma bénédiction ? Attends… Oui, je parie vingt louis qu’avant cinq ans Jenny Lind devient folle… Je te bénis. Quand pars-tu ? » La paternelle accolade semble aussi coûter beaucoup à quelques uns de ces messieurs, et l’on sent, à voir l’embarras avec lequel ils pressent sur leur cœur les jeunes artistes dont la gloire naissante dore leurs cheveux… blancs, qu’ils voudraient bien pouvoir s’en dispenser. Franchement, il n’y aurait pas grand mal à faire disparaître cet usage ; rien n’est moins gracieux, ni moins touchant, ni moins digne même que ces interminables et froides embrassades en public, de gens qui se gardent bien de s’embrasser en particulier. Ici le shocking des Anglais me paraît parfaitement motivé. Au premier baiser, le spectateur sourit, au second il rit, au troisième il murmure, au quatrième il détourne les yeux, au cinquième le bruit de ce froissement de visages lui fait mal aux nerfs, au sixième il le fait suer, au septième le spectateur a des nausées. Il ne nous appartient point, sans doute, de donner à l’Académie des Beaux-Arts des conseils sur le cérémonial de ses séances solennelles ; nous nous bornons à lui faire connaître l’impression produite sur le public par cette longue scène de tendresses officielles. C’est à elle de juger s’il est convenable ou non de la conserver à l’avenir.
Le premier grand prix de composition musicale a été accorde à M. Joseph Charlot, de Nancy, élève de MM. Caraffa et Zimmerman. Le sujet de cantate qu’avaient à traiter les concurrens est le même que celui d’un des plus célèbres opéras de M. Auber. Il s’agit tout simplement de la scène où Emma, pour dérober la trace des pas de son amant sur la neige, emporte Eginhard, le poëme galant dit « dans ses bras », mais l’histoire et la vraisemblance disent brutalement sur son dos. L’empereur Charlemagne, père d’Emma, prenant l’air à une fenêtre malgré la rigueur de cette matinée d’hiver, aperçoit sa robuste fille ainsi chargée, s’étonne d’abord, puis s’irrite, maudit et pardonne, comme un père et un empereur bien appris d’opéra-comique. Cette anecdote, qu’il est difficile de prendre au sérieux et qui prête en conséquence fort peu à de violens mouvemens dramatiques, pourrait être le sujet d’une piquante ballade ; mais, ainsi présentée sous la forme d’une scène dont les trois personnages se battent les flancs pour trouver des prétextes à musique et à grands élans de passion, elle devient fade et glaciale. Emma attendant Eginhard a beau dire, comme Agathe dans le Freyschütz :
Quel obstacle l’arrête ?
La peur de la tempête
N’explique point un si cruel retard !
Eginhard a beau s’écrier comme Roméo :
Voici le jour !
tout cela n’amène que des expressions incolores,
Ou de ces lieux communs de morale lubrique
Que n’échaufferait pas des sons de sa musique
Le plus grand des compositeurs.
Nous ne nous étonnerons donc point que M. Charlot n’ait rien écrit de saillant sur un pareil poëme ; il est surprenant, au contraire, qu’il ait pu s’acquitter aussi bien de la tâche ingrate et dangereuse qui lui avait été imposée. Sa partition est sagement écrite ; le premier air d’Emma, sans être remarquable par son originalité, ne manque pas de charme ; la fin surtout a du sentiment et une animation bien graduée.
Il faut louer aussi la première partie du trio final. L’air de Charlemagne est moins heureux ; la majesté du style semble y dégénérer en lourdeur, et le dessin melodique n’en est pas fort saillant. Dans les récitatifs, nous sommes à regret obligés de reconnaître une absence totale d’intentions raisonnées et un sentiment très faible des accens expressifs. L’éducation des jeunes compositeurs est en général fort négligée sous ce rapport depuis très longtemps ; ils s’accoutument de plus en plus à considérer le récitatif seulement comme une série de notes destinées à être exécutées dans un mouvement libre, sans mesure, et qui n’a d’autre objet que d’établir entre les divers morceaux d’une œuvre un lien formé par des modulations plus ou moins heureuses.
Le récitatif, en ce sens, n’est qu’un stérile remplissage, pour lequel, dans leur enchaînement empirique, toutes les notes de la partie vocale se succèdent également bien. Peu importe que le vers exprime un doute ou une affirmation, que le personnage supplie, commande ou interroge, que la voix, se conformant en conséquence à l’accent naturel de la parole, ait à monter, à descendre, ou à s’écarter peu de la ligne horizontale, on ne se donne pas même la peine de faire un choix dans les inflexions, et l’on écrit ainsi sous le nom de récitatifs, quelquefois avec un grand luxe d’accompagnemens, des non-sens monstrueux que l’on croirait composés par un homme qui ne connaît pas la langue qu’il met en musique, et n’a même aucune idée de la signification des paroles qu’il emploie. Nos jeunes compositeurs semblent ignorer que certains récitatifs de Gluck, de Mozart et de Spontini sont des chefs-d’œuvre d’inspiration et de naturel, où tout le génie de ces maîtres s’est manifesté avec un éclat incomparable. Ils ne se doutent pas qu’une déclamation musicale, mesurée ou non, telle que les récitatifs de dona Anna prosternée sur le corps de son père, au premier acte de Don Juan ; d’Alceste au pied de l’autel d’Apollon, au premier acte d’Alceste ; du prêtre de Jupiter, au second acte de la Vestale, et de Fernand Cortez, dans la scène de la révolte, est une des merveilles de l’art, qui laisse loin derrière elle bien des airs, cavatines, duos ou morceaux d’ensemble estimés à juste titre.
Mais l’art d’écrire de beaux récitatifs, art dramatique et littéraire tout autant que musical, ne s’enseigne pas dans les classes de contre-point ; l’étude des grands modèles peut en développer le sentiment chez les jeunes artistes en qui ce sentiment préexiste ; quant à ceux qui en sont dépourvus, une pareille étude ne leur apprendra jamais rien, et il faut paraphraser pour eux l’éloquente apostrophe de Rousseau : « Si, à l’audition de ces chefs-d’œuvre, tu ne sens point ton cœur battre, si tes yeux restent secs, si tu ne trouves que beau ce qui est sublime, compose pour les bals champêtres, et fais chanter le cornet a piston. »
Ceci ne veut point dire que M. Charlot appartienne à la malheureuse catégorie des jeunes artistes que la nature a privés du sens de l’expression ; il semble seulement qu’il n’ait point encore cherché à développer celui qu’il possède sans doute. Je lui reprocherai même de ne s’être pas clairement rendu compte de la signification de certains passages de sa cantate et de leur avoir donné un sens auquel, certes, l’auteur des paroles ne pouvait songer.
Dans le quatrain suivant, par exemple :
Ange que j’adore
Echangeons encore
Nos sermens d’amour
Jusqu’au dernier jour,
quatrain qui, sans doute, ne brille guère plus par la lucidité que par la nouveauté de la pensée, M. Charlot, en intervertissant l’ordre de succession des trois derniers vers, et en disant à plusieurs reprises :
Echangeons encore
Jusqu’au dernier jour
Nos sermens d’amour,
a commis un quiproquo des plus grotesques, et dont l’absurdité du résultat qu’il produit aurait dû pourtant l’avertir. L’auteur des paroles a voulu faire dire à ses amans : « Echangeons encore le serment de nous aimer jusqu’à notre dernier jour. » Et le musicien leur a fait répéter avec une étonnante persistance, comme si ayant déjà vécu, étant déjà morts une fois, ils étaient ressuscités : « Echangeons encore, jusqu’à la fin de notre nouvelle vie, nos sermens d’amour. » Echange qui à la longue pourrait devenir fastidieux, la seconde fois surtout. Ceci est une bévue impardonnable, et sur laquelle je m’appesantis à dessein, puisque après les deux ou trois exécutions de cette cantate, qui ont eu lieu en présence des membres de l’Institut, aux séances du concours et aux répétitions, personne ne l’a fait remarquer au compositeur. Ah ! si l’Académie Française le savait !……. Dans cette même séance de l’Académie des Beaux-Arts, nous avons entendu une ouverture de M. Gastinel, l’un des derniers lauréats revenus de Rome. Cette œuvre est d’un style franc, toujours distingué et plein de chaleur ; on a trouvé en général la mélodie épisodique du milieu de l’allegro trop peu caractérisée pour un morceau de cette importance ; mais dans son ensemble la composition a réuni tous les suffrages : la coda surtout en a semblé neuve et d’une grande énergie. M. Gastinel est an artiste de beaucoup de mérite, sa première symphonie exécutée l’hiver dernier par la Société Philharmonique de Paris, l’avait déjà placé haut dans l’opinion des musiciens. Il parle, d’ailleurs, écrit et lit et comprend fort bien la langue française ; et ceci, de l’avis de beaucoup de gens, est souvent utile pour un compositeur français. L’exécution de la cantate de M. Charlot avait été confiée à Mlle Lefebvre et à MM. Jourdan et Battaille, tous les trois artistes de l’Opéra-Comique. Mlle Lefebvre a chanté le rôle d’Emma avec âme, une voix fraîche, pure, toujours juste, et un bon style de chant. Jourdan et Battaille ont bien rendu les rôles d’Eginhard et de Charlemagne ; je ne leur reprocherai qu’un peu d’emphase dans quelques récitatifs. L’orchestre, dirigé par M. Battu, second chef d’orchestre de l’Opéra, est resté irréprochable ; s’il a paru en deux ou trois endroits couvrir la voix des chanteurs, ce n’est pas qu’il ait manqué de discrétion dans les accompagnemens, la faute n’en est pas non plus au compositeur, dont la partition, je l’ai déjà dit, est sagement écrite ; il faut voir la cause de cet excès de sonorité instrumentale dans la construction particulière de la tribune où l’orchestre se trouve placé à l’Institut, tribune ronde et surmontée d’une coupole où les sons montent, roulent et se prolongent avec un fracas désastreux.
Je viens de nommer la Société Philharmonique ; cette institution, qui n’existe que depuis un an, occupe déjà dans l’art musical le rang le plus honorable, et l’intérêt qu’elle inspire aux artistes et aux amateurs fait espérer à ses fondateurs qu’un bel avenir lui est réservé. Elle a dû, et elle doit encore chaque jour, pour ne pas augmenter outre mesure le nombre de ses exécutans, refuser le concours d’une grande quantité d’instrumentistes et de chanteurs, désireux d’en faire partie. Ses deux cents membres sont en effet plus que suffisans pour un local tel que la salle Sainte-Cécile, et il serait dangereux de pousser plus loin, en ce cas, la puissance sonore déjà très grande dont elle est pourvue. Le cours de ses séances publiques avait été interrompu pendant l’été, mais non pas celui de ses études ; et dans ses répétitions hebdomadaires elle a préparé avec un soin intelligent et consciencieux l’exécution d’un riche répertoire pour cet hiver.
La Société Philharmonique, impatiente d’ouvrir la saison musicale, donnera un concert extraordinaire (en dehors de ses soirées par abonnement) le mardi 22 de ce mois, à huit heures du soir. On y entendra, pour cette fois seulement, avant son départ pour Madrid, la grande cantatrice italienne Mme Frezzolini. C’est l’une des virtuoses de notre temps qui possède au plus haut degré ce don divin d’émouvoir par la grâce et par l’ardente accentuation de son chant. Sa voix de soprano franc est l’une des plus belles qu’on puisse entendre. Aussi étonnante par la pureté exquise de son timbre que par sa constante justesse, cette voix a en outre un charme caressant qui la suit jusque dans l’émission des sons les plus aigus. Mme Frezzolini est le premier talent italien de l’époque, et Paris est la seule des grandes capitales de l’Europe qui ait été privée de l’admirer jusqu’à présent.
Le programme de ce concert, dans lequel on entendra également deux artistes chers au public parisien, M. Barroilhet et Mlle Lefebvre, contient une rareté musicale d’un mérite tout spécial. Il s’agit d’un fragment de ces belles œuvres religieuses écrites par Bortniansky pour la chapelle impériale russe, et qu’exécutent à Saint-Pétersbourg les chantres de la cour, avec une perfection d’ensemble, une finesse de nuances, et une beauté de sons dont nous avons en France aucune idée. Le chœur de la chapelle de l’empereur de Russie, composé de quatre-vingts chanteurs, hommes et enfans, exécutant sans accompagnement des morceaux à quatre, six et huit parties réelles, tantôt d’une allure assez vive, et compliqués de tous les artifices du style fugué, tantôt d’une expression calme et séraphique, d’un mouvement extrêmement lent, et exigeant en conséquence une pose de voix et un art de la soutenir fort rares, me paraît au-dessus de tout ce qui existe, et peut-être de tout ce qui a jamais existé en ce genre en Europe. Comparer l’exécution chorale de la chapelle Sixtine de Rome avec celle de ces chantres merveilleux, c’est opposer la pauvre petite troupe de râcleurs d’un théâtre italien du troisième ordre à l’orchestre du Conservatoire de Paris.
Il est impossible de se figurer l’action irrésistible qu’exercent et ce chœur et la musique qu’il exécute sur les personnes nerveuses. C’est une absorption complète de l’imagination et des sens, c’est une extase profonde ; on n’est plus de ce monde, on vague dans l’infini ; puis, au milieu des larmes que provoquent ces accens inouïs, on se sent pris de mouvemens spasmodiques presque douloureux qu’on ne sait comment maîtriser. J’ai essayé plusieurs fois de rester, par un violent effort de volonté, impassible en pareil cas, sans pouvoir y parvenir.
Le rituel de la religion chrétienne grecque interdisant l’emploi des instrumens de musique et même celui de l’orgue dans les églises, les choristes russes chantent en conséquence toujours sans accompagnement. Pour ceux de l’empereur, on a même voulu éviter qu’un chef leur fût nécessaire pour marquer la mesure, et ils sont parvenus à s’en passer. S. A. I. Mme la grande-duchesse de Leuchtenberg m’ayant fait un jour, à Saint-Pétersbourg, l’honneur de m’inviter à entendre une messe chantée à mon intention dans la chapelle du palais, j’ai pu juger de l’étonnante assurance avec laquelle ces choristes, ainsi livrés à eux-mêmes, passent brusquement d’une tonalité à une autre, d’un mouvement lent à un mouvement vif, et exécutent jusqu’à des récitatifs et des psalmodies non mesurées avec un ensemble imperturbable. Les quatre-vingts chantres, revêtus de leur riche costume, étaient disposés en deux groupes égaux debout de chaque côté de l’autel, en face l’un de l’autre. Les basses occupaient les rangs les plus éloignés du centre, devant eux étaient les ténors, et devant ceux-ci les enfans soprani et contralti. Tous, immobiles, les yeux baissés, attendaient dans le plus profond silence le moment de commencer leur chant, et à un signe fait sans doute par l’un des chefs d’attaque, signe imperceptible pour le spectateur, et sans que personne eût donné le ton ni déterminé le mouvement, ils entonnèrent un des plus vastes concerts à huit voix de Bortniansky. Il y avait dans ce tissu d’harmonies des enchevêtremens de parties qui semblent impossibles, des soupirs, de vagues murmures comme on en entend parfois en rêve, et de temps en temps de ces accens qui, par leur intensité, ressemblent à des cris, saisissent à l’improviste, oppressent la poitrine et suspendent la respiration. Puis tout s’éteignait dans un decrescendo incommensurable, inouï, vaporeux, céleste ; on eût dit d’un chœur d’anges partant de la terre et se perdant peu à peu dans les hauteurs de l’empyrée. Par bonheur la grande-duchesse ne m’adressa pas la parole ce jour-là, car dans l’état où je me trouvais à la fin de la cérémonie, il est probable que j’eusse paru à S. A. prodigieusement ridicule.
Nos choristes de la Société Philharmonique, en essayant d’exécuter un des morceaux les plus simples de ce riche répertoire, n’ont pas d’autre prétention que de faire connaître l’une des faces du beau talent de Bortniansky. Ils ont étudié pendant deux mois son cantique à quatre voix : Ijaï cherouvimy taïno, qu’ils chantent tel qu’il est en langue russe, et quelquefois avec des nuances qui me rappellent, de loin, celles des chantres de l’empereur. Malheureusement, outre les délicieux soprani russes qui viennent de l’Ukraine, il nous manque ces voix d’hommes que les climats froids produisent seuls, voix exceptionnelles descendant jusqu’au sol de la troisième corde de la contre-basse, et au moyen desquelles la partie grave des chœurs se trouve doublée à l’octave inférieure, avec un effet assez semblable à celui des pédales de l’orgue. Il nous manque aussi une institution spéciale, où nos choristes, suivant un cours permanent d’études bien dirigées, puissent oublier, d’une part, les brutales habitudes de chant qu’ils contractent dans les théâtres, et acquérir de l’autre des qualités qu’on ne leur a jamais demandées.
Je ne sais à quelle époque précise vécut Bortniansky, dont les œuvres ont exercé une si grande influence sur l’art musical religieux en Russie. Je crois que la chapelle impériale fut pendant quelques années sous sa direction. Parmi les compositeurs russes qui lui ont succédé dans cet emploi, en conservant fidèlement la tradition du style d’exécution de ses œuvres, il faut citer Michel Glinka, dont nous avons entendu à Paris, il y a cinq ans, plusieurs compositions pleines d’originalité, et le général Lwof, virtuose et compositeur d’un très grand mérite. La chapelle impériale est en ce moment sous la direction de ce dernier.
Maintenant il me reste à mentionner les faits et gestes de plusieurs artistes dont Paris connaît bien les noms, mais qui persistent à manifester leur talent à l’étranger plutôt que chez nous. Je ne parle pas d’Ernst ; il est tout acquis à l’Angleterre, et sa réserve à l’égard des Parisiens ressemble un peu à celle de Jenny Lind. Il veut, lui aussi, à l’instar de la déesse, que le bruit de ses triomphes vienne à Paris, mais non pas de Paris. Vous verrez qu’un de ces matins, notre public, impatienté, devra prendre un train direct et faire quinze lieues à l’heure, puis avoir le mal de mer, pour aller entendre Ernst à Londres, à Manchester ou à Liverpool. Ernst a même poussé la coquetterie jusqu’à jouer l’autre jour à notre porte, à Brighton, et maintenant il va partir pour Nantes.
Mme Sontag a mieux fait encore : elle a chanté à Boulogne. Mais Mme Sontag au moins est acquise au Théâtre-Italien de Paris, et nous ne tarderons pas à revoir la Rosine et la Zerline, ou la dona Anna des beaux jours de Mozart et de Rossini. M. Mathias, pianiste d’un talent pur et brillant, n’a point redouté le voisinage de l’illustre cantatrice dans ce concert de Boulogne, et son audace a été couronnée de succès. Mais parmi la redoutable armée des pianistes qui va combattre cet hiver le public de Paris, distinguons une jeune personne toute charmante, unissant à l’inspiration la plus vraie une science musicale profonde ; qui sans hésiter, mais sans en faire grand cas, sait, quand il le faut, lancer les fusées volantes, les bombes lumineuses, les serpenteaux et tous les feux d’artifice, et toutes les grandes eaux, et tous les ballons de l’art moderne du piano ; qui interprète Beethoven, et Weber, et Mozart, comme on le fait quand on les comprend et qu’on les respecte ; qui ne joue point de pantomimes en public ; qui pourrait improviser si on l’y forçait, mais qui s’en garde bien ; qui vient de se faire sérieusement admirer en Russie et en Angleterre ; qui enfin appartient à une famille de grands artistes où elle a été élevée dans la crainte du mauvais goût et la haine des platitudes et du charlatanisme : j’ai nommé Sophie Bohrer. Au nombre des cantatrices grandes dames dont l’attrait des villégiatures nous a privés cet été, Mme Julienne a excité les bravos des sévères amateurs de Francfort, en chantant plusieurs des rôles qui ont valu, dans cette partie de l’Allemagne, une si belle et si juste réputation à Mme Anschütz-Capitaine. Nous ne concevons pas que Mme Julienne reste longtemps encore éloignée de l’Opéra de Paris. Mme Hortense Maillard, qui possède un autre genre de voix et de talent et devrait, elle aussi, trouver place dans la troupe chantante de l’un de nos théâtres lyriques, arrive d’Afrique, où elle a inspiré des passions admiratives. Nous en trouvons la preuve dans la Revue d’Oran : le talent d’actrice et de cantatrice, la voix et la méthode de Mme Maillard y sont studieusement analysés et loués avec chaleur en prose et en vers. Elle a surtout produit un grand effet dans le rôle de Norma, pour lequel il lui faut autant de sensibilité que d’énergie. Heureux maîtres italiens ! on les chante en France, en Allemagne, en Angleterre, en Russie, en Amérique, en Afrique, aux Antilles ; on assure même que la reine Pomaré s’occupe d’organiser un théâtre italien à Taïti. Deux capitales seules ne parviendront pas, dit-on, à posséder le leur : ce sont Pékin et… Milan.
Je finis en annonçant aux artistes une nouvelle qui les intéresse. M. Brandus, propriétaire du beau magasin de musique de la rue Richelieu, vient d’acquérir celui de Troupenas. Il se trouve ainsi possesseur des deux plus grand établissemens de ce genre existant en France, et par suite le premier éditeur de l’Europe. M. Brandus ayant maintes fois prouvé qu’il était du très petit nombre d’éditeurs chez qui l’intelligence des affaires est unie au sentiment et au respect de l’art, nous devons donc nous applaudir tous de voir son crédit s’étendre et son influence dans le monde musical prendre un tel accroissement.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 avril 2011.
© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.
Retour
à la page principale Berlioz:
Feuilletons – Journal des Débats 1834 - 1863
Retour à la Page d’accueil
Back
to main page Berlioz:
Feuilletons – Journal des Débats 1834 - 1863
Back to Home Page