Le Monde Illustré No 44. 13 Février 1858 [p. 106-107].
Souvenirs du monde musical.
Les fragments suivants d’un ouvrage inédit, de M. Berlioz, intitulé : Souvenirs du Monde musical, donnent une idée des nombreuses et graves difficultés inhérentes chez nous aux entreprises musicales d’une certain nature ; on y voit, en outre, quels sont infailliblement les résultats de ces tentatives, alors même qu’elles ont été couronnées du plus brillant succès. Ces détails sont curieux ; le public, à coup sûr, les ignore et nous croyons qu’ils pourront l’intéresser.
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L’Exposition des produits de l’industrie, en 1844, allait être terminée. Le hasard, ce dieu inconnu qui joue un si grand rôle dans notre vie, me fit rencontrer, dans un café, Strauss, le directeur des bals fashionables. La conversation s’engagea sur la clôture prochaine de l’Exposition et la possibilité de donner, dans l’immense bâtiment où elle avait lieu et qui bientôt deviendrait libre, un véritable festival, dédié aux industriels exposants. « J’y ai longtemps songé, dis-je à Strauss ; mais après avoir fait tous mes calculs de statistique musicale, une difficulté m’a arrêté, celle d’obtenir la disposition du local. — Cette difficulté n’est point insurmontable, répliqua vivement Strauss ; je connais beaucoup M. Sénac le secrétaire du ministre du Commerce ; c’est lui qui dirige toutes les affaires de l’industrie française, il peut nous donner les moyens d’exécuter ce projet. » Malgré l’enthousiasme de mon interlocuteur, je demeurai assez froid. Il fut convenu seulement, avant de nous quitter, que nous irions ensemble, le lendemain, voir M. Sénac, et que, s’il nous laissait entrevoir la possibilité de disposer du bâtiment de l’Exposition, nous examinerions la question plus sérieusement.
Sans s’engager tout à fait, M. Sénac, à l’énoncé de notre demande, ne nous découragea point. Il promit une prochaine réponse, que nous reçûmes en effet au bout de quelques jours, et qui fut favorable. Restait à obtenir l’autorisation du préfet de police. Nous lui fîmes connaître notre plan, qui consistait à donner, dans le bâtiment de l’Exposition, un festival en trois journées. Ces fêtes devaient se composer d’un concert, d’un bal et d’un banquet d’industriels exposants. L’idée de Strauss de faire, après le concert, danser, manger et boire, nous eût sans aucun doute rapporté beaucoup d’argent ; mais le préfet, toujours préoccupé, non sans raison, d’émeutes et de complots, ne voulut ni festin, ni bal, ni musique, et interdit purement et simplement le festival. Cette prudence me parut exaltée jusqu’au sublime. J’en parlai à M. Armand Bertin : il fut du même avis, et sut le faire partager à M. Duchâtel, ministre de l’intérieur. Ce dernier avertit aussitôt le préfet qu’il pouvait nous laisser faire au moins de la musique, et celui-ci se résigna à autoriser un grand concert sérieux pour le premier jour, et un concert dit populaire, sous la direction de Strauss, pour le second : concert-promenade dans lequel on exécuterait de la musique de danse, valses, polkas et galops, mais où l’on ne danserait point.
C’était nous ôter le bénéfice certain de l’entreprise. Le préfet redoutait pourtant encore le danger que nos orchestres, nos chœurs et les amateurs qui, pour les entendre, allaient se porter au centre des Champs-Élysées en plein jour, pouvaient faire courir à l’Etat. Savait-on même si Strauss et moi nous n’étions pas des conspirateurs déguisés en musiciens ! Néanmoins, je me tenais pour satisfait de pouvoir organiser un concert gigantesque ; et je bornais mes vœux à réussir musicalement dans l’entreprise, sans y perdre tout ce que je possédais. Mon plan fut bientôt tracé. Laissant Strauss s’occuper de son orchestre de danse destiné à ne pas faire danser, j’engageai pour le grand concert à peu près tout ce qui, dans Paris, avait de la valeur comme choriste et comme instrumentiste, et je parvins à réunir un personnel de mille vingt-deux exécutants. Tous étaient payés, à l’exception des chanteurs (non choristes) de nos théâtres lyriques. J’avais fait un appel à ceux-ci, dans une lettre, où je les priais de se joindre à nos masses chantantes, pour les guider de l’âme et de la voix.
Duprez, Mme Stoltz et Cholet, furent les seuls qui s’y refusèrent ; mais leur absence fut remarquée le jour du concert et hautement blâmée par la presse le lendemain.
La plupart des membres de la Société des concerts du Conservatoire crurent également devoir s’abstenir et bouder encore une fois avec leur vieux général. Habeneck, tout naturellement, voyait du plus mauvais œil cette grande solennité qu’il ne dirigeait pas.
Pour ne pas être forcé d’élever les frais jusqu’à une somme exorbitante, je ne demandai aux artistes que deux répétitions, dont l’une devait être partielle et l’autre générale. Je fis ainsi répéter d’abord successivement, dans la salle Herz, que nous avions louée pour cela :
Les violons,
Les altos et violoncelles,
Les contre-basses,
Les instruments à vent en bois,
Les instruments à vent en cuivre,
Les harpes,
Les instruments à percussion,
Les femmes et les enfants du chœur,
Les hommes du chœur.
Ces neuf répétitions, auxquelles chaque individu ne prit part qu’une fois, produisirent des résultats merveilleux et qu’on n’eût certainement pas obtenus avec cinq répétitions d’ensemble.
Celle des trente-six contre-basses surtout fut curieuse. Quand nous en vînmes au trait du scherzo de la symphonie en ut mineur de Beethoven qui figurait dans le programme, il nous sembla entendre les grognements d’une cinquantaine de porcs effarouchés ; telle était l’incohérence et le defaut de justesse de l’exécution de ce passage. Peu à peu cependant elle devint meilleure, l’ensemble s’établit, et la phrase apparut nettement dans toute sa sauvage rudesse.
« D’abord on s’y prit mal, puis un peu mieux, puis
bien,
» Puis enfin il n’y manqua rien. »
Nous l’avions recommencée dix-huit ou vingt fois, ce qu’on n’eût pas pu faire si l’orchestre entier eût été présent. Voilà l’avantage des répétitions partielles. On passe alors rapidement sur les portions du programme qui, pour le fragment du chœur ou de l’orchestre dont on s’occupe, ne présentent aucune difficulté, et l’on donne au contraire tout le temps et toute l’attention nécessaires à l’étude des passages embarrassants et malaisés. Il en résulte seulement une fatigue excessive pour le chef d’orchestre ; mais, en pareil cas, je trouve des forces exceptionnelles et ma vigueur défie celle d’un cheval de labour.
J’avais, on le pense bien, composé mon programme de manière à ce qu’il ne contînt que des morceaux d’un style très-large ou déjà connus des exécutants. C’étaient :
L’ouverture de la Vestale. (SPONTINI.)
La prière de la Muette. (AUBER.)
Le scherzo et le finale de la symphonie en ut mineur. (BEETHOVEN.)
La Prière de Moïse. (ROSSINI.)
L’Hymne à la France, que j’avais composé
exprès pour la circonstance.
L’ouverture du Freyschütz. (WEBER.)
L’Hymne à Bacchus, d’Antigone. (MENDELSSOHN.)
La Marche au supplice de ma
symphonie fantastique.
Le Chant des industriels, écrit aussi pour cette fête par
M. Adolphe Dumas et mis en musique par M. Méraux.
Un chœur de Charles VI. (HALÉVY.)
Le chœur de la Bénédiction des poignards, des Huguenots. (MEYERBEER.)
La scène du Jardin des plaisirs d’Armide. (GLUCK.)
L’Apothéose de
ma symphonie funèbre et triomphale.
Nous devions faire la répétition générale dans le bâtiment de l’Exposition, dont j’avais choisi pour le concert le grand carré central nommé salle des machines.
La veille même de cette importante épreuve, pendant que les charpentiers travaillaient à la construction de mon estrade, la salle n’était pas encore libre. Un grand nombre de machines en fer encombraient l’emplacement destiné au public. On n’avait pas même pris les mesures nécessaires à l’enlèvement de ce monstrueux attirail. Je n’essayerai pas de décrire mon anxiété à cet aspect. Les murs de Paris étaient couverts d’affiches annonçant le festival ; j’étais engagé pour une somme considérable, et je me voyais arrêté dans mon entreprise par l’obstacle le plus insurmontable et le plus imprévu ! Nous ne pouvions retarder le concert d’un seul jour, l’ordre de démolir l’édifice au plus tard le 5 août était déjà donné, et les propriétaires des matériaux entrant dans sa construction ayant le droit de commencer sa démolition le 1er août, jour du premier concert, ne consentaient qu’à force d’argent à le laisser subsister quelques heures de plus. Ils étaient les vrais maîtres du local et nous prouvaient d’une façon péremptoire que le ministre du commerce nous avait prêté ce qui ne lui appartenait plus. J’eus un instant de vertige, et je m’élançai à la course pour aller faire placarder une affiche contremandant le festival. Strauss m’arrêta presque de force, en m’assurant que le lendemain cinquante voitures viendraient enfin déblayer le terrain. Comme je me voyais perdu de toutes manières, je laissai les choses suivre leurs cours.
Le lendemain, mes mille artistes se rendirent à la répétition générale, qui se fit au milieu des cris des charretiers, des claquements de leurs fouets et des hennissements de leurs chevaux. Mais enfin, les charretiers y étaient, les chevaux peu à peu emportaient les machines, le terrain devenait libre, et je sentais l’oppression de ma poitrine diminuer. Après la répétition, autre cauchemar. Les auditeurs nombreux qui y avaient assisté s’approchent de moi, déclarant à l’unanimité que l’estrade est à refaire, et que, par suite de la position du chœur, placé au-devant de l’orchestre, il est impossible d’entendre un son des instruments. Se figure-t-on un orchestre de cinq cents instrumentistes qu’on n’entend pas ! Aussitôt soixante ouvriers se mettent à l’œuvre, et coupant en deux l’estrade dont le plan n’était pas de moitié assez incliné, baissent de 5 mètres la partie antérieure réservée au chœur, et démasquent ainsi l’orchestre dont ils élèvent encore d’ailleurs les derniers gradins. Cette nouvelle disposition devait nécessairement permettre d’entendre les instruments, malgré le peu de sonorité du local, défaut irrémédiable et qu’on ne pouvait plus méconnaître.
Dès que ce deuxième sujet d’inquiétudes eut à peu près disparu, un troisième non moins grave se présenta. Strauss et moi profitant de quelques heures de répit qui nous étaient laissées au milieu de tant de tracas, nous courûmes en cabriolet chez les divers marchands de musique, dépositaires des billets du concert, pour connaître l’état de la vente qu’ils en avaient dû faire. Après l’addition, nous vîmes avec effroi que la somme de 12,000 francs qui en était le produit ne couvrait pas la moitié des frais généraux. Nous devions, en conséquence, compter sur une recette extraordinaire pour le lendemain, à la porte de la salle, ou nous préparer, si elle manquait, à payer le déficit. Quelle nuit nous avons passée l’un et l’autre à la suite de cette exploration !
Mais il n’y avait plus à reculer. Le lendemain, 1er août, je me rends au bâtiment de l’Exposition vers midi. Le concert était annoncé pour une heure. Je remarque d’abord avec une joie à laquelle je n’ose me livrer, le nombre extraordinaire de voitures qui se dirigent vers le centre des Champs-Elysées. J’entre, je trouve tout dans un ordre parfait, mes instructions ayant été suivies à la lettre. Les musiciens, les choristes, les sous-chefs d’orchestre et de chœur vont sans tumulte occuper le poste qui leur est assigné. Je consulte de l’œil mon bibliothécaire, M. Rocquemont, homme d’une rare intelligence, d’une activité infatigable, et dont l’amitié pour moi, aussi réelle que la mienne pour lui, l’a fait, en maintes circonstances analogues, me rendre de ces services qu’on n’oublie jamais ; il m’assure que la musique est placée et qu’il ne manque rien. La fièvre musicale commence à courir dans mes veines, je ne pense plus au public, ni à la recette, ni au déficit. Je vais donner le signal pour attaquer l’ouverture, quand un violent craquement de bois se fait entendre, accompagné d’un long hurlement... C’était la foule qui, brisant une barrière et armée des billets qu’elle venait d’acheter au bureau, faisait invasion dans la salle en poussant des cris de joie. « Voyez cette inondation ! » dit un musicien, en me montrant la salle qui se remplissait tout d’un coup. « Ah ! nous sommes sauvés ! criai-je, en frappant mon pupitre du plus joyeux coup de bâton que j’aie jamais donné. Nous allons faire maintenant quelque chose de beau ! »
Nous commençons ; l’introduction de la Vestale déroule ses larges périodes ; et à partir de ce moment la majesté, la puissance et l’ensemble de cette énorme masse d’instruments et de voix deviennent de plus en plus remarquables. Mes mille vingt-deux artistes marchaient comme eussent fait les concertants d’un excellent quatuor. J’avais deux seconds chefs d’orchestre ; Tilmant, chef d’orchestre de l’Opéra-Comique, dirigeait les instruments à vent, et mon ami Auguste Morel, aujourd’hui directeur du Conservatoire de Marseille, conduisait les instruments à percussion. De plus, cinq maîtres de chant, placés l’un au centre et les autres aux quatre coins de la masse chorale, étaient chargés de transmettre mes mouvements aux chanteurs qui, me tournant le dos, ne pouvaient les voir. Il y avait ainsi sept batteurs de mesure qui ne me quittaient jamais de l’œil, et nos huit bras, quoique placés à de grandes distances les uns des autres, se levaient et s’abaissaient simultanément avec la plus incroyable précision. De là, ce miraculeux ensemble qui étonna si fort le public. Les plus grands effets furent produits par l’ouverture du Freyschütz, dont l’andante fut chanté par vingt-quatre cors ; par la Prière de Moïse qu’on fit répéter et dans laquelle les harpistes, au nombre de vingt-cinq, au lieu d’exécuter des arpéges formés par une succession de notes simples, jouèrent des arpéges formés d’accords à quatre parties, ce qui, quadruplant le nombre de cordes mises en vibration, semblait porter à cent le nombre des harpes ; par l’Hymne à la France, qu’on redemanda également, mais que je m’abstins de répéter, et enfin par le chœur de la Bénédiction des poignards des Huguenots, qui foudroya l’auditoire. J’avais redoublé vingt fois les soli de ce morceau sublime, il y avait en conséquence quatre-vingts voix de basse employées pour les quatre parties des trois moines et de Saint-Bris.
L’impression qu’il produisit sur les exécutants et sur les auditeurs les plus rapprochés de l’orchestre dépasse toutes les proportions connues. Quant à moi, je fus pris, en conduisant, d’un tremblement nerveux tel que mes dents s’entre-choquaient, comme dans un accès de fièvre. Malgré la non-sonorité du local, je ne crois pas qu’on ait souvent entendu d’effet musical comparable à celui-là, et j’ai regretté alors que Meyerbeer n’ait pas pu en être témoin. Ce terrible morceau, qu’on dirait écrit avec du fluide électrique par une gigantesque pile de Volta, semblait accompagné par les éclats de la foudre et chanté par les tempêtes.
J’étais dans un tel état après cette scène qu’il fallut suspendre assez longtemps le concert. On m’apporta du punch et des habits. Puis, sur l’estrade même, réunissant une douzaine de harpes revêtues de leur fourreaux de toile, on en forma une sorte de petite chambre dans laquelle, en me baissant un peu, je pus me déshabiller entièrement et changer même de chemise en face du public sans être vu.
Parmi les autres morceaux du programme, ceux qui ensuite réussirent le mieux, furent l’Oraison funèbre et l’Apothéose de ma symphonie funèbre et triomphale, dont Dieppo joua, avec un talent remarquable le solo de trombone, et la scène d’Armide dont le calme voluptueux causa un ravissement général.
Ma Marche au supplice, dont l’instrumentation est si violente et l’effet si énergique dans les salles de concerts ordinaires, parut d’une sonorité sourde et faible. Il en fut de même du scherzo et du finale de la symphonie en ut mineur de Beethoven. L’Hymne à Bacchus, de Mendelssohn, sembla lourd et terne ; un journal, quelques jours après, dit que les prêtres de ce Bacchus avaient sans doute bu de la bière et non du vin de Chypre.
L’ouverture de la Vestale fut vivement applaudie, ainsi que le chœur, sans accompagnement, de la Muette. Quant au chant de Charles VI, il réveilla les instincts d’opposition qui fermentaient alors dans le peuple de Paris ; et au refrain si connu :
Guerre aux tyrans !. . jamais en France,
Jamais l’Anglais ne régnera !
les trois quarts de l’auditoire se mirent à chanter avec le chœur. Ce fut une protestation plébéienne et d’un nationalisme grotesque, contre la politique suivie à cette époque par le roi Louis-Philippe, et qui sembla donner raison aux préventions de M. le préfet de police contre le festival. Cet incident eut des suites dont je parlerai tout à l’heure.
Enfin mon Exposition musicale eut lieu, non-seulement sans accident, mais avec un succès brillant et l’approbation de l’immense public qui y assistait. En sortant, j’eus la douce satisfaction de voir MM. les percepteurs du droit des hospices, occupés à compter sur une vaste table le produit de ma recette. Elle s’élevait à 32,000 fr. ; ils prirent le huitième de cette somme, c’est-à-dire quatre mille francs1.
La recette du concert de musique de danse, dirigé par mon associé Strauss deux jours après, fut plus que médiocre ; pour couvrir les frais de cette dernière fête il fallut prendre ce qui manquait, sur le bénéfice du grand concert, et en dernière analyse, après tant de peines essuyées, tant de dangers courus, un si grand labeur accompli, j’eus pour ma part un reçu de quatre mille francs de M. le percepteur du droit des hospices, et un bénéfice net de huit cents francs...
Nous avions à peine achevé, Strauss et moi, de payer nos musiciens, copistes, imprimeurs, luthiers, maçons, couvreurs, menuisiers, charpentiers, tapissiers, buralistes, inspecteurs de la salle, quand M. le préfet de police, qui nous avait fait payer la modeste somme de douze cent trente-huit francs à ses agents et à ses gardes municipaux (le service de police de l’Opéra ne coûte que quatre-vingts francs), nous pria de nous rendre chez lui pour affaire pressante. « De quoi s’agit-il ? dis-je à Strauss. En avez-vous une idée ? — Pas la moindre. — Le préfet aurait-il des remords de nous avoir si chèrement fait payer le service de ses inutiles agents ? va-t-il nous rembourser quelque portion de la somme ? — Oui, comptons là-dessus !... » Nous arrivons à la préfecture de police. « Monsieur, me dit le préfet, je suis fâché d’avoir à vous adresser un grave reproche. — Lequel donc, monsieur ? répliquai-je, étrangement surpris. — Vous avez introduit clandestinement dans le programme de votre grand concert un morceau propre à exciter des passions politiques que le gouvernement cherche à éteindre et à réprimer. Je veux parler du chœur de Charles VI, qui n’était pas annoncé sur les premiers programmes du festival. M. le ministre a lieu d’être fort mécontent des manifestations que ce chant a provoquées, et je partage entièrement ses sentiments à ce sujet. — Monsieur, lui dis-je avec tout le calme que je pus appeler à mon aide, vous êtes dans une erreur complète. Le chœur de Charles VI n’était point, il est vrai, porté sur mes premiers programmes ; mais, désireux de faire figurer le nom de M. Halévy dans une solennité où les œuvres de presque tous les grands compositeurs contemporains allaient être entendues, je consentis, sur la proposition qui m’en fut faite par son éditeur, à admettre le chœur de Charles VI, à cause de la facilité de son exécution par de grandes masses musicales. Cette raison seule détermina mon choix. Je ne suis pas le moins du monde partisan de ces élans de nationalisme qui se produisent en 1844 à propos d’une scène du temps de Charles VI, et j’ai si peu songé à introduire clandestinement ce morceau dans mon programme, que son titre a été pendant plus de huit jours sur toutes les affiches du festival, affiches placardées sur les murs mêmes de la préfecture de police. Veuillez, monsieur le préfet, ne conserver aucun doute à cet égard et désabuser M. le ministre de l’intérieur. »
M. le préfet, revenu de son erreur, se déclara satisfait de l’explication que je venais de lui donner, et s’excusa même de m’avoir adressé un reproche dont il reconnaissait l’injustice. A partir de ce jour, néanmoins, la censure des programmes de concert fut établie, et il n’a plus été possible depuis lors, de chanter une romance de Bérat ou de Mlle Puget, dans un lieu public, sans une autorisation émanée du ministre de l’intérieur et visée par un commissaire de police.
Je venais de terminer cette folle entreprise, que je me garderais de tenter aujourd’hui, quand mon excellent ami, le docteur Amussat vint me voir. Il recula de deux pas en m’apercevant. « Ah çà ! qu’avez-vous ? me dit-il ; vous êtes jaune comme un vieux parchemin, tous vos traits portent l’expression d’une fatigue et d’une irritation extraordinaires. — Vous parlez d’irritation... quel sujet aurais-je donc d’être irrité ? Vous avez assisté au festival, vous savez comment tout s’y est passé ; j’ai eu le plaisir de payer 4,000 francs à MM. les percepteurs du droit des hospices ; il m’est resté 800 francs ; de quoi me plaindrai-je ? tout n’est-il pas dans l’ordre ? — (Amussat me tâtant le pouls :) — Mon cher, vous allez avoir une fièvre typhoïde. Il faudrait vous saigner. — Eh bien ! n’attendons pas à demain, saignez-moi ! » Je quitte aussitôt mon habit, Amussat me saigne largement, et me dit : « Maintenant, faites-moi le plaisir de quitter Paris au plus vite. Allez à Hyères, à Cannes, à Nice, où vous voudrez, mais allez dans le Midi respirer l’air de la mer, et ne pensez plus à toutes ces choses qui vous enflamment le sang et exaltent votre système nerveux déjà si irritable. Adieu, il n’y a pas à hésiter. »
Je suivis son conseil ; j’allai passer un mois à Nice, grâce aux 800 francs que le festival m’avait rapportés, et pour réparer autant que possible le mal qu’il avait fait à ma santé.
Je ne revis pas sans émotion les lieux où je m’étais trouvé treize ans auparavant, au début de mon voyage en Italie. Je nageai beaucoup dans la mer, je fis de nombreuses excursions aux environs de Nice, à Villefranche, à Beaulieu, à Dimier, au Phare. Je recommençai mes explorations des rochers de la côte, où je retrouvai, toujours dormant au soleil, de vieux canons de ma connaissance ; je revis des anses fraîches et riantes, tapissées d’algues marines, où je me baignais autrefois. La chambre où j’avais, en 1831, écrit l’ouverture du Roi Lear, étant occupée par une famille anglaise, j’étais allé me nicher dans une tour appliquée contre le rocher des Ponchettes, au-dessus de la maison. J’y jouis avec délices d’une vue admirable sur la Méditerranée, et d’un calme dont je sentais plus que jamais le prix.
Puis, guéri tant bien que mal de ma
jaunisse et
à bout de mes 800 francs, je quittai cette ravissante côte
de Sardaigne qui a toujours pour moi un si puissant attrait, et je revins
à Paris reprendre mon rôle de Sysiphe.
1 La loi autorise même le prélèvement du quart de la recette brute des concerts ; mais personne encore n’a osé faire l’application de cet article.
H. BERLIOZ.
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