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Ernest Legouvé (1807-1903), poète, écrivain, dramaturge, et membre de l’Académie française, fut un des proches de Berlioz pendant toute sa vie, et resta fidèle à la mémoire du compositeur longtemps après sa mort. En 1886 il publie à Paris un recueil intitulé Soixante ans de souvenirs, traduit par la suite en anglais par Albert D. Vandam et publié à Londres en 1893. Le recueil comporte un chapitre perspicace et chaleureux consacré à Berlioz, et dresse un portrait précieux et très vivant du compositeur de la plume d’un contemporain qui le connaissait bien. Écrit bien des années après la mort de Berlioz et la publication de ses Mémoires (1870), que Legouvé connaissait bien et cite à plusieurs reprises, son témoignage se sépare en plusieurs points de celui de Berlioz, notamment en ce qui concerne ses rapports avec les femmes, sujet auquel Legouvé consacre beaucoup d’attention. On ne saurait mettre en cause sa sincérité ni son dévouement envers Berlioz, mais d’un autre côté le récit qu’il donne est parfois sujet à caution: écrivain tout comme Berlioz il a parfois tendance à embellir ses souvenirs par recherche de l’effet. Un exemple: selon Legouvé, Berlioz à la fin de sa vie aurait fait preuve d’‘héroïsme’ en allant voter à l’Institut pour Charles Blanc, en récompense d’un service reçu vingt ans plus tôt (§VI). L’événement aurait eu lieu ‘quinze jours’ avant la mort de Berlioz le 8 mars 1869; en fait le vote eut lieu plusieurs mois avant, le 25 novembre 1868 (Julien Tiersot, Le Ménestrel 16 septembre 1911, p. 291). Le chapitre des Souvenirs de Legouvé est reproduit intégralement ici d’après un exemplaire de l’édition originale de 1886 dans notre collection, et les lecteurs pourront juger eux-mêmes.
Selon Legouvé (§III) c’est pendant le séjour italien de Berlioz en 1832 qu’il remarque pour la première fois le jeune compositeur et résout de faire sa connaissance dès leur retour à Paris. La rencontre a lieu en novembre de la même année d’après une lettre de Berlioz à sa sœur Nancy (Correspondance générale no. 293, du 26 novembre; ci-après abrégé CG), où Berlioz écrit “J’ai fait connaissance avec Eugène Süe [dramaturge qui, Berlioz l’espérait, allait lui fournir un livret]; c’est un M. Legouvé, (jeune homme charmant qui a 30 mille livres de rentes et qui m’a écrit dernièrement pour me demander de faire ma connaissance) qui m’a mis en rapport avec lui”. De cette première rencontre Legouvé donne un récit circonstancié et pittoresque (§III). C’est le début d’une amitié sans faille qui va durer plus de trente ans. Les deux hommes ne partageaient pas toujours les mêmes opinions – Legouvé restera toute sa vie amateur déclaré de la musique italienne, comme il le souligne au début de son chapitre sur Berlioz – mais beaucoup dans leurs idées, leurs goûts artistiques et leur manière de penser les rapprochait, et sur le plan personnel il avaient tous deux un fond de loyauté et de générosité peu communes. En 1862 Berlioz dédie à Legouvé son recueil d’articles sur la musique intitulé À Travers chants, dont on trouvera le texte intégral sur ce site.
Leur correspondance a survécu en partie – plus d’une vingtaine de lettres de Berlioz à Legouvé datant de 1838 à 1864, et quelques unes de Legouvé à Berlioz; Legouvé cite d’ailleurs quelques unes des lettres adressées à lui par Berlioz. Les lettres qui ont survécu sont en général plutôt brèves, et cette correspondance ne donne qu’une idée sans doute incomplète de leurs rapports: ils vivaient tous deux à Paris et avaient sans doute de nombreuses occasions de se rencontrer, d’où le moindre besoin d’une correspodance écrite soutenue. Mais en outre Legouvé ne faisait probablement pas partie du cercle le plus intime de Berlioz, et il semble que Berlioz ne lui écrivait pas aussi abondamment et souvent qu’à Humbert Ferrand ou Franz Liszt, par exemple, ou les membres de sa famille. On remarquera ici que Legouvé ne figurait pas parmi les correspondants auxquels Berlioz écrivait régulièrement au cours de ses nombreuses tournées de concert à l’étranger (à l’encontre d’Auguste Morel, par exemple), et aussi que Legouvé ne dit que fort peu sur les voyages de Berlioz en dehors de la France qui ont joué un tel rôle dans sa carrière.
Pour tout berliozien le nom d’Ernest Legouvé est lié en premier lieu à la composition de Benvenuto Cellini. Dans ses Mémoires (fin du chapitre 48) Berlioz tient à rappeler le prêt généreux de 2,000 francs avancé par Legouvé pour lui permettre d’achever l’opéra (dans ses Souvenirs Legouvé n’y fait qu’un discrète allusion, §VII). La correspondance de Berlioz fournit quelques détails supplémentaires, et laisse supposer qu’en fait Legouvé fit deux avances et non une, la première de 1,000 francs au cours de 1836, et la seconde, de 1,000 francs également en juillet 1838 (voyez CG no. 558, du 3 juillet 1838): quelques années plus tard Berlioz aurait donc confondu les deux prêts en un. Plusieurs lettres de 1838 font allusion à ces prêts, que Berlioz ne manqua pas de rembourser rapidement fin décembre de la même année grâce au don de 20,000 francs de Paganini (CG nos. 563, 607, 611). Berlioz témoigna sa gratitude en dédiant à Legouvé l’ouverture de Benvenuto Cellini lors de sa publication séparément comme œuvre de concert en janvier 1839 (CG nos. 625-6; Holoman no. 76B). Dans ces lettres Berlioz compare sa situation à celle du sculpteur florentin – pour terminer son travail il avait eu besoin de métal, tout comme Cellini pour la fonte de sa statue, et c’est Legouvé qui lui en avait fourni les moyens. L’intention première de Berlioz avait été de dédier l’œuvre entière à Legouvé, mais la grande partition ne fut pas publiée du vivant du compositeur.
Quelques années plus tard, en 1842, collaboration de Berlioz avec Legouvé: il met en musique la ballade La Mort d’Ophélie sur un texte de son ami d’après Shakespeare (Holoman no. 92). Une lettre de Berlioz y fait allusion: “Quand vous viendrez à Paris avertissez-moi, je vous prie. J’ai à vous faire entendre ce que j’ai écrit la semaine dernière sur vos vers charmants de la Mort d’Ophélie (que j’avais perdus et que j’ai retrouvés). Si cette musique vous plaît, j’instrumenterai l’accompagnement de piano pour un joli petit orchestre et je pourrai faire exécuter le tout à un de mes concerts” (CG no. 769bis, 8 mai 1842). Berlioz instrumenta en fait la ballade plus tard (juillet 1848), et l’œuvre trouva finalement sa place comme le no. 2 du recueil intitulé Tristia et publié en 1851 (Holoman no. 119B), mais ne fut jamais exécutée du vivant de Berlioz. Legouvé ne fait pas allusion à cette collaboration dans ses Souvenirs.
Les lettres ultérieures témoignent de l’amitié soutenue des deux hommes. En 1856 Berlioz félicite chaudement Legouvé du succès de sa pièce Médée (CG no. 2113, 9 avril). En 1859 Legouvé offre son appui pour la nomination de Berlioz à la succession du chef d’orchestre Narcisse Girard qui venait de mourir, mais Berlioz préfère s’abstenir (CG no. 2465, 19 janvier). Il félicite Berlioz du succès de Béatrice et Bénédict en 1862 et des Troyens en 1863 (cf. Correspondance générale nos. 2645, 2792). Legouvé prête aussi évidemment son appui à plusieurs reprises pour chercher un poste pour Louis, le fils de Berlioz (cf. CG nos. 2658, 2904). Quoi de plus juste que les deux amis se retrouvent finalement dans la même promotion au titre d’officier de la Légion d’honneur en août 1864 (CG no. 2877)?
Texte intégral du chapitre XVI de Soixante ans de souvenirs.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 19 septembre 2004, révisée le 1er mars 2023.
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