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CHANT SOCIAL ET CHEMINS DE L’UTOPIE

Par Pierre-René Serna

© 2003 Pierre-René Serna

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    Les idées politiques de Berlioz peuvent paraître a priori imprécises ou contradictoires au regard des classifications manichéennes de notre époque. Si le compositeur garde une ferveur pour la Révolution française et conserve le culte du souvenir de Napoléon, s’il orchestre la Marseillaise et participe aux journées insurrectionnelles de 1830, il finit par se déclarer monarchiste, prônant une forme de pouvoir personnel d’ordre supérieur, à la fois absolu, éclairé et détaché. Il n’en demeure pas moins fidèle à ses primes convictions, comme l’atteste la variété de chants et marches d’esprit révolutionnaire qu’il écrit jusqu’à la fin de sa carrière. Tout comme il est sensible, à l’instar de nombre de ses contemporains, aux courants sociaux utopistes qui de Fourier à Proudhon ou Saint-Simon, parcourent et marquent le XIXe siècle.

    Il s’enthousiasme ainsi pour le socialisme d’essence universelle et métaphysique que prône le saint-simonisme, comme l’atteste la lettre au “père” Charles Duveyrier, l’un des chefs de cette mouvance secrète et initiatique, du 28 juillet 1831, où il est question de la “réorganisation politique de la Société” pour servir “l’amélioration de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre”. Il partage alors cet engouement avec certains de ses compagnons musiciens : Franz Liszt, le ténor Adolphe Nourrit, l’intime Ferdinand Hiller, et l’ami de toujours Dominique Tajan-Rogé, mais aussi d’autres de ses relations : Vigny, Balzac, Sand, sans compter le futur Napoléon III, qui n’était guère musicien, ni poète, ni de ses amis. La trace cachée, mais nette pour qui sait la décrypter, s’en perpétue dans son œuvre, depuis l’oratorio inaccompli le Dernier Jour du monde (avec son petit groupe de prophètes à l’avant-garde de la morale, comme entendaient l’être les disciples de Saint-Simon), jusqu’aux ouvrages tardifs : la scène de phalanstère (terme que Berlioz cite dans une lettre à sa sœur Adèle du 9 octobre 1854) qui ouvre le troisième acte des Troyens, la cantate le Temple universel (qui chante “la liberté… sur les débris des vieilles tyrannies” et l’abolition des frontières) ou Chant des Chemins de fer. On pourrait évoquer aussi ces inspirations sociales que sont la grève ouvrière, unique dans un opéra, au second acte de Benvenuto Cellini, et l’appel solennel à la paix entre les peuples qui clôt Roméo et Juliette. A la fin de sa vie, Berlioz semble aussi tenté par une autre idéologie utopiste, d’esprit politique, médical et religieux, dispensée par le docteur Vriès, pour laquelle il écrit Hymne pour la Consécration du nouveau tabernacle.

    Chant des Chemins de fer est une commande de la ville de Lille pour inaugurer la nouvelle gare, qui était l’ancienne gare du Nord transportée de Paris pierre à pierre, et une étape capitale dans la neuve ligne ferrée reliant Paris à Bruxelles. Dans la carrière de Berlioz où tous ses ouvrages résultent d’une nécessité intérieure, les commandes sont exceptionnelles, et toujours, comme pour le Requiem ou la Symphonie funèbre et triomphale, sur son instigation. Ne nous méprenons donc pas sur le prétexte de Chant des Chemins de fer, qui ne peut être le seul fruit des circonstances. C’est ainsi que Berlioz n’hésite pas à délaisser un instant le cours de son grand œuvre du moment, la Damnation de Faust, pour s’y consacrer pendant “trois nuits” selon sa correspondance. L’esprit de cette cantate, à refrains et couplets comme le veut la formule, est un pur reflet du sentiment saint-simonien qui baigne les aspirations du musicien. En témoigne le texte de Janin (journaliste ami de Berlioz et saint-simonien notoire) qui, à l’instar des relents francs-maçons de la Flûte enchantée, se prête à une double lecture. De prime abord, il semble s’agir de simples versets commémoratifs, conventionnels et naïfs à la fois, comme il en est des célébrations officielles françaises au XIXe siècle. Mais d’entrée, après les accords emportés de l’orchestre, les premiers mots annoncés par le ténor sous-entendent déjà une autre interprétation et plantent les intentions : le “grand jour” est en effet la transposition saint-simonienne du grand soir, l’avènement d’une nouvelle société. Juste après, comme la rumeur qui gronde, le peuple des “ouvriers” évoqué par le texte monte en puissance, musicalement glorifié (“peuple ouvrier” étaient les mots utilisés par les très saint-simoniens librettistes Alfred de Vigny, Auguste Barbier et Léon de Wailly, lors de la grève dans Benvenuto Cellini). Les autres paroles, citant ces “soldats de la paix” (les ouvriers) dont “la couronne est prête” pour célébrer leur “victoire”, “le peuple (qui) accourt”, le “travail humain”, “l’avenir plus grand, plus beau” et les “merveilles de l’industrie”, sont tout aussi empreintes de l’influence saint-simonienne (industrie et industriel étaient des mots clefs des théories sociales saint-simoniennes, symboles d’un progrès technique appelé à sauver l’humanité pour la mener à la transcendance divine). La musique se fait pour elles enthousiaste, donnant au chœur dans le refrain et les deux premiers couplets des accents vigoureux et nerveux sur une orchestration bondissante. Mais, après une reprise écourtée du refrain et préludant à son retour triomphal, c’est le dernier couplet en forme de coda, ses vers d’inspiration religieuse (déjà annoncés par la calme prière du troisième couplet au-dessus de cordes aériennes), son traitement musical de choral grandiose élargissant le propos à une dimension mystique, qui affirme définitivement les options des deux auteurs de la cantate. Sans ambiguïté pour qui connaît leur parcours idéologique.

Pierre-René Serna
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NOTE

*  Ce texte a été rédigé pour le concert inaugural de “Lille 2004”, capitale européenne de la culture, par l’Orchestre national de Lille sous la direction de Jean-Claude Casadesus le 6 décembre 2003.

Hector Berlioz: Chant des Chemins de fer, pour ténor solo, chœur et orchestre; H 110; paroles de Jules Janin; composé en juin 1846; créé le 14 juin 1846 pour l’inauguration de la gare de Lille. Durée approximative : 9 minutes.

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