Auguste Morel

 

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Auguste Morel et Berlioz

Extraits du Ménestrel 1869-1881

 

 

Le Ménestrel

Présentation

    Cette page donne une transcription, à partir des images sur le site internet de la Bibliothèque nationale de France, de plusieurs articles et comptes-rendus sur Berlioz publiés à Paris dans le journal Le Ménestrel de 1876 à 1881 par Auguste Morel, un des plus fidèles amis et soutiens de Berlioz au cours d’une amitié de trente ans. À la fin de sa carrière Morel était revenu de Marseille, où il avait dirigé le Conservatoire de Musique de 1853 à 1873, pour s’établir à Paris où à partir du 21 octobre 1877 il figure dans la liste des collaborateurs attitrés du Ménestrel. Ses articles, tout comme ceux d’un autre ami de Berlioz, Ernest Reyer dans le Journal des Débats qu’on trouvera reproduits sur ce site, constituent un témoignage de valeur sur la réhabilitation de Berlioz à Paris et en France après sa mort.

    Sauf correction de quelques erreurs typographiques nous avons reproduit les textes originaux tels quels.

Introduction

    This page provides a transcription, made from images on the Internet site of the Bibliothèque nationale de France, of several articles and reviews on Berlioz published in Paris in the weekly journal Le Ménestrel from 1876 to 1881 by Auguste Morel, one of the most faithful and supportive friends of Berlioz over a period of thirty years. At the end of his career Morel had returned from Marseille, where he had been the director of the Conservatoire from 1853 to 1873, to Paris where from 21 October 1877 he is listed among the regular contributors to Le Ménestrel. Like the feuilletons of another friend of Berlioz, Ernest Reyer in the Journal des Débats which are reproduced on this site in the original French, Morel’s articles provide valuable evidence on the Berlioz revival that took place in Paris and France after the death of the composer.

    Except for the correction of some typographical errors the original texts have been reproduced as they stand.

1869 1876 1877 1878 1879 1880 1881


1869

Le Ménestrel, 31 octobre 1869, p. 382

   — Dans un article intéressant et spirituel tout à la fois, à propos de Charles Maurice, le Figaro a flétri les journalistes qui font du chantage, sous quelque forme que ce soit, et il a eu grand’raison [Le Figaro, 10 septembre 1869, p. 1-2, sous le titre Chronique du Remplaçant]. Mais, où il s’est doublement trompé, c’est en classant Hector Berlioz parmi ceux qui ont abusé ou abusent de leur influence pour faire engager des actrices ou recevoir des pièces auxquelles ils s’intéressent. Pour prouver cette double erreur, M. Auguste Morel, l’honorable directeur du Conservatoire de Marseille, qui fut l’ami et le familier d’Hector Berlioz, nous communique des renseignements d’où il résulte, ce qui est parfaitement vrai, que Mlle Willès (et non Wellez) dont il s’agit, n’a jamais été engagée à l’Opéra-Comique par M Crosnier, mais bien par M. Léon Pillet au Grand-Opéra, où elle a tenu, pendant un an, un emploi secondaire sous le nom de Mlle Recio ; 2o que, si Berlioz portait en effet intérêt à Mlle Willès, qu’il a épousée après la mort de sa première femme, Miss Smithson, l’engagement de Mlle Recio n’en a pas moins été consenti contrairement à son avis et conséquemment de plein gré par M. Léon Pillet, auquel Berlioz n’a jamais fait de guerre systématique, pas plus qu’à M. Crosnier. Ce dernier, parfaitement désintéressé dans l’affaire en question, n’a donc jamais pu faire le récit erroné qu’on lui prête. Que Berlioz, par un sentiment trop vif, trop exclusif, de l’art allemand, se soit parfois montré injuste et passionné jusqu’à l’excès dans sa critique de l’art français, de l’art italien et de leurs principaux représentants, soit ; mais respectons, en somme, un grand caractère, une grande figure d’artiste.

1876

Le Ménestrel, 16 janvier 1876, p. 54-5

    — Dimanche dernier [9 janvier], grande attraction au concert Pasdeloup. Les noms de Beethoven et de Berlioz brillaient au programme, chacun pour une grande symphonie. C’était quelque chose d’analogue à une représentation du Théâtre-Français où, à une tragédie de Corneille ou de Racine, succéderait un drame de Victor Hugo ou de Shakespeare. Le jour de la justice et de la consécration définitive serait-il venu pour Berlioz, à qui on assignerait enfin le haut rang auquel il a droit dans l’art musical, comme étant la personnalité la plus puissante et la plus originale de la nouvelle école moderne pour le genre instrumental et symphonique ? Depuis dix ans qu’il est mort [huit en fait], c’est à peine si on exécutait de temps à autre quelque fragment de sa musique, tandis que, maintenant, ses grandes compositions commencent à reparaître tout entières. Il y a quelques semaines, c’était Roméo et Juliette que nous rendait la Société Colonne ; hier, c’est Harold que M. Pasdeloup offrait aux dilettantes. Enfin, on parle de l’exécution prochaine, au Conservatoire, des deux premières parties de la Damnation de Faust. Harold est la seconde symphonie de Berlioz. Il la composa sur la demande de Paganini, qui, après avoir entendu sa première œuvre : la Symphonie fantastique, lui avait témoigné l’admiration la plus enthousiaste. Puis vinrent successivement : Roméo et Juliette, la Symphonie en l’honneur des Victimes de Juillet, la Damnation de Faust et l’Enfance du Christ. Pour le théâtre, Berlioz a écrit trois opéras : Benvenuto Cellini, Béatrix et Bénedit et les Troyens, représentés, le premier, à l’Académie de Musique ; le second, au théâtre de Bade, et, le troisième, au Théâtre-Lyrique. Il a composé aussi plusieurs ouvertures détachées : Waverley, les Francs juges, le Roi Lear et le Carnaval romain. Enfin, il a écrit pour l’Église deux grandes compositions : un Requiem pour le service funèbre du maréchal Danrémont, aux Invalides, et un Te Deum pour orchestre et orgue exécuté à Saint-Eustache.

    Ce n’est pas après Harold, mais après Roméo et Juliette [avant!] que se place la fameuse anecdote des vingt mille francs donnés, en cadeau par Paganini à Berlioz. Cette somme lui arrivait fort à propos, car, malgré le succès et les recettes des deux ou trois premières exécutions consécutives de Roméo et Juliette, il s’en fallait de beaucoup que la dépense énorme occasionnée par l’étude de cette grande composition, frais de copie, rétribution d’un nombreux personnel d’instrumentistes et de choristes, fût entièrement couverte. Aussi Berlioz par reconnaissance, a-t-il dédié Roméo et Juliette à Paganini. Si ce dernier n’a jamais exécuté la partie d’alto solo que Berlioz avait écrite pour lui et qui personnifie en quelque sorte le héros de la symphonie et ses sensations devant les diverses scènes de la nature italienne, c’est le digne successeur de Paganini, son élève et l’héritier de son talent, c’est Sivori qui, dimanche, s’est chargé de l’interprétation de cette partie. C’était curieux de voir cet artiste si petit de taille, mais si grand par le talent, se démener avec son gros instrument, le maîtriser et de sa petite main en tirer des sons si expressifs, si pleins de charme et de puissance relative au milieu du puissant orchestre qui semblait vouloir l’étouffer.

    L’espace nous manque pour analyser et apprécier complètement les quatre parties d’Harold, dont une, la Marche des Pèlerins, est si justement célèbre. Le succès a été grand, mais il le deviendra encore plus quand Harold sera la partie essentielle, la pièce de résistance du programme et ne succédera pas à peu près immédiatement à la symphonie en ut mineur de Beethoven […] — AUGUSTE MOREL.

Le Ménestrel, 23 avril 1876, p. 167

    Le concert spirituel du vendredi saint, au théâtre du Châtelet [21 avril], a été d’un puissant intérêt. Il a commencé par la belle ouverture d’Athalie de Mendelssohn, à laquelle a succédé un très-important fragment de l’Enfance du Christ. On sait que, de toutes les grandes compositions de Berlioz, c’est peut-être la seule qui ait obtenu, dès son apparition, un succès éclatant, incontesté et unanimement reconnu. L’Enfance du Christ est, en effet, ce qu’on peut appeler une œuvre réussie. Nous ne croyons pas que jamais l’art musical et même les Noëls populaires aient aussi heureusement exprimé toute la douce et naïve poésie qui se rattache à la naissance du divin enfant. Nommer M. Bouhy et Mme Galli-Marié, c’est dire avec quelle perfection ont été rendues la partie de Joseph et celle de Marie. L’air-récit du Repos de la Sainte Famille a été dit avec un grand bonheur d’expression, et M. Perrin a bien tenu le petit rôle, du vieillard. Le trio si gracieux et si original des deux flûtes et de la harpe a été chaleureusement bissé. L’exécution iustrumentale a été, comme toujours, excellente, et nous devons aussi de justes éloges à l’exécution chorale. Le charmant chœur des bergers, qui a été le point de départ de l’œuvre de Berlioz, et le beau chœur mystique final ont été chantés et nuancés d’une façon réellement très-remarquable. […] — A. M.

Le Ménestrel, 12 novembre 1876, p. 390

    […] La Symphonie descriptive de Berlioz, dont le programme nous annonçait la première audition [5 novembre 1876], a déjà eu pourtant une exécution, une seule, croyons-nous, au Théâtre-Lyrique [le 4 novembre 1863]. Cette page instrumentale, qui faisait partie des Troyens, était destinée à être jouée le rideau levé, à accompagner et illustrer musicalement la pantomime et les divers incidents de la célèbre partie de chasse, où Didon et Énée, surpris par l’orage, durent se réfugier dans une grotte. Elle fut supprimée après la première représentation, probablement parce que le public n’avait pas paru disposé à admettre, dans un opéra, une longue scène muette. Il faut remercier M. Pasdeloup de nous l’avoir rendue. On retrouve là, sans doute, toutes les grandes qualités de Berlioz: la varété des effets, la richesse du coloris instrumental et des combinaisons harmoniques; le motif de la chasse est très-original; mais néanmoins on sent que ce morceau n’a pas été composé pour le concert, et, par cette raison, il ne présente pas le même développement logique et le même intérêt que les œuvres réellement symphoniques de ce compositeur. […] — AUG. MOREL.

1877

Le Ménestrel, 28 janvier 1877, p. 70

    […] L’ouverture du Carnaval romain de Berlioz, déjà exécutée au précédent concert, mais qui, mieux placée cette fois, a produit un effet tel que de chaleureux cris de bis se sont fait entendre ; la longueur du morceau s’est opposée à ce que M. Colonne et son orchestre puissent référer à ce vœu. […] Nous avons eu, pour terminer, l’Invitation à la valse de Weber, si ingénieusement instrumentée par Berlioz. — A. MOREL.

Le Ménestrel, 18 février 1877, p. 95

    Une affluence considérable assiégeait de bonne heure, dimanche dernier [11 février], les abords du Cirque d’hiver. Il était facile de reconnaître que M. Pasdeloup avait tenu à inaugurer brillamment la troisième série des Concerts Populaires, et que la séance devait présenter un attrait extraodinaire. Elle a commencé par l’ouverture du Freischütz et par un largo de Haendel. Ces deux morceaux ont été très-applaudis, et le second, dont le solo de hautbois a été parfaitement exécuté par M. Triebert, a même été bissé ; mais ceci n’était qu’une préparation à ce qui allait suivre : les deux premières parties de la Damnation de Faust, d’Hector Berlioz. — Pour l’exécution de cet opéra de concert, qui pourrait, sans trop de difficulté, devenir un opéra de théâtre, un nombreux personnel de choristes des deux sexes était venu se joindre à l’orchestre, et les deux rôles de Faust et de Méphistophélès étaient chantés par MM. Talazac et Bonnehée ; quant à la Marguerite, dans l’œuvre de Berlioz, elle ne paraît qu’à la troisième partie. — L’effet a été puissant, et le succès très-grand. Dans la première partie, le Lever du soleil, introduction instrumentale, le chœur des Paysans, si animé et si original, la marche hongroise, si entraînante ; dans la deuxième partie, le grand chœur religieux de la fête de Pâques, les chœurs des étudiants, d’où se détachent les deux chansons bouffonnes du Rat et de la Puce, et surtout la scène des Sylphes, si supérieurement poétique, tout cela a vivement impressionné l’auditoire, qui avait même bonne envie de faire bisser deux morceaux, la marche hongroise et la valse des Sylphes, mais la séance était trop longue pour que cela fût possible, car il y avait encore à exécuter la marche turque de Mozart. — A. M.

Le Ménestrel, 25 février 1877, p. 103

    — L’association artistique du Châtelet, qui, l’année dernière, nous avait rendu la grande symphonie dramatique de Berlioz, Roméo et Juliette, nous donne, cette année, la légende dramatique de ce maître, la Damnation de Faust. M. Colonne est un admirateur ardent et un zélé propagateur de la musique de Berlioz : il l’étudie avec amour et n’épargne rien pour que l’exécution de ses œuvres soit digne de leur haute valeur. Il nous l’avait déjà prouvé par Roméo et Juliette ; il nous l’a prouvé encore plus victorieusement aujourd’hui par la Damnation de Faust, qui est monté de la manière la plus remarquable. Les principaux rôles sont tenus : celui de Faust, par M. Prunet, ténor, qui, malgré une indisposition pour laquelle il a dû faire réclamer l’indulgence du public, s’est montré à la hauteur de sa tâche ; celui de Méphistophélès par M. Lauwers, basse chantante à l’organe sonore et mordant ; et celui de Marguerite par Mme Duvivier qui déjà, à un précédent concert, avait prouvé dans le charmant duo de Béatrice et Bénédict son aptitude à interpréter la musique de Berlioz. Les chœurs ont bien marché et l’orchestre du Châtelet, dont on connaît la supériorité habituelle, s’est cette fois encore surpassé. L’effet a été puissant : les grandes et fortes beautés que renferme chacune des quatre parties de la Damnation de Faust ont produit la plus vive impression. La salle entière éclatait à chaque instant en applaudissements, en bravos et en bis chaleureux. On a bissé la marche hongroise, la valse des Sylphes, la fugue sur l’Amen, la chanson de la Puce, la sérénade de Méphistophélès. Si la chose eût été possible, on aurait bissé tous les morceaux de cette belle partition. En un mot, ç’a été un véritable succès d’enthousiasme, succès qui assurerait plus de cent représentations, si la Damnation de Faust, au lieu d’être un opéra de concert, était un opéra pour le théâtre. AUG. MOREL.

Le Ménestrel, 4 mars 1877, p. 108-9

HECTOR BERLIOZ

LA DAMNATION DE FAUST

    Nous avons déjà constaté l’immense succès que la première audition de la Damnation de Faust a obtenu au théâtre du Châtelet, dont la salle était pleine jusqu’aux combles. Nous avons dit l’enthousiasme du public, les applaudissements, les bravos et les cris de bis répétés qui n’ont cessé d’accueillir les quatre parties de la légende dramatique d’Hector Berlioz, dont la partition a toute l’importance d’un véritable grand opéra en quatre actes. Que les temps sont changés ! Le succès et la gloire arrivent enfin à notre grand symphoniste français; succès tardif, gloire posthume ! Il est curieux et triste à la fois de relire dans les mémoires de Berlioz les quelques pages qu’il consacre à la Damnation de Faust, et de voir comme il déplore, en termes amers, l’insuccès relatif de cet ouvrage pour lequel il semble avoir une prédilection particulière. Exécuté deux fois sous sa direction en 1846, dans la salle de l’Opéra-Comique, malgré le talent de Roger et d’Herman-Léon qui chantaient Faust et Méphistophélès, il n’excita que très-médiocrement l’empressement du public, si bien qu’écrasé par les frais énormes de la copie et les études préparatoires de sa partition et de la location de la salle, Berlioz en fin de compte se trouva presque ruiné ; heureusement qu’acceptant les offres qui lui étaient faites, il partit bientôt pour Saint-Pétersbourg où les roubles de la Russie le dédommagèrent largement des pertes que son chef-d’œuvre méconnu lui avait fait subir.

    Berlioz n’a pas écrit d’un même jet et en une seule fois sa Damnation de Faust. Pendant qu’il était encore élève du Conservatoire, la lecture du Faust de Gœthe, traduit par Gérard de Nerval, l’impressionna tellement qu’il mit immédiatement en musique tout ce qui, dans la traduction, était en vers ; notamment, les chansons bouffonnes du Rat et de la Puce, la poétique chanson du Roi de Thulé, la scène des sylphes qui n’était alors que l’embryon de ce qu’elle est devenue plus tard, la romance de Marguerite (D’amour l’ardente flamme), et le chœur des démons en langue inconnue [inexact]. Berlioz fit graver à ses frais ces six morceaux [huit] en un recueil qui se vendit peu, et quelques années après il en fit détruire les planches, de sorte qu’aujourd’hui cette publication n’existe plus dans le commerce de la musique. Celui qui écrit ces lignes en possède un exemplaire qu’il conserve religieusement.

    Quand Berlioz, ayant obtenu le grand prix, partit pour Rome, il emporta sa musique, et le chœur en langue inconnue faillit lui jouer un mauvais tour ; il n’en parle pas dans ses Mémoires, mais il se plaisait à le raconter à ses amis. A la suite des événements de 1830, il y avait eu des troubles en Italie ; on ne pénétrait pas facilement dans les Etats du pape ; à la frontière on visita minutieusement ses bagages, on examina page par page toute sa musique et le chœur en langue inconnue éveilla les méfiances de la police. Un moment on songea à arrêter le voyageur suspect ; mais on se contenta de saisir toute sa musique qu’il eut toutes les peines du monde à se faire rendre. Il ne fallut pour cela rien moins que l’intervention d’Horace Vernet, alors directeur de l’Ecole de Rome, et de l’ambassadeur de France, qui certifièrent que ce chœur en langue inconnue n’était qu’une simple fantaisie artistique et ne cachait nullement un complot contre le gouvernement papal, ou contre la religion.

    Ce n’est qu’une quinzaine d’années après que Berlioz eut l’idée de compléter l’œuvre qu’il avait à peine ébauchée et qu’il conçut le plan de sa Damnation de Faust, où il se proposait de faire entrer les divers morceaux que nous avons désignés plus haut, en les remaniant. Il y travailla d’abord à Paris, puis pendant son second voyage en Allemagne, dans les diverses villes où il s’arrêtait pour donner des concerts. Il le termina enfin et y mit la dernière main à son retour à Paris. Le livret de la Damnation de Faust est donc, pour une faible partie, de Gérard de Nerval et d’un ami, M. Gandonnière, qu’il avait prié de versifier quelques morceaux, et, pour le reste, de Berlioz lui-même, chez qui le compositeur était doublé du poëte, et qui, le plus souvent, trouvait le vers en même temps que l’idée mélodique.

    Berlioz, s’écartant, au grand scandale des critiques allemands, du plan tracé par Gœthe, s’est permis, dans la première partie de sa légende, de conduire un moment Faust en Hongrie ; il avait ses raisons pour cela. Il voulait y intercaler la marche de Rakoczy, qui, instrumentée, et développée par lui, avait produit le plus grand effet à son premier [second] voyage en Allemagne et en Hongrie. L’introduction instrumentale qui représente Faust se promenant au lever de l’aurore sur les bords du Danube, est splendide. C’est une fugue en qui n’a rien de l’aridité ordinaire de ce genre de composition, et que Berlioz a su rendre expressive ; l’orchestre, avec une variété de rhythmes et une richesse de coloris admirables, y fait entendre les bruits confus de la nature à son réveil, pendant que le vieux docteur exhale ses plaintes désespérées. Cette fugue s’enchaîne avec un chœur de paysans, plein d’originalité et de verve, à deux mouvements : un six-huit et un deux-quatre, qui commence en mi mineur et passe bientôt en sol. A la scène champêtre succède la scène militaire avec la marche de Rakoczy qui, ainsi placée, produit bien plus d’effet que lorsqu’on l’exécute isolément.

    La seconde partie est la plus riche et la plus remplie. Elle commence par le grand et beau chœur religieux en fa de la fête de Pâques. Méphistophélès arrête Faust au moment où il va boire le poison, et le conduit dans une brasserie. Le chœur en ut mineur des buveurs attablés a bien le caractère d’une orgie, dans laquelle, comme le dit Méphistophélès, la bestialité se montre dans toute sa candeur. Un des buveurs chante la chanson en ut [en majeur], et le chœur entonne la fugue burlesque en sur le mot Amen, que le public a bissée aux deux exécutions, comme la marche hongroise. Bis également pour la chanson de la Puce en fa, que M. Lauwers détaille très-agréablement. — De cette scène de gaieté vulgaire on passe à une scène poétique et mystérieuse. Méphistophélès chante à Faust endormi sur les bords de l’Elbe un bel air récitatif : « Voici des roses », pendant que les sylphes bercent, par leurs chants et leurs danses légères, le sommeil dans lequel il voit apparaître en songe la vision enchanteresse de Marguerite. La valse des Sylphes, si connue, ne pouvait manquer d’être bissée. Au réveil de Faust, Méphistophélès le conduit vers la demeure de Marguerite, et ils rencontrent en route des soldats et des étudiants. De là résultent deux chœurs : l’un, de soldats, chantant un refrain militaire ; l’autre, d’étudiants, chantant une ode latine de basse. Ces deux chants, pleins de mouvement et de caractère, après avoir été entendus séparément, s’unissent dans un ensemble du plus grand effet.

    Dans la troisième partie, Marguerite chante la chanson du Roi de Thulé en fa, avec accompagnement obligé d’alto, qui a bien la couleur simple et quelque peu archaïque que l’auteur a voulue. Le menuet des Follets est non moins heureusement réussi que la valse des Sylphes. La sérénade de Méphistophélès est ravissante : l’organe mordant, l’excellente articulation de M. Lauwers l’ont fait on ne peut mieux valoir, et nécessairement encore, elle a été redemandée les deux fois. Puis vient le duo passionné : « Ange adoré », de Faust et Marguerite, qui se termine en trio par l’arrivée de Méphistophélès accourant pour séparer les deux amants.

    Marguerite, abandonnée par Faust, chante, au début de la quatrième et dernière partie, l’air si émouvant : « D’amour l’ardente flamme », dont le motif impressionne si vivement d’abord, quand le cor anglais se fait entendre dans la ritournelle, puis quand l’amante désolée le dit avec des larmes dans la voix. Mme Duvivier a déployé beaucoup de sentiment, et a été très-applaudie. L’indisposition persistante de M. Prunet nous a malheureusement privés, dans les deux séances, de l’un des beaux morceaux de la partition : l’Invocation de Faust à la Nature. Après, c’est la Course vers l’Abîme, si mouvementée et si fantastique. Et deux grands chœurs terminent l’ouvrage : celui des démons célébrant l’arrivée du pécheur que leur amène Méphistophélès (c’est le chœur en langue inconnue dont nous avons parlé), et, par un contraste saisissant, le chœur des esprits célestes, avec soprani seulement, chantant la rédemption de Marguerite.

    Les deux exécutions de la Damnation de Faust, qui vont être suivies d’une troisième, font le plus grand honneur à l’Association artistique du Châtelet, qui a désormais sa place marquée parmi nos grandes institutions artistiques. Cette haute fortune, elle la doit au mérite individuel et au zèle de chacun de ses membres, et surtout à l’initiative puissante, et au dévouement infatigable de son fondateur. Après s’être montré habile organisateur, M. Colonne a déployé comme chef d’orchestre un talent de premier ordre, d’abord en dirigeant l’exécution des grandes œuvres classiques et modernes du répertoire courant des concerts, puis en montant le Roméo et Juliette, et la Damnation de Faust, qui depuis plus de trente ans n’avait pas été exécuté intégralement. M. Colonne a d’autant plus de mérite d’avoir si bien compris et si bien fait interpréter la musique si difficile de ce maître qu’il est trop jeune pour avoir pu l’entendre exécuter sous la direction de l’auteur. Et puisque nous parlons des exécutions dirigées par Berlioz, cela nous remet en mémoire un détail qu’il n’est peut-être pas sans intérêt de rappeler ; c’est dans l’une des deux auditions de la Damnation de Faust, à Paris, dans la salle de l’Opéra-Comique, en 1846, que s’est fait entendre pour la première fois le grand violoniste Camille Sivori qui, samedi dernier, a fait fanatisme au Théâtre-Italien.

AUGUSTE MOREL.

NOTE (de Michel Austin): Les Huits scènes de Faust de 1828 ne comportaient pas de chœur en langue infernale, et Morel confond ici l’ouvrage avec le Chœur d’ombres du Retour à la vie, chœur dont les paroles encoururent la méfiance de la censure papale pendant le séjour du compositeur en Italie en 1831-2, ainsi que Berlioz le raconte au chapitre 44 des Mémoires.

Le Ménestrel, 11 mars 1877, p. 118

    — Dimanche dernier encore [4 mars], la troisième exécution, nous allions dire représentation, de la Damnation de Faust, avait attiré une affluence considérable au concert de l’Association artistique du Châtelet.

    Loin de se ralentir, le succès du chef-d’œuvre d’Hector Berlioz semble s’accroître à chaque audition nouvelle. Comme aux précédentes, les applaudissements et les bravos plus enthousiastes et souvent les bis n’ont cessé d’éclater. L’effet a été d’autant plus grand cette fois, que le rôle de Faust avait pour interprète un ténor ayant la plénitude de ses moyens, M. Talazac qui déjà l’avait chanté aux concerts populaires. M. Talazac qui a de la chaleur et de la puissance, a parfaitement fait ressortir tout ce qui dans son rôle était resté un peu dans la pénombre, au Châtelet, par suite de l’indisposition persistante de M. Prunet : les beaux récitatifs des deux premières parties, et surtout le grand duo d’amour si passionné de la troisième partie et le trio qui suit. Dans la quatrième partie, M. Talazac nous a enfin fait entendre l’invocation à la nature, que Berlioz regardait comme un des meilleurs morceaux de sa partition. Le public a été de cet avis, car il a accueilli avec transport et voulu absolument entendre deux fois cette grande et belle inspiration musicale, dans laquelle l’orchestre et la voix s’unissent si heureusement pour arriver à une si haute puissance d’effet. Avec ce nouveau Faust et M. Lauwers et Mme Duvivier, si bien placés dans les deux rôles de Méphistophélès et de Marguerite, la Damnation de Faust peut avoir encore plusieurs brillantes et fructueuses exécutions. Comme nous l’avons dit, c’est un succès qui fait le plus grand honneur à l’Association artistique du Châtelet, et à son digne chef, M. Colonne. — A. M.

Le Ménestrel, 13 mai 1877, p. 190

    Mercredi soir, 9 mai, l’Association artistique du Châtelet avait fait élection de domicile, 13, rue du Mail. Pas un de ses membres n’avait voulu faire défaut au concert que M. Colonne donnait salle Erard et dont le programme était uniquement composé d’œuvres d’Hector Berlioz. Cet hommage rendu à la mémoire de notre grand symphoniste français, en reconnaissance du magnifique succès que la Damnation de Faust a valu à l’Association et à son digne chef-président, a porté bonheur à la soirée de M. Colonne ; le public, et un public de choix, où l’on remarquait toutes les notabilités de la presse musicale, s’y est rendu en foule avec autant d’empressement qu’aux matinées dominicales du Châtelet. Le concert était à la fois instrumental et vocal. Les interprètes de la partie vocale étaient MM. Lauwers, Mme Duvivier, le Méphistophélès et la Marguerite du Châtelet, et Mlle Vergin, qui, l’année précédente, avait chanté les beaux couplets du Prologue dans la symphonie de Roméo et Juliette. Tous trois ont obtenu beaucoup de succès. M. Lauwers a chanté l’air de Méphistophélès : Voici des roses, et la sérénade de la Damnation, qui a été bissée. La mélodie la Captive, véritable scène pour voix et orchestre, et un gracieux boléro, de Zaïde, ont été parfaitement interprétés ; la Captive par Mme Duvivier et Zaïde par Mlle Vergin. — Notons en passant que ce boléro, que Berlioz n’a pas orchestré [inexact], est le seul morceau qui ait été chanté accompagné par le piano ; puis les deux cantatrices se sont unies pour dire Sarah la Baigneuse et la Mort d’Ophélie, deux ballades à deux voix, que Berlioz avait primitivement composées pour chœur. La première est vive et brillante et la seconde d’une tristesse et d’une mélancolie suaves... Dans la partie instrumentale, deux petites pièces ont été très-applaudies. Le trio pour deux flûtes et harpe de l’Enfance du Christ, qui a été bissé, et la Rêverie-caprice pour violon et orchestre, qui a été on ne peut plus expressivement exécutée par M. Camille Lelong, l’habile violoniste de l’Association. Trois importantes et très-belles compositions ont été admirablement exécutées par l’orchestre, l’ouverture du Roi Lear, d’un caractère si noble et si majestueux, la charmante valse du Bal, fragment de la symphonie fantastique, et la marche des Troyens à Carthage, morceau d’une puissance et d’un éclat inouïs, qui a triomphalement terminé la soirée. AUG. MOREL.

Le Ménestrel, 4 novembre 1877, p. 390

    — Dimanche dernier [28 octobre] la réouverture des concerts de la Société artistique avait attiré un public nombreux et empressé dans la vaste salle du Châtelet, qui était pleine jusqu’aux combles. La séance a été des plus brillantes ; à son arrivée au pupitre, M. Colonne a reçu une salve d’applaudissements chaleureux, par lesquels l’auditoire a semblé vouloir ratifier la décision ministérielle qui a choisi cet habile chef d’orchestre pour diriger les concerts de la prochaine Exposition. La vaillante armée instrumentale, qui manœuvre avec tant d’ensemble et de précision à son commandement, a d’abord enlevé la belle ouverture de la Flûte enchantée, de Mozart, dont l’introduction majestueuse est suivie d’une fugue à la fois si charmante et si savante. Puis est venue la Symphonie Fantastique, de Berlioz.

    On sait quel éclatant succès la Société artistique du Châtelet a obtenu avec le Roméo et Juliette et surtout avec la Damnation de Faust, de notre grand symphoniste français ; elle a donc voulu faire acte de reconnaissance à son égard, en exécutant, dès sa première séance de cette année, une des œuvres du maître qu’elle n’avait point encore abordées. Cette fois encore, réussite complète. L’exécution a été on ne peut plus satisfaisante, chacun des cinq morceaux a été salué par les applaudissements et les bravos et l’un deux, la fameuse Marche au Supplice, a été bissée.

    La Symphonie Fantastique est la première grande composition instrumentale que Berlioz ait produite ; il l’écrivit étant encore élève au Conservatoire, avant d’avoir obtenu le prix de Rome. Il est réellement inouï qu’un jeune musicien ait pu, à son début, faire preuve d’autant de puissance et d’originalité. Par suite de circonstances qu’il raconte dans ses Mémoires, Berlioz ne put faire exécuter son œuvre qu’après son retour de Rome [inexact]. Le jeune maître, qui avait à sa charge tous les frais des auditions de l’ouvrage, n’avait pas à sa disposition les ressources que possèdent nos grandes sociétés de concert. Les cloches qui, dans le dernier morceau, sonnent pendant l’exécution du Dies Iræ burlesque, étaient remplacées par un piano et ce piano, savez-vous qui le tenait ? c’était Liszt, Liszt lui-même !… Le grand pianiste qui avait pour Berlioz la plus haute admiration et qui s’était lié avec lui de la plus étroite amitié, ne dédaignait pas, tenait même à honneur de venir s’asseoir au piano pour frapper en octaves les deux notes sol et ut que font entendre les cloches. Une fois pourtant, Liszt ne se contenta pas de cet humble rôle de sonneur de cloches, et, après l’exécution de la Symphonie Fantastique par l’orchestre, il exécuta sur le piano la scène du bal, extraite de la réduction qu’il avait faite de cette symphonie. C’était une témérité qu’un pianiste tel que Liszt pouvait peut-être seul se permettre, et qui lui valut un véritable triomphe. Deux ou trois ans après, Berlioz faisant de nouveau exécuter la Symphonie Fantastique en l’absence de Liszt, voulut avoir de vraies cloches, mais cela ne lui réussit pas : après le huitième ou dixième coup, le maillet se cassa dans la main de l’artiste chargé de frapper les cloches, qui dut remplacer par des lacet-forcés les coups qu’il avait encore à donner. Rien de pareil n’est arrivé dimanche ; tout a parfaitement marché, et, nous le répétons, l’exécution de la Symphonie Fantastique fait le plus grand honneur à l’orchestre du Châtelet et à son digne chef. […] AUG. MOREL.

Le Ménestrel, 16 décembre 1877, p. 23

    — La Damnation de Faust a fait, dimanche dernier [9 décembre], sa triomphale réapparition au Châtelet. Montée tardivement à la fin de la dernière saison musicale, elle n’avait pu avoir que six exécutions consécutives ; mais cette fois, on peut, sans crainte de se tromper, prophétiser qu’elle en aura bien davantage, à voir l’attraction puissante que le chef d’œuvre de Berlioz exerce sur le public et l’enthousiasme qui ne cesse d’éclater après chaque morceau, il n’y a pas de raison pour que la Damnation de Faust ne tienne l’affiche jusqu’à la fin de la saison actuelle. Nous n’avons pas besoin de revenir sur les mérites de cette grande œuvre, de détailler de nouveau toutes les beautés qu’elle renferme ; contentons-nous de constater que son exécution est aussi remarquable, aussi amplement satisfaisante que l’année dernière. Les bis traditionnels de la marche hongroise, de la valse des Sylphes, de la sérénade de Méphistophélès et de l’Invocation à la nature, n’ont pas fait défaut. Cette fois encore, MM. Talazac et Lauwers sont toujours très-justement et très-chaleureusement applaudis dans les deux rôles de Faust et de Méphistophélès.

    La nouvelle Marguerite, Mlle Vergin, met parfaitement en relief toutes les parties de ce rôle difficile ; elle a surtout chanté avec beaucoup d’expression et très-bien accentué l’air : D’amour l’ardente flamme, aussi a-t-elle eu une large part des applaudissements et des bravos. Les chœurs ont très-convenablement marché, et l’orchestre surtout a droit aux plus grands éloges. En un mot, cette excellente interprétation de ce grand chef-d’œuvre fait le plus grand honneur à la Société artistique et à son digne chef M. Colonne, et la Damnation [de] Faust est pour eux un succès inépuisable. A. M.

1878

Le Ménestrel, 24 mars 1878, p. 135

    — Encore une victoire signalée remportée par l’Association artistique du Châtelet avec le Requiem d’Hector Berlioz, dont la première audition a attiré, dimanche dernier [17 mars], une foule considérable et obtenu le succès le plus éclatant. Le Requiem est, par ordre de date, la troisième des grandes compositions de ce maître, et arrive immédiatement après les symphonies purement instrumentales la Fantastique et Harold. Berlioz l’écrivit sur la commande de la direction des Beaux-Arts, avec une rapidité qui a lieu de surprendre en raison des proportions dans lesquelles l’œuvre est conçue, et ce Requiem fut exécuté pour la première fois, sous la direction d’Habeneck, au service funèbre qui fut célébré dans la chapelle des Invalides, en l’honneur du maréchal Danrémont, emporté par un boulet au siège de Constantine. Il fut ensuite, à quelques années d’intervalle, exécuté deux ou trois fois, sous la direction de l’auteur, dans l’église de Saiut-Eustache et Berlioz en fit entendre le Dies iræ dans quelques concerts qu’il donna au Cirque des Champs-Élysées, où il produisit le plus grand effet. — Pour ce morceau capital, Berlioz a eu l’idée de placer aux quatre coins de l’orchestre principal, quatre petits orchestres de cuivre représentant les trompettes des archanges allant réveiller les morts aux quatre points cardinaux. Cette grandiose et terrible fanfare, qui précède la strophe Tuba Mirum a produit dimanche dernier un effet électrique, et la salle entière a éclaté en applaudissements, en bravos et en cris de bis enthousiastes. En outre de la prose des morts, il y a encore de nombreuses beautés à signaler dans cette admirable partition, notamment la fugue instrumentale de l’Offertoire, sur laquelle le chœur fait entendre à intervalles inégaux dans un unisson obstiné sur une seule note, comme une sorte de gémissement plaintif, l’exclamation : Libera ! Le Sanctus est un solo de ténor, auquel répond un chœur de soprani.

    Ce solo qui avait Duprez pour interprète à la première exécution aux Invalides, a été très-convenablement chanté par M. Mouliérat. Enfin, citons encore l’Agnus Dei à la fin duquel reprend encore le motif du Requiem du début.

    Nos vives et sincères félicitations à M. Colonne, qui a prouvé une fois de plus, par l’excellente exécution de cette œuvre, qu’il est non seulement un chef d’orchestre des plus habiles, mais encore un musicien consommé. Il lui a fallu de longues, laborieuses et patientes études pour pénétrer si avant, par la lecture seule de la partition, dans la pensée du maître et parvenir à la faire si bien comprendre et interpréter par la vaillante armée instrumentale et par les chœurs relativement insuffisants placés sous sa direction. A. M.

Le Ménestrel, 7 avril 1878, p. 150

    — La Damnation de Faust avait attiré, dimanche dernier [31 mars], une foule considérable au Cirque d’Hiver. M. Pasdeloup a monté le chef-d’œuvre de Berlioz avec le plus grand soin. Il a adjoint à son excellent orchestre un chœur nombreux et bien discipliné et confié les parties principales à trois artistes de talent : M. Valdéjo qui, bien que sa voix ait par moments un peu manqué d’ampleur, s’est tiré très-convenablement du rôle de Faust ; M. Lauwers, si bien placé dans le personnage de Méphistophélès, et Mlle Isaac qui a chanté avec une belle voix et beaucoup de sentiment le rôle de Marguerite. La Marche hongroise et la Valse des Sylphes ont été bissées. L’effet a donc été très-grand, mais il l’eût été encore plus si la plupart des mouvements n’avaient été pris trop vite, tandis que par contre celui de la fugue sur l’Amen a été trop lent. Signalons aussi une entrée intempestive de la trompette dans le récitatif qui précède la marche hongroise. Que M. Pasdeloup fasse disparaître ces imperfections et le beau succès qu’il a obtenu dimanche dernier ira toujours croissant. A. M.

Le Ménestrel 8/12/1878, p. 16

    Dimanche dernier a eu lieu la réouverture de la Société des Concerts du Conservatoire. Il va sans dire que l’auditoire était au grand complet, que pas un seul des heureux privilégiés possesseurs d’un abonnement ne faisait défaut. Qui pourrait se lasser d’entendre les chefs-d’œuvre des maîtres, exécutés par cet admirable orchestre si bien dirigé par M. Deldevez, dans cette salle aux proportions si favorables à l’acoustique, vraie table d’harmonie, dont la sonorité, si puissante qu’elle soit, reste toujours en deçà du point précis où commencerait l’excès ? […] Et enfin la séance a fini brillamment, par l’ouverture si pleine de couleur et de verve du Carnaval romain, que Berlioz a composée avec des motifs de son Benvenuto Cellini quelques années après la première représentation de cet opéra, dont la musique, un peu trop avancée peut-être pour l’époque, contient des beautés de premier ordre.

1879

Le Ménestrel, 16 février 1879, p. 95

    — Dimanche dernier [9 février], au Châtelet, la deuxième exécution de Roméo et Juliette d’Hector Berlioz a de nouveau fait salle comble. Le public est de plus en plus impressionné par les grandes et fortes beautés de cette œuvre à la fois symphonique et dramatique. Les solis de la partie vocale, le prologue et la grande scène finale de la réconciliation des Capulets et des Montaigus, qui dans les deux [trois] seules exécutions intégrales données en 1838, par Berlioz dans la salle du Conservatoire, étaient chantés par trois artistes de l’Opéra, Mme Wideman, MM. Alexis Dupont et Alizard, sont aujourd’hui confiés au talent de Mlle Vergin, de MM. Villaret fils et Lauwers, qui, sans égaler tout à fait leurs devanciers, y produisent beaucoup d’effet ; on a bissé le charmant et si original petit air de la reine Mab. Les trois grands morceaux de la partie instrumentale, la fête chez Capulet, le magnifique adagio de la scène du jardin et le Scherzo, cette si ravissante paraphrase orchestrale de l’air de la reine Mab, soulèvent les bravos et les applaudissements chaleureux de la salle entière. En somme, le Roméo et Juliette de Berlioz est un nouveau et grand succès qui fait beaucoup d’honneur à l’association artistique du Châtelet et à son digne chef M. Colonne. — A. M.

Le Ménestrel, 16 mars 1879, p. 124

FESTIVAL BERLIOZ A L’HIPPODROME

    Beethoven spento, non c’era che Berlioz potesse farlo revivere ; Beethoven mort, il n’y avait que Berlioz qui pût le faire revivre ; voilà ce que Paganini écrivait en 1838 à Berlioz, en lui envoyant ces vingt mille francs qui ont fait tant de bruit alors et depuis. Ils arrivaient à propos, car Berlioz qui, pendant toute sa longue carrière, n’a jamais pu arriver à la fortune, était en ce moment fort embarrassé pour faire face aux frais de deux séances qu’il venait de donner dans la salle du Conservatoire et pour payer les instrumentistes et les choristes, ce qu’il a toujours fait avec la plus grande exactitude. Quand on félicitait le célèbre violoniste sur sa munificence princière envers le jeune compositeur, il disait : J’ai fait tout cela avant tout pour Berlioz à qui j’ai été heureux de pouvoir rendre service, mais je l’ai fait aussi pour moi, car, dans quelque temps, on dira : Paganini est le premier qui ait su reconnaître un homme de génie. En écrivant et en parlant ainsi, Paganini n’a fait que devancer de quarante ans le jugement que la postérité qui, pour Berlioz, a commencé en 1869, ne devait pas tarder à porter sur son compte. Aujourd’hui, les œuvres de Berlioz, à peu près délaissées pendant sa vie, ont reconquis la faveur publique et figurent au répertoire de nos grandes sociétés de concerts : le Conservatoire, les Concerts populaires, l’Association artistique du Châtelet, et enfin, le festival donné en son honneur, le samedi soir 8 mars dans l’immense salle de l’Hippodrome, l’effet produit par un choix de ses plus belles œuvres, les applaudissements et les acclamations enthousiastes qui les ont accueillies, sont un nouveau et éclatant témoignage, qui, s’il en était besoin encore, consacrerait définitivement la mémoire de notre grand symphoniste français.

    C’est à M. Ernest Reyer qu’avait été confiée la mission d’organiser et de diriger ce festival. M. Ernest Reyer a été un des plus chauds admirateurs de Berlioz. Il était auprès de lui à ses derniers moments, il est devenu son continuateur comme feuilletoniste musical du Journal des Débats et a fini par entrer comme lui à l’Institut où il occupe la place laissée vacante par Félicien David, encore un admirateur et un ami d’Hector Berlioz ; personne donc n’était plus que M. Reyer apte à pénétrer, à s’assimiler et à faire dignement interpréter la pensée du maître.

    M. Reyer a en outre, comme compositeur, une valeur qu’attestent ses deux succès de Maître Wolfram et de la Statue ; il en comptera sans doute bientôt un troisième, bien autrement important, avec son Sigurd dont, sur la demande qui lui a été faite, il a dû consentir à nous faire entendre deux morceaux. L’ouverture bien connue et souvent exécutée dans les concerts a été applaudie à l’Hippodrome aussi chaleureusement qu’au Conservatoire, au Cirque d’hiver et au Châtelet. Le chœur du troisième acte du même opéra était une première audition qui a pleinement réussi. Il y a de la verve et de l’éclat dans ce morceau où, sur les chants des masses chorales se détachent par moments de pompeuses fanfares de trompettes en mi bémol.

    Les noms de deux anciens et illustres maîtres brillaient aussi sur le programme. On sait la profonde vénération que Berlioz professait pour Gluck et Spontini ; aussi, lorsque, à la clôture de l’Exposition de l’industrie de 1844, il donna dans la grande salle de machines, mise à sa disposition par le gouvernement, un festival pour lequel il avait réuni un personnel de plus de mille musiciens, instrumentistes et choristes, voulut-il y faire exécuter, entre autres grandes œuvres, l’ouverture de la Vestale et la scène d’Armide qui renferme les deux chœurs : Voici la charmante retraite, et Jamais dans ces beaux lieux. C’est là sans doute la raison pour laquelle ces deux morceaux ont trouvé place dans le festival Berlioz. Ils ont du reste tous deux, parfaitement rendus sous l’habile direction de M. Vizentini, produit une grande sensation, surtout le fragment d’Armide, dont la délicieuse petite gavotte en fa a fait un plaisir indicible.

    C’est le héros de la fête qui a fourni tout le reste du programme. Une seule des compositions de Berlioz, la marche et chœur de la Prise de Troie, était nouvelle pour le public : elle a beaucoup de solennité et de grandeur. Tous les autres, le fragment symphonique, tristesse de Roméo et fête des Capulets de Roméo et Juliette, le grand chœur du serment de réconciliation des Capulets et des Montaigus qui termine cette symphonie-dramatique, le septuor des Troyens, le chœur des soldats et des étudiants de la Damnation de Faust, tous ces morceaux, disons-nous, sont trop connus, trop universellement appréciés à leur si haute valeur pour qu’il soit besoin d’en faire ici de nouveau l’éloge. Bornons-nous à répéter ce que nous avons dit en commençant, qu’ils ont produit un immense effet, qu’ils ont été applaudis et acclamés avec enthousiasme, et ajoutons que les deux qui s’y prêtaient le plus par leur dimension, le septuor des Troyens et le double chœur de la Damnation de Faust, ont été bissés par la salle entière.

    La soirée a été magnifiquement clôturée par le final de la symphonie en l’honneur des Victimes de Juillet, composition beaucoup moins connue que les autres parce que, étant écrite pour musique militaire et pour un très-grand nombre d’exécutants, on n’a eu que de très-rares occasions de l’entendre. Berlioz la composa en 1840 sur la commande de M. de Rémusat, alors ministre de l’intérieur, et elle fut exécutée la même année, en plein air, à la cérémonie qui eut lieu pour la translation des cendres des victimes de Juillet sous la colonne de la place de la Bastille. Elle y fit certainement beaucoup d’effet, mais, comme le dit Berlioz dans ses Mémoires, son véritable et très-grand succès fut à la salle des concerts de la rue Vïvienne, d’abord à la répétition générale, à laquelle toute la presse avait été conviée, puis dans quatre exécutions que le propriétaire de cet établissement obtint de l’auteur la permission d’en donner.

    Elle se compose de trois parties, la Marche funèbre, l’Oraison funèbre, Solo de trombone et l’Apothéose. Ce n’est que postérieurement que Berlioz eut l’idée d’y adjoindre un orchestre ordinaire à l’orchestre militaire et un chœur au dernier morceau. C’est sous cette forme définitive qu’elle a été exécutée et qu’elle a produit un si puissant effet. D’une allure si fière et si noble, le motif de l’apothéose a un élan et une force d’entraînement irrésistibles, bien fait pour éveiller dans l’âme le sentiment du plus pur et du plus ardent patriotisme.

A. MOREL.

Le Ménestrel, 14 décembre 1879, p. 11-12

LA PRISE DE TROIE D’HECTOR BERLIOZ.

[H. Moreno]

    Chacun sait que le poème lyrique : les Troyens, d’Hector Berlioz, se divise en deux parties. La première : la Prise de Troie, était inconnue du public parisien qui n’avait entendu jusqu’ici que la seconde partie de l’œuvre, à l’ancien Théâtre Lyrique de M. Carvalho. L’intrépide directeur n’avait osé réaliser le rêve de Berlioz : un opéra complet en deux soirées, — ce qu’a tenté et dépassé, plus tard, le grand musicien de l’avenir : Richard Wagner. Car, on ne saurait trop constater que l’École nouvelle allemande a pris racine dans les œuvres françaises de Berlioz qui, hardiment, s’en alla planter son drapeau en Allemagne, tandis que Richard Wagner corrigeait modestement, à Paris, les épreuves des partitions de Meyerbeer si décriées depuis par l’auteur de Tannhœuser.

    Nous ajouterons que les meilleures pages de l’école nouvelle allemande n’ont point dépassé Berlioz dans sa Damnation de Faust et certaines scènes de son Roméo, mais il nous paraît acquis aujourd’hui qu’Hector Berlioz avait moins encore que Richard Wagner le sens du drame lyrique au point de vue théâtral. Ce dernier a prouvé dans son Rienzi (première manière), et son Lohengrin (seconde manière), que n’étaient les exagérations de son système, il serait apte à tenir la scène au premier rang, tandis que l’exhumation de la Prise de Troie, vient d’affirmer une fois de plus, l’impuissance théâtrale d’Hector Berlioz. En effet, cette partition ne saurait être un opéra dans la réelle acception du mot : on doit la classer plutôt parmi les oratorios de genre, et pour cela il suffirait d’en distraire les quelques fragments qui visent le théâtre par la forme et dont la pensée n’est vraiment pas digne de Berlioz. Nous voulons parler des réminiscences italiennes et de quelques parties orchestrales de l’œuvre, par lesquelles l’auteur des Troyens a voulu se donner des airs de théâtre qui sortent complètement du domaine de son génie.

    Nous devons cependant reconnaître que le finale du second acte de la Prise de Troie est, au contraire, d’une allure théâtrale des plus saisissantes, et, pour notre part, nous remercions M. Colonne d’avoir mis ce finale en scène par l’illusion fort artistique, à notre sens, d’un décor de fond dévoilant tout à coup, aux yeux de l’auditeur, les masses chorales et orchestrales qui viennent prendre part à l’action musicale de cet admirable finale.

    Notre ami et collaborateur Victor Wilder n’est pas de notre avis, à ce sujet, dans son remarquable feuilleton du journal le Parlement, ce qui nous fait un devoir de reproduire son opinion. Nos lecteurs prononceront, après avoir entendu la Prise de Troie, au Châtelet. Voici ce que dit et pense M. Wilder à l’égard de ce finale qui a produit une si grande impression sur nous :

Pour la-mise en scène de ce grand ensemble, Berlioz avait conçu une idée poétique ; il voulait que les fanfares triomphales, très éloignées d’abord, se rapprochassent peu à peu, jusqu’à ce que le cortège vînt défiler sur le théâtre, pour s’éloigner de nouveau et se perdre enfin dans les murs de Troie. Pendant ce temps, Cassandre, restée seule en scène, se livrait à son désespoir, qui se développait, dans un crescendo parallèle, avec les sonorités de la marche.

Je ne saurais dire si le finale ainsi réglé pour une représentation théâtrale produirait l’effet rêvé par Berlioz ; mais, au concert, la pensée de l’auteur ne peut évidemment être rendue avec la précision désirable. M. Colonne a tâché de suppléer à la mise en scène absente par un petit artifice. Il a disposé ses cuivres et ses chœurs derrière la toile du fond, qui s’ouvre quand le cortège est censé s’approcher et se ferme quand il doit s’éloigner. J’avoue que l’invention m’a paru plus ingénieuse que réellement heureuse. La précision rythmique en souffre, et l’effet désiré par Berlioz n’est, après tout, rendu que d’une laçon très grossière.

    Si le finale du deuxième acte n’a point produit sur M. Wilder l’effet saisissant qu’il a causé à tant d’autres, en revanche notre collaborateur est plein d’admiration pour la première partie du troisième acte, admiration que nous partageons à tous les égards. Voici ce qu’il en dit :

Le troisième acte s’ouvre par une page très belle et, à mon sens, la meilleure de la partition. Pendant que Troie commence à s’embraser et que les compagnons d’Ulysse, sortis de leur retraite, portent partout le meurtre et le carnage, Enée, inconscient des dangers de la patrie, dort dans son palais. Soudain, s’avance vers lui le spectre sanglant d’Hector. Réveillé brusquement par l’écroulement d’une maison voisine, Enée se dresse sur sa couche et voit Hector debout devant lui. Après un instant d’hésitation, il s’adresse à cette ombre vénérée et lui demande quelle puissance invisible l’arrache à la tombe. Alors Hector apprend à Enée l’affreuse vérité. Troie est perdue ; il faut qu’il fuie et qu’il sauve les débris de son peuple pour aller fonder en Italie une ville nouvelle, à laquelle est promise l’empire du monde.

Toute cette scène de l’apparition est admirablement conçue et réalisée. La pathétique apostrophe d’Enée, le sombre monologue d’Hector descendant par degrés chromatiques et souligné par le timbre sinistre des cors bouchés, accompagnés de la sourde pulsation des timbales et des lourds pizzicati des basses, forme un tableau digne de Gluck, dont on peut évoquer ici le grand nom sans que Berlioz ait à craindre de fléchir sous le parallèle. Cette belle scène est couronnée par l’entrée tumultueuse d’Ascagne, Chorèbe, Panthée et les soldats troyens qui viennent supplier Enée de se mettre à leur tête et veulent tenter un dernier effort contre la citadelle, avec le courage inspiré par le désespoir :

Una salus victis, nullam sperare salutem !

ou comme traduit Berlioz :

Le salut des vaincus est de n’en plus attendre !

Je voudrais, ajoute M. Victor Wilder, m’arrêter sur cette page, qui me paraît être le point lumineux de la partition de Berlioz ; mais je suis forcé d’aller jusqu’au bout et de constater la médiocrité des dernières scènes de l’œuvre.

La prière des femmes troyennes réfugiées au pied de l’autel de Cybèle est d’une recherche qui n’atteint pas l’effet ; elle ne trahit nullement, d’ailleurs, le désespoir qui doit remplir l’âme de ces infortunées, vouées à la mort ou à l’esclavage. Les imprécations de Cassandre, exhortant ses compagnes à se réfugier dans le trépas pour ne pas orner le triomphe du vainqueur, n’ont rien non plus de cette énergie sauvage qui seule peut entraîner des cœurs timorés dans la voie du sacrifice et du martyre.

Tout cela n’empêche pas qu’on n’ait salué les derniers accords de la partition de Berlioz par des acclamations enthousiastes, auxquelles M. le président de la République, qui assistait à la séance, a poliment mêlé quelques bravos. Il est à présumer, par conséquent, que le succès de la Damnation de Faust va se renouveler : la musique de Berlioz est à la mode.

    Ce dernier trait indique une sorte de réaction qui s’impose à quelques esprits, et des meilleurs, à l’endroit des triomphes d’outre-tombe dont on se plaît à glorifier la grande ombre d’Hector Berlioz. Eh bien ! nous déclarons hautement que nous ne sommes pas et ne serons pas avec cette réaction-là. Sans se piquer de chauvinisme artistique, on ne peut s’empêcher de s’écrier, en pensant à Berlioz : Soyons Français ! Comment ! voilà un compositeur et des plus illustres, nié, sifflé, torturé sa vie durant, par ses compatriotes, et nous viendrions protester contre un excès de glorification si légitimement dû à ce martyr de la musique romantique !

    Si les amis de Berlioz excèdent parfois la mesure, ils ont pour excuse l’expiation qu’ils se font un devoir de faire subir aux ennemis acharnés du grand artiste si longtemps méconnu.

    Et dans cette partition de la Prise de Troie, à peine répétée et mise au point par la Société Colonne, — pressée de répondre à l’exécution du même ouvrage aux Concerts populaires de l’infatigable Pasdeloup, — que de belles pages à citer ! Passons la parole, à cet égard, à notre collaborateur Auguste Morel, un fanatique de Berlioz, c’est vrai, mais qui, du moins, n’a pas attendu le succès de la musique de son ami, de son Dieu, pour s’en faire l’apôtre dévoué. Voici la note envoyée au Ménestrel par M. Morel, à l’issue du dernier concert Colonne :

Au Châtelet, dimanche dernier, l’empressement de la foule, qui assiégeait les bureaux et les portes, disait assez tout l’attrait et le haut intérêt exceptionnel que présentait la séance. Il restait encore une œuvre de Berlioz qui n’avait jamais été exécutée du vivant de ce maître, la Prise de Troie. La première audition complète de cet ouvrage est donc un solennel hommage rendu par la Société artistique du Châtelet à la mémoire de notre grand compositeur national. Elle en a été largement récompensée, car elle vient par là de remporter une nouvelle victoire, d’obtenir un succès éclatant qui, nous en sommes convaincus, sera double.

La Prise de Troie est l’une des deux grandes œuvres dramatiques que la lecture assidue de Virgile, le divin Virgile, comme il l’appelle, a inspirée à Berlioz qui, à cette occasion, s’est fait son propre librettiste; l’autre est les Troyens à Carthage représentés, il y a une quinzaine d’années, au Théâtre-Lyrique. La Prise de Troie est donc, en quelque sorte, le prologue des Troyens à Carthage, mais un prologue d’une importance peu commune, puisqu’il constitue, à lui seul, un opéra en trois actes. C’est une œuvre profondément originale, aussi fortement conçue que magistralement élaborée, et empreinte d’un bout à l’autre de cette grandeur épique, simple et majestueuse, qu’exigeait impérieusement le sujet.

Constamment animée par un souffle puissant, cette musique a par moments des accents émus et pénétrants qui vous remuent jusqu’au fond de l’âme, et qui font songer à ceux que devait proférer la prêtresse antique lorsqu’elle montait sur le trépied sacré et que le Dieu parlait par sa bouche. Ce n’est pas ici le lieu d’entreprendre une analyse détaillée de la partition, bornons-nous à en énumérer les principales beautés : d’abord le premier acte tout entier ; le chœur du début qu’accompagnent les instruments à vent seuls, chanté par la populace troyenne, qui, trompée par le départ simulé des Grecs, se répand joyeuse hors des murs de la ville ; l’air de Cassandre déplorant cette funeste erreur du peuple, et son duo avec Chorèbe son fiancé qui au lieu de fuir comme elle l’en supplie, persiste à vouloir la conduire à l’autel. Le second acte s’ouvre par un hymne-marche qui l’hiver dernier fut vivement acclamé à l’Hippodrome, au festival de Berlioz, organisé et dirigé par M. Ernest Reyer, non moins vivement acclamé au Châtelet. Cette marche a été bissée. Puis vient un très piquant petit morceau instrumental : le combat du ceste, que suit une pantomime où l’on remarque un solo de clarinette on ne peut plus expressif dans sa simplicité et une belle phrase des cuivres au moment de la bénédiction du vieux Priam. Citons encore et surtout le grand ensemble provoqué par la nouvelle de la mort tragique de Laocoon.

Le troisième acte est celui qui gagnera le plus à être entendu de nouveau, mais signalons dès à présent un morceau qui a produit beaucoup d’effet, le récitatif dans lequel la voix de l’ombre d’Hector, dans une progression descendante par demi-tons, ordonne à Enée de partir pour l’Italie.

    C’est le morceau si remarquable, signalé par notre collaborateur Victor Wilder, qui a, du reste, rendu pleine justice, dans son feuilleton du Parlement, à bien d’autres belles pages de la partition de la Prise de Troie, tout en faisant de notables réserves. Mais nos lecteurs veulent-ils maintenent s’inspirer de l’avis d’un spécialiste, comme on dit en clinique, qui a entendu avec religion, sans préoccupation d’école ni de plume, les trois auditions de M. Pasdeloup, c’est-à-dire trois fois le premier acte, deux fois le second et une seule fois le troisième. Voici cet avis dépouillé de l’artifice du langage littéraire ou des séductions de l’amitié. Notons au préalable qu’au concert Pasdeloup, Mme Charton donnait au personnage de Cassandre tout le relief voulu, tandis qu’au Châtelet ce rôle principal est resté effacé sous la voix de medium, absolument négative, de Mme Leslino. Ceci dit, laissons parler M. J. Anschutz, chargé de prendre des notes pour le Ménestrel aux trois auditions Pasdeloup.

PREMIER ACTE. — Après le chœur de la populace troyenne (sic) qui est plein d’animation et de mouvement malgré ou à cause de sa vulgarité, vient le grand récit de Cassandre suivi du duo avec son fiancé Chorèbe, qui tient presque tout l’acte ; à la première audition ce long morceau a été accueilli presque froidement, c’est à peine si on a souligné par quelques applaudissements, la belle phrase du baryton « Reviens à toi ». A la deuxième audition, le morceau a eu un tout autre sort ; Mme Charton, par sa grande et large manière de dire le récit, s’est imposée au public qui a été sous le charme pendant tout l’acte ; enfin dimanche, à la troisième audition, ce n’a été qu’une suite continuelle de bravos et d’applaudissements : donc cet acte qui paraissait long et interminable, a fini par paraître trop court aux auditeurs de M. Pasdeloup. Comme critique, on reste étonné de trouver dans ce duo une indéniable ressemblance avec la coupe et la facture italienne si malmenées par Berlioz de son vivant.

DEUXIÈME ACTE. — La marche-hymne que M. Pasdeloup avait cru devoir placer, le premier dimanche, à la fin du premier acte, a repris sa place naturelle, le second dimanche, à l’entrée du second acte, ce qui en a augmenté l’intérêt. Les contrastes des chœurs alternant avec le rythme bruyant des batteries ont fait un grand effet.

Le combat du ceste, morceau symphonique très-original, par ses rythmes à trois et cinq temps, a été brillamment enlevé par l’orchestre. Après la pantomime qui doit évidemment gagner à la scène, suit l’allegro très coloré d’Enée racontant le châtiment de Laocoon. Ce morceau, d’un effet également croissant à chaque audition, a été interprété avec beaucoup de vérité par M. Stéphane.

L’ottetto suivant est certainement, avec la marche finale, le morceau capital de l’ouvrage. Les masses chorales y sont traitées avec beaucoup de hardiesse et de savoir tout à la fois, et il a causé une profonde impression à chaque nouvelle audition. Nous regrettons seulement que les phrases chorales soient trop souvent à l’unisson, et toujours sur les mêmes paroles ; là aussi la forme italienne a influencé l’auteur malgré lui.

Enfin la marche troyenne, qui couronne le deuxième acte, est d’une allure superbe ; elle s’entend d’abord dans le lointain, puis se rapproche peu à peu pour éclater avec toutes les forces orchestrales et vocales.

Pourquoi la disposition de la salle du cirque n’a-t-elle pas permis à M. Pasdeloup de diviser ses exécutants selon la pensée de l’auteur, ce qui eût certainement doublé l’effet de ce morceau !

Au TROISIÈME ACTE, qui en était à sa première audition dimanche dernier, le grand effet a été pour l’apparition d’Hector, qui commence sur le si bémol aigu de la voix de basse pour se terminer sur le si bémol grave, en s’éteignant insensiblement par degrés chromatiques ; l’orchestration y joue un grand rôle, les sons bouchés du cor sont employés là avec un rare bonheur. Citons encore la phrase de Cassandre : « Mais vous, colombes effarées » qui a été dite avec beaucoup d’ampleur par Mme Charton. Le chœur qui suit et qui termine l’opéra nous a semblé, pour une aussi grande œuvre, d’un rythme banal et peu en situation. Une nouvelle audition de ce dernier acte nous dévoilera peut-être encore certaines beautés qui ont dû nous échapper une première fois. Somme toute, la partition de la Prise de Troie ne saurait avoir la variété ni l’intérêt de la Damnation de Faust. Les lamentations et les sinistres prédictions de Cassandre s’y perpétuent par trop, d’où naît une incontestable monotonie de l’œuvre, si remarquable qu’elle soit.

    Maintenant, lecteurs, que vous reste-t-il à faire ? Prendre en main la partition de la Prise de Troie et vous rendre aux deux interprétations de l’œuvre (concerts Colonne et Pasdeloup), afin de vous faire une opinion toute personnelle.

    Si je vous recommande de prendre la partition en main, c’est que, pour ma part, la lecture de la musique m’a paru doubler l’intérêt que je prenais à l’audition de la Prise de Troie. Il en sera toujours de même chaque fois que l’interprétation d’une grande œuvre ne répondra pas absolument à votre idéal. On reconstitue ainsi la pensée de l’auteur que l’on retrouve vivante sur le muet papier, alors même qu’elle est trahie par l’orchestre ou par la voix des chanteurs.

H. MORENO.

1880

Le Ménestrel, 31 octobre 1880, p. 383

    — Dimanche dernier [24 octobre], le deuxième concert de l’Association artistique du Châtelet a, comme le premier, fait salle comble et offert un haut intérêt. Il a commencé par une excellente exécution de la Symphonie romaine de Mendelssohn, si pleine de couleur, d’animation et de verve et d’un effet toujours sûr. C’est bien encore de la musique romaine ou, tout au moins, sur un sujet romain, cette ouverture de Benvenuto Cellini, d’Hector Berlioz qui, redemandée cette fois encore comme à la séance précédente, a excité le plus vif enthousiasme. On sait que Berlioz a écrit deux ouvertures pour ou plutôt sur son opéra de Benvenuto Cellini ; la première est celle que nous ne saurions trop remercier M. Colonne d’avoir eu la bonne pensée de nous rendre au début de la saison nouvelle et qui, si nos souvenirs sont fidèles, n’a jamais été exécutée qu’aux représentations sur notre première scène lyrique [inexact] de cette œuvre si contestée dans le temps et méconnue comme l’a été plus tard la Damnation de Faust, mais qui n’en renferme pas moins de réelles et fortes beautés. Ce n’est que plusieurs années après que Berlioz composa la seconde, qu’il a intitulée ouverture du Carnaval romain, parce qu’elle est faite à peu près entièrement avec les motifs et les airs de danse de la fête des Mocoletti, une des soirées les plus tumultueuses du carnaval de Rome, qui forment le final du premier acte de son opéra. Dans l’une Berlioz s’était surtout inspiré des situations et des motifs dramatiques et passionnés, tandis que dans l’autre, c’est le côté pittoresque de l’œuvre qui lui a servi de thème. La première exécution de l’ouverture du Carnaval romain eut lieu, sous la direction de l’auteur, salle Henri Herz, et le succès fut si spontané et si éclatant qu’aux acclamations de la salle entière, Berlioz fut prié de la faire jouer deux fois de suite. En somme les ouvertures de Benvenuto Cellini et du Carnaval romain, différant si essentiellement l’une de l’autre, sont, chacune dans son genre, deux compositions de la plus grande valeur. […] A. M.

Le Ménestrel, 28 novembre 1880, p. 415

    — Dimanche dernier [21 novembre], au Châtelet, le nom d’Hector Berlioz, qui brillait sur l’affiche du concert de l’Association artistique, pour trois importantes compositions dont une vocale, avait encore surexcité l’empressement habituel de la foule et rempli jusqu’aux combles cette vaste salle de théâtre. […] Revenons à Berlioz et rappelons rapidement ce que nous avons déjà eu occasion de dire tout récemment, que ce compositeur a fait successivement, à dix ans d’intervalle, deux ouvertures avec les principaux motifs de son opéra. La première porte nécessairement le titre de l’œuvre ; la seconde, intitulée Ouverture du Carnaval romain, diffère essentiellement de caractère avec son aînée : l’une est dramatique et passionnée, l’autre, presque uniquement pittoresque, chaudement colorée, pleine de verve et d’entraînement ; toutes deux ont reçu un accueil enthousiaste. Placée comme trait d’union entre ces deux grandes pages instrumentales et formant avec elles un seul numéro du programme, se trouvait la romance de ténor du second acte de cet opéra, très mélodique et empreinte d’un sentiment doux et mélancolique profondément senti, que l’accentuation expressive et, par moments, les chaleureux élans de voix de M. Vergnet ont on ne peut mieux fait valoir ; elle a été très applaudie. […] A. M.

Le Ménestrel, 12 décembre 1880, p. 14

    — Foule énorme encore et plus que jamais, dimanche dernier, au Cirque d’Hiver. Le huitième concert populaire s’est ouvert avec éclat par la pittoresque symphonie d’Hector Berlioz, Harold en Italie, qui a soulevé l’enthousiasme de la salle entière, et dont la célèbre Marche des Pèlerins a été bissée. Constatons la bonne exécution de cette œuvre difficile, et mentionnons particulièrement le talent avec lequel la partie d’alto-solo a été rendue par M. Van Waefelghem, premier alto de cet excellent orchestre où les chefs de pupitre des divers instruments sont tous, au besoin, des solistes de mérite. […]

Le Ménestrel, 19 décembre 1880, p. 22-3

    […] C’est encore par une œuvre d’Hector Berlioz, à peu près complètement délaissée depuis sa mort, l’ouverture du Roi Lear, que M. Colonne et sa valeureuse phalange ont commencé la séance ; elle présente un caractère de grandeur et de majesté qui a produit une profonde impression, et elle a reçu cet accueil enthousiaste aujourd’hui assuré à toutes les grandes pages instrumentales de ce maître. […] A. M.

1881

Le Ménestrel, 16 janvier 1881, p. 55

    — La trilogie sacrée de l’Enfance du Christ, dont Berlioz a composé à la fois le poème et la musique, est la seule des œuvres de ce maître qui ait réussi sans contestation dès sa première apparition. La plupart des critiques musicaux de l’époque expliquaient le succès qu’ils avaient à constater, en prétendant que Berlioz avait changé de manière et de système : l’un d’eux, même, d’ordinaire très acharné contre lui, aurait dit : on m’a gâté mon Berlioz. Ce qui a pu dans le temps donner une apparence de fondement à cette appréciation d’une partie de la presse parisienne, c’est la beauté si inouïe, dans son adorable simplicité, de la deuxième partie : la Fuite en Egypte ; le chœur des adieux des Bergers et le récit du Repos de la Sainte Famille sont d’une naïveté d’expression ravissante, d’une suavité pénétrante qui va jusqu’au plus profond du cœur ; aussi le public a-t-il voulu à toute force les entendre deux fois de suite en entier. Berlioz dont le génie se prêtait à tous les divers genres d’expression a merveilleusement rendu cette pastorale religieuse ; mais dans toute la première partie, le Songe d’Hérode, et dans le début de la troisième partie, l’Arrivée à Sais, qui s’ouvre par les supplications émouvantes de saint Joseph et de la sainte Vierge, auxquelles succède peu après un chœur de serviteurs large et plein de mouvement, on retrouve le Berlioz des grands effets dramatiques et pathétiques, toujours aussi fécond et aussi puissant qu’il s’était montré, quelques années avant, dans la Damnation de Faust. L’exécution est très satisfaisante ; on voit que M. Colonne a étudié avec amour cette belle partition et n’a épargné ni peines, ni soins pour lui trouver des interprètes dignes de sa haute valeur. M. Lauwers et Mlle Vergin ont très bien rendu les rôles de saint Joseph et de la Vierge, peu développés d’ailleurs, comme cela devait être en raison du caractère de ces personnages. La voix mordante et l’accentuation ferme de M. Vernouillet conviennent parfaitement au rôle d’Hérode ; M. Crépeau, le Père de famille de la troisième partie, a une bonne voix de basse profonde. Le rôle du ténor, le récitant, est, selon nous, le plus important ; des divers récits dont il se compose M. Bolly a surtout réussi le plus beau, celui du Repos de la Sainte Famille dont il a seulement exagéré un peu l’expression de douceur voulue, en le chantant d’un bout à l’autre dans la mezza voce. Nommons encore MM. Dethurens et Devineau qui ont convenablement tenu deux rôles secondaires, et tous nos éloges sans restriction à l’orchestre et aux chœurs de l’Association artistique qui ont marché avec une précision et un ensemble parfaits, sous la direction de leur habile chef M. Colonne. — A. M.

Le Ménestrel, 13 mars 1881, p. 119

    — Au Châtelet, dimanche dernier [6 mars] salle comble plus que jamais ; comme nous l’avons dit dès le principe, la Damnation de Faust est un succès inépuisable. Nous ne reviendrons pas une fois de plus sur l’incomparable valeur du chef-d’œuvre d’Hector Berlioz, aujoud’hui si connu, si apprécié, si populaire ; quelques mots seulement sur l’exécution. Les deux chanteurs, le ténor, M. Lamarche et la basse chantante M. Claverie ont des voix, sinon très puissantes, du moins timbrées et suffisamment étendues, une bonne prononciation et une accentuation ferme. Il leur manque seulement pour s’assimiler complètement les rôles de Faust et de Méphistophélès cette assurance et cette autorité qu’ils acquerront de plus en plus à mesure qu’ils se familiariseront avec les beautés et les difficultés de cette admirable musique. Restée en légitime possession du rôle de Marguerite, Mlle Vergin a chanté avec style et une expression saisissante, la chanson du Roi de Thulé, d’Amour l’ardente flamme. L’orchestre et les chœurs ont comme toujours marché avec une précision et un ensemble parfaits, sous l’habile direction de M. Colonne. Le public chaleureux, enthousiaste, a bissé la Marche Hongroise, la valse des sylphes, la Sérénade de Méphistophélès et l’Invocation à la Nature. A. M.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 11 décembre 2010, augmentée le 20 octobre 2011.

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