Le Monde Illustré No 82. 6 Novembre 1858 [p. 298-299]
MÉMOIRES D’UN MUSICIEN 1.
(Suite.)
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VIII
A. de Pons. Il me prête 1,200 francs. On exécute ma
messe une
première fois dans l’église de Saint-Roch, une seconde fois
dans l’église
de Saint-Eustache. Je la brûle.
Mon découragement devint donc extrême ; je n’avais rien de spécieux à répliquer aux lettres dont mes parents m’accablaient ; déjà ils menaçaient de me retirer la modique pension qui me faisait vivre à Paris, quand le hasard me fit rencontrer, à une représentation de la Didon de Piccini, à l’Opéra, un jeune et savant amateur de musique, d’un caractère généreux et bouillant, qui avait assisté en trépignant de colère à ma débâcle musicale de Saint-Roch. Il appartenait à une famille noble du faubourg Saint-Germain et jouissait d’une certaine aisance. Il s’est ruiné depuis lors ; il a épousé, malgré sa mère, une médiocre cantatrice, élève du Conservatoire ; il s’est fait acteur quand elle a débuté ; il l’a suivie, en chantant l’opéra, dans les provinces de France et en Italie. Abandonné au bout de quelques années par sa prima donna, il est revenu végéter à Paris en donnant des leçons de chant. J’ai eu quelquefois l’occasion de lui être utile dans mes feuilletons du Journal des Débats ; mais c’est un poignant regret pour moi de n’avoir pu faire davantage ; car le service qu’il m’a rendu spontanément a exercé une grande influence sur toute ma carrière, je ne l’oublierai jamais. Il se nommait Augustin de Pons. Il vivait avec bien de la peine, l’an dernier, du produit de ses leçons ! Qu’est-il devenu après la révolution de Février, qui a dû lui enlever tous ses élèves ?... je tremble d’y songer...
En m’apercevant au foyer de l’Opéra : « Eh bien, s’écria t-il de toute la force de ses robustes poumons, et cette messe ! est-elle refaite ? quand l’exécutons-nous tout de bon ? — Mon Dieu, oui, elle est refaite et, de plus, recopiée. Mais comment voulez-vous que je la fasse exécuter ? — Comment ? parbleu, en payant les artistes. Que vous faut-il ? voyons ! douze cents francs ? quinze cents francs ? deux mille francs ? je vous les prêterai, moi. — De grâce, ne criez pas si fort. Si vous parlez sérieusement je serai trop heureux d’accepter votre offre, et douze cents francs me suffiront. — C’est dit. Venez chez moi demain matin, j’aurai votre affaire. Nous engagerons tous les choristes de l’Opéra et un vigoureux orchestre. Il faut que Valentino soit content, il faut que nous soyons contents, il faut que cela marche, sacrebleu ! »
Et de fait cela marcha. Ma messe fut splendidement exécutée dans l’église de Saint-Roch, sous la direction de Valentino, devant un nombreux auditoire ; les journaux en parlèrent favorablement, et je parvins ainsi, grâce à ce brave de Pons, à m’entendre et à me faire entendre pour la première fois. Tous les compositeurs savent quelle est l’importance et la difficulté, à Paris, de mettre ainsi le pied à l’étrier.
Cette partition fut encore exécutée longtemps après (en 1827) dans l’église de Saint-Eustache, le jour même de la grande émeute de la rue Saint-Denis. L’orchestre et les chœurs de l’Odéon m’étaient venus en aide cette fois gratuitement, et j’avais osé entreprendre de les diriger moi-même. A part quelques inadvertances causées par l’émotion, je m’en tirai assez bien. Que j’étais loin, pourtant, de posséder les mille qualités de précision, de souplesse, de chaleur, de sensibilité et de sang-froid, unies à un instinct indéfinissable, qui constituent le talent du vrai chef d’orchestre ! et qu’il m’a fallu de temps, d’exercice et de réflexions pour en acquérir quelques-unes ! Nous nous plaignons souvent de la rareté des bons chanteurs, les bons directeurs d’orchestre sont bien plus rares encore, et leur importance, dans une foule de cas, est bien autrement grande et redoutable pour les compositeurs.
Après cette nouvelle épreuve, ne pouvant conserver aucun doute sur le peu de valeur de ma messe, j’en détachai le Resurrexit2, dont j’étais assez content, et je brûlai le reste, en compagnie de la scène de Béverley, pour laquelle ma passion s’était fort apaisée, de l’opéra d’Estelle et d’un oratorio latin (le Passage de la mer Rouge), que je venais d’achever. Un froid coup d’œil d’inquisiteur m’avait fait reconnaître ses droits incontestables à figurer dans cet auto da-fé.
IX
Ma première entrevue avec Cherubini. Il me chasse de la bibliothèque du Conservatoire.
Lesueur, voyant mes études harmoniques assez avancées, voulut régulariser ma position en me faisant entrer dans sa classe du Conservatoire. Il en parla à Cherubini, alors directeur de cet établissement, et je fus admis. Fort heureusement on ne me proposa point à cette occasion de me présenter au terrible auteur de Médée, car, l’année précédente, je l’avais mis dans une de ses rages blêmes, en lui tenant tête dans la circonstance que je vais raconter et qu’il ne pouvait avoir oubliée.
A peine parvenu à la direction du Conservatoire, en remplacement de Perne qui venait de mourir, Cherubini voulut signaler son avénement par des rigueurs inconnues dans l’organisation intérieure de l’école, où le puritanisme n’était pas précisément à l’ordre du jour. Il ordonna, pour rendre la rencontre des élèves des deux sexes impossible hors de la surveillance des professeurs, que les hommes entrassent par la porte du faubourg Poissonnière, et les femmes par celle de la rue Bergère, ces différentes entrées étant placées aux deux extrémités opposées du bâtiment.
En me rendant un matin à la bibliothèque, ignorant le décret moral qui venait d’être promulgué, j’entrai, suivant ma coutume, par la porte de la rue Bergère, la porte féminine, et j’allais arriver à la bibliothèque, quand un domestique, m’arrêtant au milieu de la cour, voulut me faire sortir pour revenir ensuite au même point en rentrant par la porte masculine. Je trouvai si ridicule cette prétention que j’envoyai paître l’argus en livrée et je poursuivis mon chemin. Le drôle voulait faire sa cour au nouveau maître en se montrant aussi rigide que lui. Il ne se tint donc pas pour battu et courut rapporter le fait au directeur. J’étais, depuis un quart d’heure, absorbé par la lecture d’Alceste, ne songeant plus à cet incident, quand Chérubini, suivi de mon dénonciateur, entra dans la salle de lecture, la figure plus sévère, les cheveux plus hérissés et d’un pas plus saccadé que de coutume. Ils firent le tour de la table où étaient accoudés plusieurs lecteurs ; après les avoir tous examinés successivement, le domestique, s’arrêtant devant moi, s’écria : « Le voilà ! » Cherubini était dans une telle colère qu’il demeura un instant sans pouvoir articuler une parole : « Ah ! ah ! ah ! ah ! c’est vous, dit-il enfin, avec son accent italien, que sa fureur rendait plus comique, c’est vous qui prenez la porte par laquelle je ne veux pas qu’on passe ! — Monsieur, je ne connaissais pas votre défense ; une autre fois, je m’y conformerai. — Une autre fois ! une autre fois ! Que venez-vous faire ici ? — Vous le voyez, monsieur, j’y viens étudier les partitions de Gluck. — Et pourquoi les partitions de Gluck ? et qui vous a permis de venir à la bibliothèque ? — Monsieur ! (je commençais à perdre mon sang-froid), les partitions de Gluck sont ce que je connais de plus beau en musique dramatique, et je n’ai besoin de la permission de personne pour venir les étudier ici. Depuis dix heures jusqu’à trois, la bibliothèque du Conservatoire est ouverte au public, j’ai le droit d’en profiter. — Le… le droit ? — Oui, monsieur. — Je vous défends d’y revenir, moi ! — J’y reviendrai, néanmoins. — Comment ! comment vous appelez-vous ! » crie-t-il tremblant de fureur. Et moi, pâlissant à mon tour : « Mon nom vous sera peut-être connu quelque jour, mais, pour aujourd’hui..... vous ne le saurez pas ! — Arrête, arrête-le, Hottin ! (le domestique s’appelait ainsi) que je le fasse jeter en prison ! » Ils se mettent alors tous les deux, le maître et le valet, à la grande stupéfaction des assistants, à me poursuivre autour de la table, renversant tabourets et pupitres, sans pouvoir m’atteindre, et je finis par m’enfuir à la course en jetant, avec un éclat de rire, ces mots à mon persécuteur : « — Adieu, monsieur ; vous n’aurez ni moi ni mon nom, et je reviendrai ici étudier encore les partitions de Gluck ! »
Voilà comment se passa ma première entrevue avec Cherubini. Je ne sais s’il s’en souvenait quand je lui fus ensuite présenté d’une façon plus officielle. Il est assez plaisant, en tout cas, que douze ans après, et malgré lui, je sois devenu conservateur et enfin bibliothécaire de cette même bibliothèque d’où il avait voulu me chasser. Quant à Hottin, c’est aujourd’hui mon garçon d’orchestre le plus dévoué, le plus furibond partisan de ma musique ; il prétendait même, pendant les dernières années de la vie de Chérubini, qu’il n’y avait que moi pour remplacer l’illustre maître à la direction du Conservatoire. Ce en quoi M. Auber ne fut pas de son avis.
J’aurai d’autres anecdotes semblables à raconter sur Cherubini, où l’on verra que s’il m’a fait avaler bien des couleuvres, je lui ai lancé, en retour, quelques serpents à sonnettes dont les morsures lui ont cuit.
1 La traduction et la reproduction sont
interdites.
2 Je l’ai détruit aussi plus tard.
HECTOR BERLIOZ.
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