FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 16 MAI 1841 [p. 1]
THÉATRE DE L’OPÉRA.
Reprise de Don Juan.
Don Juan a été repris enfin, et joué en entier, et fort bien accueilli. Barroilhet ne fait plus des ah ! On a redemandé aux deux premières représentations le trio des masques ; à la troisième le bis a été pour l’air de don Juan. Il n’y a rien à dire de cela, sinon : c’est bien heureux.
Il est heureux, en effet, que Don Juan, tant de fois promis, ait été représenté, car c’est un chef d’œuvre ; on peut se féliciter aussi du bon accueil qu’il a reçu du public, l’exécution, bien que supérieure à ce qu’elle était en général aux dernières représentations avant cette reprise, n’étant pas absolument irréprochable et pouvant en tout cas incontestablement être reconnue infidèle sous plusieurs rapports. Il est facile de le prouver. L’orchestration et la mélodie de Mozart ont été alterées. L’auteur s’était bien tenu en garde contre l’emploi des trombones, qu’il avait réservé exclusivement pour les scènes de terreur et pour accompagner la voix funèbre du commandeur. On a ajouté des trombones en plusieurs endroits, avec modération sans doute, mais certainement à tort, car c’est méconnaître le but et la pensée du compositeur que de traiter cet instrument comme on le fait de nos jours ; et d’ailleurs, avant tout, à qui a été donné le droit de corriger un pareil maître ? Quel compositeur occupe aujourd’hui un rang assez élevé pour oser donner une leçon d’instrumentation à Mozart et le traiter ainsi de haut en bas ?…..
Barroilhet a renoncé, il est vrai, à son interjection favorite ; mais non point à une foule d’agrémens fort désagréables au moyen desquels il croit rajeunir des mélodies plus fraîches mille fois que les fioritures ridées qu’on importe journellement d’Italie. Son petit arpége, son appogiature sur le ré dièze dans le duo avec Zerline, et son point d’orgue à la fin de la sérénade, sont autant de licences inqualifiables qui jurent d’ailleurs et forment le plus pitoyable contraste avec le style de Mozart. Mlle Nau a, de son côté, bien des peccadilles de ce genre à se reprocher, dans le duo surtout. Mme Gras change la fin du trio des masques ; le second membre de la dernière phrase étant fa mi ré ut si la si, elle fait la sol fa mi sol la si. Tout ceci est grave, extrêment grave. On ne prend des libertés pareilles qu’avec des écoliers, et encore avec des écoliers très soumis, très humbles et très sots. Je dois rendre à Mlle Heinefetter la justice de dire qu’elle ne prête à Mozart aucune de ses inspirations ; elle chante avec soin le rôle ingrat et difficile d’Elvire, et je n’ai pas remarqué qu’elle en eût quelque part modifié la mélodie. Exposée à la contagion de l’exemple, Mlle Heinefetter a le rare mérite d’avoir su y résister. Je lui en saurai, pour mon compte, un gré infini. Marié n’a que des velléités d’ornementation ; il fait la cadence du la aigu dans son air d’Ottavio ; mais au moins cette cadence est-elle écrite par l’auteur dans la partie de violon. Dérivis ne s’est rien permis contre le rôle de Leporello, pas plus qu’Alizard contre celui du Commandeur. « Je le crois bien, direz-vous ; il ne manquerait plus que de mettre des mignardises musicales dans la bouche de marbre de la statue du commandeur ! » Il ne faut jurer de rien en fait de monstruosités de cette espèce ! Il y a des chanteurs capables de tout. Pour Ferdinand Prévôt (Mazetto), je n’ai pas besoin de le justifier ; c’est l’attention, le zèle et le respect du maître, réunis à une modestie, peut-être excessive, et à la probité musicale la plus invulnérable.
Puisque je suis en train de relever les erreurs qui déparent l’exécution de Don Juan, il ne faut pas oublier de signaler le mouvement de la sérénade comme beaucoup trop lent. Il est sans doute impossible de prouver mathématiquement aux chefs d’orchestre la différence notable qui se fait remarquer entre l’allure traînante, adoptée à l’Opéra pour ce morceau, et celle indiquée par le dessin sémillant de l’accompagnement ; le métronome de Maelzel n’était pas inventé à l’époque où Mozart écrivit. Mais nous pouvons dire, en mettant à part notre sentiment personnel, que plusieurs musiciens de mérite, habitués à entendre Don Juan dans les théâtres d’Allemagne où les traditions de Mozart se sont le mieux conservées, ont fait la même observation et trouvent comme nous ce mouvement trop lent du double à peu près. De là une décoloration de toute la scène, un rhythme haletant, exténué, flasque, une tiédeur désespérante, qui rendent la tâche du chanteur plus difficile encore en alanguissant le chant, en prolongeant les silences, et qui, en augmentant la tentation qu’il a naturellement de broder, semblent le justifier s’il succombe.
Encore un mot : Mozart a écrit le charmant accompagnement de cette sérénade pour une mandoline, pourquoi l’exécute-t-on à l’Opéra sur deux guitares ? Les joueurs de mandoline sont rares, dira-t-on peut-être ! En tout cas ils ne sont pas longs à former. Je me souviens fort bien que cette difficulté s’étant présentée, il y a douze ou treize ans, au moment des répétitions générales de Don Juan à l’Odéon, M. Seghers, alors second chef d’orchestre à ce théâtre, et qui n’avait jamais touché que le manche du violon, s’offrit à tirer l’administration d’embarras ; il emporta la musique pour l’étudier, et au bout de huit jours il était un mandoliniste consommé. Le petit son aigre et métallique de cet instrument ressemble peu à celui de deux guitares à l’unisson ! Et puis, au fond, ici comme toujours, en pareil cas, la discussion n’est pas admise ; Mozart a écrit une partie de mandoline, donc c’est l’instrument spécial, donc il en faut une absolument, parce qu’il est l’auteur, parce qu’il est Mozart et qu’il la voulu.
Barroilhet met du feu et de l’en-train dans son air (fin ch’an dal vino), mais il ne fait pas parler assez distinctement toutes les notes du thème ; le passage de la troisième à la quatrième mesure, fa fa fa si fa fa, manque de sonorité et de précision ; l’intervalle de quarte du fa au si en est surtout à peine sensible. On croirait, dans la rapidité du débit, entendre fa sol au lieu de fa si. Il paraît moins à l’aise dans les récitatifs parlés que dans ceux de l’école moderne qui demandent davantage au chanteur ; et pourtant c’est un excellent Figaro !
Concert de Liszt au Conservatoire.
Celui-là avait une belle et noble destination ! C’était un hommage rendu au plus grand compositeur moderne par le premier des virtuoses existans. Liszt s’est engagé, on le sait, à compléter la somme nécessaire à l’achèvement du tombeau de Beethoven. Il a déjà donné dans ce but plusieurs concerts en Allemagne, pouvait-il se dispenser d’inviter les Parisiens à déposer aussi leur tardive offrande ! Ils s’y sont prêtés du reste de la meilleure grâce du monde. La salle était comble, l’auditoire brillant, plein d’enthousiasme et souverainement intelligent.
L’œuvre 124, qui ouvrait le concert, était encore inconnue au public français. Il en a pourtant de prime abord saisi les beautés, à en juger du moins par la chaleur de ses applaudissemens. Elle est en ut, comme six autres ouvertures de Beethoven, qui avait pour ce ton une affection particulière. L’introduction, imposante et majestueuse, contient un chant d’instrumens à vent d’une grande beauté. Puis vient une fanfare de trompettes dont le style, malgré son éclat, pourrait être plus distingué ; un trait fort curieux de bassons se dessine au-dessous, le mouvement s’anime peu à peu et passe graduellement de l’andante maestoso à l’allegro, de manière à lier la première partie à la seconde sans interruption. Cet allegro est une fugue dont le sujet n’a pas la fraîcheur exquise qui distingue entre tous celui de l’ouverture de la Flûte enchantée ; il a un peu, au contraire, de la rudesse gothique des thèmes de Handel. Mais il s’avance, il marche, il bondit avec tant de hardiesse dans ses diverses transformations, qu’il faut, bon gré mal gré, se laisser entraîner à sa suite. La cadence rompue en la bémol de la péroraison cause une surprise et une admiration dont on a peine à se rendre compte, ce moyen étant fort connu, tant la manière dont l’auteur a su l’amener a de charme et de nouveauté.
Mais c’est au concerto de piano (en mi bémol) qu’était réservé le grand enthousiasme. Jamais en effet pareil virtuose n’eut à exécuter une telle musique avec l’accompagnement d’un si magnifique orchestre. Ces longues périodes pompeuses du premier morceau, ces mélodies souriantes que le piano mêle aux soupirs des hautbois et des flûtes, ce chant religieux des violons dans l’adagio, ces dialogues si originaux, pendant lesquels le piano paraît tantôt menacer l’orchestre et lui parler en maître, tantôt le flatter, lui obéir, s’effacer et ramper en esclave devant lui, ces notes aiguës tombant du clavier lentement en octaves, comme des perles dans un vase d’or, pendant que les instrumens à vent, conversant mystérieusement ensemble, semblent se confier l’un à l’autre de tendres secrets, tout cela rendu comme Beethoven a pu le rêver, mais non l’entendre, a tenu pendant trois quarts d’heure la salle dans une véritable extase. On craignait d’applaudir, et pourtant on applaudissait ; on interrompait une phrase, pour se repentir de l’avoir interrompue. Liszt s’est surpassé dans l’interprétation poétique autant que fidèle de ce chef-d’œuvre ; il a montré toute la profondeur et la puissance de son talent, alors même qu’il ne veut point user des prestiges de son exécution exceptionnelle. Il a été sublime ! Je ne puis rien ajouter à ce que j’ai déjà dit de sa fantaisie sur Robert-le-Diable, demandée par le public avec une telle insistance que, malgré l’intention formelle de Liszt de ne faire entendre dans ce concert que de la musique de Beethoven, il s’est vu obligé de céder. Il y a eu là des cris d’étonnement, des transports dont l’orchestre, en ce moment inactif, a donné le premier l’exemple et la pluie de fleurs inondant la scène, et les bravos des dames qui n’applaudissent jamais, et tout ce qui constitue aujourd’hui les grands succès fashionables, si beaux, si rares et dont l’imitation est si froidement ridicule.
Massart a heureusement vaincu plusieurs des terribles difficultés de la sonate en la, difficultés d’autant plus grandes, que le mouvement pris par Liszt dans les allegro était quelquefois d’une vitesse qui rendait à peine possible l’exécution de la partie de violon. Il a bien chanté le thème de l’andante varié, qui permet au virtuose plus d’abandon et le laisse un peu respirer au milieu des dangers de toute espèce dont l’auteur s’est plu à hérisser sa route.
L’orchestre a terminé cette belle séance en exécutant avec sa majestueuse supériorité accoutumée la symphonie pastorale.
Dans un entr’acte M. Geffroy, de la Comédie-Française, a lu d’une façon simple et touchante de beaux vers de M. Antony Deschamps sur Beethoven.
Le concert de Chopin a eu lieu peu de jours après celui de Liszt. Son talent de pianiste est d’une supériorité et d’une originalité incontestables ; mais ses productions, par leur caractère naïvement étrange, par la hardiesse des rhythmes et des harmonies, par un style mélodique capricieux, fugitif, insaisissable, sont bien plus remarquables encore. Malheureusement il faut joindre à une organisation musicale exquise, développée d’ailleurs par l’étude, une attention extrême pour saisir au vol cette multitude de pensées délicates et fines dont l’ensemble constitue le style de Chopin, et dont plusieurs doivent nécessairement passer inaperçues dans les grandes salles et devant le grand public. C’est pourquoi, sans doute, l’occasion d’entendre cet admirable virtuose se présente si rarement. Il redoute les assemblées tumultueuses et mélangées; ne se sentant pas appelé à les dominer, à leur tenir tête, le silence et le recueillement d’un auditoire choisi lui sont indispensables.
Il a dû être satisfait sous tous les rapports de celui qu’il avait réuni dans le salon de Pleyel ; jamais artiste n’a été mieux écouté ni mieux compris. Plusieurs morceaux ont été redemandés, parmi lesquels il faut citer deux études d’une forme toute neuve et d’un style ravissant.
Mme Damoreau, qui vient de faire de si brillans adieux au public de l’Opéra-Comique chantait ce soir-là ; et Ernst avait consenti à faire entendre son élégie, morceau plein de larmes, qu’il joue toujours avec la plus déchirante expression.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er avril 2014.
© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.
Retour à la page principale Berlioz: Feuilletons – Journal des Débats 1834 - 1863
Retour à la Page d’accueil
Back to main page Berlioz: Feuilletons – Journal des Débats 1834 - 1863
Back to Home Page