2011
Cette page présente les comptes-rendus des exécutions et représentations qui ont eu lieu en 2011. Nous remercions très vivement les auteurs de leurs précieuses contributions.
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Par Gilles Charlassier
Représentation du 29 octobre 2011
John Treleaven (Enée), Armin Kolarczyk (Chorèbe, Ombre de Chorèbe), Lucas Harbour (Panthée), Konstantin Gorny (Narbal), Eleazar Rodriguez (Iopas), Stefanie Schaefer (Ascagne), Christina Niessen (Cassandre, Ombre de Cassandre), Heidi Melton (Didon), Karine Ohanyan (Anna), Yong Kang (Helenus, Hylas), Luiz Molz (Priam, Ombre de Priam), Avtandil Kaspeli (Ombre d’Hector, Mercure), Veronika Pfaffenzeller (Polyxène, Hécube), Florian Kontschak (Un Soldat Troyen, Un Chef Grec), Marcelo Angulo (Une Sentinelle Troyenne), Alexander Huck (Une Sentinelle Troyenne)
Badische Staatskapelle, Justin Brown (direction musicale), Badischer Staatsopernchor, Ulrich Wagner (direction des chœurs)
David Hermann (mise en scène), Christof Hetzer (décors et costumes)
Passé à la légende pour avoir été le lieu de la création scénique intégrale des Troyens, en deux soirées, en décembre 1890 (relaté pour Le Figaro par un certain Albéric Magnard, ainsi que le rappelle le programme de salle traduit en français), Karlsruhe accueille cent vingt-et-un ans après – et plus d’un siècle d’absence sur la scène locale – une nouvelle production du grand œuvre de Berlioz dans le domaine lyrique. Méprisant les cassandres et la timidité des gestionnaires d’institutions lyriques, Peter Spuhler, le nouvel intendant du Badisches Staatstheater, s’est autorisé l’audace de programmer l’ouvrage avec une troupe et des moyens modestes. Le résultat, avouons-le, n’a pas à pâlir à côté des mérites dispendieux commandés à Yannis Kokkos, Herbert Wernicke ou La Fura del Baus – sans parler de distributions à l’idiomaticité parfois contestable, fussent-elles brillantes sur le papier (les soirées de Valence en 2009 en constituent un avatar typique).
La production de David Hermann révèle encore la préférence pour les versions émondées de la partition – le pas de ceste du premier acte, les entrées du troisième et les ballets du quatrième. Les choix s’avèrent au fond assez classiques, et assumés avec cohérence par la régie – Berlioz lui-même avait anticipé cette possibilité. Si le premier a une fonction essentiellement illustrative, l’ablation des processions peut déséquilibrer le troisième acte. En maintenant l’arrivée de Didon hors du plateau, la mise en scène tire le bénéfice du raccourcissement de la séquence. Cette manière de solliciter l’ensemble de la salle pour répartir l’action – et pallier la relative étroitesse du plateau – est d’ailleurs l’une des grandes qualités du travail du franco-allemand. Le chœur du peuple, « Dieux protecteurs de la ville éternelle », est clamé du fond du parterre, rejetant habilement la pantomime d’Andromaque sur l’espace de la représentation. Enée arrive également par la salle, précédé de cris de jeunes filles à la théâtralité un peu redondante. Cette manière de faire converger le spectacle à partir de l’auditoire trouve son acmé dans la marche troyenne. Le cortège progresse visuellement et acoustiquement dans un effet stéréophonique que n’aurait pas renié Berlioz. Un dirigeable noir, tenu par des ficelles, évolue au-dessus des spectateurs impressionnés : c’est le fameux cheval pour lequel l’émerveillement – et l’inconscience – est présent également des deux côtés de la fosse, offrant l’occasion rare pour l’assistance de s’identifier à la foule, au détriment parfois de l’attention à la musique. Quant à la suppression des ballets du quatrième acte, l’intimisme du dispositif scénographique, lequel ne fait pas toujours l’économie d’une certaine laideur, relègue astucieusement les cotillons dans l’antichambre du non-performé.
La direction d’acteurs réserve des idées intéressantes. Les liens amoureux qui unissent Anna, affublée d’une casquette de caporal, et Narbal, ne sont pas une découverte, mais on suit avec intérêt l’attirance contrariée d’Iopas pour sa souveraine, confit de timidité quand il l’approche, avant qu’il ne se disperse auprès d’Anna ou Ascagne. Mercure apparaît avant la fin du duo d’amour, dans une anticipation prématurée du glas de l’extase. Le réalisme psychologique de la complainte d’Hylas, parquée dans les cales d’un navire, avec pour voisin un marin pendu faute d’avoir pu supporter l’exil, inhibe le lyrisme nostalgique du matelot – ce que la Fura del Baus avait su traduire à Valence en 2009. Reprenant le dispositif oppressant utilisé avec efficacité pour la mort des Troyennes, le sacrifice de Didon est confiné dans un réduit à la blancheur psychiatrique, tandis que les chœurs et les voix des autres personnages sont relégués dans l’obscurité. Cette focalisation sur l’abandon de l’héroïne évacue toute la dimension spectaculaire de la scène et trahit les intentions manifestes de la partition. Les costumes dessinés par Christof Hetzer font une part large au bleu. Le vert des Carthaginois contraste moins que de coutume avec l’habit des Troyens, blanc souillé de bleu. Hector apparaît comme un revenant peint en outremer, de même que Sichée au troisième acte – le bleu, couleur de la mort, dont se barbouille Didon à la fin du cinquième acte ? Le vestiaire assume pour le moins une certaine continuité entre les deux parties de l’ouvrage.
Le plateau vocal est constitué pour l’essentiel de la troupe du théâtre, et tient la comparaison avec des distributions plus prestigieuses. La clarté de la diction – une des qualités majeures du spectacle, bénéficiant du travail rigoureux de Pascal Paul-Harang – ainsi que l’étonnante maturité du matériau constituent les atouts de la Didon de Heidi Melton, soprano américaine âgée de vingt-neuf ans seulement. On ne peut que regretter le ridicule dont l’affublent les bottes et le chignon, lesquels lui donnent une allure de mégère davantage que de dignité souveraine. Distribuer Enée relève décidément de la gageure. Plus proche d’un Kurt Streit (à Genève en 2007) que de l’arythmie d’un Stephen Gould massif (Valence, 2009), John Treleaven fait montre d’une instabilité de meilleur niveau que son legato, et paraît souvent à la peine à côté de sa partenaire dans le « Nuit d’ivresse et d’extase infinies ». Les aigus souffrent d’étirement, et l’air « Ah quand reviendra l’instant des suprêmes adieux » ne peut contenter les exigences d’expressivité requises. Les mérites s’inversent pour le couple de La Chute de Troie. Christina Niessen ne manque pas de moyens, ni de puissance, mais une excessive compression nasale dans l’émission, sans doute plus idoine dans la germanité, menace perpétuellement l’intelligibilité des paroles et limite le camaïeu expressif de la voix. A contrario, Chorèbe profite de la pâte généreuse et moelleuse d’Armin Kolarczyk, d’un sens de la prosodie presqu’exemplaire. Unique artiste invitée de la représentation, Karine Ohanyan sert remarquablement le rôle d’Anna. La couleur du personnage est bien caractérisée, le texte compréhensible et l’incarnation expressive, pleine de cette pétulance que le livret lui confie. Konstantin Gorny n’économise pas la sévérité de Narbal. Eleazar Rodriguez s’avère touchant dans Iopas, en sus de sa voix claire et bien projetée. Stefanie Schaefer campe un Ascagne traumatisé par les horreurs de la guerre, au risque d’en accentuer parfois la gestuelle saccadée. Remplaçant Sebastian Kohlhepp souffrant, Yosep Kang livre un Hylas honnête. Lucas Harbour incarne un Panthée parfois monolithique. Le spectre d’Hector, revenant en Mercure, en impose suffisamment avec Avtandil Kaspeli. Les deux sentinelles troyennes, Marcelo Angulo et Alexander Huck, affichent plus d’exotisme que de précision.
Sous la direction de Justin Brown, le Badische Staatsorchester fait entendre un métier honorable, à la sonorité plutôt robuste. Le chef ménage des moments de magie sonore, portée à son acmé dans le duo d’amour du quatrième acte. A chaque réplique, le rythme ralentit ou reprend vigueur, faisant de la scène un morceau à variations d’une délicatesse enivrante. Le dernier acte, quoique de tenue correcte, paraît plus routinier, et n’évite pas une mise en place un peu juste. Nous ne serions pas complets si nous n’évoquions pas la qualité du travail d’Ulrich Wagner à la tête du Badische Staatsopernchor. Quoique la mise en place des pages polyphoniques puisse être délicate, l’unisson des ensembles résonne avec une intelligibilité rare, qui soutient admirablement leur puissance. Les Troyens requièrent, somme toute, des moyens assez usuels pour un théâtre, similaires à ceux demandés, par exemple par les opéras de Wagner. Le présent spectacle porte un sacré coup à l’alibi de la monstruosité et de l’inmontabilité de l’ouvrage de Berlioz.
Gilles Charlassier
Par Pierre-René Serna
Les Troyens ; Badische Staatstheater Karlsruhe ; représentation du 15 octobre 2011 ; Christina Niessen (Cassandre), Heidi Melton (Didon), John Treleaven (Énée), Armin Kolarczyk (Chorèbe), Karine Ohanyan (Anna), Stefanie Schaefer (Ascagne), Eleazar Rodriguez (Iopas), Sebastian Kohlhepp (Hylas), Justin Brown (direction), David Hermann (mise en scène).
Carlsruhe bénéficie d’un rare privilège : trônant régulièrement, dans nombre d’études relatives aux Troyens, comme le siège de la première mondiale de l’ouvrage, en décembre 1890. C’est donc sous les auspices de cette flatteuse réputation (reprise par le programme de salle) que s’annonçait la nouvelle production au Staatstheater de la ville. Mais on peut toutefois s’interroger sur ladite réputation… Et l’année 1890 marque-t-elle réellement la création de l’œuvre ?… Reprenons la chronologie : la Prise de Troie fut exécutée pour la toute première fois, en version de concert, le 7 décembre 1879, simultanément aux Concerts Colonne et Pasdeloup à Paris. Onze ans plus tard, le Hoftheater de Carslruhe en donne la création scénique, suivie le lendemain des Troyens à Carthage, puisque les Troyens persistent scindés en deux parties (données les 5 et 6 décembre) ; conformément à la partition alors éditée par Choudens, ici fidèlement (selon l’un des témoins, le compositeur Albéric Magnard, dans son commentaire pour le Figaro). Les Troyens vont à la suite se perpétuer en Allemagne (notamment sous la direction de Felix Mottl, qui reprend sa production de Carlsruhe) ou à la Monnaie de Bruxelles, toujours en deux parties. La véritable première, en une seule soirée, reviendrait alors à l’Opéra de Stuttgart (l’Allemagne ! toujours à l’avant-garde de la défense des opéras de Berlioz en ces décennies qui ont suivi la disparition du compositeur), en 1913 ; mais avec des coupures. D’autres représentations suivront, en Allemagne surtout et aussi ailleurs, jusqu’aux années 30 du XXe siècle, en français ou en langue vernaculaire, en une ou deux soirées, avec des coupures en général. Grâce à la nouvelle partition éditée chez Bärenreiter par les soins de Hugh Macdonald, la situation se clarifie radicalement à partir des années 1960, entérinant la conception d’un seul ouvrage unitaire. Bien que l’on puisse ici aussi faire des nuances ; ainsi pour la création de la Scène de Sinon en 1986 à l’Opéra de Leeds, ou du final original en 2003 à l’Opéra de Mannheim… Bref, il reste hasardeux de pointer le lieu consacré de la première restitution de l’opéra tel que Berlioz l’aurait hypothétiquement voulu… sachant par ailleurs les divers choix possibles, comme pour la version d’origine encore et toujours dans les limbes (voir à ce propos notre ouvrage Berlioz de B à Z).
Il n’empêche, Carlsruhe demeure, en regard de la postérité de Berlioz, auréolé d’une sorte d’imprimatur historique. Le compositeur ne fit pourtant qu’y passer, sans réellement s’y attarder ; mais il fit appel aux forces musicales de la ville, pour des répétitions ou ses concerts à Bade et à Strasbourg. Et on ne peut manquer aussi d’évoquer le pont de Kehl, qui relie l’Allemagne à la France, sur le chemin de Carlsrhue, où Berlioz lança un discours prophétique. La ville en elle-même recèle des particularités, et pour tout dire une forte personnalité. C’est un modèle de cité utopique (comme Mannheim, Turin, les archétypes espagnols des villes des Amériques ou… Versailles), au plan idéalement tracé, par la volonté du grand-duc de Bade au XVIIIe siècle, rayonnant à la façon d’un soleil à partir du château et de sa tour centrale, d’où convergent toutes les voies. Une autre Carthage ! regorgeant de références à l’Antiquité dans son architecture et son urbanisme, avec obélisque, pyramide, statuaires inspirées de la mythologie grecque… dont on regrette seulement que la production des Troyens dans cette cité si évocatrice n’ait pas su profiter.
Puisque la mise en scène de David Hermann ne verse pas spécifiquement dans la beauté antique, mais plutôt du côté d’une abstraction aux relents de crasse. Le rideau s’ouvre ainsi sur un plateau grisâtre parsemé d’une série de panneaux obliques, eux-mêmes percés de herses charbonneuses, l’ensemble griffé de salissures et peuplé de personnages dépenaillés ou sortis d’une cuve de goudron. L’esprit est donné, celui d’une laideur affichée. Peu après, pour la scène finale du premier acte, plane un ballon gonflable bitumineux en forme de zeppelin, venu des hauteurs de la salle jusqu’à celles de la scène, image naïve et brutale du présage menaçant de l’entrée du Cheval de bois. Passé de premières irritations, force est cependant de reconnaître que tout s’anime avec une vigueur frappante, dans l’horreur annoncée qu’exprime l’épisode de Troie. L’intervention des masses chorales, envahissant la salle comme la scène, contribue à l’impact impressionnant. Après l’entracte, l’illustration de la neuve Carthage vise tout aussi juste, avec Didon haranguant la foule (des spectateurs ?) depuis un garde-corps du premier balcon, soutenue par le chœur, costumé à la façon de disciples du Grand Timonier (le petit livre rouge en moins, mais dans le sentiment de phalanstère bâtisseur de Carthage), réparti lui aussi dans la salle. Saisissant ! Mais voilà que la scène s’ouvre, enfin, pour laisser Didon et Anna dans un intérieur assez croquignolet, entre un divan et des objets domestiques, étagés sur trois petits plateaux. Les scènes suivantes oscilleront ainsi avec peine entre insignifiance, nudité violemment éclairée, noirceur obligée et absence désolante : comme l’ultime scène, qui abandonne Didon solitaire et sans trop savoir quelle posture adopter, cloîtrée dans une cavité blanche sur fond d’une action disparue dans un arrière-plan de ténèbres impénétrables. La puissance, indéniable, des premières situations, tourne donc ensuite à vide, dans une sorte de système qui se dilue et frise le néant, à la recherche d’idées.
Musicalement, l’impression serait du même ordre, partagée. Déplorons – chapitre trop souvent obligé pour les représentations des Troyens, hors la salutaire exception de Valence il y a deux ans – les coupures : ici les ballets aux premier et quatrième actes, et les Entrées au troisième acte. Mais il s’agit pour le moins de coupures franches, et uniques ; peut-être à imputer à une mise en scène débordant jusque dans la salle, où ballets et défilés ne pouvaient assurément trouver place. Paradoxalement, cette conception même favorise la restitution sonore, dans une proximité qui ébranle. On relève à cet égard, issu de la salle même, le relief du dialogue entre le chœur de “ Coryphées ” et le “ Chœur général ”, prescrit par la partition pour “ Gloire à Didon ”. Sachant, d’une manière générale, venant de la fosse ou de la scène, la réelle présence acoustique de l’anonyme et moderne Staatstheater (bâti après la guerre et le bombardement du précité Hoftheater de cour). Qualité des plus remarquables ! Sous la baguette de Justin Brown – le grand vainqueur de la soirée – l’orchestre éclate ou scintille, se fait brise diaphane ou force percutante, sans jamais perdre de sa lisibilité. Les chœurs sont fermes, malgré quelques décalages lors de leurs évolutions aux différents coins du théâtre. Quant à la distribution vocale, elle convainc par son homogénéité. Les rôles sont parfaitement choisis, de l’Ascagne de Stefanie Schaefer, à l’Iopas d’Eleazar Rodriguez et l’Anna de Karine Ohanyan (toutefois desservie par un dispositif scénique qui l’éloigne en fond de plateau et de sa partenaire, pour son duo avec Didon). Et tous, avec une excellente élocution française, indispensable pour l’émission vocale même (à mettre au compte du travail de répétiteur de Pascal Paul-Harang, confronté à une troupe du théâtre aux origines les plus internationales). Christina Niessen délivre une Cassandre emportée, malgré quelques duretés ponctuelles. Mais à Heidi Melton revient la palme, Didon frémissante et ardente, sans un instant de fléchissement. L’une des meilleures incarnations de ce rôle ces dernières années ! Reste le cas de John Treleaven, Énée souvent faux et aphone, mais qui réserve, quand on ne l’attend plus guère, quelques élans soutenus. On passera sur ses défauts vocaux, résultat d’une technique fruste (son contre-ut hideusement arraché ! qui aurait nécessité une appropriée voix de tête) mais aussi, vraisemblablement, d’une récente intervention chirurgicale subie par le chanteur. Au bout du compte, et contre toute attente, des Troyens mieux gratifiants que ceux de la grande maison du Deutsche Oper de Berlin il y a un an.
Et c’est ainsi que les Troyens poursuivent une carrière florissante en Allemagne. Avec des hauts et des bas, certes. Nous en voulons deux témoignages : celui de l’un des représentants de l’équipe même du théâtre de Carlsruhe, qui considère cet opéra parmi ses préférés – sans autrement se passionner pour les œuvres de Berlioz ! – et court de ville en ville l’écouter ; et celui d’une dame du public, à qui nous devons cette réflexion spontanée : “ C’est un opéra à la mode ! ” Une mode qui n’a pas atteint forcément d’autres pays, ce que cette spectatrice ne savait pas. À commencer par la France, où, depuis la Bastille et Strasbourg en 2006 [octobre, novembre], l’on ne voit toujours pas de Troyens se profiler à l’horizon.
Pierre-René Serna
* Nous reprenons ici la graphie Carlsruhe, fidèle au français traditionnel, et à Berlioz, et même à l’intitulé tel qu’il figure sur plusieurs inscriptions anciennes dans la ville. Au rebours du plus international Karlsruhe, communément en usage aujourd’hui.
Par Pierre-René Serna
Concerts les 27 et 28 août 2011, à la Côte-Saint-André et à la Tour-du-Pin.
Année de transition pour le dernier Festival Berlioz de la Côte-Saint-André : le cap est maintenu, avec un éventail foisonnant d’interprètes de haut niveau, pendant que la programmation reste encore quelque peu en suspens. En dépit de belles idées (le rare Tristia, ou alors les Orages désirés, l’opéra de Gérard Condé et de Christian Wasselin, qui met en scène un Hector adolescent sur les terres mêmes de ses premiers émois), certains grands projets n’ont peut-être pas pu voir le jour (comme une Damnation de Faust, tout indiquée pour cette édition placée sous le signe de “ Berlioz, Liszt et le diable ”), en raison de difficultés inhérentes au contexte local et à une manifestation encore jeune. Gageons que les prochaines éditions, promises avec pour thèmes “ Berlioz et l’Italie ” puis “ Berlioz et Wagner ”, l’an prochain et l’année suivante, sauront confier aux grands talents qu’a su réunir le festival la tâche d’œuvres de Berlioz plus conséquentes et mieux présentes.
C’est ainsi que, cette fois-ci, seul le concert de clôture se donne entièrement au compositeur auquel le festival doit son intitulé ; au sein d’une multitude d’autres manifestations parsemées de pages musicales les plus diverses, faisant une part grande ou petite à Berlioz… ou n’en laissant aucune. En rapport constant toutefois avec le musicien célébré en ces lieux. Le concert susmentionné est néanmoins de ceux qui se distinguent, qui proclament éloquemment la vocation dans son essence du festival présidé par Bruno Messina. Il n’est que d’énoncer son hardi programme : Marche marocaine, Marche d’Isly, Plaisir d’amour, Hymne des Marseillais, Huit Scènes de Faust… À travers un discret fil conducteur, autant de surprises et de raretés, inouïes sous d’autres cieux et qui à elles seules méritent le voyage (selon le guide à écrire des festivals, auquel se conforme, apparemment, la petite foule accourue d’enthousiastes membres britanniques de la Berlioz Society). C’est aussi comme un point d’ancrage, un creuset et un symbole : ceux de la communion entre le public et de nouveaux intercesseurs, la “ génération Berlioz ” selon le mot de Bruno Messina. Ou dit d’une autre manière : l’Orchestre européen Hector-Berlioz, constitué de tout jeunes musiciens issus de différents conservatoires entourant l’orchestre les Siècles de et par François-Xavier Roth, couronnant un stage d’une semaine fondé sur la pratique de l’instrumentarium d’époque. Assurément, l’un des beaux cadeaux du festival et son plus prometteur espoir depuis l’inauguration de cette formule l’an passé.
Le résultat interprétatif en est exaltant et diversifié à la fois. Les deux Marches orchestrées d’après Léopold de Meyer s’avèrent enlevées comme il sied (quand bien même la Marche d’Isly nous paraissait plus fouillée dans le souvenir que nous gardons de sa recréation en 2009 à l’Opéra-Comique sous l’égide de Jean-Luc Tingaud). La romance de Martini pâtit peut-être du grand orchestre, auquel l’instrumentation de Berlioz ne la destinait pas, et d’un baryton semble-t-il peu enclin aux bergeries (Luc Bertin-Hugault), mais constitue tout un plaisir enrubanné. Quant à la Marseillaise, vibrant chant révolutionnaire sous la plume de Berlioz avant de devenir (plus platement avec une autre orchestration) hymne officiel, elle éclate de toute sa fougue, lancée par un ténor vigoureux (Julien Dran), des chœurs tempétueux (ceux du Chœur Britten et du Jeune Chœur symphonique, sous la direction de Nicole Corti) et des instrumentistes qui le sont autant. Mets de consistance, et cependant tout le contraire d’un plat roboratif, les Huit Scènes sont servies d’un même élan, avec l’appoint judicieux de la mezzo Marie Lenormand, et des précités ténor et baryton (ce dernier, mieux à son affaire), entre tension et évanescence : tout le génie éclos de Berlioz, que la Damnation de Faust viendra confirmer sans nécessairement remplacer. Et le long de ce parcours contrasté des pièces variées du concert, Roth sait à chaque fois insuffler l’ardeur contenue ou épanchée, quand il faut et avec un souci permanent des équilibres (malgré quelques flottements dans les " Chants de la fête de Pâques ") ; échappant au piège d’une lecture uniforme, tout en renouant avec un esprit et une couleur intrinsèques sans lesquels rien ne serait. À cet égard, on ne peut que louer les répartitions choisies (des chœurs, à l’arrière, sur le côté ou devant le plateau ; du ténor et du guitariste soliste, dans un coin d’avant-scène pour l’ultime Sérénade de Méphistophélès…), au sein de l’auditorium provisoire installé dans la cour du château de la Côte-Saint-André dont l’acoustique se révèle sensiblement améliorée. Bref, une entreprise parfaitement accomplie, en dépit du risque d’œuvres inusitées et sans réelle tradition interprétative, à mettre au compte du concours valeureux de tous ses participants, et au premier chef de la ferveur rigoureuse et galvanisante portée par François-Xavier Roth.
Autres impressions sur le vif, puisqu’il ne nous a été donné d’assister qu’aux deux derniers jours du festival : deux petits concerts d’après-midi et la soirée précédant celle de la clôture. Celle-ci revient à l’Orchestre national de Lyon, sous la baguette inspirée d’Eliahu Inbal. La Faust Symphonie de Liszt est à l’honneur et dans toute sa gloire, restituée intensément avec l’aide du Chœur de Lyon-Bernard Tétu et du ténor Charles Castronovo. Des extraits de Roméo et Juliette le seraient pareillement, si ce n’est qu’ils sont réduits de façon inexplicable à l’Introduction et à “ Roméo seul ”. Cruelle frustration ! que la longueur (parfois bavarde) de la symphonie de Liszt ne saurait réellement compenser. D’autant qu’Inbal est un chef des plus appropriés pour Berlioz, comme il l’a démontré une fois encore, et ce dont on ne doutait pas. Une sorte de rendez-vous manqué…
Le récital de l’après-midi ce même jour, dans l’église de la Tour-du-Pin, évocatrice ville iséroise à quelque trente kilomètres du bourg natal de Berlioz, associe pour son compte l’orgue, le cornet à piston et le trombone, aux soins de Nicolas Bucher, Franck Pulcini (subtil cornettiste) et Bruno Flahou. Des œuvres souvent d’esprit divertissant, arrangées pour ce type d’instruments, de Saint-Saëns, Mendelssohn, Hartmann, Pierné (un troublant Prélude) ou Berlioz (une Oraison funèbre venue de la Symphonie funèbre et triomphale, qui n’en demandait pas tant). Et un concert étrange, pour reprendre le qualificatif d’un Nicolas Bucher, présentateur pour l’occasion. Plus habituel, le récital du Trio George Sand accompagné de la soprano Jennifer Tani, égrène le lendemain après-midi des mélodies de Bizet, Massenet, Gounod et Berlioz, des pages de Liszt, Debussy et Lili Boulanger, dans la délicieuse petite église romane de la Côte qui vécut le baptême de son plus illustre concitoyen. La conviction ne manque pas, comme l’attestent aussi les commentaires verbaux simples et bien venus d’Anne-Lise Gastaldi, la pianiste de ce trio exclusivement féminin (avec la violoniste Aki Saulière et la violoncelliste Nadine Pierre), annonçant chaque pièce. Heureuse initiative ici réitérée, qui contribue à la vertu pédagogique du Festival Berlioz nouvelle manière et reste l’un de ses acquis.
Pierre-René Serna
Les Nuits d’été, Harold en Italie ; concert du 11 avril 2011, Opéra Royal de Versailles.
Par Pierre-René Serna
Marc Minkowski fait partie de ces chefs avec qui émerge une nouvelle approche de Berlioz, idiomatique, avec instruments et stylistique d’époque, sur les pas déjà éprouvés par Roger Norrington et John Eliot Gardiner. Ce qui semble le chemin du bon sens et de la logique pour l’auteur du Traité d’instrumentation, sinon de l’avenir, peut-être, ou de l’authenticité – concept toujours sujet à caution. Simon Rattle ne déclarait-il pas : “ Berlioz sur instruments modernes, ce n’est plus une interprétation, c’est une transcription. ”
Le concert annoncé à l’Opéra Royal de Versailles réunissant les Nuits d’été et Harold en Italie, suscitait ainsi une certaine attente. Elle n’est déçue que pour les Nuits d’été… Anne-Sofie von Otter n’est certes pas exactement une voix dite baroqueuse, avec son style conventionnel et son léger vibrato ; mais vient aussi une émission rognée (par le passage des ans) et une expression assez uniforme, en dépit de pianissimos joliment filés. Une Véronique Gens ou une Mireille Delunsch auraient été à cet égard mieux en phase. Les Musiciens du Louvre-Grenoble semblent eux-mêmes peu à leur affaire, enserrant la chanteuse d’un écrin plutôt terne. Et puis, tant qu’à retourner aux origines, pourquoi s’obstiner à cette mauvaise habitude de distribuer ces six mélodies pour une seule voix ?… au rebours des tessitures partagées, spécifiées par cette version orchestrée. Et c’est ainsi que von Otter peine à suivre “ Sur les lagunes ”…
Avec Harold, les instruments d’époque, ophicléide inclus, reprennent leur impact et le chef recouvre sa vigueur. Ardente et équilibrée, ferme et fouillée, exaltée et évocatrice (avec la place de la harpe près de l’alto, ou des effets de coulisses, précisément respectés), la Symphonie avec alto principal ressort comme neuve, telle qu’on l’imagine au premier jour. À entendre cet enchevêtrement percutant de rythmes et de métriques, on se dit que Stravinsky n’avait rien inventé ! La participation d’Antoine Tamestit se goûte autant, sur un alto Stradivarius à la sonorité poétiquement évanescente, sans nulle virtuosité superfétatoire. Un disque, chez Naïve, en témoignera. S’adjoint un bis, particulièrement bienvenu, avec “ le Roi de Thulé ”, associant pour finir les deux héros solistes de la soirée, l’alto et la chanteuse.
Dans ce contexte, le somptueux Opéra au cœur du palais de Louis XIV et le compositeur qui y est fêté, on se prend d’une pensée émue pour le concert exceptionnel que Berlioz donna en 1848, à une époque où cette salle était fermée à sa vocation première. On en retrouvera l’écho ici même, sur ce site (comme dans le texte de programme du concert Minkowski, presque entièrement recopié de la page Versailles du site).
Pierre-René Serna
Par Pierre-René Serna
Représentation du 7 avril 2011, Opéra-Comique, Paris.
Une éclatante réussite ! On ne peut qu’être saisi et transporté par le Freyschütz, tel que l’Opéra-Comique l’offre ces jours-ci à Paris. La faveur en revient à John Eliot Gardiner, et à l’équipe qu’il a su réunir autour de lui. Mais surtout à la rigueur que ce chef acerbe, doublé d’un chercheur méticuleux, met dans quasiment dans tout ce qu’il touche.
Le Freyschütz ! Oui, puisque cette production, en remettant les points sur les “ y ” – si l’on ose dire, retourne scrupuleusement à l’adaptation que Berlioz avait réalisée en 1841 de Der Freischütz. On sait que cette version est née du désir de l’Opéra de Paris de l’époque de monter l’œuvre de Weber. Sachant que cet opéra n’en est pas un, mais un Singspiel, sur un livret en allemand et pourvu de dialogues parlés. Pour se plier aux règles de la maison lyrique parisienne, il a donc fallu rédiger un livret en français, transformer les dialogues en récitatifs, mais aussi ajouter un ballet (d’obligation, pour les entrechats de la troupe de danseurs dudit Opéra de Paris). Berlioz s’en est chargé, avec l’aide comme librettiste et traducteur d’Émilien Pacini (Berlioz ayant lui-même mis sa touche dans ce nouveau texte), en imposant comme condition que toute la musique de Weber soit restituée. (Pour d’autres détails, on pourra consulter notre ouvrage Berlioz de B à Z, chez Van de Velde.)
Cette version Berlioz (Holoman 89) a fait l’objet, en 2004, d’une édition chez Bärenreiter dans le cadre de la New Berlioz Edition. Signalons, pour notre compte, avoir assisté à de rares exécutions antérieures de cette adaptation, intitulée, donc, le Freyschütz : il y a une vingtaine d’années à Toulouse sous la battue fervente de Michel Plasson, il y a une dizaine d’années au Théâtre des Arts de Rouen et à l’Opéra de Dortmund, ici dans une version retraduite en allemand (!), et également en 2003, de concert par l’Orchestre de Paris sous la direction de Christoph Eschenbach. Sans négliger l’enregistrement réalisé sous l’égide de Jean-Paul Pénin, resté unique à ce jour (dans l’attente de Gardiner ?). Pour ce dernier cas, mais aussi de Toulouse et de Rouen, grâce aux travaux de mise au point de Gérard Condé – il importe de le souligner. Et à chaque fois, et y compris même dans sa traduction allemande, avec le sentiment d’une force nouvelle, d’un élan général que l’original de Weber ne présentait au même degré. Le Freyschütz, comme un autre ouvrage, une sorte d’accomplissement par-delà Weber, et le dépassant même.
Faut-il préciser que la transmission qu’en livre Gardiner accomplit toutes les promesses précédentes ?... On savait (et davantage encore pour l’Invitation à la valse, faisant office de ballet, dans sa transcription du rondo pianistique Aufforderung zum Tanz de Weber) la valeur musicale en soi, à la fois discrète et primordiale, de la participation de Berlioz, en particulier pour ses récitatifs. Mais on se surprend à la qualité du texte français, sa prosodie soignée, sa langue riche et sans emphase. Tout le contraire d’une certaine façon des poncifs alignés par les librettistes français de l’époque, dont on a pu encore récemment s’affliger pour Cendrillon de Massenet en ce même Opéra-Comique…
On ne tarira donc pas d’éloges sur l’interprétation à la salle Favart : les chœurs, ceux du Monteverdi Choir, vigoureux et subtils tout en étant d’une élocution parfaite, un Orchestre révolutionnaire et romantique d’un allant incomparable, mais qui sait laisser le chant s’exprimer. Gardiner n’est jamais aussi à son aise que devant ses propres forces, si l’on songe à cet égard au concert du 12 février dernier où il dirigeait d’autres pages de Berlioz devant l’Orchestre national de France. Andrew Kennedy (Max), Sophie Karthäuser (Agathe), Virginie Pochon (Annette) ou Gidon Saks (Gaspard), n’appellent que des compliments, pour un chant délié et une expression que compromettent peu leurs origines internationales. Que d’émotions !…
Convient-il alors, d’évoquer la mise en scène ?… Elle passe au second plan, assez insignifiante dans son décor de fête foraine ; sachant que pour cette fois (au contraire de Béatrice et Bénédict saboté l’an dernier en ce même lieu), Dan Jemmett a dû brider ses inventions saugrenues, soumis qu’il était à l’ire sans recours de Gardiner (comme on l’a su par diverses indiscrétions de répétitions). L’œuvre s’avère ainsi finalement respectée dans sa représentation, y compris pour une ouverture à rideau fermé (merci Sir John Eliot !), et si l’on omet une ridicule et grésillante transmission par haut-parleurs du petit divertissement pour musique de scène au début de l’ouvrage… Seule extravagance déplacée du metteur en scène à avoir réchappé à la vigilance de ce chef – heureusement ! – intransigeant.
Pierre-René Serna
Par Christian Wasselin
Le Freischütz, Opéra Comique, 7 avril 2011
Le Freischütz que nous propose l’Opéra Comique est un paradoxe. Car il s’agit bien de cet ouvrage intitulé Le Freischütz, de Weberlioz, qu’on orthographiait d’ailleurs à l’époque avec un Y (Le Freyschütz), c’est-à-dire l’ouvrage de Weber pourvu d’un texte traduit de l’allemand en français par Emilien Pacini, et muni des récitatifs composés par Berlioz en lieu et place des dialogues du Singspiel original. Alors, donner à l’Opéra Comique un ouvrage entièrement chanté, alors que cette version a été mise au point en 1841 pour être jouée à l’Opéra de Paris où les dialogues parlés étaient interdits, n’est-ce pas une hérésie ? Non, car notre époque n’est plus où les genres étaient à ce point séparés, où les théâtres n’osaient pas glisser d’un répertoire à l’autre. Un amusant paradoxe, tout au plus.
Jérôme Deschamps, directeur de l’Opéra Comique, a donc bien fait de mettre à l’affiche Le Freischütz, et il a bien fait d’en confier la direction musicale à John Eliot Gardiner. Car le chef anglais, plus fougueux, plus nerveux, plus impérieux que jamais, a pu installer dans la fosse sa propre formation, celle qu’il a conçue et pétrie de ses mains : l’Orchestre révolutionnaire et romantique, qui a rarement été à ce point à la fête. Les cors sont dans une forme idéale, à quatre ils emplissent la salle de leur couleur, à deux ils vous font des délicatesses délicieuses. Les bois ont une couleur fruitée, une présence de chaque instant. Ah, le basson, à la toute fin, quand Max tente de se justifier devant Ottokar ! Il faut dire que l’œuvre est à la hauteur de leur gourmandise. On le savait, bien sûr, mais on s’en persuade à chaque mesure. D’une invention mélodique peu commune, d’une invention orchestrale éclatante, la partition de Weber n’est en rien lestée par les ajouts de Berlioz, qui sont au contraire d’une discrétion et d’une finesse éloquentes, on a presque envie de dire : d’une éclatante opportunité. Rien ne pèse, rien n’encombre le propos ; au contraire, le passage d’un air de Weber à un récitatif de Berlioz s’effectue avec un merveilleux naturel. Le comble est atteint quand le chœur des chasseurs, au IIIe acte, se poursuit par L’Invitation à la valse (c’est-à-dire l’Aufforderung zum tanz orchestrée par Berlioz en 1841 pour ajouter un ballet à l’ouvrage). Enchaînement miraculeux ! Comment cette valse si urbaine, si Paris-1840, peut-elle trouver sa place dans l’ambiance rustique du Freischütz ? Mystère. Mais mystère qui enchante, surtout quand le début du morceau est porté par une clarinette d’une telle grâce.
On n’en finirait pas de recenser encore et encore les beautés de l’Orchestre révolutionnaire et romantique (ah, cette intervention des bois, pleine d’acide, quand viennent à passer les fantômes de la mère de Max et d’Agathe dans la Gorge-aux-loups !), mais aussi de noter ce qui captive l’amoureux de Berlioz, toujours à l’affût au moment des récitatifs. Par exemple, celui de Gaspard, au moment de la fonte des balles, évoque le début de l’acte II des Troyens, au moment où fait irruption le spectre d’Hector. L’ouvrage, par ailleurs, privé de ses dialogues qui habituellement nous font revenir sur terre, gagne en sauvagerie, en tension, en violence surnaturelle.
C’est autre chose
Mais il ne faut pas négliger le fait qu’un ouvrage ainsi modifié change à la fois de couleur et de silhouette. La langue n’est pas un support indifférent, c’est un système de timbres et de rythmes avec ses lois propres. Imaginez un peu Boris Godounov en portugais ! Et puis, il y a aussi les conséquences musicales : au premier acte de la version originale, le lied de Kaspar se compose de trois brefs couplets reliés par deux courts dialogues. Dans la version française, Berlioz s’est offert le luxe de composer deux récitatifs différents, d’ailleurs magnifiques, qui étoffent les intentions du lied mais en gomment l’abrupte concision. Il serait instructif d’entendre l’ouvrage avec les récitatifs de Berlioz mais sur le texte allemand, ce que fort peu de théâtres outre-Rhin osent.
On a cité l’orchestre, mais l’autre triomphateur de la soirée est bel et bien le Monteverdi Choir, idéal de cohésion, d’enthousiasme, d’articulation. D’ailleurs, il nous prend au piège : au cours des premières scènes du spectacle, situées devant un stand de tir, on serait presque séduit par le travail du metteur en scène ; et puis, à partir du moment où les solistes se retrouvent seul, plus rien, on s’ennuie, ce qu’on voit oscille entre le convenu et le nunuche. Que s’est-il donc passé ? Ah mais oui, bien sûr ! C’est le Monteverdi Choir qui apporte sa vie, son sens de l’animation scénique, son bonheur de jouer ; dès qu’il disparaît, tout est fini. De même la chorégraphie délabrée de L’Invitation à la valse est-elle transfigurée par l’énergie et l’intelligence scénique de ce chœur hors du commun, qui sait tout faire et le fait très bien.
On l’a compris : de mise en scène, point ; le médiocre Dan Jemmett, qui avait saccagé Béatrice et Bénédict il y a un an, dans le même Opéra Comique, avec la complicité du funeste Emmanuel Krivine, a adopté ici un profil bas. Au bout du compte, on lui en saura gré.
Côté solistes, on se contentera de dire que Max (Andrew Kennedy) est un peu pâlot, que Gaspard (Gidon Saks) vocifère hideusement, qu’Annette et Agathe (Virginie Pochon et Sophie Karthäuser) sont à leur affaire. Mais qu’une distribution entièrement francophone aurait été bien plus convaincante en pareil cas.
Un pareil Freischütz met aussi en lumière tout ce que Weber doit à Cherubini, à Méhul et aux autres, tout ce qui fait de lui un musicien original, singulier, et non pas un post-beethovénien ou un pré-wagnérien. Il permet de comprendre ce qui, chez Weber, a séduit Berlioz, bien sûr, mais aussi Mahler (qui a achevé avec une intuition infaillible, rappelons-le, Die drei Pintos). Il autorise enfin à culbuter dans le ruisseau tous les ouvrages tièdes d’Auber, Hérold et consorts qu’on a pu voir et entendre ces dernières années, à l’Opéra Comique et ailleurs. Weber, compositeur inspiré, inquiétant, enivrant tout à la fois, c’est tout de même autre chose ! On a vraiment envie de laisser glapir les caniches sur leurs poufs roses quand un barzoï nous invite à le suivre dans les forêts.
Christian Wasselin
Par Christian Wasselin
Paris, Salle Pleyel, 12 février 2011
Après avoir invité sir Colin Davis, ces dernières années, à l’occasion d’une série de concerts consacrés à Berlioz, l’Orchestre national de France a chargé John Eliot Gardiner, cette saison, de l’emmener en pays berliozien. Le 12 février dernier, à la Salle Pleyel, le chef anglais juxtaposait ainsi trois œuvres de Berlioz en première partie de concert, avant d’aborder Pétrouchka de Stravinsky après l’entr’acte. Trois Berlioz parfaitement en situation : l’Ouverture du Roi Lear et la Marche funèbre pour la dernière scène d’Hamlet encadrant Cléopâtre (et non pas La Mort de Cléopâtre, comme on le lit dans certaines gazettes, selon une fausse tradition qui remonte au moins à la biographie de Berlioz signée Adolphe Boschot), soit deux pages directement inspirées par Shakespeare et une cantate dont la Méditation comporte en épigraphe, on le sait, un vers de Romeo and Juliet.
On aurait souhaité, idéalement, que ces trois pages s’enchaînent sans interruption, de manière à souligner la forme de cette première partie de concert. Mais le culte de la personnalité a ses obligations, et il était inimaginable qu’Anna Caterina Antonacci ne soit pas acclamée après sa prestation dans Cléopâtre. Ce qui d’ailleurs n’enlève rien à ses mérites. Révélée comme on le sait dans le rôle de Cassandre au Châtelet en 2003, cette magnifique tragédienne fait de cette cantate qui est tout sauf académique, une scène violente, hallucinée, en privilégiant toutefois le drame sur le chant. La diction n’est pas toujours aussi précise qu’on le souhaiterait, certaines notes se détimbrent, mais il serait mesquin d’en faire excessivement grief à une artiste qui sait incarner avec une telle intensité un personnage malgré les conditions du concert. Et qui par ailleurs pousse l’intelligence du texte jusqu’à ménager un micro-silence avant le mot « répandus » dans le vers « Mes pleurs même ont coulé sur ses mains répandus », où bien des interprètes nous laissent croire que ce sont les mains qui sont répandues ! On gardera de cette prestation, au bout du compte, un souvenir plus ému que du concert dirigé par John Nelson avec la même Anna Caterina Antonacci, en 2008 au Théâtre des Champs-Elysées, ou de la soirée, en 1999 au Châtelet, au cours de laquelle Gardiner interprétait Cléopâtre avec Michelle DeYoung, la Didon des Troyens de Davis au Barbican Centre.
Gardiner, justement : on ne dira jamais assez combien la musique de Berlioz a impérieusement besoin des meilleurs orchestres et des plus grands chefs pour être restituée comme elle l’exige. Et il faut répéter ici combien Gardiner la connaît intimement et continue de l’interpréter comme peu de chefs aujourd’hui. Les chefs qui sentent Berlioz, pour reprendre un mot du compositeur lui-même, sont des individus isolés, quand bien même beaucoup d’entre eux seraient anglais, ils n’appartiennent pas à une lignée, a fortiori à une cohorte. Diriger Berlioz comme Berlioz le souhaite sera toujours affaire d’aristocratie. Un constat qui va de soi, peut-être, mais cette impression saute aux yeux et aux oreilles quand on considère quelle énergie le chef anglais met dans Le Roi Lear, comment il fait sonner l’ostinato des contrebasses qui accompagne l’agonie de Cléopâtre, de quelle tension il innerve la Marche funèbre, implacable et poignante montée dramatique jusqu’à cette salve de mousqueterie qu’on attend mais qui vous fait sauter sur votre siège. L’Orchestre national de France répond comme un seul homme aux attentes de Gardiner. Depuis quelques concerts, son directeur musical, Daniele Gatti, installe les violons I en face des violons II, de part et d’autre du pupitre du chef : le résultat fait merveille, le dialogue s’instaure enfin entre les deux pupitres (à la toute fin du Roi Lear, par exemple), la matière instrumentale prend un relief nouveau, et Gardiner, rompu aux usages du XVIIIe et du XIXe siècle, n’est pas le dernier à s’en réjouir !
Il ne nous reste plus qu’à attendre Le Freischütz que Gardiner nous promet à l’Opéra-Comique, en français et avec les récitatifs de Berlioz. Ce sera en avril, avec le Monteverdi Choir et l’Orchestre révolutionnaire et romantique. Espérons seulement que le metteur en scène Dan Jemmett, fossoyeur de Béatrice la saison dernière, ne tournera pas ce rendez-vous en farce.
Christian Wasselin
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