Site Hector Berlioz

review

Page d'accueil    Recherche

2010

    Cette page présente les comptes-rendus des exécutions et représentations qui ont eu lieu en 2010. Nous remercions très vivement les auteurs de leurs précieuses contributions.

Tous droits de publication et de reproduction des texte sur cette page, y compris leur utilisation sur l’Internet, sont réservés pour tous pays. Toute mise en réseau, toute rediffusion, sous quelque forme, même partielle, est donc interdite.

Comptes-rendus en français Comptes-rendus en anglais
           
Des Troyens emberlificotés
Enfance de l’art
Festival Berlioz 2010 : quelques impressions
Nouveau Festival Berlioz, An II
Much Ado About Béatrice et Bénédict
Les Troyens à l’étouffée
Il y a toujours beaucoup d’oiseaux dans nos jardins publics
Béatrice et Alberto
La Damnation de Faust (ou presque) à Nantes
L’Enfance du Christ in Scotland  
Symphonie fantastique

 

Des Troyens emberlificotés

Par Pierre-René Serna

Les Troyens ; Deutsche Oper, Berlin ; représentation du 5 décembre 2010 ; Petra Lang (Cassandre), Béatrice Uria-Monzon (Didon), Ian Storey (Énée), Markus Brück (Chorèbe), Liane Keegan (Anna), Heidi Stober (Ascagne), Gregory Warren (Iopas/Hylas), Orchestre, Chœur et Ballet du Deutsche Oper, Donald Runnicles (direction), David Pountney (mise en scène).

    Étrange impression, que celle laissée par ces Troyens du Deutsche Oper. Une première (mondaine ?) avec étalage d’élégances, une assistance emplissant jusqu’au dernier siège de la laide et moderne salle de l’Opéra allemand de Berlin, l’espèce de frémissement qui annonçait le spectacle, l’attention du public… semblaient augurer d’une grande soirée. Et comme telle, elle fut reçue par ce même public, avec force applaudissements frénétiques et rappels insistants en fin de la représentation. Après exactement quatre-vingts ans d’absence dans la capitale allemande, une belle victoire pour les Troyens ?… On ne saurait vraiment dire.

    Car il s’agit presque d’un malentendu. Au sens propre, d’abord. D’emblée, dès l’apparition solitaire de Cassandre, rejointe ensuite par son fiancé Chorèbe, en raison d’une acoustique lacunaire : estompant les voix solistes quand elles tentent de nuancer – écueil rédhibitoire dans un ouvrage où tout n’est que nuances – au profit de la centaine de choristes, eux, éclatants, et de l’orchestre, d’une réelle présence sonore. Au long du déroulement de la soirée, il faudra ainsi s’arc-bouter, rétablir par l’intellect ou le souvenir, un équilibre que les oreilles ne corroborent pas. Du moins à en juger d’où nous étions, officiellement pourtant parmi les meilleures places, au centre du parterre...

    Première déconvenue. Il y en aura d’autres, mais peu à peu. Car jusqu’à la fin du deuxième acte, et même – soyons indulgent ! – du troisième, l’effet s’avère plutôt satisfaisant. De vrais Troyens ! ou à peu près. Petra Lang campe une Cassandre de bonne prestance, malgré les nuances éclipsées susmentionnées, mais avec de magnifiques emportements – hors un aigu hurlé à la fin du premier acte, au reste non prévu par la partition. L’Énée de Ian Storey (qui chante Tristan par ailleurs, ce qui ne serait pas la meilleure référence en la matière) se présente fruste mais vaillant. Le Chorèbe de Markus Brück possède le chant délié nécessaire, même étouffé qu’il est parfois au fond de la scène. Une mention particulière pour la voix de basse de Stephen Bronk, Ombre d’Hector sépulcrale. Et le tout, musicalement, convainc : des chœurs fermes et ardents, un peu décalés toutefois dans la première scène, un orchestre subtil et enlevé, des ensembles vocaux bien posés. La mise en scène est également en place, illustrative et conventionnelle, certes, mais judicieusement animée et éclairée, quand bien même elle ne favorise pas les solistes au premier plan (voir supra). Le décor se résume à quelques brouillards sous des projecteurs violents, à de rares étais de bois descendus des cintres, transformés un temps en tête et pattes de gigantesque cheval ; et les costumes hésitent entre haillons et références antiques, dont de revigorants casques grecs que l’on ne voit plus guère dans les Troyens. On note cependant quelques perfides coupures musicales (une exposition avant la reprise dans le duo de Cassandre et Chorèbe, quelque mesure ailleurs…), mais sans franche incidence ni indécence.

    Pour en rester aux deux premiers actes. Avec le troisième, le sentiment serait du même ordre. Mais, déjà, la mise en scène s’ébroue dans les chichis, avec des costumes d’un jaune criard, des gestes attendus, des mouvements chorégraphiques lourdauds et des objets dérisoires ou enfantins (cubes, bulles, cônes…), images un peu niaises de la neuve et fringante Carthage. L’apparition de Béatrice Uria-Monzon dans une robe à volants alla Carmen (rôle que la cantatrice incarne sur d’autres scènes), ajoute à l’aspect croquignolet ; et son chant, flottant et vibré, qui exprime si mal les voluptés de la reine attendrie, complète un tableau médiocre. Différentes petites pages de partition sautées, ça et là, émaillent encore l’acte… On s’étonne néanmoins que, sur ce, le rideau chute pour un entracte d’une demi-heure.

    L’explication vient ensuite. Puisque les deux derniers actes réunis sont ceux qui subissent les plus fortes altérations de la partition. Trois numéros supprimés : le Duo entre Anna et Narbal, la Danse des Esclaves, le Duo de Didon et Énée au cinquième acte ; la disparition des personnages autres que Didon au deuxième tableau du cinquième acte – transfiguré en grande scène pour soliste ; et, toujours, diverses mesures ou cadences évanouies... Mais entendons-nous bien ! ce pourrait être vis-à-vis des trois numéros entiers précités un choix tout à fait justifiable, s’agissant de passages ajoutés par Berlioz, et ainsi envisageables comme alternatifs (voir à ce propos notre ouvrage Berlioz de B à Z). À condition, cependant, qu’il y ait une cohérence. Et rien ne saurait excuser la Chanson d’Hylas placée après la Chasse royale (!), la Marche pour l’entrée de la reine… déplacée après les deux Pas de ballet… Il faut donc imputer cet embrouillamini à la mise en scène, qui atteint dès lors un sommet d’indigence. Sachant que la dionysiaque pantomime de ladite Chasse royale se convertit en ballet d’un patapouf désespérant (histoire, sans doute, de donner matière à la troupe de danseurs du théâtre…), formant l’introduction à un grand tableau dansé de même acabit – n’était l’irruption saugrenue d’Hylas. On joue donc, entre sautillements et entrechats, parmi les ballons et les cerceaux !… Quant à Didon et Énée, leur Duo les retrouve suspendus par les airs, cerclés chacun d’un anneau métallique qui ne fait qu’incommoder davantage les deux chanteurs et dont la symbolique laisse dubitatif… Le cinquième acte reprend mieux corps, dans une nudité assez propice.

    Storey, digne jusque-là, s’embourbe pour sa part définitivement dans son Air d’adieu, débité tout à trac, sans expression ni intelligence, avec des notes étranglées. Uria-Monzon prend, elle, une sorte de revanche, mais uniquement pour ses scènes finales, d’un bel élan dramatique (qui caractérisait déjà sa Didon à l’Opéra de Strasbourg en octobre 2006). Relevons le pertinent Ascagne de Heidi Stober et l’Hylas joliment projeté de Gregory Warren (préférable à son Iopas aux notes dures). Car les seconds rôles s’affirment plutôt sentis, dans un français acceptable. Et le chœur remplit sa mission, rageuse à souhait et comme il sied pour sa dernière intervention au-dessus de la Marche troyenne, face à un orchestre qui n’a pratiquement jamais failli sous la battue vigilante de Donald Runnicles. Le chaud et le froid, en quelque sorte…

    En regard, les Troyens vus l’an passé à Valence figurent presque un modèle : dans un respect philologique du texte musical, une lecture scénique originale mais pensée, avec un plateau vocal quasi irréprochable, et une musique qui avance, nerveuse, alerte. Un autre monde… Et des Troyens tels qu’en eux-mêmes. D’autres s’annoncent au Teatro Real de Madrid, tout aussi prometteurs selon certaines sources. L’Espagne serait-elle alors la dernière terre promise ?… Car l’Allemagne l’a longtemps été, avant la Grande-Bretagne, et reléguant la France dans les limbes. Carlsruhe, Munich, Cologne, Leipzig, Ratisbonne, Stuttgart et Berlin ont célébré les Troyens jusqu’en 1930, avant que s’abatte la chape du régime nazi. Puis, à partir de 1960, le flambeau est repris par Hambourg, Augsbourg, Wiesbaden, Francfort, Dortmund, Mannheim, Düsseldorf, Duisbourg, Gelsenkirchen, et à nouveau Munich, Leipzig, Stuttgart… Mais, le temps passant, avec de moins en moins de rigueur. L’espoir en ce pays viendra peut-être de Daniel Barenboïm, qui avait programmé, puis abandonné, le projet de cet opéra en 2003, mais en garde toujours la secrète ambition. Dans la maison concurrente berlinoise, ce merveilleux et historique Staatsoper qu’il dirige et que Berlioz avait connu…

Pierre-René Serna

Enfance de l’art

Par Pierre-René Serna

L’Enfance du Christ ; Salle Pleyel, Paris, concert du 28 septembre 2010.

    À Pleyel, l’Enfance du Christ bénéficie, sur le papier, d’une distribution vocale de choix. Mais le concert ne parvient vraiment à captiver qu’avec l’apparition de Wesselina Kasarova (Marie), ses grandes vertus expressives autant que techniques. Et alors, tous ensuite de se mettre à l’unisson d’un beau chant : le baryton Matthew Brook (Joseph), Laurent Naouri, jusque-là déficient (dans le rôle d’Hérode, qu’il troque ensuite, mieux, pour celui du Père de famille), le ténor Paul Groves, Récitant désormais transfiguré par une voix mixte savamment dosée, les chœurs réunissant Accentus et la Maîtrise de Paris, et jusqu’à l’Ensemble orchestral de Paris lui-même. Car les premiers moments du délicat oratorio de Berlioz se seront fait laborieux, entre multiples accrocs, décalages et approximations variées. Laurence Equilbey, qui dirige, demeurant une remarquable chef de chœur, davantage certainement qu’une grande chef d’orchestre.

Pierre-René Serna

Festival Berlioz 2010 : quelques impressions

Par Christian Wasselin

La Côte Saint-André, 29 août 2010

    Apprécier un festival, c’est y passer quelques jours, s’immerger dans les lieux qui l’accueillent, se promener de concert en récital, goûter une ambiance, guetter un climat. Organisé du 18 au 29 août à La Côte-Saint-André, la deuxième édition du Festival Berlioz dirigé par Bruno Messina proposait un grand nombre de manifestations en tout ou partie consacrées au grand homme, mais les contraintes du calendrier nous ont permis d’assister seulement à deux d’entre elles, et ce le dernier jour du festival.

    Le programme du concert donné à 17h dans l’église de Bourgoin-Jallieu, à une trentaine de kilomètres de la ville natale de Berlioz, avait déjà été proposé, en partie, quelques jours plus tôt, dans l’abbatiale de La Chaise-Dieu : un lieu dont l’acoustique transparente, portée par les voûtes et la magie du lieu, a quelque chose d’incomparable, on a pu s’en rendre compte une nouvelle fois a contrario à Bourgoin. L’European Brass Orchestra, interprète de ce concert, est la réunion de cinq ensembles de cuivres venus de différents pays européens, placée sous la direction de Sylvain Cambreling.

    A Bourgoin-Jallieu, une première partie consacrée à des œuvres originales pour cuivres et percussion, fut suivie de la première mondiale (!) de la Symphonie funèbre et triomphale transcrite par l’un des membres de l’orchestre, le tubiste virtuose Thierry Thibault, d’après la version originale pour orchestre d’harmonie mais en tenant compte également, dans le finale, des parties de cordes ajoutées ultérieurement par le compositeur. On sait combien Berlioz, à plus d’une reprise, a cruellement souffert de voir ses œuvres déformées. On sait aussi que la transcription était une pratique fréquente au XIXe siècle et que lui-même a orchestré plusieurs pages d’autres compositeurs (L’Invitation à la valse, Le Roi des aulnes...). Malgré tout, quel autre sentiment éprouver que la frustration devant un ensemble privé de ses clarinettes, de ses bassons (et de son chapeau chinois) ? Car cet orchestre est splendide, ses trombones et ses cornets ont la délicatesse des flûtes, Cambreling le dirige magnifiquement, mais enfin, Berlioz arrangé, ce n’est plus Berlioz !

Où et quand jouer la marche ?

    Quelques heures plus tard, retour à La Côte pour assister au concert de clôture : le Te Deum, étrangement précédé par l’Ouverture de Waverley. Au pupitre, François-Xavier Roth. Devant lui, non seulement l’orchestre Les Siècles (qui joue sur instruments d’époque et dont les musiciens n’hésitent pas à troquer un hautbois du XIXe contre un hautbois du XXIe quand ils passent de Chabrier à Bruno Mantovani lors du même concert), mais aussi une cinquantaine de jeunes instrumentistes venus de différents conservatoires européens : l’Orchestre européen Hector-Berlioz est né ! Au fond, plusieurs centaines de choristes venus étoffer les Chœurs de Lyon de Bernard Tétu. Et derrière le chef d’orchestre, en contrebas, quelques dizaines d’enfants de l’ensemble La Cigale emmenés par Anne-Marie Cabut. Des enfants valeureux, certes, surexaltés au moment de la grande exclamation sur le mot « speravi » dans le finale, mais submergés par la grande masse chorale et instrumentale, l’orgue, pour sa part (joué par Philippe Brandeis) étant parfaitement dosé. Certes, le relief et l’impact sonores procèdent de nombreux critères (disposition des exécutants, mordant des attaques, etc.), mais une telle disproportion ne pouvait que nuire aux voix d’enfants, alors Berlioz en prévoyait plusieurs centaines ! On ne reviendra pas sur le lieu, défavorable aux pizzicatos, aux harpes (même quand il y en a douze), mais on précisera que François-Xavier Roth, s’il omet le « Prélude » (composé par Berlioz mais omis lors de la publication de la partition et le jour de la création), interprète cependant la « Marche pour la présentation des drapeaux ». Une question se pose, néanmoins : quand jouer cette marche ? A la toute fin ? Oui, si on le considère comme le dernier mouvement. Mais Berlioz, à plusieurs reprises (dans ses Mémoires, dans une lettre à Liszt du 1er janvier 1853, etc.), décrit le « Judex crederis » comme étant le finale de sa partition – « Judex » d’ailleurs pourvu d,une coda instrumentale qui fait pendant aux grands accords du début du tout premier mouvement. Lors de la création de l’œuvre, en 1855, la marche avait d’ailleurs été située en troisième position, en lieu et place du « Prélude » éliminé.

    A La Côte-Saint-André, la marche fut intercalée entre le « Christe, rex gloriae » et le « Te ergo quaesumus » (interprété par Pascal Bourgeois, qui avait idéalement chanté dans Lélio l’été dernier) ; compromis qui vaut ce qu’il vaut, sachant qu’une autre solution consisterait à jouer la marche après les bravos succédant au finale. C’est la solution qu’avait retenue Charles Dutoit en 1998, dans la basilique de Saint-Denis ; il est vrai que ce soir-là on avait réellement présenté les drapeaux... des équipes participant à la coupe du monde de football. Une autre solution encore, peut-être la plus satisfaisante, serait de jouer le « Prélude » (en troisième position, comme Berlioz l’avait prévu), et de placer la « Marche » entre le « Christe » et le « Te ergo » ; ainsi, les deux mouvements instrumentaux seraient symétriquement disposés dans la partition, assureraient son équilibre et joueraient leur rôle d’interlude en soulignant la construction cyclique de l’ensemble. (1)

    On ajoutera que les chœurs, à La Côte, ont choisi d’adopter la prononciation dite française du latin (« judex » et non pas « youdex », « exercitus » et non pas « exertchitouss », etc.), qui donne une couleur différente à l’ensemble, sans doute plus proche de ce que Berlioz entendait de son vivant.

    Au total, une prestation à la fois scrupuleuse et exaltante, qui aurait mérité d’être rejouée deux ou trois fois pour s’affiner mais aussi pour le plaisir de rejouer une œuvre qu’on n’entend fort peu souvent.

    Le Festival Berlioz est en train de trouver ses marques. Souhaitons que tous ceux qui le soutiennent, mécènes et élus, aident Bruno Messina à aller jusqu’au bout de son projet et lui permettent, année après année, de construire un grand monument sonore à la gloire de Berlioz.

Christian Wasselin

(1) Michel Austin, dans ce même site, donne son avis sur la question.

Voyez aussi sur ce site The Te Deum at the Barbican par Michel Austin (en anglais)

Nouveau Festival Berlioz, An II

Par Pierre-René Serna

    Les soldats de l’An II du nouveau Festival Berlioz de la Côte-Saint-André, ce sont les composants de l’Orchestre européen Hector-Berlioz et d’une foule de choristes, aux ordres de François-Xavier Roth, sous le commandement de leur général, Bruno Messina. Car on peut parler de troupes levées en masse pour ce Te Deum de clôture qui voit cent instrumentistes associant les professionnels de l’orchestre les Siècles et des élèves de Conservatoires recrutés dans toute l’Europe – l’Orchestre européen Hector-Berlioz qui scelle par là sa naissance –, deux cents choristes rassemblés autour du noyau aguerri des Chœurs de Lyon-Bernard Tétu, avec des chorales issues de Lyon ou de l’Isère et la maîtrise d’enfants la Cigale (dirigée par Anne-Marie Cabutt).

    Une troupe en marche. Puisque de Marche, sinon de drapeaux, il sera question avec la “ Marche pour la présentation des drapeaux ” telle que Berlioz l’avait formellement prévue pour son Te Deum mais si peu donnée. Il convient donc relever l’enthousiasme de ce concert, et du projet qui l’a présidé à travers le travail préparatoire de tous ses participants durant une semaine entière. Et cela s’entend, dans la ferveur d’ensemble, le sentiment de grand moment qui réunit les interprètes galvanisés comme les auditeurs recueillis. On note aussi la marque de Roth, dans ce souci louable de revenir à l’instrumentarium d’époque, les cuivres façon XIXe siècle, les coups d’archet sans vibrato et même les douze harpes Érard de la Marche, plus petites que celles actuelles mais qui sonnent si distinctement. Tout cela indique la nouvelle ambition du festival, qui doit autant à l’imagination de son récent directeur artistique, qu’à l’intermédiaire fructueux qu’il a su élire pour la transmettre, François-Xavier Roth. On passera alors sur les circonstances de cette transmission, quelques décalages ou défauts d’équilibre – ces pizzicatos inaudibles et ces enfants choristes, alignés en rang d’oignon à l’avant-scène, dont les voix individualisées le deviennent forcément autant. Effets, assurément, de l’acoustique défavorable et des conditions drastiques de l’auditorium en structures tubulaires précairement implanté dans la cour du château de la Côte. Le ténor, Pascal Bourgeois, décevrait aussi, sans l’aspect élégiaque ou désincarné que l’on aurait attendu, au sein d’une restitution générale qui se caractérise davantage par l’élan que l’adéquation de chacun de ses constituants. Et pourquoi placer ladite “ Marche ” entre les quatrième et cinquième parties ?… quand la partition réclame la ponctuation finale pour cette page uniquement instrumentale. Timidité peut-être, à avoir craint une chute de tension après le puissant Judex crederis... Alors que d’autres expériences, comme celle sous l’égide du Chœur de Compostelle à Paris en décembre 2006 ont montré éloquemment sa nécessité à cet endroit ; pour un Te Deum par ailleurs mieux équilibré, malgré des forces comparables elles aussi largement d’amateurs, mais dans une église cette fois, Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Ceci expliquant sans doute cela… On ne sait trop aussi pourquoi l’ouverture de Waverley prélude au concert. Mise en bouche un peu incongrue ou bouche-trou ?… quand, et tout simplement, il aurait suffit pour allonger la soirée – si besoin était – de faire appel au Prélude prévu à cet effet. Il est vrai que Berlioz avait retiré de sa partition définitive ce passage instrumental, lui, intercalé entre les deuxième et troisième parties… Mais Waverley aura permis de goûter, à découvert, les vertus de souplesse de ce neuf orchestre. Les cordes surtout, ensuite écrasées par les vents et voix projetés par le fond de plateau.

    Autre concert de ce dernier jour du festival, le 29 août : celui donné l’après-midi dans la cathédrale de Bourgoin-Jallieu, jolie bourgade à une trentaine de kilomètres de la Côte, célèbre pour ses exploits de rugby. C’est l’Orchestre européen des Cuivres, tout pareillement une formation nouvelle, qui officie. Cet ensemble regroupe trente jeunes musiciens venus d’Espagne, d’Italie, d’Autriche, de Belgique et de France. Magnifique fanfare, née il y a seulement quelques mois sous la férule de Sylvain Cambreling, qui sait allier nuance des solos, combien appréciable pour des cuivres, et puissance d’ensemble : résultat assurément de la qualité de ses participants, dûment sélectionnés, mais aussi de la battue précise et chevronnée de Cambreling. On découvre ainsi une splendide œuvre d’Henri Tomasi, Fanfares liturgiques, et… une Symphonie funèbre et triomphale comme Berlioz ne l’avait pas imaginée, pour fanfare. Un arrangement, que Cambreling s’est empressé d’annoncer en toute honnêteté et en tant que tel (par les soins du joueur de tuba de la formation, Thierry Thibault), mais qui n’empêchait la symphonie ainsi réduite de sonner superbement.

    On s’en voudrait, à partir de ces seuls deux concerts, de tirer un bilan tranché de cette seconde édition du Festival Berlioz depuis la prise en main de Bruno Messina. Roth s’annonce comme une cheville ouvrière éminemment idoine, l’une des trouvailles artistiques et l’un des garants de l’avenir de ce festival nouvelle manière. La venue de Cambreling est un autre choix pertinent, qui laisse espérer que ce chef particulièrement fait pour Berlioz pourrait camper en ces lieux son grand talent. L’hommage à Serge Baudo, l’ancien directeur de feu le Festival Berlioz de Lyon, devant son ancien orchestre, celui de Lyon, pour une Enfance du Christ – à laquelle nous n’avons pas assisté – était aussi une belle initiative. Les retours de Marc Minkowski et ses Musiciens du Louvre-Grenoble – si proches ! – ou d’Emmanuel Krivine – plus contestable, dans Berlioz du moins, mais dont il s’est cette fois gardé –, l’arrivée de Jean-François Heisser, Daniel Kawka, Cyril Huvé, Nicolas Chalvin et l’Orchestre de Savoie… sont autant d’heureuses entreprises. Au regard de l’ensemble de la programmation, l’impression serait donc que les promesses se confirment, pour l’affluence du public, les artistes invités, tout en piétinant quelque peu du côté du répertoire. Car les grandes œuvres de Berlioz se sont faites parcimonieuses, réduites quasiment au Te Deum et à l’Enfance du Christ. Sachant que certaines envisagées n’ont pas pu se concrétiser... Et quant aux quelques autres pages du compositeur auquel le festival doit son nom, parsemées au fil de concerts souvent éclectiques, elles s’affichaient plutôt convenues. Les prochaines éditions diront si l’impulsion prendra corps. Comme tel, cet An II apparaît non pas celui d’une révolution en marche, mais encore en devenir.

Pierre-René Serna

Voyez aussi sur ce site the Te Deum at the Barbican par Michel Austin (en anglais)

Much Ado About Béatrice et Bénédict

Par Norbert Molina

Espace Reuilly, à Paris, représentation du vendredi 28 mai 2010

    C’est avec un certain bonheur que nous avons assisté à la première de la production de Béatrice et Bénédict, production offerte par le Conservatoire du XIIe arrondissement de la Ville de Paris les 28, 29 et 30 mai.

    Disons même : un bonheur certain. Car il est toujours plaisant de voir des élèves de Conservatoire, aux talents sûrs mais encore naissants, s’attaquer à des projets ambitieux ou à une œuvre de la difficulté de Béatrice et Bénédict. Une œuvre rarement donnée, et encore moins dans sa totalité formelle. Puisqu’un opéra est autant musique que théâtre. C’est donc à une mise en scène de l’opéra de Berlioz que nous avons eu droit. Rappelons toutefois qu’en février dernier, après une quarantaine d’années d’absence sur les planches parisiennes, l’Opéra-Comique produisait lui aussi sa propre version scénique de Béatrice, sous la direction musicale d’Emmanuel Krivine (le lecteur peut consulter ci-dessous les comptes-rendus de Pierre-René Serna et Christian Wasselin).

    Puisque les chanteurs et les instrumentistes de ce Béatrice ne sont pas des professionnels, ou du moins ne le sont pas encore, nous ne leur tiendrons pas rigueur si la finesse et l’excellence que requière l’interprétation de Berlioz ne figuraient pas lors de cette première. Peut-être, les représentations suivantes seront-elles mieux rodées… Nous ferons en revanche grief à Didier Henry, responsable de l’adaptation (vilain mot) et de la mise en scène, d’avoir succombé à des altérations du livret, comme si l’époque que nous vivons, prétentieuse au point de corriger les grands esprits du passé, devait constamment pousser les interprètes à l’irrespect des œuvres. Prenons, entre divers ajouts et modifications dans les dialogues parlés, un seul exemple. Si le « More est en fuite » (censuré par monsieur Henry, qui remplace par « j’adore la victoire »), c’est parce que le livret de Béatrice et Bénédict porte sur des événements réels du passé, un affrontement qui a duré pas moins de six cents ans entre la Chrétienté et l’Empire Ottoman. Depuis 1922, et maintenant que la Turquie est une république, tout comme la France, il est d’autant plus dérisoire de passer sur des siècles d’Histoire : plus que jamais, nous devrions pouvoir en parler dans la bonne entente avec nos amis Turcs. De plus, l’épithète « More » est pertinemment utilisé par Berlioz, car mis ici dans la bouche de personnages du XVIe siècle, dont le vocabulaire ne distinguait pas entre ethnies comme le ferait l’ethnologue actuel. Il répond au reste au mot « Matamore », toujours de Berlioz lui-même (laissé par M. Henry, fort heureusement) ; car quand Shakespeare écrivait Much Ado About Nothing, la Sicile appartenait à la couronne d’Espagne, et le qualificatif français provient de l’espagnol matamoros (tueur de Mores), ce que Berlioz savait sans nul doute. Il est donc absurde de vouloir corriger un fin connaisseur de la langue, de l’art et de l’Histoire, lors qu’on ne l’est pas soi-même ; et Berlioz le fut de son vivant, n’en déplaise à notre triste époque et à tous ses Didier Henry. Les changements dans la partition, et même dans l’ordre des numéros, étaient également fréquents dans cette version dirigée par Jean-Michel Ferran. Mais le chef d’orchestre a assuré une exécution qui n’appelle pas de reproches majeurs, face (bon ! pas exactement en face) à des jeunes gens passionnés qui ont fait ce que Berlioz mérite : se vouer entièrement à la tâche… Monsieur Ferran, directeur du Conservatoire, sait sans doute ce dont sont capables ses musiciens. Il a ainsi su en tirer le meilleur parti.

    Le Conservatoire du XIIe arrondissement de Paris, dont le nom rend hommage à Paul Dukas, enseigne tout autant la musique que l’art lyrique et dramatique ou la danse. Des ballets ont ainsi accompagné le spectacle (dans une chorégraphie de Christine Bonneton). Pour ne pas manquer à la vérité, nous saluerons ici quelques bonnes idées de Monsieur Henry. En début de représentation, au premier acte comme au second, les chanteurs du chœur prennent peu à peu place sur scène, alors que la musique n’est pas encore commencée. Élégamment habillés (plutôt dans le style de l’époque de Berlioz que dans celle de Shakespeare : hommage au compositeur, souhaitons-le…), ils s’allongent ou s’assoient sur le sol, rient, discutent, pique-niquent, préparant le public dans un esprit calme et détendu, apte à l’écoute de la musique. Autre bonne idée : la scène est divisée en deux parties surélevées par des plateaux (l’Espace Reuilly ne dispose pas de fosse d’orchestre), reliées par une passerelle que le chœur et les chanteurs empruntent. Le chef se trouve entre ces deux parties, à peu près au milieu, et les espaces latéraux entre les deux scènes sont occupés par l’orchestre, avec essentiellement les instruments à vent à gauche et les cordes à droite. Cette disposition, qui force le chef à se tourner d’un côté ou de l’autre, ferait craindre le pire, mais n’a nullement entravé l’acoustique ni même la direction musicale.

    La restitution musicale et les solistes méritent d’ailleurs aussi des compliments, avec une scène de Somarone (incarné par Jean-Paul Grisoni) particulièrement réussie et deux rôles-titres bien joués et chantés, dans la mesure d’un Conservatoire d’arrondissement. Citons l’ensemble de la distribution : Clotilde Cantau (Béatrice), Claire Onéglia (Héro), Anne Chebrou (Ursule), Edouard Bouchy-Lucotte (Bénédict), Philippe Gardeil (Claudio), Benoît Isabey (Don Pedro), Arnaud Katcherian (Léonato) et Jean-Paul Grisoni, notre cher Somarone. Ils ont été préparés par la chef de chant Margaret Fazoline, comme les chœurs, eux, l’ont été par Françoise Pilleboue. Mention spéciale peut être faite du travail de celle-ci et de celui de ses choristes, qui mériteraient une appréciation égale, sinon supérieure, à celle des chœurs sous la direction de Krivine, en février dernier à l’Opéra-Comique.

    Autre commentaire, pour finir : juste après l’entracte, nous avons eu la surprise de ne pas entendre immédiatement la Sicilienne prévue, mais la mélodie, ici accompagnée à la guitare (théoriquement au piano), Le Dépit de la bergère , dont elle s’inspire. Identifiée par notre ami et bon connaisseur de Berlioz, Pierre-René Serna, que nous remercions de cette précision et qui nous accompagnait lors de cette intéressante soirée.

Norbert Molina

Les Troyens à l’étouffée

Par Christian Wasselin

Muziektheater d’Amsterdam, 4 avril 2010

Avec: Eva-Maria Westbroek (Cassandre), Jean-François Lapointe (Chorèbe), Christopher Gillett (Sinon), Christian Tréguier (Priam), Valérie Gabail (Ascagne), Bryan Hymel (Énée), Nicolas Testé (Panthée), Yvonne Naef (Didon), Charlotte Hellekant (Anna), Alastair Miles (Narbal), Greg Warren (Iopas), Sébastien Droy (Hylas). Direction : John Nelson, mise en scène : Pierre Audi.

    On ne parle pas suffisamment de l’acoustique des théâtres. On sait pourtant que le plus bel orchestre, que les plus beaux timbres, que l’équilibre le plus soigné entre les pupitres peuvent être ruinés par une salle qui ne porte pas les instruments ou qui les étouffe. C’est ce qui advient hélas au Muziektheater d’Amsterdam, où il faut vraiment connaître la partition des Troyens pour deviner, c’est-à-dire pour entendre par l’imagination, ce que John Nelson arrive à obtenir de la fosse. Car la dynamique, le relief, la violence des contrastes, les effets de masse ou de lointain, les solos poignants, tout est aplati dans ce théâtre. Les bois s’en sortent tant bien que mal, mais les cordes manquent d’assise, et le son des harpes (il y en a pourtant six !) est réduit à un friselis presque inaudible. Il est vraiment dommage qu’une direction aussi fluide, aussi lyrique, aussi nerveuse, aussi délicate soit incapable de saisir l’auditeur comme si s’était emparé d’elle un miroir acoustique déformant.

    Un mot sur la partition. Il s’agit bien ici des Troyens, de tous Les Troyens, tels qu’ils ont été édités par Bärenreiter, avec en outre la scène de Sinon mais, seule et inexplicable coupure, sans l’Entrée des matelots au troisième acte. Ajoutons pour être précis qu’il manque aussi la reprise dans la reprise du chœur «Gloire à Didon» (avant le duo entre Anna et Didon) et que l’échange entre Énée et Priam, après l’ottetto du premier acte, ne laisse pas la place aux seuls ordres de Priam comme Berlioz l’avait prévu avant de supprimer la scène de Sinon.

    Pour le reste, on n’insistera pas sur ce travers qui consiste à réunir une distribution internationale pour chanter un ouvrage qui doit beaucoup à la clarté de la langue, à l’élégance de la prononciation, à la noblesse de la déclamation. Charlotte Hellekant (Anna), Alastair Miles (Narbal), en particulier, sont brouillés avec le français. Yvonne Naef est une Didon acceptable dans ses airs et ses monologues mais sans chaleur, sans passion dans ses duos. Bryan Hymel nous oblige à reposer la question du choix de l’interprète chargé du rôle d’Énée. Car voilà de nouveau un chanteur qui ne maîtrise pas le style requis, qui aborde tous ses aigus en voix de poitrine (mais il ne les escamote pas, c’est vrai, rendons-lui cette justice), qui n’a ni l’éclat ni le lyrisme qu’on attend. A quand un Énée vaillant, subtil, à l’aise ?

    Les deux triomphateurs de la soirée, c’est dans les deux premiers actes qu’on les entend : il s’agit de Jean-François Lapointe, impeccable de diction et de présence dans le rôle de Chorèbe, et d’Anna-Maria Westbroek, la voix volumineuse et claire, d’une magnifique énergie en Cassandre, qu’on aura plaisir à réentendre.

    Faut-il parler du spectacle signé Pierre Audi (qui avait déjà été présenté sur cette même scène en 2003) ? Ni vision fulgurante, ni style, il s’agit d’une mise en place plus ou moins laborieuse, assez bien éclairée, dans des décors et des costumes intemporels, avec une Cassandre grimée comme une chamane et une direction d’acteurs approximative. Le chœur bouge peu (mais chante bien), les solistes vont et viennent un peu au hasard, les ballets se ressemblent tous, du Pas de lutteurs à la Danse des esclaves, jusqu’à cette Chasse royale pendant l’orage où l’on a vraiment l’impression de voir deux héros antiques entourés de masques bouffons. Bacchus, Ariane, Truffaldino, Brighella ? Non : Énée, Didon et (sans doute) des faunes et des satyres. Ariane à Naxos ? Non, non : Les Troyens, vous dis-je !

Christian Wasselin

Il y a toujours beaucoup d’oiseaux dans nos jardins publics

Par Christian Wasselin

Béatrice et Bénédict à l’Opéra Comique, 24 février 2010

    Un Anglais trahit Berlioz, quelle tristesse !

    Il faut donc une fois encore se plaindre, ou se mettre en colère, ou pleurer, ou s’arracher les yeux et les ongles, ou se perdre dans la nuit. Car Berlioz, une nouvelle fois, est victime des arrangeurs, des tripoteurs, de ceux qui osent porter la main sur les ouvrages originaux, leur font subir un ridicule outrage, etc. De ceux en un mot qui ne font pas ce qu’ils doivent faire et qui font ce qu’ils ne devraient pas faire.

    On aurait pu croire, ces dernières années, que la cause était entendue, que les partitions de Berlioz, grâce à l’édition Bärenreiter, étaient enfin considérées pour ce qu’elles sont : des textes sacrés. Bref, que le temps des imposteurs n’était plus.

    On aurait pu croire, aussi, que l’Opéra Comique accueillerait Béatrice et Bénédict avec ferveur, avec amour, avec dévotion.

    Il n’en est rien. A l’Opéra Comique, Dan Jemmett a pondu un magnifique œuf d’or. Il a considéré Béatrice et Bénédict d’un œil apitoyé. Il s’est dit qu’il s’agissait là de l’ouvrage d’un vieillard, ou d’un débutant, ou d’un artiste peu doué, ou d’un tâcheron. Et comme il est magnanime, il a décidé de faire à Berlioz l’aumône de son talent. Comment ? En faisant appel à Shakespeare, pardi ! Car l’action de Béatrice, vous comprenez, est incompréhensible. L’ouvrage est mal fait, l’action est mal menée. Et de toute manière cet opéra n’est pas drôle. Alors, pour que le public parisien comprenne, et pour qu’il rie, il suffit de demander à un comédien de lire des extraits (en anglais, bien sûr) de Much Ado about Nothing. Un comédien, c’est-à-dire un personnage ajouté, une sorte de metteur en scène présent sur le plateau, déclamant, jouant, courant, sautant, indiquant aux comédiens-chanteurs le moment où ils doivent intervenir, les faisant taire, s’en aller ou bien revenir. Ce qui veut dire, en clair : farder l’ouvrage outrageusement, comme le sont d’ailleurs les personnages de ce spectacle. Transformer son sourire doux et mélancolique en grimace. Défigurer ses traits nobles et gracieux par une ironie affreuse.

    Devant un tel travestissement, on n’a pas envie de s’arrêter sur les chanteurs : ce qu’ils chantent paraît tellement incongru dans un tel contexte qu’on a l’impression que leur voix vient d’ailleurs. Ni sur l’orchestre, mais pour d’autres raisons : Emmanuel Krivine, qui aurait dû être le bouclier de l’auteur, c’est-à-dire protéger l’intégrité de l’ouvrage, dirige avec mollesse une Chambre philharmonique sans couleur, sans éclat, comme un tissu à la trame usée qui serait également victime du frappement d’air. Le Chœur de chambre Les Éléments a quelque chose d’aristocratique et de bienveillant, certes, mais que peut-il faire devant ce mélange d’acharnement (scénique) et d’indifférence (dans la fosse)  ?

    Beaucoup se sont dit peut-être, en sortant de l’Opéra Comique : « Décidément, cet ouvrage est impossible. » Le drame, c’est qu’ils n’ont ni vu ni entendu Béatrice et Bénédict. Prenez la reine des fées, déguisez-la en mégère puis exhibez-la : qui saura quelle beauté se cache là-dessous ?

Christian Wasselin

Béatrice et Alberto

Par Pierre-René Serna

Béatrice et Bénédict ; Opéra-Comique, Paris ; représentation du 24 février 2010 ; Christine Rice (Béatrice), Alan Clayton (Bénédict), Ailish Tynan (Héro), Élodie Méchain (Ursule), Edwin Crossley-Mercer (Claudio), Jérôme Varnier (Don Pedro), Michel Trempont (Somarone), Giovanni Calò (Leonato), Bob Goodey (Alberto ! ?), Orchestre la Chambre philharmonique, Chœur les Éléments, Emmanuel Krivine (direction), Dan Jemmett (mise en scène).

    Alberto, connaissez-vous ? Nous non plus. Ou plutôt, nous en connaissons beaucoup. Mais dans Béatrice et Bénédict nous n’avions pas repéré jusqu’à présent de sujet espagnol, ou arborant un prénom de cette origine, autre que Don Pedro. Mais Alberto serait, il est vrai, tout autant italien, puisque c’est ainsi que le choisit de façon informelle et inexplicable le metteur en scène de la production de l’Opéra-Comique. Car il fallait bien un nom, puisé au petit bonheur, pour désigner le narrateur inventé pour la circonstance.

    On l’aura compris, il y a encore à subir les irritantes fantaisies d’une relecture scénique spécieuse. Dan Jemmett ne se contente donc pas de sabrer parfois dans les dialogues originaux, mais ajoute une mouture de son cru, en l’espèce l’intervention d’un personnage déclamant – en anglais ! – des passages tirés de Much ado about nothing. L’effet est évidemment désastreux, dénaturant l’équilibre de l’œuvre et l’appesantissant précisément quand il ne faut pas ; pour des raisons dramaturgiques autant que musicales, comme entre l’ouverture et sa chute sur le chœur d’entrée, sans autre pause que d’éventuels applaudissements, ou entre la fin du “ Chœur à boire ”, normalement s’évanouissant vers les coulisses (didascalie et trait musical, ici, bien évidemment gommés), et la grande scène théoriquement enchaînée de Béatrice… On se prend alors à rêver : il suffirait d’ôter ces tirades importunes, régulières mais ponctuelles, et tout rentrerait dans l’ordre… Ou à peu près. Car à défaut de modestie, la conception scénique pèche par d’autres écueils. Jemmett vient du théâtre parlé, mais aussi du théâtre de marionnettes. D’où, l’idée de sa réalisation : un spectacle de marionnettes, grandeur nature. Une idée qu’il semble avoir déjà resservie ailleurs, tant elle se prête à de multiples prétextes. Les personnages sont ainsi grimés, parfaitement au reste, à la façon de Guignol, avec des démarches saccadées et gestes stéréotypés puisés au genre. Il en résulte un arrière-plan de dérision – si commode après tout – où ne reste plus rien, sinon la caricature, dans les sentiments ou les motivations des intervenants. Tout cela combiné, détournement du livret et sa figuration chargée, conduit à un embrouillamini et directement à l’inintelligibilité d’une intrigue pourtant limpide dans son caractère allusif. Un rapide sondage auprès de quelques spectateurs peu avertis de l’œuvre, aura suffit à nous édifier. Inutile ainsi de rechercher l’abattage, l’humour (la scène de Somarone, plaquée, au premier acte !), ou encore moins la poésie…

    Reconnaissons néanmoins une déclamation bien projetée et un beau décorum, fait de toiles peintes baroques sous de jolies lumières à l’ancienne (les feux de la rampe), mais qui ne sauraient animer un jeu inconsistant d’acteurs (plantés statiquement, dès qu’ils chantent) et un improbable souffle théâtral. Puisque pour ce qui est du souffle musical, il se fait aussi désirer… Le plateau vocal distribue des petites voix bien placées, qui faute de pouvoir rendre justice aux élans de lyrisme (Béatrice !), supplée par une homogénéité d’ensemble, mais par à-coup, lors de trop fugaces instants. Peut-être que les reprises, après la première, atteindront une meilleure mise en place… Mais dans l’immédiat, force est de déplorer qu’Emmanuel Krivine n’ait pas su trouver une juste mesure entre un orchestre vert et grêle, peu fait à la virtuosité, un chœur sans dynamique ni ardeur, et des solistes abandonnés à leur sort. Le chef prend souvent des tempos assez vifs, qu’on ne saurait lui reprocher, mais mettant d’autant plus en péril les troupes qu’il mène. L’entrelacs subtil s’en retrouve brusqué, bousculé à la hussarde. Ou l’art de se laver les mains dans les dentelles… Krivine, qui a su démontrer son talent, dans Chostakovitch par exemple, semble depuis ses débuts s’obstiner à diriger Berlioz, malgré des succès régulièrement équivoques… Ne tranchons toutefois pas péremptoirement, et sachons relever dans cette soirée quelques passages mieux enlevés (le Trio masculin du premier acte), qui peuvent laisser croire – une fois encore – à un salutaire redressement au fil des prochaines représentations.

    Mais en l’état, il faut parler d’une belle occasion ratée : dans ce lieu tout indiqué, le merveilleux Opéra-Comique et son incomparable acoustique, pour la première mise en scène de Béatrice et Bénédict à Paris depuis 1966 (depuis quarante-quatre ans !), déjà en ce même théâtre (mais avec des récitatifs, composés par Tony Aubin, en place des dialogues). Succédant auparavant à une seule autre production, au théâtre de l’Odéon, en 1890 (avec cette fois des dialogues réécrits par un certain Charles Bannelier – une manie parisienne !), pour clore la liste rachitique des représentations théâtrales (hors, donc, les concerts) dans la ville où Berlioz avait vécu. Reste l’espoir, un peu fou, d’une reprise débarrassée de ses scories de ce même spectacle. Qui sait ?

Pierre-René Serna

La Damnation de Faust (ou presque) à Nantes

Par Christian Wasselin

Théâtre Graslin, 26 janvier 2010

    Ceux qu’obsèdent les coupures sont-ils des Savonaroles ? Non, ils ont simplement grandi avec les Mémoires de Berlioz à leur chevet, et ne peuvent pas supporter qu’un interprète, même et surtout avec les meilleures intentions du monde (« servir l’auteur » !!!), s’en prenne à une partition, qui plus est d’un créateur qui n’est plus là pour se défendre.

    Or donc, que s’est-il passé à Nantes ? C’était au Théâtre Graslin, lieu merveilleux de 700 places dans lequel la musique sonne magnifiquement, où l’on peut voir la musique circuler d’un pupitre à l’autre, où l’on peut goûter sans réserve les finesses et les hardiesses de l’orchestre de Berlioz. Nous sommes le mardi 26 janvier. Le concert va commencer. Une annonce nous est faite : le ténor et la mezzo souffrent d’une laryngite mais ont tenu à chanter. Le concert commence. L’Orchestre de Bretagne est très en forme, le chef d’orchestre (Olari Elts) sait ce qu’il veut. Le ténor (Luc Robert), lui, n’a guère de style ni de présence, mais il a notre indulgence. Et puis, tout à coup, au début de la deuxième partie, coupure : oh, peu de choses, quelques mesures de récitatif (de « Oh, je souffre » à « Tout fuit mon âpre envie ») ; Faust, malade, a-t-il oublié son texte ? Mais non, l’orchestre l’accompagne comme si de rien n’était. Le berliozien amoureux est perplexe. Puis, quelques instants plus tard, nouvelle coupure : on nous prive cette fois du Chant de la fête de Pâques jusqu’à l’entrée de Faust sur les mots « O mon âme tremblante ». Le berliozien amoureux commence à broyer du noir, à se demander ce qu’il fait là, à en vouloir au chef, au ténor, aux musiciens, aux choristes, tous complices ! Puis il plaint le public, qui ne se doute de rien, qui va applaudir tout à l’heure. Et il s’attend au pire, à des coupures nombreuses, sournoises, ou éclatantes. Deux des chanteurs sont malades, pourquoi se gêner ?

    Mais non, rien. La Damnation se déroule ensuite sans encombre. Jusqu’à la fin l’orchestre est animé, le chef exigeant, les chœurs à la fête, le ténor terne, Brander exemplaire (Éric Martin-Bonnet), Méphistophélès correct (Jean-Luc Chaignaud), Marguerite sensuelle et prometteuse (Anaïk Morel).

    Alors, pourquoi ces deux coupures sordides ?

    Renseignements pris auprès du chef, on n’apprend rien de convaincant. « Je ne dirai rien, car vous allez le répéter. » Puis : « Je dois être loyal envers certaines personnes. » Enfin : « Il faut maintenir la tension jusqu’à l’arrivée de Méphistophélès. » C’est-à-dire ?

    On n’en apprend guère plus auprès du ténor ? « Pourquoi avoir coupé des passages qui n’ont rien de périlleux pour vous ? — J’avoue que je ne sais pas. »

    Oublions cette étrange péripétie. Et réjouissons-nous, en particulier, d’avoir entendu une jeune chanteuse, Anaïk Morel, qui maîtrise parfaitement le rôle de Marguerite (la tessiture, le style), même si on aurait aimé qu’elle s’engage un peu plus dans la Romance, prise il est vrai un tantinet lentement par le chef. Avec Marie Gotraud, qu’on a pu entendre la saison dernière dans La Damnation au Châtelet et à Reims, et qui est pourvue d’un timbre un peu plus sombre, on tient là deux mezzo-sopranos françaises qui sont des Marguerites vouées à un bel avenir.

Christian Wasselin

Site Hector Berlioz crée par Michel Austin et Monir Tayeb le 18 juillet 1997; page Comptes-rendus de concerts créée en 1999; complètement remaniée le 25 décembre 2008.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

Retour à la page principal Comptes-rendus de concerts

Retour à la Page d’accueil