© 2003-2009 Christian Wasselin
Présentation
I. Sur le fil des passions
II. L’enfance d’un compositeur
Premières exécutions
Personnages
Argument
Livret
En choisissant de faire d’un artiste en devenir le héros d’un opéra, j’ai voulu exalter une singularité, une personnalité encore fragile mais déjà superbe, un adolescent qui sent un monde croître à l’intérieur de lui-même et se tend tout entier vers son idéal pour n’entendre que l’appel des passions qui grondent, fussent-elles incompréhensibles à ceux et surtout à celles qui l’entourent. Berlioz a douze ans au début des Orages désirés, à la fin il en a treize mais il s’est métamorphosé. L’amoureux éperdu a trempé son âme et n’a plus qu’un désir : devenir compositeur. Peut-être y a-t-il là un souvenir de mon propre émoi quand j’ai conçu, en découvrant à l’âge de douze ans la musique de Berlioz, quel était le pouvoir de l’évocation poétique, quel était celui de l’amour et de la musique dont le mystère transcende tout et fait du monde un rêve.
Les Orages désirés empruntent leur titre à Chateaubriand et s’appuient sur un épisode réel de la vie de Berlioz, épisode romancé, recomposé ici pour les besoins du livret. Ils se déroulent vers 1815 : l’épisode des Cent-Jours compose la toile de fond historique de l’ouvrage (mais le temps historique est pulvérisé par les battements du temps intime), les Alpes en dessinent le décor. En se situant tantôt à l’intérieur de la maison des Berlioz, tantôt dans la nature immense et bienveillante, l’action de l’opéra suit les phases de dilatation et de concentration de l’imagination du jeune Hector, jusqu’à l’exaltation finale, irrésistible et définitive.
Les Orages désirés jouent aussi sur le fil des sentiments : amour adolescent pour Estelle, enthousiasme du père d’Hector pour l’acupuncture, communion de la petite Nanci, crispations religieuses de la mère, ardeur militaire et donjuanisme de l’oncle, chants nostalgiques de paysans, chaleur extravagante du professeur italien Corsino, autant d’épisodes qui appartiennent à un temps idéal et naïf, autant de scènes légères comme un vernis qu’il suffit de craqueler pour mesurer la noirceur des abîmes et la gangue dont Hector doit s’extraire pour grandir à son art.
Gérard Condé, par sa connaissance intime de l’œuvre et de la sensibilité de Berlioz, ne pouvait qu’être touché par un pareil sujet, et c’est la raison pour laquelle je le lui ai proposé. Par sa musique, qui ne connaît pas les préjugés et fait intervenir la violence et le trouble là où on les attend le moins, il peut mieux que quiconque évoquer la mélancolie, la candeur, les transports et le feu du personnage sans chercher à le travestir ni à le pasticher. Car il y a chez notre héros des nostalgies et des impatiences qui traversent les enfers du temps pour retrouver, au-delà des amours impossibles, le chant perdu et éperdu.
Christian Wasselin
Mettre en musique l’enfance d’un grand compositeur, le faire chanter, surtout, reste une gageure. Reynaldo Hahn et Sacha Guitry l’ont tenté pour Mozart et, si je me suis lancé dans l’aventure que me proposait Christian Wasselin, c’est avec autant d’enthousiasme que de sainte terreur. Avec beaucoup de curiosité aussi : à l’opéra, le sujet impose une musique qui reste à découvrir : qu’allais-je trouver au bout de mon crayon ?
Un Berlioz de douze ans est nourri de romances de Boieldieu, de Monsigny, de Dalayrac. Sans souci excessif pour la couleur d’époque, un langage post-debussyste aurait été pour le moins inadapté ; quant à pasticher le style flamboyant des chefs-d’œuvre de la maturité, c’était restreindre l’objectif à celui d’un divertissement culturel. Car ce n’est pas le style de Berlioz qu’il fallait tenter d’approcher mais sa sensibilité profonde qui n’a rien à voir avec les idées reçues.
J’ai donc préféré suivre son exemple quand, composant Les Troyens, il recherchait l’approbation tacite de Gluck. L’espoir de ne pas (trop) déplaire aux mânes d’Hector m’a guidé dans mes choix les plus aventureux ou m’a permis d’oser des mélodies touchantes, des harmonies essentiellement consonantes, des modulations licencieuses. Je n’en ai pas moins pris, avec le style d’époque, les mêmes libertés que l’auteur du livret avec la vérité historique, car le projet d’une création est, avant tout, l’invention d’un univers cohérent et, si possible, inattendu.
Gérard Condé
Cet opéra aurait dû être créé en juillet 2003, dans le cadre du Festival de Radio France et Montpellier, dans une mise en scène de Sugeeta Fribourg. Il ne l’a pas été en raison de la grève des intermittents du spectacle qui a fait que de nombreux festivals ont été annulés en France cet été-là.
La création a eu lieu le 22 novembre 2003, à Radio France, mais sans mise en scène. La distribution était la même que celle prévue en juillet, sauf le rôle de la Mère d’Hector : Marie-Thérèse Keller, annoncée en juillet, fut remplacée par Elsa Maurus en novembre. L’orchestre (25 musiciens) et le chef étaient aussi les mêmes.
La première création scénique eut lieu, le 14 février 2009 au Grand-Théâtre de Reims, avec une distribution entièrement différente, un orchestre différent et un chef différent, dans une mise en scène de Sugeeta Fribourg (c’est-à-dire le metteur en scène qui avait été prévu en juillet 2003). La représentation suivante eut lieu le 14 mars 2009 à l’Opéra d’Avignon, avec les mêmes interprètes (sauf l’orchestre, qui était l’Orchestre de l’Opéra d’Avignon).
La mère d’Hector (mezzo soprano)
Hector (soprano; rôle travesti)
Le père d’Hector (basse)
Estelle (soprano)
Le colonel, oncle d’Hector (ténor)
Nanci, sœur d’Hector (soprano ou voix d’enfant)
Il signor Corsino (baryton)
L’action se situe vers 1815 au pied des Alpes.
Hector Berlioz, jeune adolescent en proie au vague de ses passions, ne sait comment avouer à Estelle l’amour qu’elle lui inspire. Il va peu à peu comprendre que cet émoi ne doit pas être dit, qu’il lui faut au contraire s’éloigner d’Estelle et devenir musicien afin de magnifier le sentiment douloureux qu’il éprouve. Ce choix est celui de l’art qui transfigure l’amour et sauve de la mélancolie.
La mère du jeune Hector est inquiète, excédée : dehors, il fait une tempête de neige, et son fils n’est toujours pas rentré. Hector fait irruption, il ne répond pas à sa mère. Arrive le père, alarmé par la voix de sa femme ; il demande qu’on aide le garçon à se réchauffer. La mère s’irrite que son mari prenne toujours le parti de leur fils et sort. Hector, troublé, commence à se confier à son père, mais le docteur Louis tente de le raisonner ; il chante son bonheur de pratiquer son métier d’acupuncteur et conseille à son fils de voyager par les livres. Le docteur va se coucher, sans se soucier de l’humeur de son fils. Resté seul, Hector chante son amour impossible pour Estelle, qu’il a entrevue tout à l’heure dans la tempête : si elle venait ! Estelle arrive alors, comme une apparition. Le colonel Marmion, oncle d’Hector, vient tout gâcher en invitant Estelle à danser. Le mirage se dissipe. Hector finit par s’endormir.
C’est la communion de Nanci, la petite sœur d’Hector. La mère est très exaltée, le père la tempère, Hector joue Hamlet avec des marionnettes et incite Nanci à chanter une chanson irrévérencieuse qu’il lui a apprise. La mère crie au blasphème, le père essaie de jouer les diplomates. Arrive l’oncle Marmion, qui annonce le retour d’exil de Napoléon et son propre désir de suivre l’empereur à Paris le jour même. L’héroïsme du colonel exalte Hector. L’arrivée d’Estelle convainc l’oncle, parrain d’Estelle, de rester à la communion. Tous partent pour la chapelle. Hector reste seul. Il se réfugie dans la nature, un livre à la main, et se souvient que l’année précédente, lors de sa propre communion, il a éprouvé un grand trouble mystique et musical. Estelle vient chercher le retardataire et se moque de sa mélancolie. De nouveau, l’oncle survient : Hector, nouvel Hamlet, joue le cynique, se moque de son oncle et humilie la jeune fille. Estelle et l’oncle laissent Hector seul.
Le docteur et sa femme font l’inventaire pour l’hiver. Le père annonce que le signor Corsino va donner des leçons de flûte à Hector, ce qui déplaît à la mère. Arrive Corsino, navré par le peu de talent de l’harmonie municipale qu’on entend au loin. Le maître de musique chante les prestiges de Naples, ville faite tout entière de musique. Hector arrive pour sa première leçon. Tous expriment les sentiments divers que suscite en eux la musique. La mère se retire pour aller chercher Nanci. Hector fait entendre à son maître et à son père une ballade qu’il vient de composer : le Cheval arabe. Estelle vient à passer, muette. Hector part à sa poursuite. Corsino et le père d’Hector évoquent leurs amours de jeunesse, puis Hector revient, sa guitare brisée dans un acte de désespoir. Il commence à concevoir que l’apprentissage de la musique est plus urgent que tout ; Corsino l’emmène travailler avec lui. La mère revient avec Nanci qui souffre de la poitrine, elle demande à son mari d’examiner la petite fille. Le père rentre dans son cabinet de travail. Il prépare un remède mais pense avant tout à son fils, dont il sent qu’il lui échappe. Nanci perd connaissance.
La petite Nanci est malade. La mère est à son chevet, le père s’interroge sur les pouvoirs de la médecine, Hector évoque le suicide par amour du fils de Corsino et affronte ses parents. Arrive l’oncle Marmion, poursuivi par les royalistes : l’Empereur est définitivement vaincu. Estelle va aider l’oncle à s’enfuir. Corsino a choisi de revenir en Italie et fait ses adieux. Monologue final d’Hector, soutenu par les autres voix : seul l’art peut transcender les amours impossibles, la musique l’appelle irrésistiblement.
Ch. W.
L’action se situe vers 1815, au pied des Alpes.
L’intérieur de la maison des Berlioz. La mère d’Hector, excédée, attend son fils. Dehors, il vente, il neige.
• N° 1 : AIR
LA MÈRE
Quel temps, mon Dieu,
quel temps, quel vent !
Comme il neige au dehors !
Comme il fait noir
ce soir !
Il n’est pas rentré,
Hector n’est pas rentré,
mon Dieu, où peut-il être ?
Hector, oh, mon Dieu !
Sainte Vierge Marie,
prenez pitié de ma détresse,
ne regardez pas nos fautes
et protégez-nous du malheur.
Oh, mon enfant, mon fils,
mon premier né !
Si tu avais disparu
pour toujours,
enlevé par la neige,
le vent, l’ouragan,
par Dieu sait quoi !
Mon enfant, ai-je su t’aimer,
ai-je su te le dire ?
Oh, mon enfant !
La nuit me l’a pris,
j’en suis sûre,
j’en mourrai.
Ai-je su t’aimer,
ai-je su te le dire ?
Oh, mon fils,
j’en mourrai,
j’en suis sûre, Hector,
oh, mon en...
(Hector fait tout à coup irruption. Il est tremblant et couvert de neige.)
Ah ! te voilà, Hector, te voilà enfin !
Où étais-tu ?
(Hector ne dit rien.)
Eh bien ?
(Hector persiste à ne pas répondre.)
Seras-tu toujours le même,
toujours sauvage,
silencieux, taciturne,
toujours insaisissable,
toujours à partir, à fuguer,
toujours à comploter en secret ?
• DIALOGUE
LE PÈRE, entrant
Eh bien ! Quel tapage dans cette maison !
LA MÈRE
Encore une des folies d’Hector !
LE PÈRE
Mais il est couvert de neige ! Qu’on le change, et vite ! (La mère sort.)
• MÉLODRAME
LE PÈRE
Hector, tu n’es pas très raisonnable en ce moment...
LA MÈRE, apportant de quoi
sécher son fils
Tenez ! Dieu sait quels sont ses démons !
LE PÈRE
Tu disparais pendant des heures... Que faisais-tu dans cette tempête ?
• N° 2 : AIR
HECTOR
Mon père, depuis la fin de l’été
je suis triste et gai sans raison.
Je fuis ma chambre et la maison,
je fuis la ville, je fuis le monde,
et je sens mon cœur agité
de grands désirs d’orage.
Je me tords dans mon lit,
je rêve l’Italie.
Oh, que mon corps vagabonde,
sans livre, sans bagage !
Vous seul, mon père, vous seul pouvez savoir,
vous seul...
• DIALOGUE
LE PÈRE
Mais tu as de la fièvre ? Serais-tu souffrant pour de bon ?
HECTOR
Comment vous expliquer ?
LE PÈRE
La tête ? La poitrine ? Réponds-moi, Hector.
HECTOR
Je ne sais pas, je ne sais plus.
LE PÈRE
Il faut te distraire.
HECTOR
A quoi bon ?
LE PÈRE
Essaye de te concentrer sur quelque chose. La science apaise les maux du cœur, tu verras.
HECTOR
Vous croyez ?
LE PÈRE
Si tu veux prendre ma succession, fais comme moi, étudie.
HECTOR, avec désarroi
Je voudrais vivre !
LE PÈRE
J’ai passé des heures merveilleuses dans la compagnie des traités des Chinois, et des malades, pour devenir acupuncteur !
HECTOR, à la fois dubitatif et moqueur
Médecin !
• N° 3 : AIR
LE PÈRE
De tous les remèdes,
je n’en connais qu’un
qui soigne aussi bien
trappeur d’Amérique,
notaire africain,
vieillard anémique,
poëte amnésique,
laitière, mégère,
bergère légère
ou curé bilieux.
Hector, tu m’entends ?
Cet art délicat,
pour le pratiquer
il faut du doigté :
c’est l’acupuncture.
Aucun instrument
sinon des aiguilles
de métal subtil
plantées adroitement.
La moindre valvule
alors réagit,
tout vit, tout circule,
tout n’est qu’énergie !
Hector, tu comprends ?
Oubliés, pommades,
flacons et breuvages,
canules, pilules,
capsules, gélules !
Oubliés, tisanes,
ampoules, dragées,
collyres, pastilles,
vivent les aiguilles !
Deviens l’héritier
des sages d’Asie !
Du grand Confucius
tu seras mandarin !
• MÉLODRAME
HECTOR, enjoué
Mon père, quelle exaltation !
LE PÈRE, solennel
Le métier qu’on choisit doit vous donner une raison de vivre.
HECTOR
Pour moi, la Chine est le pays des départs, des matins qui se lèvent sur la mer et des aventures sans fin !
LE PÈRE
Bien sûr, bien sûr.
HECTOR
L’Orient, l’Orient ! Les jonques ! Les pagodes !
LE PÈRE
Je connais un moyen plus sage de voyager.
HECTOR
La musique ?
LE PÈRE
Non, non : les livres.
HECTOR
Les atlas que vous m’avez montrés l’autre jour dans votre cabinet ?
LE PÈRE
Par exemple.
HECTOR
Et les romans qui se passent loin, très loin, au bout du monde ?
LE PÈRE
Ils nous font rêver, ils évitent qu’on s’expose au danger, ils nous enseignent la sagesse.
HECTOR
Je préfère choisir ma folie ! Bonne nuit, mon père.
LE PÈRE
Bonne nuit, Hector, je te laisse avec tes rêves. (Il sort.)
• N° 4 : RÉCITATIF, AIR ET TRIO FINAL
HECTOR
Seul enfin !
Avec la nuit qui vient,
avec cette idée de l’amour !
Oh, j’aimerais partir à jamais,
chevaucher les comètes,
trouver le repos
entre ciel et mer,
seul avec le soleil sur une île !
L’Orient ! L’Italie ! L’Océan infini !
(Il prend sa guitare et se met à jouer.)
Mon étoile, c’est elle,
mon île, c’est Estelle !
Elle est brune, elle est douce,
elle a les yeux bleus des Circassiennes !
Les volcans et la lune,
les astres, les planètes
ne me parlent que d’elle.
Elle est ma vestale, mon totem !
ESTELLE, apparaissant à la manière d’un fantôme
Me voici, qui m’appelle ?
Quel enfant égaré
vient de crier vers moi ?
HECTOR (parlé, pendant qu’elle chante)
Estelle ! Je t’ai vue tout à l’heure dans la tempête, pourquoi reviens-tu ?
ESTELLE, sans voir Hector
Ces volets, ces rideaux
sont-ils une prison ?
Et la nuit est si noire !
Comment le secourir ?
HECTOR (parlé )
Puisque tu es là, sois donc toute à moi ! (Il continue de jouer de la guitare, comme mécaniquement.)
ESTELLE
Je vis comme je rêve,
je parle comme je chante
et je marche comme je danse.
L’ONCLE, apparaissant à son tour
Qui parle ici, qui parle de danser ?
ESTELLE
Colonel !
HECTOR, avec stupeur
Mon oncle !
L’ONCLE
Estelle ?
ESTELLE
Moi-même, pour vous servir, colonel.
L’ONCLE
Voulez-vous danser avec moi ?
HECTOR
Danser ? Guitare, vas-tu me trahir ? Vas-tu jouer pour eux ?
ESTELLE
Moi, danser ? Colonel...
L’ONCLE
Ne soyez pas timide !
ESTELLE
Fort bien, colonel ! (Ils dansent tous les deux.)
HECTOR
Plus je joue, plus ils dansent ! Désespoir !
L’ONCLE
Laissez-vous porter, Estelle !
ESTELLE
Je me laisse faire, colonel !
HECTOR
Personne pour me voir ! Personne pour m’entendre !
Mon père, où êtes-vous ?
LA MÈRE (parlé), au loin
Hector, tu vas réveiller ta sœur !
L’ONCLE
Valsons !
ESTELLE
Pas si vite !
LA MÈRE, au loin
Vas-tu cesser ce tapage ?
ESTELLE
Il est tard...
L’ONCLE
Votre parfum me grise.
ESTELLE
Où m’emmenez-vous ? C’est qu’il fait noir !
L’ONCLE
Laissez-vous guider !
L’ONCLE et ESTELLE
Valsons, valsons !
(La vision s’évanouit.)
HECTOR
Ils se sont évaporés. Hélas ! Mon île s’est enfuie, mon étoile s’est
éteinte. Il me reste la nuit.
(Il continue de jouer de la guitare puis finit par s’endormir.)
C’est le matin de la première communion de Nanci. Hector est seul et silencieux, il joue avec un théâtre de marionnettes.
• N° 5 : MÉLODRAME (sur le chœur)
ESTELLE, L’ONCLE et CORSINO (voix lointaines)
Gloria, gloria !
Nanci, gloria !
Rosa purpurea,
omnes angeli
tibi proclamant :
Nanci, gloria !
HECTOR
«Vous venez chercher le prince Hamlet, le voici.»
LA MÈRE, arrivant avec son mari et Nanci
Vous ne voyez pas comme elle a retrouvé ses couleurs ? Elle qui était si pâle, si fluette l’hiver dernier !
LE PÈRE
Mes aiguilles y sont pour beaucoup, et le soleil !
LA MÈRE
Ta première communion, ma petite Nanci, quel grand jour, Seigneur !
LE PÈRE
Un beau jour de printemps, voilà tout.
ESTELLE, au loin
Gloria, gloria, etc.
LA MÈRE
Où sont les fleurs et les dragées ? Hector, va les chercher !
HECTOR
«Être ou ne pas être, c’est la question.»
LE PÈRE
J’y cours ! (Il sort.)
LA MÈRE
Et toi, Hector, tu ne fais jamais rien pour nous rendre service !
HECTOR
«Il y a quelque chose de pourri dans le royaume de Danemark.»
LE PÈRE, revenant
Voici les dragées.
LA MÈRE
Et la couronne ?
LE PÈRE
La couronne ? Je l’apporte dans l’instant ! (Il sort.)
HECTOR
«Ophélie chantait, sa guirlande à la main.»
LA MÈRE
Tu vas être mignonne ainsi. Notre curé sera content.
• CHANSON
NANCI
Louison avait quinze ans
Ne voulait épouser
Ni juge ni notaire
Préférait les corsaires.
LA MÈRE
Nanci ?
HECTOR
«Le bouffon fera rire les gosiers chatouilleux.»
NANCI
Un jour elle embrassa
Un flibustier anglais
Dans les brumes du Nord
Un petit peu trop fort.
LA MÈRE
Assez !
HECTOR
C’est à la fin qu’on rit le mieux.
NANCI
Hélas elle fut grosse
Et son père aux abois...
LA MÈRE
Nanci, qu’est-ce que c’est que ces horreurs ?
LE PÈRE, revenant avec une pièce montée
Et voilà !
HECTOR
Bravo !
NANCI
Bravo ! bravo !
LE PÈRE
Vous verrez : un vrai délice !
LA MÈRE
Toujours à se moquer de tout !
LE PÈRE, chantonnant
Les dragées pour stimuler la foi...
LA MÈRE
Un jour pareil !
LE PÈRE
Les gâteaux pour fortifier l’esprit.
LA MÈRE
Taisez-vous donc, mécréant !
LE PÈRE
Autrefois, dans les familles,
on nous apprenait, on nous répétait
que la sagesse vient en jeûnant
et que l’appétit vient en mangeant !
(Hector et Nanci applaudissent.)
• DIALOGUE
LA MÈRE
Nous allons être en retard. Hector, s’il te plaît, va chercher la couronne de ta sœur.
HECTOR
Non, je n’irai pas.
(Nanci éclate en sanglots et quitte la scène avec son père.)
LA MÈRE
Comment ?
HECTOR
Ma mère, je n’ai pas envie de vous mentir...
LA MÈRE
Tu es de plus en plus retors...
HECTOR
Ni à vous, ni à Nanci.
LA MÈRE
De plus en plus secret.
HECTOR
Vous ne pouvez pas me comprendre.
LA MÈRE
Tu n’es bien qu’avec tes pantins ! (Appelant :) Nanci ! Nanci !
HECTOR
Mes personnages ont besoin de moi pour vivre.
LA MÈRE
Des chiffons, des chimères !
(Le père rentre avec Nanci.)
HECTOR
Ce monde est pour moi un enfer ! Vous êtes tièdes et sans désir ! Et nous n’avons pas le même dieu !
LA MÈRE, à son mari
Ah, voilà le fruit de vos leçons !
LE PÈRE
La journée avait pourtant bien commencé.
LA MÈRE, à Hector
J’espère que tu n’auras pas l’audace d’aller communier après un pareil blasphème !
HECTOR
N’ayez crainte, ma mère.
LA MÈRE
Nous en reparlerons (A son mari :) Et vous, venez. Sinon mon frère va nous attendre lui aussi.
LE PÈRE, conciliant
Allons, viens, Hector !
LA MÈRE, furieuse
Oubliez-le ! Il est grand temps de nous rendre à la chapelle.
• N° 6 : AIR DIALOGUÉ
L’ONCLE, survenant, plein d’agitation
Victoire, victoire !
LA MÈRE
Mon frère ? Je vous croyais à la chapelle...
LE PÈRE
Qu’arrive-t-il ?
L’ONCLE
L’Empereur ! Victoire !
HECTOR, se dressant tout à coup
Napoléon !
L’ONCLE
Il a quitté l’île d’Elbe, il revient !
HECTOR
L’Empereur est là !
L’ONCLE
Victoire !
L’aigle est de retour.
Il a berné ses ennemis,
il revient épouser la France !
LA MÈRE
C’est bien le moment !
L’ONCLE
Napoléon va nous libérer.
La victoire est pour bientôt,
les canons, les drapeaux, la gloire !
HECTOR
La gloire !
(Nanci se bouche les oreilles et sort en courant.)
L’ONCLE
Comme un titan il a brisé ses chaînes
et ses grognards l’ont suivi.
Hier il était en Provence,
à deux pas du Rhône,
acclamé par la foule
et par tous ceux qui l’attendaient !
Il marche sur Paris,
rien ne l’arrête,
ni complot, ni faction, ni menace,
il avance comme l’air, comme le feu.
Je l’ai vu ce matin
sur son cheval ailé,
il était près d’ici.
Demain il sera loin,
prêt à livrer bataille.
C’est le moment de partir,
de le suivre !
HECTOR
Partir, partir !
LE PÈRE
Encore des complications !
L’ONCLE, très exalté
Le roi Bourbon est en fuite !
Demain, Napoléon sera couronné !
La France va renaître
et Paris va chanter !
HECTOR
Paris !
CHŒUR LOINTAIN (Estelle, Nanci, Corsino)
Gloria, gloria, Nanci, gloria !
LA MÈRE
Mon frère, s’il vous plaît, vous nous raconterez vos histoires tout à l’heure ! (Appelant :) Nanci, Nanci ! (Elle sort à la poursuite de Nanci.)
• MÉLODRAME (sur le chœur lointain)
LE PÈRE, à l’oncle
Qu’allez-vous faire, maintenant ?
L’ONCLE
Suivre Napoléon, pardi, sans perdre une heure !
LE PÈRE
Et la communion de Nanci ? Vous êtes son parrain...
L’ONCLE, solennel
C’est juste, mais l’Histoire n’attend pas.
VOIX D’ESTELLE, se rapprochant
Venez, venez ! Hector, Nanci, venez !
L’ONCLE
C’est la voix d’Estelle ?
LE PÈRE
Si vous restiez au moins jusqu’à ce soir, et ne partiez que demain ?
L’ONCLE
Demain, demain...
VOIX D’ESTELLE
Courons à la chapelle,
traversons les prairies
dans le soleil de mai.
LE PÈRE
La diligence part à l’aube. (Avec une légère ironie :) Vous seriez sur la route de l’Histoire dès la première heure.
ESTELLE, arrivant
Eh bien, docteur ? Eh bien, colonel ?
HECTOR
Estelle ?
ESTELLE, au père et au colonel
Le curé nous attend. Vous êtes très en retard !
(Se tournant vers Hector :) Et notre ami Hector, il ne vient pas ?
LE PÈRE
Ne boude pas, Hector, rejoins-nous !
(Estelle et l’oncle sortent, suivis du père.)
ESTELLE, s’éloignant
Venez à la chapelle,
allons fêter Nanci.
LE PÈRE et L’ONCLE, avec un peu d’ironie
Ta grâce nous décide,
que tes lèvres nous guident.
Nous te suivons, Estelle,
à la chapelle/jusqu’à l’autel.
• N° 7 : RÉCITATIF PUIS AIR AVEC CHŒUR
HECTOR, resté seul
Estelle, hélas !
Mais mon oncle est là, et mon père
et ma mère, et cette foule !
Non, je n’irai pas dans cette chapelle !
J’y ai trop de souvenirs !
Je ne pourrais écouter ni la musique,
ni le silence !
J’y oublierais même Nanci,
ma petite sœur chérie !
Ah, je resterai toujours un enfant sauvage !
Qui me comprendrait ?
Cette abeille ? ce papillon ? cette libellule ?
Marcher ? Partir ? Partir !
Partons, marchons, fuyons,
c’est ce qu’il y a de mieux à faire.
Et que la montagne me berce !
(Hector prend un livre et un grand manteau sombre, malgré le
soleil. Il sort. Changement de décor. On se retrouve dehors.)
CHŒUR DE PAYSANS, au loin
Sancta Magdalena,
ora pro nobis hodie.
Sancta Maria,
Te rogamus,
audi nos !
HECTOR
Je les connais ces chants, ces chants sacrés.
C’était il y a un an, dans la chapelle,
un beau jour de printemps comme aujourd’hui.
On célébrait ma communion,
je priais, je rêvais, j’écoutais.
Tout à coup un chœur d’anges,
et le vent, et ce grand orgue :
les sons, les voix, les cloches,
le chant du ciel et du monde !
Quel émoi, quelle étreinte !
Pouvoir des bruits et de l’espace !
Et ce livre qui me fait mal aujourd’hui !
Je rêve trop, je ne vis pas assez.
Comment vivre ?
Comment aimer sur la terre ?
De quel balcon apercevoir le paradis ?
• N° 8 : AIR VARIÉ
ESTELLE, survenant
Eh bien, monsieur Hector ?
HECTOR
Estelle !
ESTELLE
On va passer à table
et vous restez ici
seul sur votre banquise ?
Venez sous les tilleuls !
HECTOR
Jamais !
Estelle
Nanci nous y attend.
Elle est tout attristée
qu’aussi brutalement
son frère l’ait quittée.
Vous n’êtes pas seul au monde, Hector.
HECTOR
Je n’ai rien à faire là-bas.
ESTELLE
Pourquoi cet air sévère,
ce manteau et ce livre,
mon terrible corsaire ?
Venez, il faut me suivre.
HECTOR
Non, restez avec moi au contraire. Restez ! Estelle !
ESTELLE
C’est trop d’enfantillages,
vos fugues, vos chimères !
Vous n’êtes qu’un sauvage,
un oiseau noir des mers !
• DIALOGUE
HECTOR
Pourquoi restez-vous ici ? On va se demander ce que vous êtes devenue. On va imaginer...
ESTELLE
Vous avez raison, d’ailleurs vous êtes très bien tout seul.
HECTOR, tout à coup
Non, non ! Estelle, ne m’abandonnez pas ! Vous pourriez tout m’apprendre si vous vouliez !...
ESTELLE
Finalement, je vous préfère quand vous vous taisez.
• N° 9 : FINALE
L’ONCLE, survenant
On vous cherche, Estelle, on vous attend.
ESTELLE
Colonel, voyez cet enfant !
L’ONCLE
C’est lui qui vous retient ici ? Que veut-il, à la fin ?
ESTELLE
Il veut... je ne sais pas !
L’ONCLE, moqueur
L’apprenti alchimiste, il voudrait...
HECTOR
Non, je ne veux rien, je ne veux plus rien !
Qui êtes-vous, mon oncle ?
Qui avez-vous juré de tuer aujourd’hui ?
La reine de Prusse ? Une princesse espagnole ?
Cette jeune fille ?
ESTELLE
Hector, voyons...
HECTOR
Ou peut-être voulez-vous l’enlever ?
A moins que vous préfériez me supprimer
moi-même d’un coup de poignard ?
L’ONCLE
Hector...
HECTOR
Quant à vous, mademoiselle,
méfiez-vous des oncles, méfiez-vous des hommes,
vous pourriez perdre beaucoup.
Pour ma part, je ne vous connais plus.
ESTELLE
Quelle est cette comédie ?
HECTOR
Disparaissez, je vous prie.
ESTELLE, bouleversée
Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je dit ?
Pourquoi êtes-vous tout à coup si blessant, si cruel ?
L’ONCLE
Ne pleurez pas, Estelle. (A Hector :) Tu te conduis mal...
HECTOR
Mademoiselle, il y a une araignée dans votre nid.
L’ONCLE
Hector !
HECTOR
Monsieur, il y a de la pistache dans vos moustaches.
ESTELLE
Et moi qui étais prête à devenir son amie !
L’ONCLE
Il ne le mérite pas.
HECTOR
Disparaissez tous les deux, vous me fatiguez autant l’un que l’autre. Je ne suis plus oiseau, je suis scorpion, je suis vipère !
CHŒUR (lointain, pendant la suite)
Ce soir, sous l’ormeau,
bergère légère,
prends bien garde au pipeau
de l’adroit Colas :
dans sa musette
l’amour te guette.
L’ONCLE
Laissons-le, Estelle, puisqu’il le veut ainsi.
ESTELLE
Soit. Adieu, Hector.
L’ONCLE
Venez, que je vous raconte comment dès demain je vais rallier l’Empereur et devenir un héros.
ESTELLE, retrouvant sa bonne humeur
Oui, colonel ! Mais rejoignons les autres sous les vertes tonnelles !
L’ONCLE
S’il le faut... (Ils s’éloignent.)
HECTOR, resté seul.
Inconstance ! Trahison !
Tu finiras à la guerre, un sabre dans la gorge et les yeux
dans la boue !
Et toi dans un couvent !
C’est la fin de l’été. Il fait doux. La mère et le père d’Hector procèdent à un inventaire afin d’affronter l’hiver sans souci.
• N° 10 : DUO
LA MÈRE
Tabac blond, tabac brun,
chandelle, huile à brûler
Pour vous qui veillez tard.
LE PÈRE
Le vin, quand vient l’automne,
prend un bouquet sauvage,
des teintes violettes.
LA MÈRE
Chocolat, sucre roux,
thé, café, sirop d’orgeat,
riz blanc, lentilles,
clous de girofle, cannelle,
laurier-sauce.
LE PÈRE
Le vin, quand vient l’automne,
prend toute son étoffe.
LA MÈRE
Voici votre alambic...
LE PÈRE
Et l’acide ascorbique ?
LA MÈRE
... les pipettes, les tubes...
LE PÈRE, cherchant
Maintenant, mes aiguilles...
LA MÈRE
... et le coagulant.
LE PÈRE
... mes outils les plus chers !
Mais où se cachent-elles ?
Voyons, je les avais rangées
près de cette console, voyons...
LA MÈRE, toute à son affaire
Ce beau coton de Flandres,
ces draps, ces édredons
en toile de Hollande !
LE PÈRE
Aidez-moi, voulez-vous ?
LA MÈRE, n’écoutant pas
Les plumes et les encres
pour écrire vos comptes...
LE PÈRE, angoissé
Mes aiguilles, mes aiguilles : perdues !
LA MÈRE
... et pour vos ordonnances.
LE PÈRE, exultant
Mes aiguilles... ah, les voilà !
Facétieuses aiguilles !
LA MÈRE, toujours indifférente
Indigo, amidon
et savon de Marseille !
(On entend au loin de la musique militaire)
Écoutez ! Encore cette musique ! Et notre fils qui ne songe
qu’à jouer de la guitare !
LE PÈRE
Aussi, je vais lui faire donner des leçons de flûte...
LA MÈRE
Comme s’il n’y avait pas assez de bruit à la maison !
LE PÈRE
Le signor Corsino...
LA MÈRE
Cet Italien ?
LE PÈRE
... ferait un très bon maître de musique.
LA MÈRE
Le chef de la fanfare du village, ces paysans !
LE PÈRE, n’écoutant plus et s’exaltant tout à coup
Ah, j’aime quand la science et la nature
œuvrent de concert !
La terre, les moissons,
et le travail des hommes !
LA MÈRE
N’attendons pas l’hiver
pour réparer le toit
et peindre les volets.
LE PÈRE
Ah, le beau potager !
La surface a encore doublé,
la production a décuplé !
Le miel de nos ruches aussi !
LA MÈRE
Revenez sur la terre !
Pensez au colombier,
à l’étable, au grenier, au cellier !
• DIALOGUE
CORSINO, apparaissant
Ouf !
LE PÈRE
Maestro, nous vous attendions ! (La marche militaire s’évanouit au loin.)
CORSINO
Ah là là, vous les entendez, ces musiciens ?
LA MÈRE
Et comment !
CORSINO
Je les ai laissés, ils s’arrêteront d’eux-mêmes.
LE PÈRE
Ce ne sont pas de mauvais bougres.
CORSINO
Des galopins, vous dis-je ! J’ai tout essayé, je ne peux rien en tirer !
LA MÈRE
Les gens d’ici ont mieux à faire qu’à jouer les cigales.
CORSINO
Les cigales ?
• N° 11 : AIR
CORSINO
Si vous connaissiez Napoli !
Au pied du Vesuvio
les flûtes sont douces
comme des fruits mûrs,
les voix font des bouquets
et les vagues murmurent
en glissant dans le golfe.
Écoutez bien !
A l’heure où les divas soupirent «di tanti palpiti»,
les marins sur le port
battent des mains en regardant
les filles danser au bruit des sistres,
et les cris des gamins font chavirer nos rues.
Oh il canto dei ragazzi nella notte,
l’amore della Madonna,
et sous les voûtes des églises
les noirs abbés qui bourdonnent !
La ville s’enivre,
sa plage est une scène d’opéra,
le volcan crie bravo,
lance ses confettis et ses coups de canon !
Et la mer, ah, il bel mare !
Ici, il n’y a ni volcan, ni mer, ni artistes.
Rien ne résonne de ce côté des Alpes,
rien ne murmure, rien n’éclate.
Il n’y a que la montagne au loin,
et elle ne renvoie que le silence.
Triste pays où rien ne palpite, ohimè !
Où es-tu, mon Italie, bel paese mio ?
Oh, mon Italie !
LE PÈRE et LA MÈRE
Il n’y a que la montagne au loin,
et elle ne renvoie que le silence.
Heureux pays où rien n’éclate !
Elle est loin, son Italie !
• DIALOGUE
LA MÈRE
Faut-il vraiment qu’il apprenne la flûte ?
LE PÈRE, appelant
Hector ! Hector !
HECTOR, apparaissant avec sa guitare
Vous m’avez appelé, mon père ?
LE PÈRE
Hector, voici monsieur Corsino, le maestro dont je t’ai parlé.
HECTOR
Oh, monsieur Corsino ! C’est donc vrai ? C’est vous qui serez mon maître ?
LA MÈRE
Rien n’est encore fait.
HECTOR
Ce que je veux, surtout, c’est composer. Quand allons-nous commencer ?
CORSINO
Sans tarder, mais sans nous précipiter.
• N° 12 : QUATUOR
CORSINO (puis les autres, en écho)
La musique,
mon cher Hector,
est un art
et une science...
LA MÈRE
Méfiance !
CORSINO
Une science
qui exige de la constance
et l’obéissance
à son enseignement.
LA MÈRE
Obéissance !
CORSINO
On n’est pas compositeur...
HECTOR
Compositeur !
LA MÈRE
Compositeur,
quel malheur !
CORSINO
... sans rigueur
ni âpre labeur.
HECTOR
Mais n’est-on pas compositeur
en laissant parler son cœur ?
LA MÈRE
On n’est pas compositeur
sans offenser le Seigneur.
LE PÈRE
Car un vrai musicien
comme un bon médecin
conjugue érudition
et imagination.
HECTOR
Chanter avec le monde,
faire entendre la nuit,
donner une forme au silence,
vibrer, vibrer, vibrer !
LA MÈRE
Les chœurs de nos églises,
les chants de nos campagnes,
voilà qui me convient
et fortifie mon âme.
CORSINO
Les modulations, les variations,
Les augmentations, les diminutions,
Les fausses relations, les substitutions,
contrepoint fleuri,
canon à l’écrevisse,
triple fugue, tierce picarde,
sixte napolitaine,
tritons, mutations,
exposition, réexposition...
LA MÈRE
Langage infernal !
• DIALOGUE
LE PÈRE, l’interrompant
Merci, signor Corsino, merci.
CORSINO
Il est temps de commencer la leçon.
LA MÈRE
Voici le vent qui se lève, comme tous les soirs. Il faut que j’aille chercher Nanci. Je vous laisse. (Elle sort.)
HECTOR, sortant de sa poche un rouleau de papier à musique
J’ai composé une ballade.
CORSINO
Voyons un peu...
HECTOR
Non, la musique n’est pas faite pour être lue. Écoutez !
(Il annonce fièrement le titre et chante.)
«Le Cheval arabe ou le Roi des sables.»
• N° 13 : BALLADE
«J’ai perdu mon coursier, ah plaignez mon malheur !
Tué par un archer dans un croissant de lune.
Sur son dos ondoyant je chevauchais les dunes,
Je voyais les houris et je sentais les fleurs.
«Ce bel et noble ami
Plus léger que les vents,
Plus brillant que la nuit,
Il dort enseveli sous les sables mouvants.»
CORSINO (parlé), au père
Il y a bien des gaucheries encore...
LE PÈRE
Des fautes ?
HECTOR
Écoutez la suite !
«Je tenais mon cher fils serré sur ma poitrine
Et l’enfant s’écriait : En avant la cavale !
A l’ombre des mosquées crépitaient les cigales
Et dans la nuit tombée se balançaient les djinns.
«Ce bel et noble ami, etc.»
LE PÈRE
Que de lumière dans cette musique...
CORSINO
Le feu couve sous la douceur...
HECTOR
«Je craignais trop l’archer pour me méfier du vent.
Mon cheval est tombé au pied d’un minaret
Mais quand il s’est couché, terrassé par le trait,
J’ai vu qu’avait aussi disparu mon enfant.»
«Ce bel et noble enfant
Dérobé par le vent,
Ne dort pas dans le sable...»
(Estelle, au loin, vocalise l’air d’Hector. Hector est troublé.)
Estelle !... Mon maître, mon père, pardonnez-moi, je dois,
il faut... (Il se lance à la poursuite de la jeune fille.)
LE PÈRE
Il est parti sans finir sa chanson !...
CORSINO
Serait-il amoureux, lui aussi ?
LE PÈRE
Amoureux ? Mon enfant ?
CORSINO
Comme mon fils, hélas, comme nous à leur âge.
LE PÈRE
Ne m’en parlez pas.
• N° 14 : ROMANCE DIALOGUÉE ET SCÈNE EN TRIO
CORSINO
J’avais quinze ans, je vibrais comme lui.
J’avais les joues en feu et j’aimais une belle.
LE PÈRE
Ah, taisez-vous !
CORSINO
Je reçus un baiser, je me crus aimé d’elle.
Ah, si vous connaissiez la douceur de nos nuits !
LE PÈRE, comme en proie à un souvenir douloureux
Je l’ai connue jadis...
CORSINO
Je rêvais sous le ciel d’Ischia.
Elle s’appelait Pia, elle était pâle et ronde !
LE PÈRE
Vous avez dit Pia ?...
CORSINO
Le monde me berçait et me parlait d’amour !
Jusqu’au moment hélas où se levait le jour.
LE PÈRE
Elle était pâle et ronde... à Ischia ?
CORSINO
Mais oui.
LE PÈRE
Elle s’appelait Pia ?...
CORSINO
Comme je vous le dis. Est-il possible que vous...
LE PÈRE
Un voyage de jeunesse, mon seul voyage... N’en parlons plus, voulez-vous ? (Hector revient, sa guitare brisée.) Hector ! Mais... qu’as-tu fait de ton instrument ?
HECTOR
Jamais je ne pourrai chanter l’élan qui me soulève ni le feu qui me ravage ! Oh, Pardon, ma guitare !
LE PÈRE
Mon fils...
HECTOR
Mon père, si vous saviez ! Mais non, vous ne pouvez pas savoir.
LE PÈRE
Qu’entends-tu...
HECTOR
Je n’entends rien, je ne sais pas, je ne sais plus. Ou je ne sais que trop. J’aime, je le sais, et je ne sais comment le dire.
CORSINO
Hector, il faut apprendre.
HECTOR
M’aiderez-vous ?
CORSINO
Venez avec moi, je veux vous enseigner tous les secrets de l’harmonie.
LE PÈRE
Ton maître a raison, Hector.
CORSINO
Allons !
HECTOR
Commençons. (Il sort avec Corsino.)
LE PÈRE, resté seul et se dirigeant vers son cabinet de travail
Que de gouffres dans cet enfant !
• DIALOGUE
NANCI (chanté), à voix éteinte
Louison avait quinze ans...
LA MÈRE, revenant avec Nanci
Nanci se plaint de la poitrine.
NANCI
Ne voulait épouser...
LA MÈRE
Elle a dû prendre froid.
NANCI
Ni juge ni notaire...
LA MÈRE
A moins qu’elle n’ait trop chanté, hier, avec son frère.
NANCI
Préférait les corsaires...
LA MÈRE
J’aimerais que vous l’examiniez.
LE PÈRE, évasivement
Oui, oui. Ne craignez rien. Je vais la soigner.
(La mère s’éloigne avec Nanci. Le père entre dans son
cabinet de travail et reste perdu dans ses pensées.)
Le sable me fuit entre les doigts.
• N° 15 : AIR
LE PÈRE
Que de gouffres !
Cet enfant ! Mon enfant ! Mon fils !
Amoureux, et si secret, si insondable !
Amoureux, comme je l’étais autrefois !
Qu’ai-je fait de cet amour,
qu’ai-je fait de ma vie ?
Médecin, acupuncteur !
Hector sera-t-il mon disciple jusqu’au bout ?
Deviendra-t-il ce que je suis devenu ?
Il ne pense qu’à s’envoler
et mes aiguilles sont impuissantes
à percer les montgolfières,
à détourner les planètes.
Mon enfant, mon fils,
secret si insondable !
Et s’il m’échappait ?
Si la musique avait raison de lui,
de nous, de moi ?
LA MÈRE (parlé), au loin
Venez vite, Nanci vient de s’évanouir !
LE PÈRE
Nanci !
L’intérieur de la maison des Berlioz. Nanci est très malade.
• N° 16 : BERCEUSE
LA MÈRE
Nanci, pour toi, Nanci,
le matin ne se lèvera plus
ni demain ni jamais.
La nuit te prend dans ses bras
pour te sauver du mal.
Pour moi, il me reste à espérer
te rejoindre un jour dans la lumière.
Il faut dormir.
La lune est un nouveau soleil.
LE PÈRE
Il est tard. Croyez-vous...
LA MÈRE
Nanci, ma petite fille, pourquoi partir si tôt ?
LE PÈRE
Qui va la prendre sous sa protection ?
HECTOR
Ah, mon père, où sont vos croyances d’autrefois ?
Où est votre science ?
Ce n’est pas la poitrine qui est malade, c’est l’âme,
c’est elle qu’il faut guérir !
Carlo, mon ami...
LA MÈRE
Ton complice !
HECTOR
Le fils de Corsino, mon maître,
il était amoureux, savez-vous ce que c’est ?
LA MÈRE
Ne parle pas de cette histoire !
HECTOR
Souvenez-vous, le hangar
près du calvaire :
son père l’a trouvé un matin
pendu à une poutre.
Le fils de mon maître,
un enfant prisonnier d’un feu
auquel il ne pouvait rien !
Elle n’était pas pour lui,
on le lui répétait tous les jours :
il a fini par le croire.
Mais la vie sans amour ?
LE PÈRE
Tais-toi !
LA MÈRE, sans trop y croire
Hector, ton père a raison. Le temps est à la prière.
HECTOR
Mensonge, mensonge, mensonge !
Dieu ne peut rien pour Nanci,
vous le savez comme moi !
Seule la musique peut la sauver
si nous jetons dans nos voix
toutes les forces qui nous restent !
Nanci, Nanci, toi seule
tu savais me comprendre,
toi seule tu supportais mes folies, ma guitare.
Un jour, nous aurions joué ensemble...
LA MÈRE
Nanci, pour toi, Nanci, etc.
LE PÈRE, accablé
Nanci, Nanci,
j’ai trop tardé à te soigner, je n’ai pas été digne
de mon art.
• N° 17 : SCÈNE ET ARIOSO
L’ONCLE, survenant
Hector !
HECTOR
Mon oncle !
LA MÈRE
Je te croyais parti depuis longtemps.
L’ONCLE
Estelle m’a dit que Nanci...
LA MÈRE
Nanci ! Elle est au plus mal.
L’ONCLE
Je suis venu la voir.
LE PÈRE
Vous prenez des risques insensés en restant ici. Qu’espérez-vous ?
L’ONCLE
Tout est perdu.
Nous sommes des milliers de proscrits.
Le chaos est la loi.
L’Empereur est devenu l’Ogre,
l’Usurpateur, celui qu’il faut abattre.
Je suis traqué par les meutes royalistes.
Vous les entendez ? Je dois partir !
HECTOR
Mais la gloire, le combat ?
L’ONCLE
Tout est fini, Hector, il n’y a rien à espérer que l’exil.
HECTOR
Fuir ?
L’ONCLE
Un jour, tu comprendras ce qu’on éprouve
à n’être qu’un gibier dans son propre pays.
Crois-moi, la vie vaut mieux que tout.
LA MÈRE, à l’oncle
Le temps presse, embrasse Nanci une dernière fois.
L’ONCLE, s’approchant de Nanci
Elle est paisible.
LE PÈRE
Ne tardez pas, les blancs sont partout, ils vous cherchent.
L’ONCLE
Oui, oui, je vais partir. (On frappe. L’oncle est terrorisé.) La police ! le roi !
LE PÈRE
Non, c’est Corsino. (Il va ouvrir.) Entrez, maestro.
CORSINO
J’ai appris que Nanci était mal.
LA MÈRE
Merci d’être venu. Votre fils...
• N° 18 : AIR ET SCÈNE
CORSINO, n’écoutant pas et s’approchant de Nanci
Bonjour, Nanci,
bonjour et au revoir.
Je vais partir,
je dois retourner d’où je viens,
l’Italie m’attend.
Tu guériras, Nanci,
et ton frère sera compositeur.
Il étonnera le monde.
Mon fils est mort,
c’est son amour qui l’a tué.
ESTELLE, faisant irruption
Ils sont là, colonel, je viens de les voir !
CORSINO
Mon fils est mort...
LA MÈRE, à l’oncle
Pars, n’attends plus !
CORSINO, continuant de s’adresser à Nanci
Je lui avais pourtant tout donné...
ESTELLE, à l’oncle
Venez, s’ils vous voient avec moi, ils n’oseront pas tirer.
CORSINO
Mon fils est mort...
L’ONCLE
Adieu. (Il sort précipitamment avec Estelle.)
CORSINO, indifférent au départ d’Estelle et de l’oncle
Mais il me reste la musique.
Elle est plus grande que la joie,
plus forte que la douleur,
plus vaste que l’amour.
Il faut chanter, Nanci,
chanter pour vaincre la mort.
• N° 19 : CHANSON
CORSINO
Il était une fontaine
A l’orée du bois
la ride don daine.
Ugolin et Madeleine
Surpris par le froid
S’y noient
la ride don da.
NANCI
Il était une fontaine...
LA MÈRE
Écoutez !
NANCI
... A l’orée du bois
la ride don daine.
LE PÈRE
Tu revis, ma petite Nanci !
NANCI
Ugolin et Madeleine...
LA MÈRE, à Nanci
Doucement, ma chérie, ne te fatigue pas...
NANCI et HECTOR
... Surpris par le froid
S’y noient
la ride don da.
CORSINO
Laissez-la.
LE PÈRE
C’est peut-être bon signe, après tout.
NANCI et HECTOR, puis LE PÈRE et LA MÈRE
Vous tous, n’ayez pas de peine
Conservez la foi
la ride don daine.
Aimez toujours votre reine
Aimez votre roi.
• N° 20 : FINALE
HECTOR, tout à coup, avec élan
J’irai chercher la voix perdue sous les glaces !
LE PÈRE
Hector ?
HECTOR
Je réinventerai le silence et le feu !
LE PÈRE
Hector !
LA MÈRE
Laissez-le.
HECTOR
Je ferai résonner les mers et les soleils.
Mon rêve sera plus fort que les cris et les masques,
il descendra le cours des rivières,
il dansera dans les nuits brûlantes
il dissipera le mensonge.
Ô mon théâtre,
fais-moi fuir les malades et les fous.
(Le père et la mère se tournent vers Nanci qui joue en
silence.)
Dis-moi que ce monde n’est pas le seul possible.
Il faut aborder d’autres îles,
d’autres Italies !
HECTOR et CORSINO
Musicien, magicien !
L’univers ne sera qu’un rythme,
mon/son chant ne se taira plus,
vous l’entendrez/on l’entendra jusqu’à la fin des
temps !
HECTOR
Musique, musique,
emmène-moi loin d’ici,
musique, musique,
prends-moi dans ton voyage.
HECTOR et CORSINO
Musique, musique,
laisse-moi/laisse-lui imaginer un monde nouveau...
HECTOR
... Celui de mes orages, celui de mon désir !
Musicien, magicien !
Mon chant ne se taira plus,
musique de mon désir,
musique de mes orages,
vous l’entendrez jusqu’à la fin des temps,
musique de mes orages,
musique de mon désir !
ESTELLE et L’ONCLE (au loin), LE PÈRE, LA MÈRE, NANCI, CORSINO et HECTOR
Musique, musique,
emmène-nous dans ton voyage.
Un monde nouveau va s’ouvrir à la vie.
C’est pour nous un honneur de reproduire sur ce site le livret des Orages désirés et les textes qui l’accompagnent. Nous remercions vivement notre ami Christian Wasselin de nous avoir envoyé tous ces textes.
Site Hector Berlioz créé par Michel Austin et Monir Tayeb le 18 juillet 1997; Page Les Orages désirés créée le 6 mars 2009.
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