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2008 – 2009

    Cette page présente les comptes-rendus des exécutions et représentations qui ont eu lieu en 2008 et 2009. Nous remercions très vivement les auteurs de leurs précieuses contributions.

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Comptes-rendus en français Comptes-rendus en anglais
           
Berlioz par Davis, une nouvelle étape
Les Troyens malgré tout
Quand Les Troyens conquièrent l’Espagne
Une Fantastique à deux orchestres
À La Côte-Saint-André : Retour à la vie du Festival Berlioz ?
EVA au TAP
La Damnation de Faust au cirque et au théâtre
Culte du moi et culte de la personnalité
Les Orages désirés à Reims
Béatrice et Bénédict à Paris : engouements et toquades
La Damnation de Faust au Châtelet
Exhumation et création, ou deux marches selon Berlioz
Triste Anniversaire : la Symphonie funèbre et triomphale aux Invalides
Cléopâtre par deux fois
Berlioz, le diable et Olivier Py à Genève
Colin Davis et le Requiem, une histoire sans fin
Le Requiem à Saint-Denis
La Symphonie fantastique à Paris
The Te Deum at the Barbican
Les Nuits d’été in London
La Damnation de Faust at the Met (new production)
Dudamel conducts the Symphonie fantastique at the Edinburgh Festival
Les Troyens, a Concert Performance and a Symposium – Boston

Berlioz par Davis, une nouvelle étape

Par Christian Wasselin

Opéra Comique, 5 novembre 2009

    Il y a un domaine de l’activité musicale sur lequel Berlioz a grandement attiré notre attention mais qui, bizarrement, est quasiment toujours absent des comptes-rendus, sinon des commentaires et des esprits eux-mêmes : je veux parler de l’acoustique. Or, rien de tel qu’une mauvaise acoustique pour noyer une voix, pour ruiner les couleurs d’un bel orchestre, pour dévaster les nuances d’une interprétation ; a contrario, rien de tel qu’une acoustique flatteuse pour servir le propos d’interprètes inspirés.

    Le public parisien, à cet égard, a beaucoup de chance. Il peut écouter un grand nombre de concerts, assister à un grand nombre de soirées d’opéra, et ce dans des lieux divers, de styles, de tailles, de proportions et d’acoustiques variés, dont il est toujours passionnant de goûter les vices et les vertus. Écouter de la musique au Théâtre des Champs-Élysées, à la Salle Pleyel, au Palais Garnier, à la Salle Olivier Messiaen de Radio France, à la Cité de la musique, à l’Opéra-Bastille, à la Salle Gaveau, pour ne citer que quelques exemples, en attendant les lieux qui nous sont promis (une nouvelle salle à la Cité de la musique ! une nouvelle salle à Radio France !!), constitue toujours une expérience stimulante pour tous les sens.

    Il est un endroit, en particulier, où la musique retrouve tous ses droits : l’Opéra Comique. Construite à la toute fin du XIXe siècle, cette salle aux dimensions modestes (1 200 places) est comparable à ces nombreux théâtres (Lille, Nice, Bordeaux, Nantes, Metz, Nancy et bien d’autres) qui essaiment le paysage urbain français et ont pour seul but de magnifier la représentation qui s’y donne. L’Opéra Comique est une maison de plaisir idéale ! D’où la volupté qui fut la nôtre, le 5 novembre dernier, d’y entendre le concert consacré à Berlioz donné chaque saison, traditionnellement, par l’Orchestre national de France sous la direction de Colin Davis. Un concert sans surprise, en ceci qu’il nous fit entendre des œuvres dans lesquelles le brio et l’exigence de Sir Colin font merveille : l’Ouverture de Waverley et Harold en Italie (avec Sabine Toutain, valeureuse alto solo de l’orchestre). Davis dirige peut-être légèrement plus vite aujourd’hui qu’autrefois, mais sa conception de la musique de Berlioz ne change pas et ne changera sans doute plus. Une référence, comme ces magnifiques saint-émilions auxquels on peut s’abandonner sans crainte.

    La mezzo Sophie Koch chantait Les Nuits d’été. Deux qualités principales : la diction et l’expression. Est-il mesquin de noter que deux ou trois passages trahissaient l’effort, tant ces mélodies réclament de qualités à leurs interprètes ? Il y avait bien là, en tout cas, la poésie des tombeaux et les chants du crépuscule qu’on attendait, avec cette manière inimitable de faire coller la clarinette à la voix, à la toute fin du Spectre de la rose, qui est la marque de Sir Colin.

Christian Wasselin

Les Troyens malgré tout

Par Christian Wasselin

Valence, Palau de les arts Reina Sofia, 3 novembre 2009

    En 1999, Valery Gergiev avait dirigé Benvenuto Cellini avec l’Orchestre philharmonique de Rotterdam : une étude attentive de la partition par le chef et la présence de solistes tels que Chris Merritt et la jeune Anna Netrebko avaient fait de ces concerts des moments particulièrement exaltants. Huit ans plus tard, devenu un maestro pressé, Gergiev nous avait donné à entendre, au Festival de Salzbourg, un Benvenuto déformé, bâclé, indigne de lui pour tout dire. Qu’allait-il faire des Troyens ? Eh bien, il a fait ce qu’on attendait de lui : il a choisi de diriger toute la partition telle qu’elle a été mise au point par les éditions Bärenreiter, sans ôter aucune entrée ni aucun ballet, sans omettre aucune reprise, en s’offrant même le luxe (inutile) d’ajouter le Lamento composé par Berlioz en 1863 en guise de prélude aux Troyens à Carthage. Il faut avouer qu’assister aux Troyens sans avoir à craindre, scène après scène, telle ou telle coupure brutale ou sournoise, a quelque chose de revigorant, après tant de productions récentes dirigées par Cambreling, Plasson et même Nelson, où la partition était toujours malmenée.

    Au-delà de ce constat objectif, comment Gergiev aborde-t-il cette musique ? avec délicatesse, avec poésie souvent, mais aussi, au début de l’ouvrage, sans la moindre tension dramatique. Il faut attendre l’air de Cassandre « Non, je ne verrai pas » pour que l’orchestre montre ses nerfs, après quoi tout est bien plus électrique (ah, la « Danse des esclaves », enlevée comme jamais !) jusqu’au moment où, de nouveau, à partir du septuor, l’ardeur retombe et l’orchestre se désunisse. Les deux derniers tableaux retrouvent de la vigueur, et le corps à corps entre Didon et l’orchestre, dans les scènes finales, atteint à la vraie grandeur.

    Faut-il mettre ces chutes de tension sur la fatigue des musiciens, ou plutôt sur l’incapacité de certains chanteurs à faire leur cette partition ? Car une question vient immédiatement à l’esprit à l’écoute de ces Troyens : où est le chant ? où est le style ? Les solistes – en grande partie espagnols, russes et anglo-saxons – ont beau s’exprimer dans un français bien meilleur qu’on pouvait le craindre, ils ne peuvent pas nous persuader qu’on assiste là à une tragédie lyrique, à l’apothéose d’un modèle hérité de Lully, Rameau et Gluck. L’acoustique acide et dépourvue de basses du lieu y est pour quelque chose (l’excellent chœur, pourtant, s’y épanouit tout à fait), mais c’est le choix même des chanteurs qu’il faut mettre en cause. Pour un Narbal magnifique (Stephen Milling), pour un Ascagne ou un Hylas corrects (Oksana Shilova, Dmitri Voropaev), que de désillusions ! Zlata Bulicheva est une Anna de parodie, Eric Cutler vocifère les strophes d’Iopas, Elisabete Matos (Cassandre) et Daniela Barcellona (Didon), malgré leur souci de donner à entendre la grande ligne berliozienne, manquent cruellement de naturel et de simplicité. Bien plus grave est le cas de Stephen Gould. Depuis la splendide prise de rôle de Kurt Streit à Genève, en 2007, dont le chant était riche de souvenirs de Florestan, on croyait en avoir fini, dans le rôle d’Énée, avec les Siegfried du pauvre. Eh bien non. Voici de nouveau un Énée qui n’en est pas un, qui n’en a ni les moyens ni l’élégance, qui est incapable de produire des aigus en voix de tête (quand il ne se contente pas, tout simplement, d’escamoter les notes qui lui sont inabordables), bref qui ruine toutes les scènes où il apparaît. Ah, qu’un ténor issu de la tradition baroque, ou qu’un Jonas Kaufmann s’empare du rôle, vite !

    Le spectacle, lui, nous permet de revenir sur le double travers, fréquent aujourd’hui à l’opéra, du concept et des projections. Illustrer un concept, c’est concevoir une idée qui sous-tend la partition mais qui abandonne les chanteurs-acteurs à eux-mêmes sans faire vivre l’ouvrage sur la scène. Quant aux projections, c’est tout simplement la négation du théâtre. L’idée, ici ? Elle est simplette : la chute de Troie est due à un virus informatique, lequel oblige les survivants à partir dans un vaisseau spatial pour fonder l’Italie. Ce qui nous vaut, à la fois, des costumes hideux, des accessoires sortis d’un film de science-fiction de série D ou E, des vidéos de globules, de serpents, de camions, d’écrans d’ordinateurs, d’éoliennes, de tout ce qu’on voudra. Les projections exaspérantes imaginées par Bill Viola pour Tristan à l’Opéra-Bastille ou celles de Gary Hill conçues pour la récente intégrale Varèse à la Salle Pleyel, sont d’une finesse sans égale à côté de ce fatras qui nous contraint de fermer les yeux si l’on veut se concentrer la musique. Et puis, cette Cassandre dans son fauteuil roulant (elle se lève et se rassied d’ailleurs comme une fleur), cette Didon déguisée en Cio-Cio-San, ces ballets où des figurants tenus en laisse (« Pas des almées ») laissent la place, tout à coup, à des danseurs du Mariinski (« Danse des esclaves ») ! Sans compter ces acrobates qui n’en finissent pas de nous re-raconter la mort de Laocoon pendant l’ottetto « Châtiment effroyable », ou ces chœurs qui arrivent placidement, la bougie, l’ordinateur ou l’épée à la main, sans rythme, sans allure.

    On nous dira : les didascalies sont respectées. Peut-être, mais alors pourquoi toutes ces images ad nauseam ? Car le résultat, au bout du compte, laisse une impression très pénible. Il y a plusieurs moyens en effet d’humilier un ouvrage. On peut par exemple habiller Jupiter, Hercule ou Vénus de sacs poubelle et leur mettre des canettes dans la main, sur le thème : « Vous voyez, les dieux, les héros, ce n’est que ça » (ce n’est pas le cas ici, je m’empresse de le dire, mais cela s’est vu ailleurs). On peut aussi, délibérément ou non, laisser les chanteurs faire les gestes les plus convenus qui soient, de manière à laisser entendre que cet ouvrage, décidément, est bien poussiéreux, mais que le concept, heureusement, est là pour sauver d’affaire le malheureux opéra et lui faire dire, le couteau sous la gorge, la petite partie de son message qui reste vivante.

    Je ne ferai pas le procès à Carlus Padrissa, fondateur de la compagnie La Fura dels Baus, d’avoir voulu montrer qu’il était intelligent aux dépens des Troyens, mais le résultat est là : une direction d’acteurs exsangue (dont la seule qualité est de laisser les chanteurs à l’avant-scène), une création vidéo proliférante. De l’indigence d’un côté (avec des solistes, rappelons-le, qui ne peuvent pas nous rendre entièrement Berlioz), des images obsédantes de l’autre. Quel effort le spectateur ne doit-il pas produire pour ne pas se détourner de l’essentiel !

    Ce spectacle est coproduit avec le Mariinski de Saint-Pétersbourg et le Théâtre Wielki de Varsovie. C’est pour Gergiev d’abord, et pour la distribution si elle est en partie renouvelée, qu’on pourra de nouveau avoir envie de s’y aventurer.

Christian Wasselin

Quand Les Troyens conquièrent l’Espagne

Par Pierre-René Serna

Les Troyens ; représentation du 31 octobre 2009 ; Palau de les Arts Reina Sofía, Valence (Espagne) ; Stephen Gould (Énée), Elisabete Matos (Cassandre), Daniela Barcellona (Didon), Zlata Bulicheva (Anna), Oksana Shilova (Ascagne), Gabriele Viviani (Chorèbe), Giorgio Giuseppini (Panthée), Stephen Milling (Narbal), Eric Cutler ( Iopas), Dmitri Voropaev (Hylas), Yuri Vorobiov (l’Ombre d’Hector / Première Sentinelle), Vincent Pavesi (Seconde Sentinelle) ; Orchestre de la Communauté Valencienne, Chœur de la Généralité Valencienne, Valery Gergiev (direction) ; La Fura dels Baus (mise en scène).

    “ Ces terres ensoleillées font songer aux harmonies des Troyens de Berlioz, de tous les compositeurs celui qui sut peut-être le mieux évoquer la Méditerranée grecque et virgilienne. ” Ainsi s’exprime Walter Starkie (traduit en français par Lucien Rebatet) à propos du “ pays de Valence, de Murcie et d’Alicante ” dans son Voyage musical en Espagne.

    Mais il a fallu semble-t-il ces derniers temps pour que la ville de Valence ressentent ces “ harmonies ” qui lui sont apparemment intrinsèques. Ce serait même la première fois que les Troyens sont donnés en Espagne intégralement, après quelques rares concerts et représentations écourtés (dont il y a une trentaine d’années au Teatro de la Zarzuela de Madrid). Intégralement oui ! tout du moins suivant et scrupuleusement la version établie par les soins de Hugh Macdonald pour Bärenreiter. Le fait mérite d’être souligné, depuis passé un certain nombre de productions toutes à des degrés divers aléatoires (à Strasbourg, à Stuttgart, à Düsseldorf, à Leipzig, à Mannheim, à Genève, à la Bastille…), succédant à celles en 2003, mémorables et intègres, du Châtelet parisien et d’Amsterdam (reprise cette saison), ou de l’English national Opera et de New York. Voilà donc bien six ans qu’il n’a pas été représenté de par le monde des Troyens méticuleusement fidèles ! Nous aurons ainsi la faveur, pour cette fois, de nous abstenir du paragraphe obligé, de la lassante litanie, sur les coupures dans la partition. Enfin !… D’autant qu’ici la fidélité va jusqu’à rétablir certaines pages dont l’omission était devenue presque de règle (chez Colin Davis, par exemple), comme la reprise dans la reprise du chœur “ Gloire à Didon ”, ou celle du duo entre Didon et Anna. Et d’autant que s’ajouterait un appendice, que l’on a toujours plaisir à entendre : le Lamento du Prologue aux Troyens à Carthage (intitulé inconsidérément “ Prélude aux Troyens à Carthage ” dans les disques de Davis et de Dutoit), pour amorcer le troisième acte. Saluons donc comme il se doit cette initiative, qui distingue entre toutes cette réalisation, tout en faisant honneur à l’Espagne et à son ambassadeur du moment : Valery Gergiev.

    Convient-il aussi de préciser que l’expérience vaut pour l’équilibre, musical et dramatique, gagné de cette façon, en particulier pour les reprises précitées qui n’ont jamais paru tant nécessaires. Sachant par ailleurs que les Valenciens n’ont pas hésité à faire débuter la soirée à 20h, qui s’achevait ainsi comme un éclair vers 1h, sans baisser de rideau intempestif, avec deux seuls entractes d’une demi-heure et de vingt minutes. Une simplicité exemplaire ! quand on songe aux atermoiements de différents théâtres qui s’évertuent à commencer le spectacle en fin d’après-midi pour le truffer d’entractes pesamment étirés. On n’est pas si éloigné, en la circonstance, des spécifications horaires de Berlioz lui-même (reproduites dans l’édition Bärenreiter et que nous rappelons : “ Si les mouvements sont bien pris et bien soutenus […] avec quatre entractes de 15 minutes chacun la représentation durera quatre heures et 26 minutes, commencée à 7h 1/2 elle devra finir un peu avant minuit. ”). Mentionnons enfin, pour clore ce chapitre, l’introduction louable dans le programme de salle, et pour une fois sans nulle ironie, de l’avertissement de Berlioz : “ L’auteur croit devoir prévenir les chanteurs et les chefs d’orchestre qu’il n’a rien mis d’inexact dans sa manière d’écrire. Les premiers sont en conséquence priés de ne rien changer à leur rôle, de ne pas introduire des hiatus dans les vers, de n’ajouter ni broderies ni appoggiatures, dans les récitatifs ni ailleurs, et de ne pas supprimer celles qui s’y trouvent. Les seconds sont avertis de frapper certains accords d’accompagnement dans les récitatifs toujours sur les temps de la mesure où l’auteur les a placés, et non avant ni après. En un mot, cet ouvrage doit être exécuté tel qu’il est. ”. Dont acte !

    Et Gergiev lui-même en a pris acte : car les indications de tempos ou métronomiques apparaissent au plus près de celles prescrites. Mais cela ne saurait suffire, puisque c’est à une “ fougue réglée ” que le chef d’orchestre se soumet, ciselant sans s’alanguir, laissant chanter les contre-chants, maintenant constant le relief entre détails et ensemble, entre fosse et plateau. Une main impérieuse – en l’absence de baguette – s’abat sur tous et chacun des intervenants, subjugués comme par une force qui les dépasse. Du grand art ! Osons qualifier Gergiev de plus grand chef actuel consacré à la défense de Berlioz, juste après Davis, avec Norrington, et peut-être avant Gardiner même. Un interprète comme John Nelson, vers qui va toute notre sympathie, ne pourrait se mesurer ; se remémorer ses Troyens de Genève, remarquables cependant à bien des égards, permet de juger de la distance qui le sépare… L’Orchestre de la Communauté Valencienne témoigne de belles couleurs et d’une réelle unité, toutefois après le temps d’échauffement des deux ou trois premières scènes. Une magnifique phalange, nonobstant.

    Le plateau vocal n’est pas en reste, Gergiev, ici aussi et comme toujours, imprimant sa marque et ses choix. À une exception près toutefois. Mais une exception de taille, puisqu’elle concerne le rôle pivot, celui d’Énée. Stephen Gould possède l’éclat et l’élan quand il faut (son invocation à l’Ombre d’Hector, l’irradiant appel au départ), mais sans les nuances et la technique nécessaires : rédhibitoires dans son air du cinquième acte (dépourvu du caractère poétique de l’andante et avec un contre-ut mal escamoté en voix de tête) et surtout dans le duo du quatrième acte, où sa partenaire, contaminée elle-même, en vient à perdre son adresse. Un réel achoppement – auquel Lance Ryan, prévu pour la seconde distribution, aura peut-être su palier. Et d’autant plus regrettable qu’aucun autre chanteur ne faillit vraiment. Passons sur quelques rôles secondaires : Chorèbe, Panthée, Hylas ou même Anna, satisfaisants mais aux styles perfectibles. Venons-en vite aux éloges : le Narbal délicatement expressif de Stephen Milling (le meilleur Narbal jamais entendu, parmi une quelque trentaine…) ; le Iopas souverain de technique, mixte, et de legato d’Eric Cutler (encore l’un des meilleurs dans ce rôle…) ; l’Ascagne subtil et ferme d’Oksana Shilova ; la Cassandre impériale d’Elisabete Matos (autre grande…) ; enfin, la Didon éminemment lyrique, dans l’emportement (son duo à la fin du premier tableau du cinquième acte) ou l’épanchement (son air d’entrée) – hors le passage incriminé ci-avant, de Daniela Barcellona. Le Chœur de la Généralité Valencienne conjugue ardeur et homogénéité, sans un instant de faiblesse, et y compris dans les moments périlleux de tempo et de rythmique (“ Vivent les laboureurs ! ”…). Bien qu’on l’eût préféré plus ample dans “ Gloire à Didon ”, faute de pouvoir être étoffé en conséquence (“ deux ou trois cents voix ” à ce moment, selon Berlioz). Et pour tous, solistes et choristes, avec un tel plateau international dont beaucoup de Russes et sans presque aucun francophone, face à ce public majoritairement hispanisant, il est une surprise de taille : une qualité d’élocution quasi parfaite. Il nous souvient de nombre de Troyens en France qui auraient pu la lui envier…

    Évoquons aussi l’acoustique : impeccable, présente, mais sans atteindre toutefois l’exceptionnel (comme au Teatro Real de Madrid, autre scène espagnole). Mais c’est déjà beaucoup pour un théâtre récent – inauguré en 2005 – vaste mais sans excès (1200 places) et d’une architecture avant-gardiste. On est très loin sur ce plan du résultat désastreux – esthétiquement aussi – de la Bastille ou de l’Opéra d’Amsterdam. On peut également se laisser séduire par ce Palau de les Arts Reina Sofía, conçu par l’architecte valencien mais de renommée internationale, Santiago Calatrava, bel oiseau blanc émergeant de fontaines et jardins, alliant prouesses techniques et harmonies des lignes. Le public en tout cas semble le fêter : très mondain, avec étalages d’élégances en cette soirée de première, mis en grands frais pour célébrer Berlioz (tout du moins, veut-on le croire…). Lui-même aurait peut-être goûté, si sensible au style et si rétif au débraillé…

    Et voilà que nous n’avons toujours pas relaté la mise en scène. À croire qu’elle est accessoire… Mais pas véritablement. Menée par son mentor, Carlus Padrissa, la troupe de La Fura dels Baus (dont nous ne résistons pas au plaisir de traduire son intraduisible appellation : “ Le furet des bois ”, mais “ fura ” en catalan, ou en valencien, idiome apparenté, signifie tout autant “ furie ”…) connaît une célébrité internationale fondée en partie sur des malentendus : la provocation supposée de lectures le plus souvent originales, avec force machineries extravagantes. Nous avons pu personnellement assister à certaines de leurs mises en scènes lyriques, que nous avions toujours appréciées. Et notamment dans Berlioz, et dans deux œuvres pièges, puisque non destinées à la scène, que sont la Damnation de Faust, à Salzbourg, et… la Symphonie fantastique, lors d’une reprise en tournée à Rouen. Et chaque fois avec une même intelligence, non descriptive, mais esthétiquement pensée et appropriée. Mais il s’agissait de spectacles parfaitement rodés. Ce n’est pas le cas au Palau de les Arts, où ces Troyens essuient les plâtres et où l’imagination se fait encore brouillonne. Projections, filins où se suspendent les personnages, grosses machines futuristes, intervenants grimés en xtra-terrestres… la panoplie est complète. Mais à ce tableau s’ajoutent d’autres traits, que nous avions déjà su relever chez la Fura : ceux relatifs au respect strict de l’œuvre. Cela peut sembler paradoxal, mais c’est ainsi que les moindres didascalies sont illustrées à la lettre : le Combat de Ceste devenu ring de boxe (le ceste n’étant guère qu’un gant de boxe antique), les entrées scrupuleusement dessinées avec leurs défilés et leurs thématiques, les ballets – de vrais ballets, comme on n’en voit plus dans les Troyens, avec entrechats et chaussons de danse – et tout à l’avenant. Sauf, unique faute, le duo du quatrième acte, statique avec ses deux protagonistes accrochés dans les airs, qui supprime l’effet d’éloignement jusqu’aux coulisses tel que prévu par l’œuvre. Le point étant, en outre, le plus faible de l’interprétation musicale… Résumons l’idée qui préside à la représentation : le cheval de Troie serait un virus informatique, fameux et désigné précisément Trojans en anglais (ou Troyanos en espagnol). D’où la destruction d’un monde, celui terrestre, et après sa chute le voyage pour une autre planète, dans un engin intergalactique, une planète dénommée Italie, bien évidemment. Les casques grecs font donc place à d’autres, de cosmonautes, et les armures tout autant se convertissent en cuirasses de science-fiction. On n’en reste pas moins dans le mythe et l’épopée. Si ce n’est que les tableaux d’arrière plan – puisque l’avant-scène est réservée aux chanteurs dans la pure et excellente tradition opératique – confinent à la confusion, avec des énergumènes qui vont et viennent sans objectifs définissables. Il y aurait donc encore maintes retouches à coudre dans cette toile en forme de web… Mais ne doutons pas, connaissant le talent de la Fura, que ce premier état saura mieux s’affiner et s’affirmer au fil des représentations et reprises prévues de la production : au Mariinski de Saint-Pétersbourg et à l’Opéra de Varsovie, qui coproduisent, à la Scala ou à Baden-Baden, où le spectacle doit aussi faire escale. Bon voyage !

Pierre-René Serna

Une Fantastique à deux orchestres

Par Christian Wasselin

Paris, Salle Pleyel, 23 octobre 2009

    La Symphonie fantastique fait partie du patrimoine de bien des formations symphoniques et notamment de celles de Radio France (nous avons rendu compte ici même de la manière dont Seiji Ozawa et Riccardo Muti, au cours de ces dernières saisons, ont abordé cette partition avec l’Orchestre national de France), mais lorsque Gustavo Dudamel, à la tête de l’Orchestre philharmonique de Radio France, vient à s’en emparer, il se joue tout à coup quelque chose de très particulier.

    Je m’étais rendu avec circonspection au concert du 23 octobre (précisons : à la séance destinée au jeune public, le matin, prélude au concert tout public du soir), annoncé comme un événement hors du commun car réunissant deux orchestres : le Philharmonique de Radio France, qu’on vient de citer, mais aussi l’Orchestre Simon Bolivar des Jeunes du Venezuela, formé de jeunes musiciens issus de tous les milieux et ayant eu la possibilité de dépasser leur condition sociale par l’apprentissage de la musique. Précisément, je craignais que l’emphase humanitaire, ajoutée à la volonté de faire de l’effet, transforme ce concert en un moment de la société du spectacle, c’est-à-dire, comme eût dit Berlioz, que les lampions cachent les étoiles. Or, il n’en fut rien, et il faut saluer ici la bonne idée qu’a eue Éric Montalbetti, délégué artistique de l’Orchestre philharmonique de Radio France, d’inviter et de réinviter, au fil de plusieurs saisons, ce jeune chef hors du commun qu’est Gustavo Dudamel.

    Avec lui en effet, de la musique avant toute chose. La Symphonie fantastique à deux orchestres qu’il nous a offerte était d’abord et avant tout une symphonie, c’est-à-dire une partition rendue avec exigence et précision, avec sa reprise dans le premier mouvement (ce qui n’est pas si fréquent) et son autre reprise dans le quatrième (ce qui est encore plus rare). Même commentaire pour les tempos, toujours tenus, et plutôt mesurés dans l’ensemble, sauf dans le finale, furieux et dévastateur, mais jamais relâché. Deux moments, d’ailleurs, m’ont surpris : le Bal, d’une sobre timidité (certes, on n’attendait ni un tango, ni une samba !), et la toute fin de la Scène aux champs, orage bien plus intérieur que météorologique.

    Mais c’est la mise en place de l’ensemble, le soin apporté au détail, la lumineuse intuition des accents, qui m’ont le plus ravi. Jamais, par exemple, je n’avais à ce point entendu ces douze mesures tenues par les cors ppp, pendant l’épisode « religiosamente » de Rêveries-Passions. Avec quatorze contrebasses et tout l’effectif à l’avenant, Dudamel est parvenu à obtenir un son clair, délié, sans aucune épaisseur, avec des cordes particulièrement mordantes (ah, les fureurs jalouses !) mais aussi toujours cantabile (grâce à la présence complice, côte à côte, des violons solos des deux orchestres), des cuivres implacables, des percussions à la fête, des bois légèrement moins présents – sauf dans chacun des soli, attribués pour moitié aux instrumentistes des deux orchestres –, peut-être à cause de l’acoustique sans rondeur de la Salle Pleyel, le tout donnant une impression de volume et de dynamique. L’occasion de comprendre aisément le distinguo qu’effectue Berlioz entre un orchestre puissant (qu’il réclame) et un orchestre bruyant (qu’il récuse). Berlioz, contrairement à ce qu’ont colporté d’épuisants préjugés pendant bien des décennies, est le musicien de l’intimité, une intimité bien sûr douloureuse, instable, mélancolique, passionnée, mais qui exige l’attention toujours soutenue des interprètes et des auditeurs. On a envie d’ajouter que dans ce cas précis il a pris la figure d’un musicien de la démesure, mot galvaudé mais que j’ai envie d’utiliser ici car il prend son vrai sens : celui non pas de la surenchère, de la disproportion ou de l’histrionisme, mais celui de la dilatation de l’impact sonore par la double multiplication de l’effectif et de l’ardeur.

    Il suffit de regarder Gustavo Dudamel pour comprendre : aucun geste inutile chez lui, aucune volonté de faire du mauvais cinéma pour subjuguer les foules, mais une souplesse du corps tout entier et, quand il le faut, une indication on ne peut plus précise de la baguette. Il y a par exemple, avant la reprise du thème de l’idée fixe par la petite clarinette dans le Songe d’une nuit de sabbat, onze mesures de tutti rythmiquement redoutables (celles que Scherchen décompose avec excès dans son enregistrement) : hop, Dudamel fait le geste technique qui convient, et ledit tutti est rendu impeccablement.

    Berlioz ne supporte pas la médiocrité, et bien des concerts, bien des représentations consacrées à ses œuvres sombrent dans la grisaille et l’ennui, comble des paradoxes pour un musicien qui écrivait avec du feu. Cette Symphonie fantastique mémorable est là pour nous rappeler, a contrario, que l’excellence et la sympathie (« les exécutants, et leur directeur surtout, doivent sentir comme moi », disait Berlioz) restituent ses partitions à leur irrésistible beauté.

Christian Wasselin

À La Côte-Saint-André : Retour à la vie du Festival Berlioz ?

Par Pierre-René Serna

    Le dernier Festival Berlioz de la Côte-Saint-André a su faire preuve d’initiatives, d’imagination et d’exigence, combinant des interprètes de prestige ou de talent (Marc Minkowski, Paul McCreesh, Jean-Yves Ossonce, Emmanuel Krivine…), des artistes prometteurs (François-Xavier Roth et son Orchestre Les Siècles) et la programmation de grands moments de Berlioz (l’intégrale des ouvertures, Roméo et Juliette, Épisode de la vie d’un artiste). Un cap paraît ainsi désormais franchi, depuis la prise en main de l’institution par Bruno Messina, succédant à Bernard Merlino au poste de directeur artistique. Et il semble bien que le succès soit au rendez-vous, à en juger par le public se pressant à chacun des concerts. Dans ce cas, ces résultats sont aussi certainement à mettre au compte du travail de longue haleine, de l’ensemencement sur place réalisé pendant douze ans par Bernard Merlino. Hommage légitime lui soit donc rendu. Il n’empêche que de nouveaux horizons s’ouvrent, qui permettent d’espérer que ce festival soit dans un avenir prochain enfin digne du beau nom qu’il porte, ou à tout le moins capable de rivaliser avec le souvenir de celui en son temps animé par Serge Baudo.

    Les difficultés et les embûches de l’entreprise, on l’imagine, n’en demeurent pas moins gigantesques. À commencer par le lieu des concerts : structure de semi-plein air, à l’acoustique incertaine et aucunement protégée des perturbations environnantes. D’autre part, la perspective d’une représentation théâtrale, indispensable pour les opéras – les grands ouvrages de Berlioz au final – demeure dans ce contexte toujours improbable. Reste aussi à savoir recentrer la manifestation sur ce qui la justifie et la motive : Berlioz et son œuvre. Faute de quoi, perdue dans la foule des animations musicales de l’été français, elle ne saurait être garante d’un véritable renom ni d’une retombée internationale. Mais d’ores et déjà les nouveaux choix s’annoncent engageants : la stricte restitution des œuvres de Berlioz telles qu’elles sont spécifiées, et conséquemment le recours aux pratiques de l’instrumentarium d’époque. Traits des plus encourageants et parfaitement inédits par rapport au laisser-aller ou à la convention en ce domaine de la précédente programmation. Souhaitons donc bon vent à Bruno Messina, et courage face à la rude tâche qui l’attend.

    Le concert de clôture : Épisode de la vie d’un artiste (la Fantastique suivie de Lélio), est à cet égard significatif. Les intentions sont éminemment louables : donner l’ouvrage tel qu’en lui-même, dans sa seconde version en l’espèce, avec de judicieux choix inhérents. En l’occurrence ceux d’une reconstitution historiciste avec les instruments d’époque de l’Orchestre Les Siècles et leur répartition ad hoc, sous la baguette d’un des tout nouveaux espoirs du répertoire berlioziste : François-Xavier Roth, qui a fait ses classes auprès de Davis (pour les Troyens en 2000) et de Gardiner (les Troyens, Benvenuto Cellini et, précisément, Épisode de la vie d’un artiste en 2004). Aucun tripatouillage de l’œuvre à déplorer – ce qui indique la voie d’une rigueur renouvelée de la manifestation côtoise – et de pertinentes élections musicales : en sus des interprètes précités, un ténor parfait de tessiture et de technique mixte tel que Berlioz les goûtait (Pascal Bourgeois), un vaillant baryton (desservi toutefois par l’acoustique ; nous y reviendrons) et un chœur qui l’est tout autant (celui de Lyon-Bernard Tétu, lui pour le coup un peu trop porté par la réverbération). On jugera même que de faire réciter, en exergue à la soirée, le programme de la Symphonie fantastique – scrupuleusement comme il sied ici dans sa dernière version – n’est pas en soi incongru. À défaut de pouvoir le distribuer, comme il se devrait, à un auditoire qui n’aurait su le lire dans l’obscurité… L’intention restant, à cet égard, respectée. D’autant que la diseuse pour l’occasion (et dont le nom inexplicablement ne figure pas dans le petit fascicule remis pour le concert) s’acquitte parfaitement de sa mission. Bien que sa voix soit sonorisée…

    Ce qui amène aux réserves d’une soirée par ailleurs gratifiante. L’acoustique en premier lieu, rédhibitoire et à laquelle on ne saurait échapper : qui provoque un déséquilibre entre un fond de scène bien projeté (les vents, le chœur en seconde partie) écrasant des cordes étouffées au premier plan. Les pizzicatos ainsi disparaissent, comme les contre-chants des violons ou des altos. Pareillement, mais cette fois en raison d’un halo ambiant (soufflerie ? bruits de la ville ? résonance des gradins ? agitation importune du nombreux personnel du festival aux alentours ?…), les pianissimos, pourtant exactement respectés, en deviennent inaudibles. Conséquence de cette situation, la présence d’un piano de grand concert à la mode actuelle (quand un Érard, dans ce contexte d’époque, aurait été bienvenu), et d’une malencontreuse amplification des deux récitants (celui stipulé pour Lélio et notre valeureuse diseuse d’entrée de concert). Il devient alors encore plus aventureux de parvenir au relief souhaitable entre parties musicales et déclamées… Sans doute faut-il également, et surtout, se navrer des insuffisances d’un Lélio aussi déficient dans la caractérisation, la narration que la diction. Que ce monsieur soit un acteur reconnu, semble-t-il, donne à penser sur l’état déliquescent de notre théâtre actuel… En la circonstance, il remplaçait il est vrai le récitant prévu, indisponible pour raison de santé (Richard Bohringer), mais qui en tout état de cause n’aurait pu être plus catastrophique. On pourrait également regretter, élément plus annexe, qu’une mise en espace puisée aux didascalies de Berlioz ne soit pas venue illustrer le spectacle, ou que ne soient pas maintenus les effets de coulisse. Mais dans ce contexte spatial et acoustique aléatoire…

    Tournons la page des doléances, pour louer l’interprétation musicale dans son ensemble. Les mouvements sont pris dans des tempos fermement maintenus et les détails méticuleusement dessinés, aux bois notamment ; l’ardeur d’ensemble est vite communicative ; et les cuivres éclatent quand il le faut, imparables et tranchants. Une grande restitution, digne des meilleures, et qui l’emporte assurément sur celles récentes de Muti et d’Herreweghe dans la même œuvre à peu de mois de distance (voir les comptes-rendus sur ce site sur Muti et Herreweghe). On aura aussi noté la concentration et la tension, palpables, de l’auditoire. Comme dans l’attente d’un grand cérémonial, ainsi qu’il se doit pour une rencontre à la gloire de Berlioz. Les jalons semblent ainsi bien posés, qui augurent avec ce concert d’une manifestation musicale à l’ambition en rapport avec le répertoire qu’elle entend servir.

Pierre-René Serna

Épisode de la vie d’un artiste (Symphonie fantastique, Lélio ou le Retour à la vie) ; 30 août 2009 : la Côte-Saint-André ; Orchestre Les Siècles, Chœurs de Lyon-Bernard Tétu (Catherine Molmerret, chef de chœur), Jeunes du Chœur Emelthée (Marie-Laure Teissèdre, chef de chœur), Pascal Bourgeois (ténor), Vincent Deliau (baryton), Charles Berling (récitant), François-Xavier Roth (direction).

EVA au TAP

Par Pierre-René Serna

Épisode de la vie d’un artiste (Symphonie fantastique, Lélio ou le Retour à la vie) ; représentation du 14 avril 2009 : Théâtre et Auditorium de Poitiers ; Orchestre des Champs-Élysées, Jeune Chœur de Paris, Robert Getchell (ténor), Pierre-Yves Pruvot (baryton), Marcial Di Fonzo Bo (récitant), Philippe Herreweghe (direction), Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil (mise en scène).

    Je reprendrais volontiers à mon compte la litanie de Christian Wasselin (à l’occasion d’une accessoire Damnation de Faust à Paris ; voir sur ce site). Il faut donc, encore et toujours, se faire le gardien du temple, défendre la mémoire et l’œuvre de Berlioz envers et contre tout, contre ces “ révisions actuelles des classiques, converties en pur prétexte d’une parade narcissique de metteurs en scènes qui n’hésitent pas à dénaturer – parfois à assassiner – l’œuvre originale aux fins de mieux exhiber leurs lubies ou faire briller leurs prétentions ” (Mario Vargas Llosa, dans l’éloge qu’il fait de la Damnation de Faust au festival de Salzbourg ; El País du 5 septembre 1999). Au Théâtre et Auditorium de Poitiers (Tap), c’est au tour d’Épisode de la vie d’un artiste (Eva ?) de subir les caprices de metteurs en scènes, aussi peu talentueux que scrupuleux en l’espèce (mais l’un des attributs ne corrobore-t-il pas l’autre ?). Va donc, pour “ Eva ” au “ Tap ” !

    Précisons cependant qu’il n’est pas en soi incongru de vouloir représenter scéniquement le diptyque de Berlioz, destiné comme on sait à un “ théâtre ” et agrémenté de nombreuses didascalies. Mais encore faut-il en avoir approfondi la dramaturgie, et savoir sans irrévérence en manier ses composantes. Venons-en vite au sujet principal du litige : de sombres coupures dans le texte de Lélio, et même dans sa musique (la toute fin, disparue, de la Harpe éolienne). Les responsables s’en vantent même, en aparté lors d’une conversation d’après concert, se déclarant ouvertement et effrontément inaptes à traiter le texte de façon intègre ; et puis “ de toute façon, dans le théâtre de répertoire les coupures sont habituelles ”. Passons…

    Attardons-nous pour l’instant sur cette réalisation. Au moment de la Fantastique, un personnage apparaît à l’avant-scène, Lélio, pour s’alanguir sur fauteuil, avec un temps de retard toutefois (puisque le Programme, fidèlement transcrit dans la plaquette du spectacle, stipule d’emblée que le héros “ s’empoisonne avec de l’opium ”). Puis s’éclairent en hauteur des écrans vidéographiques, avec en gros plans des visages féminins (la “ femme aimée ” ?) au cours de séances de maquillages, grimaces comprises. Ces projections se poursuivent jusqu’à la toute fin de l’œuvre, contrefaçon maladroite de la manière de Bill Viola pour le récent Tristan et Isolde à l’Opéra de Paris. Interviennent alors cinq jeunes femmes, celles figurant sur écran, qui se tortillent laborieusement durant chacune des parties de la symphonie, puis pendant le second volet en compagnie du Récitant. Grotesque. Nous aurons donc vite cessé de nous intéresser à ces simagrées, filmées ou en direct, finalement plus niaises que gênantes, pour mieux nous attacher aux interprètes. Marcial Di Fonzo Bo lance bien sa voix et son peu de texte, avec une conviction entière et une bonne élocution (pour un Argentin d’origine). Ferait seulement défaut l’humour, retranché il est vrai de la plupart de ses interventions déclamées. Aucune sonorisation, si ce n’est au moment où le récitant s’éclipse (?) en coulisse. On est donc très loin du Lélio affligeant de Gérard Depardieu il n’y a guère à Paris (voir l’écho sur ce site).

    L’interprétation musicale, elle, refléterait en miroir celle de Riccardo Muti lors de ce concert. Les vertus et les défaillances de l’une étant inverses de celles de l’autre. On pourra regretter chez Herreweghe, une dynamique écrasée, une sorte de constant mezzo-forte, tel que Berlioz le fustige, où les pianissimos résonnent et les fortissimos n’éclatent pas. Sensible surtout dans la Fantastique. Est-ce la rançon de cette salle moderne (inaugurée en septembre dernier), toute de froideur et à l’acoustique sèche ? Le fait est que pour Lélio, l’impact se perçoit mieux, avec le relief d’un chœur bien réverbéré par la paroi de fond de scène. Mais on apprécie les partis pris du chef : les tempos maintenus fermement, le respect strict des nuances de la partition (quand Muti ouvrait et fermait la Scène aux champs par un concerto pour cor anglais et un autre pour timbales). À une transcription en technicolor, non exempte de flamme (celle de Muti), succède une lecture sobre et fidèle, mais parfois terne (celle d’Herreweghe). On peut, à tout prendre, préférer la seconde. D’autant que les instruments d’époque de l’Orchestre des Champs-Élysées se révèlent acerbes, par des mains particulièrement expertes (on relèvera, en passant, que ce magnifique orchestre vient de voir sa subvention réduite de plus d’un tiers par une décision inqualifiable des autorités politiques de la région Poitou-Charentes !). Le ténor Robert Getchell possède la projection et les notes de la tessiture tendue de ses deux airs. Le baryton Pierre-Yves Pruvot conjugue vaillance et allant, malgré un bref instant où sa voix se brise. Restons ainsi sur cette impression musicale, gratifiante n’était la coupure dénoncée plus avant, pour oublier les atermoiements de sa mise en image et les malversations de sa mise en lecture.

Pierre-René Serna

Spectacle repris pour une tournée, menant d’Argentine en Uruguay et au Brésil [27, 28 avril].

La Damnation de Faust au cirque et au théâtre

Par Christian Wasselin et Pierre-René Serna

    Jean-Luc Tingaud vient de diriger par deux fois La Damnation de Faust en compagnie d’une distribution en (grande) partie idéale.

1. Au Cirque de Reims

Dimanche 29 mars 2009

    Tous les familiers de Berlioz ont entendu parler de ces concerts étonnants donnés au Cirque olympique ou ailleurs, dans les années 1840, dont Berlioz parle abondamment dans ces écrits et dont il reste des lithographies. Ils connaissent également cette déploration du musicien à propos des endroits trop grands pour la musique, où on entend mais où on ne vibre pas. Le concert donné sous la direction de Jean-Luc Tingaud, le 29 mars dernier, a quelque chose d’instructif à cet égard puisqu’il fut donné dans un cirque, mais un cirque de dimensions modestes dans lequel la musique se fait clairement entendre et s’empare des auditeurs (si ceux-ci, il est vrai, ne se retrouvent pas derrière les exécutants). Ce cirque est celui de Reims : un édifice datant du Second Empire restauré avec soin il y a une quinzaine d’années (assez voisin par l’aspect du Cirque d’hiver à Paris, lui-même sans doute assez proche du Cirque olympique hélas disparu). Dans cet édifice, première surprise : le son ne roule pas, contrairement à ce qui se passe dans bien des églises ou des cathédrales. Et puis, autre surprise : un chœur et un orchestre symphonique conservent leur image sonore, leur étoffe, leur chaleur. Aucune domination intempestive des cuivres sur les cordes, aucun effacement du chœur ou des voix solistes. Un endroit tout indiqué pour réunir un vaste effectif et le faire sonner avec éclat.

    C’est ce qu’a fait Jean-Luc Tingaud en réunissant son Orchestre OstinatO (auquel nous devons déjà la résurrection de la Marche marocaine et de la Marche d’Isly ; voir le compte-rendu sur ce site) augmenté de quelques musiciens du Grand-Théâtre de Reims, le Chœur Nicolas de Grigny, la Maîtrise de Reims et quatre solistes sur lesquels nous reviendrons. Un ensemble d’un bel équilibre, malgré le nombre relativement restreint des cordes, ou peut-être grâce à lui. Disposer de dix premiers violons, au lieu de quatorze ou seize, c’est bien sûr perdre en moelleux, c’est aussi gagner en acidité dans une partition où tout n’est que douceur trompeuse, changements incessants d’humeur, senteurs fanées qui tout à coup libèrent un poison définitif. Jean-Luc Tingaud aime Berlioz, de toute évidence, il embrasse la partition et ne la lâche plus, choisit des tempos plutôt allants mais sait les tenir, fait jaillir l’ardeur de ce jeune orchestre, comme eût dit Berlioz, même si à la fin de la deuxième Partie la tension se relâche un peu et les harpes ne jouent pas précisément de concert. Le chœur se laisse parfois emporter par tant de fougue, mais la précision exigée par le chef, sa maîtrise de la dynamique et son souci du détail (tel motif cuivré dans le Menuet des follets, par exemple, la plupart du temps étouffé par les autres chefs), préservent la respiration de l’ensemble.

    La distribution reprenait en partie celle d’une autre Damnation, beaucoup moins mémorable, entendue au Châtelet trois semaines plus tôt sous une direction sans grâce (voir le compte-rendu sur ce site). On a donc réentendu Luca Lombardo, qui à Leipzig, il y a quelques années, avait été un Faust scrupuleux et séduisant, qui au Châtelet avait opté pour l’esthétique de l’aigu crié, et qui à Reims a tenté de retrouver les vertus de la technique de la voix mixte, mais d’une manière hélas approximative. Voilà un ténor qui paraît bien fatigué, et dont on aimerait qu’il retrouve la forme et le style qui étaient naguère les siens. On a également réentendu la splendide Marie Gautrot, dépêtrée de la mise en espace du Châtelet qui lui avait fait perdre le contact avec le chef. La voici plus que jamais prometteuse en Marguerite, le timbre opulent, la ligne bien dessinée, le tempérament on ne peut plus sensuel. Tout n’est pas encore parfait, mais au fil des concerts et des représentations, on tiendra sans doute là une des grandes Marguerite de notre temps. Le Méphistophélès, à Reims, était une basse et non pas un baryton : Nicolas Courjal, avec beaucoup d’autorité et beaucoup de simplicité (on est loin, avec lui, des diablotins d’opérette ou des cabotins qui roulent des yeux ou ricanent en croyant faire peur), est aujourd’hui difficilement surpassable dans ce rôle qu’il abordait pour la première fois. Enfin Marc Souchet, Brander, avait pour lui de chanter, et de chanter en français, ce qui est loin d’être toujours le cas.

    Au total, une Damnation profilée, propulsée, dans un lieu étrange et beau. Quelque chose comme une excursion dans le fol pays de Nerval.

Christian Wasselin

2. Au Théâtre de Suresnes

Mardi 31 mars 2009

    Nerval aurait-il goûté le Théâtre Jean-Vilar de Suresnes ? Peut-être, pour ce joli bâtiment Art déco (pour la façade) et tout de béton (pour l’intérieur refait certainement récemment), présidant en majesté au carrefour convergeant des voies de la « cité-jardin », ensemble d’habitations sociales dans l’esprit des phalanstères du XIXe siècle. Une utopie incarnée, avec l’art comme objet suprême d’un modèle social. Il n’en reste pas moins que l’acoustique de ce petit théâtre semble plutôt favorable, tout du moins dans les places centrales (mais non pas dans les parties éloignées, selon Norbert Molina, autre témoin du concert). Suresnes est une ville banlieue, de tradition ouvrière, sur les bords de Seine dominant Paris. C’est presque une expédition sinon une « excursion » que d’y venir de Paris, un voyage en tout cas qui ne prend pas moins de temps et nécessite plutôt davantage de prévisions que celui de Reims. Mais que ne ferait-on pas pour la promesse d’une belle Damnation ?

    La promesse était celle de Jean-Luc Tingaud, jeune chef talentueux et exigeant qui s’est attaché aux pas de Berlioz. Mais aussi celle d’une distribution vocale dont on pouvait attendre le meilleur. Promesse tenue ! Christian Wasselin en a déjà chanté les vertus. Ajoutons, et nuançons, selon l’écoute de ce second concert, pour louer malgré tout Lombardo, à la voix ferme et assurée de vieux routier du rôle de Faust (son « Invocation à la Nature »), qui ne s’égare que lorsqu’il tente judicieusement des aigus en voix de tête, parfois bien placés (« Margarita ! »), parfois arrachés (son duo), avec des notes de passage dont la technique lui échappe. Et dressons pareillement des couronnes à Courjal, phrasé, projection, diction, art des nuances et maîtrise technique conjugués. Et à Marie Gautrot, dont le legato allié à l’expression sont ceux d’une déjà – presque – grande parmi les grandes Marguerite. Retenons ces deux noms ! Avec l’appoint du Brander efficace de Souchet, il faudrait presque parler d’un plateau vocal miraculeux : l’un des meilleurs qui se puisse peut-être aujourd’hui, sans faire appel à des chanteurs internationaux (forcément inadaptés) ni aux gloires onéreuses du gosier (mais non pas toujours harmonieuses), et sauf à puiser dans le vivier toujours vivifiant des baroqueux.

    Tingaud empoigne la partition comme peu, avec une fougue qui emporte ses troupes (la Sérénade de Méphisto, et d’une manière générale le cœur des troisième et quatrième Parties), mais parfois insuffisamment réglée (une Marche hongroise un peu trop vive qui ne laisse guère les contre-chants respirer, comme aussi les fins assez flottantes des deux dernières Parties). Rançon d’une volonté expressive que laisse un peu en chemin un chœur compétent mais mal aguerri (dépourvu par ailleurs de la maîtrise d’enfants présente à Reims), un orchestre bien constitué (OstinatO) mais greffé de supplétifs (venus du Grand-Théâtre de Reims), les circonstances du transfert d’une salle à autre salle (sans le temps même d’un raccord). D’où le regret que ce concert remarquable, mais qui laisse un goût de revenez-y, en reste là. Souhaitons une reprise, alors mieux peaufinée, qui ne saurait manquer sachant les projets de Tingaud et sa pugnacité.

Pierre-René Serna

Culte du moi et culte de la personnalité

Par Christian Wasselin

Épisode de la vie d’un artiste au Théâtre des Champs-Élysées, 26 février 2009

    L’Orchestre national de France a de la chance : ces dernières saisons, il a pu donner le meilleur de lui-même en interprétant la Symphonie fantastique, dans le même Théâtre des Champs-Élysées, sous la direction de trois chefs hors pair. Apollinienne avec Sir Colin Davis en 2005, dionysiaque en compagnie de Seiji Ozawa en 2007, la Fantastique du National s’est faite olympienne, le 26 février dernier sous la direction de Riccardo Muti. Certes, le choix de pareille épithète est toujours réducteur, d’autant que la partition de Berlioz a elle-même quelque chose d’apollinien, de dionysiaque et d’olympien.

    On aurait tort par ailleurs de ne voir en Riccardo Muti qu’un maestro-qui-excelle-dans-Verdi : il s’agit au contraire d’un chef qui a toujours eu à cœur de défendre des partitions méconnues (de Cherubini par exemple), qui fait preuve d’une grande rigueur musicologique (il effectue la reprise dans le premier mouvement de la Fantastique, ce qui n’est pas si fréquent, mais aussi dans le quatrième, ce qui est très rare), et qui obtient autant des instrumentistes qu’il exige d’eux. Doubler les parties de harpe, remplacer les tubas par des ophicléides, voilà également deux des initiatives de Muti qu’il faut saluer. Le résultat, quant au phrasé, quant à la tension imprimée à la forme, quant à la couleur, est saisissant : on a rarement entendu autant de grognements, de hululements, de crissements, de feulements dans la Marche et le Sabbat, on n’a jamais perçu combien le fait de ménager un micro-silence avant le premier coup de cloche pouvait à ce point susciter l’angoisse.

    Avec le National, ces dernières années, on devait déjà à Riccardo Muti une Cléopâtre et une Messe solennelle d’une haute volée – mais aussi, il est vrai, une Symphonie funèbre et triomphale décevante (oui mais encore fallait-il choisir cette œuvre, ce qu’aucun chef de renom à part lui n’a osé faire depuis longtemps !). Le 26 février, il a eu la bonne idée de faire suivre la Fantastique par Lélio, ou le Retour à la vie, son complément presque naturel, restituant ainsi l’intégralité de ce diptyque orphique intitulé Épisode de la vie d’un artiste.

    Lélio fut représenté comme le souhaitait Berlioz : par un orchestre, un chœur et des solistes d’abord dissimulés derrière un rideau, puis en pleine lumière au moment de la Fantaisie sur La Tempête. L’orchestre fut égal à lui-même, le Chœur de Radio France en grande forme, le ténor (Marc Laho) acceptable, le baryton (Ludovic Tézier) meilleur chanteur qu’interprète.

    Oui mais voilà, Lélio exige aussi un récitant. C’est-à-dire un double de Berlioz, c’est-à-dire un Moi incarné, c’est-à-dire encore un comédien qui, à l’instar des musiciens, doit « sentir comme moi », aurait dit Berlioz. Au lieu de quoi nous avons eu droit à la prestation navrante de Gérard Depardieu, qui fut un bon acteur de cinéma il y a vingt ou trente ans (ceux qui ont gardé intacte au fond d’eux-mêmes leur adolescence romantique n’oublieront jamais la beauté du film d’André Téchiné Barocco) et qui à cette époque, entraîné par un bon metteur en scène, aurait fait un excellent Lélio. Aujourd’hui, Depardieu se contente d’ânonner un texte sans jamais varier le ton, qu’il s’agisse d’évoquer la rage, l’amour, la fureur, la mélancolie ou l’exaltation. Rien de plus glaçant que les conseils donnés aux musiciens de l’orchestre par un comédien qu’on peut juger affligeant si l’on considère ce qu’il nous propose aujourd’hui, qu’on peut trouver touchant si l’on pense à ce qu’il n’est plus.

    On peut s’étonner qu’un chef de la classe de Riccardo Muti persiste à vouloir donner Lélio en compagnie d’un Depardieu adulé et diminué (car les deux compères ont déjà été plusieurs fois réunis, notamment à Salzbourg en 2007), à moins que l’amitié, qui pardonne tout, explique cet étrange attelage. Riccardo serait-il à Gérard ce qu’Horatio est à Hamlet ? Soit. Mais on s’attristera que le public du Théâtre des Champs-Élysées, victime de l’asservissement médiatique, ait réservé une ovation sans nuance à la vedette alors que ce sont les chanteurs et les musiciens seuls, ce 26 février, qui ont su donner la vie aux rêves et aux convulsions de l’Artiste.

Christian Wasselin

Les Orages désirés à Reims

Par Pierre-René Serna

Représentation du 14 février 2009, au Grand-Théâtre de Reims.

    Les Orages désirés racontent à leur manière, romancée et poétique, les douze à treize ans du jeune Berlioz. Estelle, Nanci, l’oncle Marmion, la mère et le père l’accompagnent, mais aussi un personnage inventé de toute pièce (tant les libertés biographiques sont intentionnelles) : Corsino, professeur de musique ayant les traits mêlés d’Imbert et de Dorant, les vrais maîtres du compositeur en herbes. L’épisode napoléonien des Cent-Jours dessine la toile de fond, avec l’arrière-fond des Alpes, d’une Italie rêvée, des amours naissantes et de l’appel exalté de la musique. Christian Wasselin, dont les lecteurs de ce site apprécient la signature, est le maître d’œuvre de cette trame qui façonne le meilleur des écrins pour un opéra. Un librettiste connaisseur comme peu de la vie de notre musicien, mais également un écrivain à la plume subtile, auteur d’ouvrages musicographiques (Berlioz ou le Voyage d’Orphée, le Soleil noir de Robert Schumann), de romans (Rue du bois de la lune) et de pièces dramatiques (la Ville inoubliée). La musique revient à Gérard Condé, autre spécialiste incontesté, responsable entre autres du recueil de feuilletons de Berlioz Cauchemars et Passions et président éclairé de l’Association nationale Hector-Berlioz, mais surtout un compositeur hors de sentiers battus, qui ayant d’abord suivi l’enseignement de Max Deutsch, l’un des disciples de Schoenberg, prendra vite sa liberté vis-à-vis des techniques sérielles pour délivrer des ouvrages lyriques tout public au succès suivi (la Chouette enrhumée, Salima). Autant dire que nos deux auteurs savent leur affaire.

    Les Orages désirés sont nés du désir de Christian Wasselin, de son amitié avec Gérard Condé et de leur passion commune pour Berlioz. L’opéra avait été étrenné de concert le 22 novembre 2003 à l’auditorium de Radio France à Paris, après avoir subi la suspension pour cause de grèves d’une représentation prévue au festival de Montpellier. C’est donc, au Grand-Théâtre de Reims, la création scénique de l’œuvre. Pour autant, la réalisation musicale se distingue de celle donnée à Paris, puisqu’une instrumentation ramenée à quinze pupitres succède à l’orchestre du concert. Il ne s’agit cependant pas d’un arrangement, mais bien plutôt d’un retour aux sources : cette orchestration en petit format étant celle originellement écrite. Une Ur version, en quelque sorte. Disons d’emblée, pour avoir assisté aux deux exécutions, que les timbres individualisés semblent sonner avec encore davantage de relief, d’acuité et de dynamique, que dans le souvenir que nous en gardons de leur assemblage plus fourni. Est-ce aussi le fruit des bienfaits de la direction souple, précise et allante de Jean-Luc Tingaud face à la formation restreinte de l’orchestre du Grand-Théâtre de Reims ? Toujours est-il que dans l’acoustique nette de ce ravissant théâtre (plagiat Art déco, aussi beau mais en réduction, du parisien Théâtre des Champs-Élysées), les instruments ainsi caractérisés s’accordent délicieusement, tout en se fondant parfaitement au chant des solistes. Ceux-ci épousent idéalement leurs personnages et leurs tessitures, que ce soient Florian Westphal (le Père), Nathalie Espalier (la Mère), Jean Goyetche (le Colonel Marmion), Jean-Michel Caunes (Corsino), Anne Le Coutour (Nanci), la coloratoure accomplie de Txelin Victores-Benavente (Estelle) et l’abattage incarné d’Anne Rodier (dans le rôle travesti d’Hector). La mise en scène de Sugeeta Fribourg sait se faire évocatrice, avec quelques praticables simples et un jeu bien senti. Et le public enthousiaste – dont nombre d’adolescents de l’âge du jeune héros de la soirée – réserve un triomphe, avec rappels répétés, à un spectacle efficace et d’une séduction immédiate.

    Nous n’avons encore rien dit de la musique de Gérard Condé. Si le sujet évoque Berlioz, son traitement ne verse aucunement dans le pastiche, avec un langage qui, hormis quelques citations berliozistes fugaces, rappellerait plutôt… Debussy (le chatoiement harmonique, le voluptueux alliage des couleurs, le raffinement de la ligne vocale). Mais il y a plus et mieux. La forme elle-même, comme sa traduction, étonnent et captivent. En maître absolu de ses moyens, et pour ces raisons mêmes, le compositeur n’hésite pas à la plus insolante des provocations en ces temps où musique contemporaine rime encore avec interdits. Car c’est d’un véritable retour à l’opéra qu’il s’agit. Non pas un crypto, un pseudo ou un contre-opéra… tels qu’ils ont fleuris sans lendemain sur de nombreuses scènes de notre triste époque. Mais bien une tradition enracinée, où le texte (ici, celui admirablement ciselé de Wasselin) retrouve sa prosodie, le chant ses droits, l’harmonie sa consonance et la mélodie son ampleur sans entraves. Condé ose ! avec cet opéra à numéros hardiment et judicieusement découpés par son librettiste, à airs et ensembles fermés et structurés, qui nous ferait penser que le genre opératique connaîtrait enfin sa réincarnation. Depuis la mort annoncée par les Troyens, jusque-là l’ultime opéra.

Pierre-René Serna

Reprise du spectacle à l’Opéra d’Avignon le 14 mars 2009, où nous ne saurions trop inciter à venir ceux qui auraient manqué cette mémorable création.

Béatrice et Bénédict à Paris : engouements et toquades

Par Pierre-René Serna

Concert du 7 février 2009, au Théâtre des Champs-Élysées.

    “ Mais peut-on admettre en principe qu’il soit permis de changer, de modifier ou de détruire la physionomie des auteurs anciens pour leur donner, sinon la tournure moderne (ce qui serait absurde évidemment), au moins plus de nerf, plus de vigueur et une sorte de jeunesse qu’ils ont perdue ? Je ne l’ai jamais pensé, et ma conviction à cet égard est toujours la même. ” Cette citation de Berlioz figure en encadré, presque en exergue, dans le texte même du programme de concert de Béatrice et Bénédict au Théâtre des Champs-Élysées. Merci à la main anonyme – d’une bonne fée ? – qui ayant introduit cet extrait du Journal des Débats (du 12 novembre 1843) prévient des risques encourus ! Car le “ livret ”, joint à ce programme, nous avertit délibérément : “ Dialogues adaptés par Jean-Louis Martinoty ”. De fait, il semblerait que l’auteur des adaptations ait peu à peu réduit ses prétentions au fil des répétitions et des deux concerts. Le dernier, celui auquel nous avons assisté le 7 février, s’apparente assez, il faut bien le reconnaître, à Béatrice et Bénédict tel qu’en lui-même (avec d’indispensables dialogues plutôt bien dits et joués). Un œil jeté au livret “ adapté ”, naïvement et pernicieusement imprimé pour le programme, démontre paradoxalement les remords de son responsable, dont nombre des rajouts n’ont pour finir pas échu dans la bouche des participants. Perdurent néanmoins des bouts de texte maladroitement coupés, des mots incongrûment changés de-ci de-là (“ toqué ” pour “ engoué ” !?), et surtout une scène, assez courte toutefois (et d’autant plus inutile), qui s’interpose au second acte entre l’Improvisation de Somarone et l’Air de Béatrice. Ce bavardage superfétatoire est parfaitement meurtrier, qui annihile l’opposition et l’apposition voulues par Berlioz, caractéristiques de son grand art des contrastes (si shakespearien !), dans le passage du chœur bouffe directement enchaîné à l’inspiration musicale la plus poignante. “ Folie vaut mieux que sottise ”… Notre adaptateur ne doit certainement pas être fou, mais son inintelligence, de l’œuvre et de sa dramaturgie, éclate ici de façon manifeste.

    À commencer le concert, nous étions donc quelque peu agacé. Car ne voilà-t-il pas qu’une autre mauvaise surprise nous accueille : le Chœur d’entrée, qui suit l’Ouverture sans autre transition que la place laissée à d’éventuels applaudissements… n’est plus. Limité à sa seule (double) reprise après les dialogues. La faute ne paraît pas incomber cette fois à l’arrangeur du texte. Le résultat n’en est pas moins aussi destructeur, pour l’équilibre de l’œuvre, que la scène surajoutée mentionnée plus avant ; l’Ouverture buttant alors malencontreusement à froid sur une partie parlée. Au chapitre des récriminations, relevons encore l’Épithalame grotesque, abrégé on ne sait pourquoi dans sa première exposition, et un affreux son (alors qu’il devrait être évanescent et rêveur) de guitares électriques, amplifiées qu’elles sont lors de leurs deux interventions (un artifice particulièrement notable dans le Chœur à boire). Avouons nos tristes déconvenues, sachant Colin Davis au pupitre !

    Refermons la page des doléances. Il fallait être à ce concert ! pour cette atmosphère “ lumineuse et apaisée ” (dixit Sir Colin Davis soi-même) que le chef imprime comme peu d’autres. Son entente avec l’Orchestre national de France tient de l’alchimie, qui transmue sa science sans pareil de Berlioz chez le moindre des instrumentistes. Les pages finales (la Marche nuptiale, le Duettino…), mais aussi maints détails (le moment suspendu avant la reprise du Trio masculin…), portent une émotion impalpable. Et ne cachons pas nos incoercibles larmes (à peine moins “ baignées ” que chez Béatrice) aux dernières mesures ! (Encore que, selon un témoin oculaire – Monsieur Louis-Paul Lepaumier, fervent des concerts de Berlioz – la restitution semblât en deçà de celle du 5 février, premier des deux concerts, tant un miracle ne peut indéfiniment se reproduire.)

    Un mot sur les autres interprètes. Nathalie Manfrino s’acquitte assez durement de l’air d’Héro, pour ensuite délicieusement s’accorder avec ses partenaires féminines, dont l’excellente Ursule d’Élodie Méchain. Charles Workman campe un Bénédict expressif mais au timbre rêche auquel la légèreté et les aigus font défaut, pour toutefois se racheter dans un air pleinement senti. Jean-Philippe Lafont constitue une bonne surprise, Somarone railleur avec esprit. Jean-François Lapointe et Nicolas Cavallier délivrent Claudio et Don Pedro avec la verve suffisante. Quant à Joyce di Donato, son chant assuré et sans ambages, son noble front, rayonnent en une Béatrice plus étale que nuancée. Parfaite mise en place du Chœur de Radio France. L’auréole du vainqueur revenant à Davis, serviteur toujours incomparable de son grand inspirateur.

Pierre-René Serna

La Damnation de Faust au Châtelet

Par Christian Wasselin

Paris, 8 février 2009

    Il y a quelque chose d’héroïque à prétendre vouloir défendre Berlioz envers et contre tout. Héroïque car il faut à chaque fois, avec une constance sans cesse renouvelée, ne pas se lasser de dénoncer ceux qui portent atteinte à l’intégrité de ses œuvres (et ils sont toujours aussi nombreux). Berlioz a sans cesse dénoncé les « profanateurs, qui osent porter la main sur les ouvrages originaux », les siens comme ceux des autres ? L’édition de ses partitions est maintenant achevée, d’une manière irréprochable, ne permettant plus d’excuser les approximations ou les coups bas ? Certes. Il n’empêche : la qualité de la seconde est peu de chose face à l’agressivité active des premiers. Quand on croit avoir réglé son sort à Herbert Wernicke, incapable d’imaginer le décor des Troyens à Salzbourg, obligeant Sylvain Cambreling à malmener la partition, patatras ! voilà qu’il faut dénoncer ses assistants qui reprennent avec fétichisme le travail du maître à l’Opéra Bastille. Quand, le samedi soir, on rentre chez soi après s’être navré des tripotages effectués par Jean-Louis Martinoty dans les dialogues de Béatrice et Bénédict, hop là ! il faut dès le lendemain souffrir une Damnation dont le « Menuet des follets » a été amputé des deux tiers.

    Ce qui est plaisant, c’est la manière dont se justifient ces messieurs : ou bien ils vous expliquent que Berlioz, devenu sénile, a imaginé des ouvrages sans queue ni tête qu’ils vont enfin rendre présentables. Ou bien ils vous avouent avec candeur : « Ce morceau, eh bien, ce n’est pas celui que je préfère. Et comme d’ailleurs je ne savais pas trop comment l’adapter à ma mise en scène, j’ai préféré demander au chef de le couper. Ce qu’il a accepté de bonne grâce. » Dans les trois cas cités, vous l’aurez remarqué, l’amputation (on peut aussi l’appeler censure, abus de confiance ou viol de sépulture) est l’œuvre d’un metteur en scène fatigué (ou cynique, ou arrogant, ou d’une bonne foi désarmante) s’adressant à un chef d’orchestre complaisant, qui a en tout cas oublié qu’il devait se faire le bouclier de l’auteur.

    Combat sans fin, qui focalise sur tel endroit, tel moment où le sabotage a eu lieu, au point qu’on en oublierait de saluer le talent de tel chanteur ou la grâce de tel pupitre. Ce n’était cependant pas le cas, le 8 février dernier au Châtelet. Le mauvais coup porté au Menuet n’a pas caché je ne sais quel miracle d’interprétation auquel il conviendrait de revenir, toute péripétie oubliée. Non, cette Damnation partait d’un bon sentiment, dont on sait qu’il est rarement suffisant en matière artistique. Celui de répéter avec soin une vaste partition, puis de la jouer avec enthousiasme. Mais Berlioz exige des interprètes hors pair, et l’Orchestre symphonique de Paris (composé de musiciens professionnels), le Chœur symphonique de Paris (160 chanteurs non professionnels) ainsi que les nombreux chœurs d’enfants réunis les 7 et 8 février, ne pouvaient pas faire de miracle, surtout sous la direction prosaïque de Xavier Ricour, il est vrai placé à la tête d’un orchestre bizarrement réparti sur l’avant-scène et sur l’une des moitiés de la scène, tout en profondeur donc, et ce afin de laisser de la place aux chanteurs pour qu’ils puissent évoluer. On l’a compris : il s’agissait là d’une Damnation mise en espace (par Wissam Arbache – qui a été l’assistant d’Olivier Py à Genève – avec des éclairages rudimentaires signés Jean-Luc Chanonat). Une psychologie des personnages un peu simplette, quelques accessoires habilement utilisés (miroir, livres, flacons), et voilà un spectacle improvisé en quelques heures.

    L’essentiel était niché ailleurs : ni dans le scrupuleux Méphistophélès du baryton Matthieu Lécroart, ni chez Luca Lombardo, décevant avec sa manière de jeter ses aigus à pleins poumons, sans nuance, sans douceur, sans charme. Mais chez la jeune Marie Gautrot, qu’on aimerait réentendre bientôt*, tant la matière de sa voix, l’ampleur de sa ligne, la justesse de son style nous ont conquis. Rares sont les chanteuses qui nous font dire au bout de huit secondes : « Voilà une Marguerite ! », mais Marie Gautrot est de celles-là. Sa Romance fut chaotique, tant la chanteuse et l’orchestre semblaient jouer chacun de son côté ? Soit, mais on mettra cet épisode sur le risque pris par le metteur en scène de faire chanter Marguerite au premier plan, là où elle ne pouvait pas voir le chef, et sur l’incapacité de ce dernier, aussi, à rattraper les situations délicates. Une Damnation pour rien ? Non, une Damnation pour la joie d’avoir découvert une Marguerite on ne peut plus prometteuse.

Christian Wasselin
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* On pourra le faire le 29 mars prochain, à l’occasion d’une Damnation de Faust qui sera donnée à Reims sous la direction de Jean-Luc Tingaud.

Exhumation et création, ou deux marches selon Berlioz

Par Christian Wasselin

Paris, Opéra Comique, 31 janvier et 2 février 2009

    31 janvier 2009 : date historique ! C’est ce jour-là en effet, dans le cadre d’un concert de l’orchestre OstinatO dirigé par Jean-Luc Tingaud, qu’ont été exhumées la Marche marocaine et la Marche d’Isly, deux marches signées Berlioz ou plutôt deux marches composées pour le piano par Léopold de Meyer et orchestrées par Berlioz.

    La rarissime Marche marocaine, une poignée de berlioziens fureteurs avaient eu l’occasion de l’entendre il y a quelques années sous la direction de Kern Holoman. Quant à la Marche d’Isly, si l’on excepte quelques exécutions données à New York et à Philadelphie en 1846, elle était donnée le 31 janvier en première mondiale assoluta. A l’origine de cette résurrection et de cette création : la ténacité de Pierre-René Serna, qui a eu la bonne idée d’en faire la proposition à Jean-Luc Tingaud après avoir trouvé une copie de la Marche d’Isly à la bibliothèque de l’Opéra de Paris ; l’esprit coopératif de Kern Holoman, qui a envoyé le matériel d’orchestre de la Marche marocaine ; enfin le dévouement et l’efficacité de Michel Austin qui, en quelques jours, a réalisé un impeccable matériel d’orchestre de la Marche d’Isly à partir de la partition éditée par ses soins dans le présent site internet (où il est possible de trouver les œuvres de Berlioz non retenues par l’édition Bärenreiter).

    Le résultat est exaltant et divers. Exaltant, car c’est toujours une ivresse pour les sens et pour l’esprit de découvrir des inédits signés Berlioz. Divers, car rien n’est plus dissemblable de la Marche marocaine que la Marche d’Isly, preuve que Berlioz était capable de tout sauf de se répéter ou de se pasticher lui-même. La Marche marocaine, thématiquement, a quelque chose de fruste, ce qui a permis à Berlioz de lui donner des couleurs sombres, chatoyantes, avec tout un arsenal de timbres instrumentaux (pavillon chinois, serpent...) qui en habillent le rythme. Des sonorités rauques, opulentes, avec à la fin (une fin ajoutée par Berlioz à l’original pour piano) une espèce d’envol inquiétant comme une terre qui se soulève ou une armée qui se rebelle.

    Certains ont trouvé des similitudes entre la Marche marocaine et la Marche hongroise : il est possible alors de rapprocher, si vraiment l’on y tient, la Marche d’Isly de la « Marche pour la présentation des drapeaux » du Te Deum. Le rythme y est plus vif que dans la Marche marocaine, le thème plus allant, les couleurs plus claires, avec un motif de trombones, à un certain moment, qui vient se superposer à l’ensemble comme dans la marche précitée du Te Deum. Un crescendo dans le volume sonore, permis par l’entrée successive des instruments, conduit peu à peu à une sorte d’euphorie toujours légère ; comme on est loin de ces coups de grosse caisse et de cymbales toujours ensemble, de ces trombones qui vocifèrent dans les opéras-comique de l’époque (Zampa !!!) ! Comme on goûte la différence que fait Berlioz entre un orchestre bruyant et un orchestre puissant ! La Marche d’Isly a quelque chose d’un prélude à une cérémonie joyeuse, page plus réjouissante mélodiquement que la Marche marocaine mais moins bizarre, moins exotique, moins menaçante aussi que les grondements et les ondoiements inquiétants de celle-ci.

    Ces deux marches a été données deux fois à l’Opéra Comique, ainsi qu’une fois à Eaubonne (au nord-ouest de Paris). Au fil des concerts et des bis, il a été permis d’apprécier comment l’orchestre OstinatO s’est approprié cette musique, comment Jean-Luc Tingaud a su lui donner son lustre, son profil, son apparat. Vite, d’autres concerts, et un disque ! car il y a dans ces pages quelque chose qui nous donnerait presque envie de gambader par les rues et par les bois, quelque chose en tout cas qui nous rappelle que la manière de Berlioz est la plus ailée qui soit.

Christian Wasselin

Triste Anniversaire : la Symphonie funèbre et triomphale aux Invalides

Par Pierre-René Serna

Concert du 11 décembre 2008.

    La Symphonie funèbre et triomphale appartient au répertoire obligé de l’Orchestre d’harmonie de la Garde républicaine (dont témoignent deux enregistrements). Le jour était propice, le 11 décembre dernier, à célébrer un double anniversaire, celui de Berlioz bien sûr, mais aussi d’Olivier Messiaen, né le 10 décembre 1908. C’est du reste dans le cadre des commémorations du centenaire de Messiaen que s’inscrivait le concert donné dans l’église des Invalides à Paris, qui avait été précédé la veille d’un même programme à Chartres, réunissant Et expecto resurrectionem mortuorum du second et la Symphonie funèbre du premier. Auparavant, un colloque animé par Claude Samuel, Gérard Condé et Christian Wasselin s’était déroulé sur le thème " Messiaen et Berlioz : filiations ". Un sujet approprié, sachant la dette qu’a toujours proclamé le musicien français disparu en 1992 vis-à-vis de son aîné.

    Mais hélas ! le concert s’est révélé des plus dépitants. Il faut savoir que l’Orchestre de Garde républicaine s’en tient à une mouture arrangée par Désiré Dondeyne, ancien directeur de la formation (et responsable des deux enregistrements précités – fortement déconseillés), qui réduit l’effectif instrumental de la symphonie à une soixantaine de musiciens. On est loin des vingt-six clarinettes, ni même des huit bassons, douze cors et six ophicléides, dans l’ensemble des quelque cent instruments de la version pour harmonie stipulée par Berlioz ! Et le produit sonore s’en ressent, grêle et amoindri, sans la vibration tellurique, profonde et soulevée, que le rituel de la symphonie nécessite. L’interprétation était à l’avenant de ce choix apocryphe et contestable : flottante, sans ferveur ni rigueur, prise dans un tempo précipité parsemé d’effets incongrus de rubato que rien ne justifie1. Il est révélateur à cet égard que la gestuelle du chef apparaissait nettement plus affirmée pour le Messiaen qui ouvrait le concert, donnant de la main gauche des indications aux exécutants, quand par la suite sa battue se limitait à un balancement symétrique des deux bras, approximatif et valsant. Signe aussi que la première œuvre a été suffisamment répétée, alors que la seconde résultait d’une banale routine.

    La Symphonie funèbre reste encore mal aimée, rarement jouée et encore plus rarement bien servie. Notre seul souvenir personnel marquant, parmi diverses restitutions hasardeuses ou décevantes, demeure l’Orchestre à vents de Doullens en 2003 à l’abbatiale de Saint-Riquier (faisant suite à un même concert au Grand Amphithéâtre de la Sorbonne à Paris), avec la participation du trombone solo inspiré de Gregory van der Struik sous la direction éclairée de Marc Lefebvre2. Gloire soit rendue à Doullens ! la ville la plus musicale de France comme aurait dit Berlioz, et à son incomparable Harmonie. Nous avons aussi gardé en mémoire une bonne exécution par Sylvain Cambreling à la tête de l’Orchestre de Lyon au cours des années 80 dans le cadre du Festival Berlioz. Et c’est tout. Nous rêvons toujours d’un concert qui réunirait un orchestre d’harmonie sur scène, un orchestre de cordes dans la fosse et un grand et puissant chœur, rassemblant les près de 400 interprètes que la partition réclame3...

Pierre-René Serna
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1. Le mouvement final il est vrai ne comporte pas d’indication métronomique, fait extrêmement rare dans les partitions de Berlioz. Mais il convient de se fier au chapitre " Pavillon chinois " du Traité d’instrumentation, où il est indiqué que cet instrument à percussion, figurant dans l’Apothéose, doit être pris " dans un mouvement modéré ".

2. Voir les archives de concerts sur ce site.

3. Un projet devait se réaliser, qui prévoyait cette répartition à l’Opéra Bastille – lieu doublement judicieux – en cette fin de saison, mais a été malheureusement abandonné.

Cléopâtre par deux fois

Par Christian Wasselin

Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 19 novembre 2008

Versailles, Galerie des batailles, 23 novembre 2008

    « Je me suis renseigné auprès d’un cardiologue, qui m’a expliqué comment le pouls réagissait quand on se tranche la gorge : le cœur s’affole, puis les battements deviennent très lents, puis tout s’arrête » : ainsi s’exprimait il y a quelques années le compositeur Philippe Boesmans à propos de son opéra Julie qui, en effet, raconte comment une jeune fille décide de se suicider et met son projet à exécution.

    En écoutant la saisissante fin de Cléopâtre, avec son dessin de contrebasses obstiné, le 19 novembre dernier, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que Berlioz, qui fut un temps étudiant en médecine, éprouva peu de difficultés à rendre par la musique les effets physiologiques de l’empoisonnement de la reine d’Égypte. La musique est un art du rêve, un art de l’imagination – c’est aussi un art physique, un art de la vibration, du tremblement, de l’étreinte, ne cesse de nous répéter Berlioz. Un art du transport, dans tous les sens du terme.

    Le 19 novembre, c’est Anna-Caterina Antonacci (superbe Cassandre au Châtelet en 2003 puis à Genève en 2007, splendide Marguerite à Marseille la même année) qui chantait Cléopâtre : une magnifique incarnation, un grand moment de drame (chanté sans partition, comme la scène finale d’un opéra imaginaire), avec un Ensemble orchestral de Paris étonnamment peu nerveux dans l’introduction (pourtant écrite d’une manière convulsive !), puis peu à peu en phase avec la tragédienne, son feu, ses tourments, son agonie. Une timidité étonnante (au début, je le répète), d’autant que le concert avait magnifiquement commencé par une Ouverture du Freischütz miroitante de couleurs et de rythmes, et allait se poursuivre avec une Neuvième Symphonie de Schubert on ne peut plus épanouie.

    Le 23 novembre, nous voici dans un tout autre lieu : la galerie des batailles du château de Versailles, aux murs recouverts de vastes toiles signées Horace Vernet (directeur de la Villa Médicis quand Berlioz y était pensionnaire). Un lieu qui n’a rien d’une salle de concert ou d’un théâtre mais qui est sur le plan acoustique cent fois plus satisfaisant qu’une église, ne noie pas les plans sonores par une réverbération excessive, et aurait plutôt pour caractéristique de grossir les traits sans pour autant malmener les équilibres (au sein de l’orchestre ou entre les solistes et l’orchestre). A l’affiche, Cléopâtre de nouveau, cette fois chantée par Sylvie Brunet, qui fut elle aussi Cassandre (à Strasbourg en 2006). La différence est de taille : là où Antonacci joue un personnage, Brunet le chante. Sa voix n’est pas plus belle, mais elle est plus volumineuse et plus homogène, avec deux ou trois aigus criés, là où Antonacci m’avait surpris par quelques graves détimbrés. Faut-il parler de falcon pour l’une ou pour l’autre ? Il faudra revenir sur ce débat, mais il faut insister sur le fait que ces deux voix conviennent presque idéalement à Berlioz, avec un surcroît d’aplomb chez Brunet mais aussi quelque chose de carré dans la conception du personnage qui nous prive de cette souplesse, de cette finesse dans le théâtre qui fait l’attrait de la personnalité d’Antonacci.

    L’orchestre, à Versailles ? Les Musiciens du Louvre de Marc Minkowski (instruments d’époque, jeu ad hoc, disposition idéale : violons I face aux violons II, contrebasse sur une ligne, tout en largeur, au fond de l’orchestre, etc.), virtuoses entre les virtuoses, qui jouent Cléopâtre avec une violence réjouissante.

    On précisera que Marc Minkowski (muni d’un bâton de chef d’orchestre), avant la cantate de 1829, avait inscrit à son programme Harold en Italie. Jamais je n’ai entendu cette symphonie ainsi jouée, avec son tempo frenetississimo dans l’Orgie de brigands (à la manière d’un Munch des très grands jours peut-être), avec surtout mille détails dans la Marche de pèlerins qui m’avaient jusque là échappé à l’audition (crépitements des clarinettes et des bassons, appels interstellaires des cors dans le silence à la fin). Antoine Tamestit jouait un alto de Stradivarius : un vrai penseur mélancolique aux prises avec une société farouche et furieuse.

Christian Wasselin

Berlioz, le diable et Olivier Py à Genève

Par Christian Wasselin

Grand Théâtre de Genève, 1er novembre 2008

    Il y a cinq ans, Olivier Py signait au Grand Théâtre de Genève une production violente et noire de La Damnation de Faust. Voici de nouveau ce spectacle, dans le cadre cette fois d’une « Trilogie du diable » qui regroupe également deux autres spectacles signés Olivier Py, Der Freischütz et Les Contes d’Hoffmann (précédemment montés, le premier à Nancy en 1999, le second à Genève en 2001), le tout représenté du 9 octobre au 9 novembre sur la scène du Grand Théâtre.

    Olivier Py, dont l’univers superbement violent et sinistre peut se déployer à l’aise au fil de cette trilogie, a su tirer partie de la concentration, de la concision et de la fantaisie de la partition de Berlioz, et ce serait lui faire un mauvais procès que de l’accuser de provocation. Se faire plaisir, Olivier Py n’y songe pas ; sa Damnation est tout entière une course à l’abîme, un grand spectacle de l’accélération du temps dans lequel deux accessoires jouent un rôle essentiel : l’échelle et la plaque photographique.

    La première évoque l’impossible désir d’élévation de ce héros perdu qu’est Faust ; la seconde nous rappelle que l’instant, aussi beau soit-il, est passé à jamais. C’est ainsi qu’Olivier Py fait de Méphistophélès un photographe, que les plaques photographiques servent également de miroirs obsédants et que le feu apporte seuls sa couleur et son inquiétude fébrile dans un monde glacé, noir et blanc comme une prison.

    Tout n’est que frénésie, anges noirs et travestissement au cours des deux premières parties. A partir de l’arrivée de Marguerite, la scène bascule dans une ambiance expressionniste. Le duo avec Faust se déroule dans un grenier qui n’est fait que d’angles et d’ombres menaçantes et, plus tard, la robe maculée de sang noir de l’héroïne et le landau qu’elle pousse avec lassitude suffisent à nous dire sa détresse. Et c’est très logiquement, plus tard encore, que le Pandaemonium, avec ses scènes stylisées d’égorgement et de folie, retrouve l’esprit de la Passion et de la Crucifixion représentées au cours de la Marche hongroise, qui est ici, on l’a deviné, traitée comme une marche au supplice.

    Il y a cinq ans, le chef d’orchestre Patrick Davin ne pouvait pas empêcher le spectacle de dévorer la musique. Cette fois, c’est John Nelson qui est dans la fosse, et l’orchestre sonne avec une finesse et une nervosité tout autres, même si on souhaiterait un chœur plus homogène et plus attentif, même également si Willard White, trop éloigné du chef, manque une entrée dans la Course à l’abîme et rompt l’effet terrible que constitue l’enchaînement de cette page avec le Pandaemonium.

    Willard White est du reste l’écueil de cette Damnation. La voix usée, la prononciation approximative, voilà un chanteur dépourvu à la fois d’ironie et de cruauté, qui nous prive de bien des moments de charme trompeur (« Voici des roses ») ou de moquerie crépitante (Sérénade). Paul Groves, qui chante Faust, a le style mais non pas les moyens, la diction mais non pas le timbre ; il ne peut en aucun cas nous faire oublier le splendide Jonas Kaufmann qui interprétait le rôle en 2003 sur cette même scène. Quant à Elina Garanca, la voix superbe et l’élégance infaillible, elle reste un peu à la surface d’un rôle dont elle néglige la dimension enflammée. On a hâte de réentendre Anna-Caterina Antonacci qui, en novembre dernier à Marseille, avait incarné le personnage avec une passion et un éclat souverains.

Christian Wasselin

Colin Davis et le Requiem, une histoire sans fin

Par Christian Wasselin

Cathédrale-basilique de Saint-Denis, 13 juin 2008

    S’il en était encore besoin, l’exécution du Requiem dans le cadre du Festival de Saint-Denis (le concert fut donné deux fois, les 11 et 13 juin) vient de nous rappeler que Colin Davis s’est fait une fois pour toutes, il y a une quarantaine d’années, une idée précise des partitions de Berlioz, dont il ne s’est jamais départi. Il suffit de se reporter à l’enregistrement qu’il signa chez Philips en 1969 pour s’en convaincre : mêmes tempos, mêmes accents aux mêmes endroits, mêmes effets dynamiques. A peine le « Mors stupebit » du Tuba mirum et le Lacrymosa sont-ils plus rapides aujourd’hui, à peine le soupir avant le pp subito sur les mots « Quantus tremor », dans le Dies irae, est-il plus marqué. Et puis – est-ce l’urgence du temps qui passe ? –, il nous a semblé qu’il y avait là plus de drame, plus de fureur que dans le Requiem apollinien que Davis nous avait offert à Saint-Paul de Londres pendant l’été 2001.

    Quoi qu’il en soit, il y a toujours la même grandeur immédiate, évidente, dans la manière dont Davis aborde cet ouvrage, qui est à l’image d’ailleurs de sa très élégante autorité naturelle : le chef anglais connaît intimement la musique de Berlioz depuis des lustres, il continue de s’en faire l’interprète au sens riche du terme, le ministre, le champion. Il sait aussi révéler tout ce qu’il y a là de poésie. A cet égard, la prestation du Chœur de Radio France, augmenté d’une partie du Chœur de l’Académie Sainte-Cécile de Rome, mérite tous les éloges : on se souviendra longtemps de la manière dont les sopranos, comme une seule et même voix transparente, hiératique, immobile, lumineuse, ont abordé les premiers mots du Dies irae. Et puis, Davis est un chef qui ose – qui ose le fracas, comme peu de chefs l’osent en définitive, la plupart choisissant, pour des raisons obscures, de gommer les effets, ou donnant l’impression de survoler la partition sans donner à entendre, tout simplement, ses gouffres, ses éclats, ses mystères. Il n’est pas question pour lui de demander aux timbales de sonner comme un grondement lointain ou aux cuivres de ne pas cisailler les voix. Sir Colin n’est pas indulgent avec ses instruments et ses voix : avec lui au contraire un cataclysme est un cataclysme, un murmure est un murmure, l’ensemble étant parfaitement tenu, clair, articulé, même s’il est toujours frustrant d’entendre pareille architecture musicale aux prises avec les pièges et les jeux d’échos d’une acoustique d’église (ah, le miracle de l’abbatiale de La Chaise-Dieu, lieu idéal pour le Requiem !).

    Si nous parlons ici de fracas, c’est aussi pour rappeler la différence que fait Berlioz entre ce qu’il appelle un orchestre puissant (le sien par exemple) et un orchestre bruyant, celui d’Hérold par exemple, dans Zampa, tel qu’on a pu l’entendre à l’Opéra-Comique en mars dernier. Il est difficile de ne pas se rappeler ce que Berlioz écrit à ce propos dans le Post-Scriptum de ses Mémoires : « On me reproche aussi l’excès du bruit, l’amour de la grosse caisse, que j’ai fait entendre seulement dans un petit nombre de morceaux où son emploi est motivé, et, seul parmi les critiques, je m’obstine à protester, depuis vingt ans, contre l’abus révoltant du bruit, contre l’usage insensé de la grosse caisse, des trombones, etc., dans les petits théâtres, dans les petits orchestres, dans les petits opéras, dans les chansonnettes, où l’on se sert maintenant même du tambour. »

    On saluera aussi la prestation de l’Orchestre national de France, qui poursuit ouvrage après ouvrage, année après année, son cycle Berlioz en compagnie de Colin Davis (prochain rendez-vous : Béatrice et Bénédict, au Théâtre des Champs-Élysées, les 5 et 7 février 2009) et qui prit toute sa part dans ce splendide moment d’éloquence. Un orchestre qui ne se contente pas de faire les notes mais qui trouve l’intention poétique, dramatique ou simplement musicale, voilà bien ce qu’on attend, mais voilà aussi qui est rare. Combien de Tuba mirum qui ressemblent à des marches militaires ou à d’aimables parties de chasse ! Combien de flûtes ou de cors anglais qui n’évoquent rien ! Le ténor ? Celui du 13 juin, oublions-le. Et espérons qu’on puisse entendre un jour une voix qui vraiment nous donne l’impression que le Sanctus du Requiem tombe du ciel.

Christian Wasselin

Voyez aussi sur ce site: 2008-2009 : Sir Colin ou l’éternel retour, par Christian Wasselin, et les archives des concerts – février 2009.

Le Requiem à Saint-Denis

Par Norbert Molina

Basilique de Saint-Denis, représentation du vendredi 13 juin 2008

    Le Festival de Saint-Denis se finissait, avant hier vendredi, avec une messe des morts, celle de Berlioz. Le public dionysien – mais pas pour autant dionysiaque – reste donc dans l’attente du festival de l’année prochaine… une messe des morts sur le tombeau des rois pourrait d’ailleurs sembler tout appropriée : le festival est mort… vive le festival ?

    Du haut de ses 81 ans Sir Colin Davis a magistralement dirigé l’Orchestre National de France, qui est plus jeune que lui mais qui a tout de même 74 ans plutôt respectables. Les deux, l’homme et l’orchestre, ont pourtant été au sommet de leur forme, puissent l’avenir nous les conserver longtemps. La partie de chœurs a été assurée avec talent et efficacité par deux formations, le Chœur de Radio France et le Coro dell’Accademia Nazionale di Santa Cecilia, venu de Rome. Le ténor Marc Laho, d’un sourire lumineux, a rempli son contrat avec le Sanctus avec beaucoup d’enthousiasme et d’investissement. C’est peut-être justement par un excès de zèle et d’enthousiasme qu’une ou deux fausses notes lui seraient échappées, mais nous ne lui en voulons pas car rien ne pouvait gâcher cette soirée tellement le cadre était beau, un temple millénaire du premier gothique français, ainsi que l’était bien sûr la musique qui y était jouée. C’est que malgré les inévitables inconvénients liés à l’acoustique des églises, le chef britannique ne cessera de nous surprendre, il a mené sa troupe au combat avec sûreté et panache, et a relevé tous les défis et toutes les victoires : le Dies Irae et le Tuba Mirum : quelle fougue ! le Lacrymosa et l’Offertorium : quelle poésie !

    Les voix de femmes étaient toutes placées sur des gradins à l’entrée même de l’église, encastrées sous l’orgue, loin du public, loin des instruments et surtout loin des cuivres, qui eux par contre sont restés trop près du public. Ainsi ceci n’est pas un inconvénient mais délibérément une inconvenance, car ces voix de femmes, qui étaient d’une couleur sonore magnifique, ont été étouffées par les trombones, tout comme le reste de l’orchestre d’ailleurs. Mais comme nous l’avons dit tout ceci ne dépend malheureusement pas des interprètes mais des inévitables contraintes imposées par les lieux. Compte tenu de ces contraintes Davis s’en sort haut la main avec un Requiem digne de l’ensemble de sa carrière. La musique suffit peut-être mais Berlioz à lui tout seul ne suffit pas, car il nous faudra toujours des vivants pour ressusciter la musique des morts et Davis, qui est désormais le chef attitré de Berlioz, attitré par la Muse, a été capable de réaliser ce miracle : du fond du XIXème siècle, un fond mille fois plus profond que celui de notre triste époque, il nous a ressuscité cette messe des morts. Pendant au moins une heure et demie l’ombre d’Hector a plané à travers la nef du temple et nous est apparue comme dans un songe…

Merci Sir Colin.

Norbert Molina
Paris, juin 2008

La Symphonie fantastique à Paris

Par Christian Wasselin

Paris, Cité de la musique, 17 mai 2008

    La Symphonie fantastique est inscrite à l’affiche de bien des concerts, elle est parfois victime de la routine des chefs et des orchestres, mais il arrive qu’un chef, un orchestre, ou la rencontre entre l’un et l’autre rende a priori passionnante une exécution de cette œuvre ardente, étonnante et saisissante pour l’éternité.

    Le concert proposé le 17 mai par la Cité de la musique faisait partie de ces soirées stimulantes, puisqu’il nous offrait une Fantastique interprétée par l’orchestre Anima Eterna, c’est-à-dire une petite formation baroque qui, au fil du temps et des choix de son directeur musical (le pianiste Jos van Immerseel, dont le nom signifie en flamand anima eterna, en toute simplicité !), s’est étoffée jusqu’à devenir un orchestre symphonique à part entière. Une Fantastique sur instruments historiques, donc, ce qui n’est pas si fréquent : Roger Norrington s’est lancé le premier dans l’aventure, John Eliot Gardiner l’a suivi quelque temps plus tard ; Marc Minkowski a dirigé et enregistré l’œuvre pour sa part en 2002, dans la même salle de la Cité de la musique, à la tête du Mahler Chamber Orchestra et des Musiciens du Louvre, mais sur instruments modernes.

    Aussi, on pouvait attendre beaucoup de Jos van Immerseel, d’autant que son enregistrement consacré à Ravel (publié chez Zig-Zag), sur instruments du début du XXe siècle, nous avait comblés. Malheureusement, Berlioz exige beaucoup de ses interprètes, et sans aller jusqu’à reprendre la formule des Mémoires (« ici l’à-peu-près est tout à fait faux »), on dira que la prestation de Jos van Immerseel, le 17 mai, réunissait tout ce qui est nécessaire à une exécution incandescende de la Fantastique – mais on ajoutera aussitôt qu’il ne suffit pas de réunir le nécessaire pour nous combler.

    On a ainsi goûté à leur juste mesure les cordes jouées sans vibrato avec un beau mordant, les deux ophicléides, le cor anglais dont le son, dans le médium, évoquait étrangement celui du basson. Mais aussi le dialogue naturel entre les violons I et les violons II disposés face à face, de part et d’autre du chef, et celui des deux harpes installées de la même façon. Et puis encore : la partition intégrale, avec les reprises dans le premier et le quatrième mouvement.

    Mais encore faut-il savoir manier le bon outil qu’on a entre les mains. L’orchestre Anima Eterna sonne bien, ses instrumentistes ont la jeunesse et l’enthousiasme de ce type de formation, mais il faut qu’un rêve, qu’un dessein habite le chef pour rendre abouti un pareil projet ; il doit « sentir comme moi », dit Berlioz. Or Jos van Immersel, s’il choisit des tempos plutôt lents, semble ne pas savoir ce que souplesse et poésie veulent dire : silences précipités, phrasé crispé, absence de tout émerveillement dans la manière de mener l’ensemble, voilà qui vous donne la terre et vous prive du ciel. Et puis, cette idée de faire jouer au piano les cloches du Sabbat ! Certes, Berlioz a permis cette solution, mais c’est un pis-aller ; les contraintes de la tournée d’Anima Eterna interdisaient-elles d’emmener des cloches dans les malles de l’orchestre ? la Cité de la musique ne pouvait-elle pas lui en prêter ?

    La Méphisto-Valse de Liszt qui ouvrait le concert (avant un concerto de Grieg joué par Ria de Waal sur un piano Érard de 1896) nous avait mis la puce à l’oreille : une lecture, certes impeccable, mais rien de plus. Et s’il y eut quelque chose de plus, malgré tout, dans la Fantastique, la verve n’y était guère irrésistible, et la mélancolie y fut peu maladive.

Christian Wasselin

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