Site Hector Berlioz

Les Troyens

Première audition de deux scènes — 6 août 1859

Un compte-rendu par J.-L. Heugel

Présentation  (français)
Introduction (English)
Texte du compte-rendu

Présentation

    Cette page reproduit un compte-rendu de la plume de J.-L. Heugel, directeur de l’hebdomadaire Le Ménestrel, d’une exécution d’extraits des Troyens donnée le 6 août 1859 à Paris. Le compte-rendu est bref, et concerne une exécution qui eut lieu devant un petit auditoire d’invités d’une vingtaine de personnes seulement, mais il a cependant un certain intérêt historique: c’est en effet la toute première audition en public d’extraits des Troyens à Paris (Berlioz avait entrepris de composer Les Troyens en avril 1856 et l’ouvrage était maintenant en grande partie terminé). Les extraits comprenaient l’air de Cassandre et le duo avec son amant Chorèbe au Ier acte, et le duo de Didon et Énée au IVème acte. Les chanteurs étaient Mme Charton-Demeur et Jules Lefort. Berlioz avait une grande estime pour le talent de cantatrice de Mme Charton-Demeur, qu’il avait pu admirer pour la première fois à Londres en juin 1851; elle devait chanter Béatrice dans Béatrice et Bénédict à Bade en 1862 et 1863, et Didon dans Les Troyens à Carthage au Théâtre-Lyrique en 1863; elle sera une amie fidèle du compositeur jusqu’à ses derniers jours (voir la notice nécrologique sur Berlioz d’Oscar Comettant en 1869, et l’étude de Jeanne Brunereau sur ce site). Berlioz pensait aussi beaucoup de bien de Jules Lefort qu’il mentionne plusieurs fois dans ses comptes-rendus (Journal des Débats 18 février 1859; 24 avril 1861). La voix de Lefort ne manquait pas de souplesse: au concert du 6 août 1859 il chante successivement le rôle de Chorèbe (écrit pour un baryton) et celui d’Énée (écrit pour un ténor). Les chanteurs étaient accompagnés non par un orchestre mais par un piano: mais la réduction pour piano était confiée aux mains exceptionnellement habiles du jeune Théodore Ritter, ami et protégé de Berlioz depuis leur rencontre à l’époque de la première de l’Enfance du Christ en décembre 1854. L’exécution eut lieu à la Salle Beethoven, inaugurée peu avant (en octobre 1857) par Toussaint Bennet, père de Théodore Ritter: salle intime et de dimensions modestes, elle pouvait accueillir environ 200 personnes et convenait donc particulièrement aux concerts de musique instrumentale; Berlioz l’affectionnait (Journal des Débats 30 septembre 1857; 17 novembre 1857; 30 décembre 1859).

    Berlioz eut soin d’annoncer le concert à l’avance, comme sa correspondance l’atteste. On connaît deux lettres de sa main datant du 4 août, la première au journaliste Fiorentino l’invitant à assister au concert (CG no. 2388), et la seconde à Heugel lui-même (CG no. 2389). Heugel fit acte de présence et publia la semaine suivante dans son journal un compte-rendu bref mais bienveillant qui est reproduit ci-dessous. Le concert fit une impression profonde sur Berlioz, comme il l’écrit quelques jours plus tard à la princesse Sayn-Wittgenstein (CG no. 2390; 10 août):

[…] La semaine dernière on a chanté deux scènes (au piano) dans la salle Beethoven devant une vingtaine d’auditeurs; je puis vous dire que l’effet en a été bien plus grand que je n’eusse jamais osé l’espérer. L’air de Cassandre et sa grande scène avec Chorèbe, qui lui succède, ont rudement émotionné notre petit public.
Vous l’avouerai-je, depuis ce moment l’idée de la quarantaine qu’on fait subir à cet ouvrage (si tant est qu’il entre jamais en libre pratique) me torture jour et nuit. Je n’en avais jamais rien entendu, et ces grandes phrases animées par la splendide voix de Mme Charton-Demeur, m’ont grisé. Je vois l’effet d’ici au théâtre; et, j’ai beau faire, cette résistance inerte des imbéciles qui dirigent l’Opéra me crève le cœur. […]

    Le succès de cette exécution incitera Berlioz à redonner ces deux scènes à son concert du 29 août à Bade, et cette fois avec accompagnement d’orchestre (CG no. 2393). Jules Lefort est de nouveau le baryton/ténor, mais cette fois c’est Pauline Viardot qui chante les rôles de Cassandre et de Didon. Berlioz est enchanté du résultat (CG nos. 2394, 2395, 2398, 2416). Le concert de Bade laisse un souvenir durable dans la mémoire de quelques partisans dévoués de Berlioz: vingt ans après Ernest Reyer qui a assisté au concert l’évoque avec nostalgie dans le Journal des Débats (17 octobre et 12 décembre 1879), et encore en 1900 Adolphe Jullien le mentionne dans un compte-rendu d’une exécution de la Prise de Troie.

    En l’occurrence plusieurs années vont s’écouler après 1859 avant que les Troyens soient mis en scène, et Berlioz ne verra jamais l’ouvrage monté intégralement tel qu’il l’avait conçu à l’origine. Il devra se contenter d’une version tronquée sous le titre Les Troyens à Carthage, et non à l’Opéra mais sur la scène plus modeste du Théâtre-Lyrique en novembre et décembre 1863 (voir La première des Troyens en novembre 1863).

Introduction

    This page reproduces a review by J.-L. Heugel, the editor of the weekly journal Le Ménestrel, of a performance of excerpts from Les Troyens given on 6 August 1859 in Paris. Though the review is short, and refers to a performance given before a small invited audience of only about 20 people, it nevertheless has special historical interest: this was the first time that any of the music of Les Troyens had been heard in Paris (Berlioz had started composing the work in April 1856 and by this date it was substantially complete). The excerpts played were the aria of Cassandra and the duet with her lover Coroebus from Act I, and the duet of Dido and Aeneas from Act IV. The singers were Mme Charton-Demeur and Jules Lefort. Mme Charton-Demeur was a singer Berlioz regarded very highly ever since he first heard her in London in June 1851; she was to sing Beatrice in Béatrice et Bénédict in Baden-Baden in 1862 and 1863 and Dido in Les Troyens à Carthage at the Théâtre-Lyrique in 1863; she remained a close friend of Berlioz till his last days (see the obituary notice of Berlioz by Oscar Comettant in 1869, and the study by Jeanne Brunereau on this site [both in French]). Berlioz also had a good opinion of Jules Lefort whom he mentions several times in his reviews (Journal des Débats 18 February 1859; 24 April 1861). He was a versatile singer: at the performance on 6 August 1859 he sang the part of Coroebus (written for baritone), and then that of Aeneas (written for tenor). The singers were not accompanied by an orchestra, but by a piano reduction which was in the exceptionally capable hands of young Théodore Ritter, a friend and protégé of Berlioz ever since they had met at the time of the première of l’Enfance du Christ in December 1854. The performance took place in Salle Beethoven, which had been opened not long before (October 1857) by Toussaint Bennet, the father of Ritter. It was small and intimate (it had a capacity of around 200 seats), and thus ideal for instrumental and chamber music concerts, and Berlioz was fond of it (Journal des Débats 30 September 1857; 17 November 1857; 30 December 1859).

    Berlioz sought to publicise the concert in advance, as can be seen from his correspondence. Extant are notes he sent to the journalist Fiorentino inviting him to the concert (CG no. 2388; 4 August) and another on the same day to J.-L. Heugel himself (CG no. 2389). Heugel attended the concert and published a short and sympathetic review in his journal the following weekend, which is reproduced below. Berlioz himself was very moved by the occasion, as he writes to Princess Sayn-Wittgenstein shortly after (CG no. 2390; 10 August):

[…] Last week two scenes [from Les Troyens] were performed with piano accompaniment in Salle Beethoven before an audience of about twenty; I can tell you that the impact was far greater than I had ever dared to hope. The small audience was profoundly moved by Cassandra’s aria and the great scene with Coroebus which follows.
I confess that since that moment the thought of the quarantine to which this work is subjected (assuming it ever reaches the point of being performed in public) torments me day and night. I had never heard any of it, and these great musical phrases, brought to life by the magnificent voice of Mme Charton-Demeur, have intoxicated me. I can see from here how effective this would be on stage; and in spite of myself, the inert opposition of the fools who manage the Opéra breaks my heart. […]

    Berlioz was encouraged by the success of the performance to repeat the same excerpts at his concert in Baden-Baden on 29 August, and this time with the accompaniment of the full orchestra (CG no. 2393). Jules Lefort was again the baritone/tenor, but this time it was Pauline Viardot who sang the music of Cassandra and Dido. Berlioz was very pleased with the result (CG nos. 2394, 2395, 2398, 2416). The Baden-Baden concert lingered in the memory of some devoted admirers of Berlioz: 20 years later Ernest Reyer who attended the concert mentions it nostalgically in the Journal des Débats (17 October and 12 December 1879), and as late as January 1900 Adolphe Jullien referred to it in a review of a performance of La Prise de Troie.

    In the event several years were to elapse after 1859 before Les Troyens was brought to the stage, and Berlioz was never to hear the complete work as he had originally conceived it: he had to settle for a truncated version under the title Les Troyens à Carthage, not at the Opéra, but at the smaller Théâtre-Lyrique in November and December 1863 (see The Première of Les Troyens in November 1863).

Madame Charton-Demeur et Les Troyens d’Hector Berlioz
Le Ménestrel, 14 août 1859, p. 290-1
J.-L. Heugel

    Nous disions, il y a quelques semaines, à propos de l’émigration projetée de G. Roger et de Mme Miolan-Carvalho au Théâtre-Italien, combien il était regrettable de voir nos premiers chanteurs français abandonner nos scènes lyriques nationales tandis que les artistes italiens et allemands s’en emparaient au grand détriment de l’art dramatique français. Nous disions combien ces incompatibilités sont regrettables, tout ce qu’elles ont d’anormal, de choquant, et nous citions au nombre des sujets qui auraient dû illustrer notre Académie impériale de musique et non le répertoire italien, Mme Charton-Demeur récemment engagée pour la Russie.

    Nous ne savions pas si bien dire : depuis, et grâce à notre ami Berlioz, il nous a été donné d’entendre Mme Charton, en très-petit comité, — quinze à vingt personnes au plus réunies pour admirer cette magnifique voix dans deux émouvantes scènes de l’opéra inédit de Berlioz, œuvre magistrale dont il a déjà été tant parlé.

    Mme Charton avait pour partenaire M. Jules Lefort qui a chanté presque simultanément du baryton et du ténor avec autant d’adresse que de distinction.

    M. Ritter tenait le piano que ses doigts ont transformé en orchestre, et le maestro Berlioz, — en sa double qualité d’auteur des paroles et de la musique, — nous a donné la situation des deux scènes que Mme Charton-Demeur et M. Jules Lefort sont venus interpréter au grand ébahissement de tous. C’est qu’en effet on s’attendait à de la musique de symphonie moderne, — musique fantaisiste, au besoin bizarre, excentrique, — tandis que l’on s’est trouvé transporté en pleine musique dramatique, musique des plus scéniques, des plus palpitantes. La voix de Mme Charton se trouvait là dans sa sphère naturelle, passant avec une adorable facilité des tons les plus énergiques, les plus passionnés aux teintes les plus douces, les plus suaves. Son organe vibrant, strident et onctueux à la fois vous saisit, vous impressionne sans cesser de vous charmer, — cette grande difficulté de l’art dramatique, — difficulté également vaincue par Berlioz dans sa nouvelle œuvre qui nous paraît appelée à de grandes destinées, si nous en jugeons du moins par ces quelques fragments.

    Comme nous le disions plus haut, on a déjà beaucoup parlé des Troyens. Tel est le titre de la partition écrite par Berlioz en vue de notre grand Opéra. On a dit, entre autres choses, qu’il ne fallait rien moins de deux ou trois troupes chantantes et autant de soirées effectives pour réaliser une seule exécution de cette œuvre. Or, il se trouve qu’en réalité Mmes Gueymard-Lauters et Barbot, MM. Roger, Bonnehée et Obin, suffiraient largement avec le personnel secondaire aux exigences de la distribution.

    Quant à la durée de l’ouvrage, une expérience pratique aurait démontré qu’elle égalait à peine la durée des Huguenots et de Robert. Voilà donc bien des impossibilités passées à l’état de simples exagérations.

    Restent les appréhensions fort naturelles qu’un grand opéra, texte et partition d’un musicien de l’avenir tel que Berlioz, ne peuvent manquer de faire naître auprès de l’administration chargée de la responsabilité d’une pareille entreprise. Certes on comprend les hésitations de M. Alphonse Royer, mais sa grande intelligence des arts lui dira que l’Opéra doit compter avec un musicien du mérite de Berlioz. Il y a là un grand caractère, un véritable génie qui a eu ses défaillances ou ses exagérations, ses excentricités, ses bizarreries, il est vrai, mais dont les inspirations se sont élevées très-haut et ont parfois égalé le sublime des chefs-d’œuvre consacrés.

    Or, avec de tels hommes on peut se compromettre : une défaite même serait encore honorable et prendrait certainement place dans la série des succès d’estime.

J.-L. HEUGEL.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er septembre 2016.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

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