FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 17 NOVEMBRE 1857 [p. 1-2].
THÉATRE-LYRIQUE.
Première représentation de Margot,
opéra en trois actes, de MM. Saint-Georges et Leuven, musique de M. Clapisson.
Quelqu’un désignait un jour Paris comme la ville du monde où l’on aime le moins la musique et où l’on en consomme le plus, et comme celle surtout où l’on fabrique le plus d’opéras-comiques. La première proposition est peu soutenable. Evidemment on aime encore plus la musique à Paris qu’à Constantinople, à Ispahan, à Canton, à Nangasaki et à Bagdad. Mais nulle part, à coup sûr, on n’en consomme autant, pas même à Londres, malgré la réputation de gros consommateur si bien méritée par le dilettante anglais. Nulle part non plus on ne confectionne des opéras-comiques en quantité aussi prodigieuse et d’aussi bonne qualité qu’à Paris. Ce que deviennent ces innombrables produits est un mystère qu’il ne m’a pas été donné de pénétrer jusqu’ici. Si on les brûlait, ils deviendraient de la cendre, on en ferait de la potasse utile dans le commerce. Mais on se garde bien de les livrer aux flammes, je m’en suis informé ; on garde avec soin, au contraire, ces masses de papier de musique, parties d’orchestre, parties de chant, rôles et partitions, qui coûtèrent si cher à couvrir de notes, et dont la valeur, au bout de quelques années, est celle des feuilles mortes amassées par l’hiver au fond des bois. Où les cache-t-on, ces monceaux de papier ? où trouve-t-on des greniers, des hangars, des caves pour les y entasser ? A Paris où le terrain est à si haut prix, où les auteurs d’opéras-comiques ont eux-mêmes tant de peine à se loger ? La statistique est aussi ignorante à ce sujet que sur le chapitre des moineaux. Que deviennent les moineaux de Paris ? Toutes les recherches des savans ont été vaines jusqu’à ce jour pour éclaircir cette qnestion qui n’est pas sans importance pourtant, qui en a même beaucoup plus que celle relative aux opéras-comiques. En effet, en supposant qu’un couple de ces mélodieux oiseaux vive cinq ans, chaque couple produisant deux nichées par saison, chaque nichée étant de quatre petits au moins, c’est donc quatre couples de plus au bout d’un an ; lesquels couples produisant à leur tour, sans que leurs parens pendant quatre années cessent de produire, doivent nécessairement donner naissance, au bout d’un siècle seulement, à une fourmilière de moineaux dont s’épouvante l’imagination et qui devrait avoir couvert depuis longtemps la surface de la terre. Les mathématiques sont là pour en donner la preuve : ce qui prouve une fois de plus que les preuves ne prouvent rien ; car, en dépit de toutes les démonstrations algébriques, nous voyons que la population des moineaux de Paris n’est pas plus nombreuse aujourd’hui qu’elle ne le fut au temps du roi Dagobert.
De même, chaque théâtre lyrique (l’Opéra excepté) produisant un nombre vraiment extraordinaire de petits moineaux, je veux dire d’opéras-comiques, tous les ans, hiver comme été, qu’il vente, qu’il grêle, qu’il tonne, qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas de chanteurs, que le public s’absente, qu’on assiége Sébastopol, que le choléra sévisse, que les Indes-Orientales soient en feu, que l’Amérique du Nord fasse banqueroute, organise le brigandage et avoue cette nouvelle manière de faire des affaires, sur ce nombre effrayant de productions musicales et littéraires, on ne rencontre pas plus de chefs-d’œuvre qu’on n’en trouvait, je ne dirai pas au temps du roi Dagobert, mais à l’époque de Sédaine, de Grétry, de Monsigny, où les théâtres lyriques, peu nombreux, fonctionnaient avec une si louable réserve. Cette inexplicable circonstance doit donc donner beaucoup de prix aux moineaux qui chantent bien, quand on a le bonheur d’en attraper un en lui mettant un grain de sel sur la queue ; en ce temps-ci surtout où le vrai sel est devenu si rare, qu’on se voit bien souvent forcé d’employer, pour les opéras-comiques, du sel de Glauber.
Félicitons M. Carvalho d’avoir mis la main sur un ouvrage nouveau qui n’est pas au sel de Glauber. Margot, tel est le titre de ce gentil oiseau. Mais ce n’est pas margot la pie ; il ne s’agit point de la Gazza de Rossini. Cette Margot est une petite paysanne élevée par charité dans la ferme d’un vieux paysan, et amoureuse d’un petit paysan nommé Jacquot et recueilli, encore par charité, dans la ferme du vieux paysan. Rien n’est pourtant moins charitable que ce paysan normand, nommé Landriche, détestable gredin, qui fait mourir de faim ces deux pauvres enfans, prête de l’argent à monstrueux intérêts au propriétaire de sa ferme, et ne dit pas un mot, ne fait pas un geste qui ne mérite cinquante coups de bâton.
Le seigneur de ce drôle est un jeune marin, le marquis de Brétigny. En attendant le moment de reprendre la mer, il passe joyeusement son temps à terre et se ruine avec beaucoup de verve. Le marquis est parrain de la petite Margot ; mais il a depuis longtemps oublié la pauvre enfant, et c’est à peine s’il se souvient de l’avoir tenue sur les fonts du baptême quand elle lui rappelle cette circonstance dont elle est si fière. Le marquis toutefois est un brave cœur, il offre à Margot sa protection et un asile dans son château. « Quitter la ferme, répond l’enfant, eh bien, et mes poules, qui est-ce qui en prendrait soin ? » Elle ne doit pas tarder pourtant à se trouver heureuse de recourir à l’hospitalité de son généreux parrain. M. Landriche a chargé Jacquot de porter un sac d’argent au collecteur des taxes ; chemin faisant, Jacquot a découvert un nid de sansonnets sur un arbre au bord de la rivière, et en voulant s’en emparer, le malheureux a laissé tomber à l’eau le sac d’argent. Le voilà pleurant, s’arrachant les cheveux, qui retourne à la ferme. Sa bonne amie Margot lui ordonne de se taire ; elle prendra la catastrophe pour son compte ; elle avouera à son maître Landriche qu’ayant à aller à la ville, elle s’était chargée de la commission de Jacquot, et que c’est elle qui a perdu l’argent. Fureur de Landriche, qui traite Margot comme une gazza ladra, comme une voleuse, et la chasse de la ferme. Ce petit misérable de Jacquot, qui dit aimer Margot, la laisse pourtant insulter, maltraiter et chasser sans avoir seulement la pensée de la disculper en se déclarant le vrai coupable ! Nous voilà au château de Brétigny quelques mois après ces événemens. Margot n’est plus paysanne, elle porte maintenant une robe de soie et des atours de grande dame. Son parrain l’a voulu ainsi. Une cousine du marquis, jeune veuve fort riche, mais qui voudrait être marquise, a inutilement cherché à attendrir le cœur de son cousin. Elle imagine alors de le ruiner et de le mettre dans la nécessité de l’épouser pour refaire sa fortune. C’est elle qui prête au fermier Landriche les sommes énormes que celui-ci avance à son seigneur avec tant de facilité et à si gros intérêts. Le marquis, joueur, buveur, etc., a bientôt dissipé son patrimoine, et voilà qu’au milieu d’une fête qu’il donne à la noblesse des environs, il se voit présenter par Landriche, escorté d’une escouade d’huissiers, certains papiers trop bien en règle, d’après lesquels il doit à l’instant même se voir exproprier. C’est mons Landriche qui est maintenant le maître de ce beau château. Quelques instans auparavant, le marquis, apprenant de Margot qu’elle aimait toujours Jacquot, a voulu lui donner pour sa dot une bourse. Témoin du dénûment complet de son parrain, qui, chassé de son domaine, vient en outre de perdre au pharaon tout ce qui lui restait d’argent, la brave enfant ne veut pas garder la bourse qu’elle avait reçue avec tant de joie tout à l’heure. Mais comment la rendre ? le marquis ne la reprendra pas. Margot alors profite du moment où les invités du marquis sont à table avec lui, se glisse dans le pavillon qu’il habite dans le jardin et y dépose la bourse, où elle a enfermé un billet pour son bienfaiteur. Elle va en sortir, quand les convives avinés reparaissent autour du pavillon. On l’aperçoit ; rires, commentaires fort clairs. Elle passe pour la maîtresse du marquis ; elle est déshonorée. En vain la pauvre innocente veut-elle en appeler à son parrain ; celui-ci, plus d’aux trois quarts ivre, la trouve piquante dans sa douleur et a la bassesse de lui adresser des paroles qui achèvent de la perdre. Sur ces entrefaites, Jacquot reparaît. Il apprend le scandale, il ne veut plus de Margot, il la repousse malgré ses protestations ; elle disparaît, en proie au plus violent désespoir. Voici venir encore notre marquis, toujours ivre, et ses dignes amis. On apporte du punch, on reboit, on rejoue. Le marquis a trouvé dans sa chambre la bourse déposée par sa filleule. Il s’en sert pour le pharaon. Comme il y a un dieu pour les ivrognes, notre marquis ne manque pas de gagner trois cent mille écus, ni plus ni moins, au moyen desquels il rachète son château, se moque des prétentions de sa cousine et remet à la porte le digne Landriche. Avec la richesse, un peu de bon sens lui est revenu ; il trouve sage enfin de renoncer à ses folies et de regagner son navire. Le voilà en carrosse pour retourner à Brest. Chemin faisant, il voit une jeune fille se jeter à la rivière ; s’y jeter à son tour et la sauver est l’affaire d’un instant. Il la sauve même si bien que la robe de Margot n’est pas mouillée. Pourtant l’enfant est évanouie ; on l’apporte sur un banc de mousse ; le marquis, je ne sais plus comment, a enfin ouvert la bourse et lu le billet qui s’y trouvait. L’innocence de Margot est reconnue ; Jacquot désabusé pleure comme un veau. Vite, qu’on sonne les cloches, qu’on dépose sur le front de la jeune fille une couronne de fleurs d’oranger, qu’on forme un cortège nuptial, que Margot, en revenant à la vie, revienne en même temps au bonheur dans les bras d’un époux, ainsi que cela se pratique après tous les évanouissemens de toutes les femmes innocentes et calomniées au dénoûment de tous les mélodrames et de tous les opéras-comiques bien faits. Les ordres du marquis sont de point en point exécutés, la toile tombe, succès complet.
On a beaucoup critiqué cette pièce ; on est allé jusqu’à lui reprocher de manquer d’originalité. Le public parisien a de tels caprices. Il lui prendra fantaisie un beau jour de se montrer sévère jusqu’à l’injustice pour une œuvre habilement faite par des hommes d’expérience et de talent, quand la veille il aura prodigué les plus étranges éloges à quelque plate vilenie dont les auteurs, sans talent, ni expérience, ni goût, ni instinct, devaient être sérieusement découragés. Reprocher à Margot de manquer d’originalité ! comme s’il y avait, comme s’il pouvait y avoir maintenant de nouveaux opéras-comiques originaux ; comme si tous les moineaux ne se ressemblaient pas ! La seule différence réelle qui existe entre eux est celle-ci : les mâles ont au-dessous du bec une petite cravate noire et leur tête est ornée de deux taches rougeâtres, dont les femelles sont dépourvues. Le plumage de celles-ci est plus uniformément gris ; mais leur taille est plus élancée, leurs yeux sont plus vifs, quelques unes aussi (mais c’est extrêmement rare) ont deux plumes blanches à la queue.
Eh bien ! mettons que Margot soit une femelle, si vous voulez, mais une femelle à plumes blanches, et n’allez pas lui chercher une querelle d’Allemand, en lui reprochant d’aller, de venir, de parler, de gazouiller, comme tous les opéras-comiques, comme tous les moineaux, comme tout le monde.
La partition de M. Clapisson, au contraire, a été fort louée, et à juste titre. Le compositeur semble l’avoir écrite avec un soin exceptionnel. Le style mélodique en est facile, vif, alerte, piquant ; les harmonies et les modulations s’y succèdent de la façon la plus douce et la plus naturelle, et l’instrumentation m’en a paru étudiée jusque dans ses moindres détails. L’ouverture y est remplacée par une courte introduction dans laquelle le musicien s’est amusé à reproduire les bruits divers qui peuvent se faire entendre dans une ferme au lever du jour : chant de coq, caquetage des poules, cri des oies et des canards, beuglemens des vaches, etc. Le public a très bien accepté cette plaisanterie, et l’orchestre l’a exécutée avec une précision comique. Il eût été néanmoins, ce me semble, plus prudent de s’en abstenir ; je dois le déclarer ici, ne fût-ce que pour donner raison à l’un de nos confrères de la critique musicale qui veut bien me nommer à propos de ce caprice qu’il blâme énergiquement. « L’auteur de la symphonie d’Harold, dit-il, n’a jamais risqué ce réalisme en public. Il a bien, si vous voulez, donné droit de bourgeoisie en musique au bruit que produit une marmite de lentilles ou de haricots en ébullition…. »
Ah ! cher confrère, c’est mal à vous d’user à mon égard d’aussi malicieuses réticences. Sans doute je n’ai jamais imité les oies, les poules, ni les canards, ni les veaux, en public, mais que je devienne un bouvier ou un gardeur de dindon, s’il m’est jamais arrivé non plus de me livrer à ce délassement en particulier ; je n’ai point de vice secret, vous me calomniez. Relativement à la marmite de lentilles ou de haricots que vous avez entendue bouillir dans ma symphonie d’Harold, votre erreur est complète. Je vous la pardonne pourtant, d’abord parce que j’ai l’âme très grande, ensuite parce qu’il faut être un musicien de profession pour apprécier justement de semblables beautés. Si votre oreille d’amateur eût été plus exercée, elle eût reconnu au son de la marmite bouillonnante que c’était une marmite de fèves ; vous vous êtes trompé de légume. Ceci est grave, convenez-en. Songez donc… les fèves… la doctrine de Pythagore…. Voyez l’enchaînement…. Vous êtes sur la voie maintenant ; un monde d’idées vous est ouvert. Je vous laisse à vos méditations.
Après un charmant duo peu développé, viennent de fort jolis couplets dont le thème est soutenu par un accompagnement d’instrumens à vent du plus heureux effet. L’entrée du chœur, au moment où le mode devient majeur, produit une surprise délicieuse. La chanson de Landriche est pleine de caractère. Le duo
Viens ça ma petite
Marguerite,
est mieux encore ; c’est fin, original, et la disposition générale du morceau est excellente. Une gaîté franche anime le chœur : « Vive notre bon seigneur ! » L’air du marquis m’a semblé moins bien trouvé que ce qui précède. Mais le final est riche, plein d’intérêt musical d’un bout à l’autre. On pourrait seulement reprocher au compositeur d’avoir un instant abandonné le style expressif à la fin du solo de Margot, en faisant chanter à la jeune fille des vocalisations brillantes et presque joyeuses au moment même où, chassée de la ferme, elle dit adieu à ses amis. La cantatrice aura voulu à tout prix obtenir en quittant la scène un succès de virtuose plutôt qu’un succès d’actrice, et le compositeur se sera résigné à ce contre-sens. Il est vrai de dire que Mme Carvalho nuance si bien ces vocalisations qu’elles deviennent presque touchantes et semblent par momens exprimer l’affliction.
Au second acte, on a beaucoup applaudi un trio avec accompagnement de flûte et des couplets en mouvement de valse :
Les plaisirs des bois
Sont vraiment charmans ;
mais la chanson de Landriche :
Le moissonneur dans son sillon
Répand son grain à l’aventure
a obtenu un succès d’enthousiasme dont Meillet a dû prendre sa part. Il y a bien de la grâce et un profond sentiment dans les couplets de Jacquot ; on y trouve d’ailleurs d’excellentes combinaisons instrumentales, et l’espèce de rentrée des violoncelles dans le médium, vers la fin de la mélodie, charme autant par son caractère de tendresse que par sa nouveauté. Mais voici le chant d’artifice de l’ouvrage. Le marquis est entouré de ses nobles amis ; on parle de concerts. L’amphitryon voudrait bien en offrir un à ses convives ; malheureusement on est à la campagne, et les virtuoses y sont rares. Or voilà qu’à l’instant même une voix fraîche et d’une extrême agilité s’élève du fond du jardin. C’est la voix de Margot. « O surprise ! quoi ! ma filleule aurait un pareil talent ! Viens, chère enfant, et fais-nous entendre un de ces airs que tu chantes si bien. » Après quelques refus timides, Margot consent à chanter le langage des fleurs. Ici M. Ruggieri doit s’avouer vaincu : jamais le maître de la pyrotechnie n’imagina d’aussi étourdissans serpenteaux, de telles chandelles romaines, et ses gerbes lumineuses, multicolores, pâliraient devant les éblouissantes évolutions de cette voix plus prompte que la poudre enflammée et plus insaisissable, en ses gracieux caprices, que l’étincelle jaillissante et que l’éclair. Ce morceau délicieux, indépendamment du prestige de l’exécution, ne peut se décrire ; il faut l’entendre et le réentendre. A mon sens, cela laisse bien loin en arrière les variations sur l’air du Carnaval de Venise. La flûte de Dorus a trouvé une émule, et nous pourrions entendre maintenant les duos de Boëm et de Drouet.
Je ne me souviens pas de la forme mélodique des couplets du marquis :
Par cette croix que je révère.
Le duo suivant est très présent à mon souvenir, au contraire : il contient un passage syllabique de la plus charmante vivacité. Le grand final de ce second acte pourrait bien être, dans l’estime des musiciens attentifs, le point culminant de la partition. Le désespoir de Margot calomniée, la froide raillerie des jeunes seigneurs, l’ironie de Landriche et le tumulte de l’orgie, les larmes, les cris, les éclats de rire, tout est supérieurement rendu par le compositeur.
Le troisième acte contient moins de morceaux de musique que les deux actes précédens. Après un jovial chœur de paysans, vient un duo bien conduit plein d’humour où d’excellentes intentions dramatiques se font remarquer à chaque instant.
La cavatine de Margot n’est autre que ce grand diable d’air d’onze heures et demie, exigé par toutes les cantatrices et qui se chante dans tous les théâtres lyriques du monde au moment précis où l’auditoire, fatigué de musique, demande à sa montre s’il ne pourra pas bientôt aller dormir. En général cet air est avec accompagnement de harpe ; M. Clapisson, qui a si bien employé la harpe dans le morceau du langage des fleurs, a fait sagement, à mon avis, de ne pas se conformer à l’usage dans l’air d’onze heures et demie. Les traits vocalisés de ce morceau m’ont paru, ainsi qu’à beaucoup d’autres auditeurs, plutôt vrillans que brillans ; on y est quelquefois surpris par des notes d’une acuité déchirante, et l’on désire qu’il soit minuit. L’intérêt musical rebondit presque aussitôt après, grâce à un petit chef-d’œuvre de naïveté, d’esprit et de grâce, qui ne monte ni au contre-fa, ni au contre-ré, ni même au la aigu, où il n’y a ni trilles, ni arpéges, ni gammes à la congrève, où il n’y a rien que de la musique. Ce sont encore des couplets, mais si heureusement trouvés, si joliment tournés et si bien dits par Mlle Girard, que l’auditoire en masse les a redemandés, persuadé qu’il n’était que dix heures.
La phrase : J’en aurais p’t’-êt’ fait tout autant, est jetée avec le plus incroyable bonheur, et le chut muet qui termine, laissant la mélodie vocale en quelque sorte inachevée, permet à la clarinette de reprendre le chant et de lui donner la conclusion la plus piquante et la plus inattendue.
Le succès de la partition de Margot a été très grand au théâtre ; il ne sera pas moindre dans les salons ; et l’éditeur, M. Boisselot, qui d’avance en avait acquis la propriété, a évidemment fait une excellente affaire. L’exécution de cet ouvrage est d’ailleurs très bonne sous tous les rapports : les chœurs et l’orchestre font leur devoir avec soin et talent. Je ne saurais trouver de nouveaux éloges pour Mme Carvalho ; pourtant il me semble que depuis la Reine Topaze elle a fait encore des progrès ; l’assurance de sa vocalisation est plus imperturbable, et l’on dirait qu’elle obtient maintenant des nuances de sonorité plus suaves, des accens expressifs plus pénétrans.
Meillet a, lui aussi, un très grand et très légitime succès ; il joue et chante son rôle en artiste consommé ; c’est bien le paysan normand le plus madré, le plus avare, le plus avide, et le plus dur que l’on puisse imaginer. Montjauze est un élégant marquis ; sa voix a semblé un instant altérée à la première représentation, mais il en est promptement redevenu maître, et il a chanté le reste du rôle avec la gracieuse facilité qu’on lui connaît. Mlle Girard, dont nous n’avons pas oublié la gentillesse dans Obéron, s’acquitte à merveille d’un petit rôle accessoire, et il faut en dire autant de Fromant. Ces deux chanteurs devraient seulement chercher, et par tous les moyens, à corriger le tremblement de leur voix, et à se séparer ainsi tout à fait de la détestable école du chevrotement.
Enfin, nous avons la satisfaction de le reconnaître, l’arrêté de M. le préfet que nous sollicitions dernièrement, pour prohiber au Théâtre-Lyrique l’usage des charivaris pendant les entr’actes, n’est plus nécessaire. M. Deloffre, qui dirige avec un vrai talent l’exécution de Margot, a mis un frein à la fureur des préludeurs, et le silence maintenant règne dans la salle quand la toile est baissée. Il a droit pour ce fait à toute notre reconnaissance.
Inauguration de la salle Beethoven.
CONCERT D’OUVERTURE.
Cette jolie salle, située dans le quartier le plus vivant, le plus riche et le plus musical de Paris, peut contenir deux cents personnes. Le programme publié plusieurs jours à l’avance par le directeur de l’Ecole Beethoven était riche autant que varié ; il y avait de la musique de plusieurs maîtres, de plusieurs styles, Catrufo, l’auteur de Félicie ou la Fille romanesque, y coudoyait Mozart et Beethoven ; Géraldy, Lefort, Mme Sabatier devaient y chanter ; la partie instrumentale était confiée à Mme Louise Matteman, à MM. Armingaud et Lebouc ; M. Emile Deschamps avait promis de lire, entre les deux parties du concert, une pièce de vers qu’il a écrite pour cette circonstance ; enfin les billets étaient gratuits. Aussi une heure après l’ouverture de la séance la salle était-elle presque remplie. Vous voyez que j’ai eu raison de dire tout à l’heure qu’on aime la musique à Paris plus encore qu’à Constantinople et à Nangasaki… Et l’on reprochait dernièrement au directeur de l’Ecole Beethoven l’exiguïté de sa salle de concerts. Il répondit comme Socrate parlant de sa maison :
Plût au ciel que de vrais amis,
Telle qu’elle est elle pût être pleine !
Ce directeur-là connaît son monde et surtout son Paris. Il n’aura pas de mécomptes à subir ; peut-être même l’hiver qui s’approche lui apportera-t-il quelques agréables surprises. Au reste, l’institution principale qu’il a fondée, l’école de musique, est en grande faveur ; les cours sont commencés ; déjà plus de cent élèves les suivent assidûment, les professeurs sont pleins de zèle, les élèves d’illusions, l’avenir de l’Ecole Beethoven est assuré.
Le programme du concert d’ouverture ayant été religieusement exécuté, la séance a offert un intérêt exceptionnel. On l’a ouverte par le grand trio en si bémol de Beethoven, cet immense chef-d’œuvre qui dure quarante minutes et ne laisse pas un instant l’émotion de l’auditeur s’atiédir. Quelle noblesse de style, quelles mélodies parlantes ! L’adagio varié en ré majeur est sublime ; le cœur se gonfle à écouter cette archangélique méditation. C’est de la musique d’un monde inconnu, mais supérieur sans doute à celui que nous habitons. On entendrait cela toute la vie ! Parmi les cent quatre-vingts personnes réunies dans la petite salle, combien y en a-t-il eu néanmoins pour qui cet étonnant poëme n’a été qu’une ennuyeuse rapsodie ! il n’y faut pas songer….
Mme Matteman, MM. Armingaud et Lebouc ont exécuté ce trio en religieux adorateurs du maître et en artistes accomplis.
Parmi les choses qui ont ensuite paru causer à l’auditoire une jouissance moins noble il est vrai, mais très réelle, il faut citer le duo des vieillards de la Chaste Suzanne. Cet opéra de Monpou, aujourd’hui à peu près inconnu, fut donné il y a dix-huit ou vingt ans au théâtre Ventadour. Une brillante mise en scène ne put alors assurer la vogue de cette partition, dont plusieurs parties étaient pourtant dignes de l’intérêt des connaisseurs, et dont les autres plaisaient au gros public. Mais la pièce parut froide, et Suzanne se noya dans son bain. Le duo dont il est ici question est un morceau éminemment dramatique, d’un comique excellent, écrit de verve, et capable de soutenir la comparaison avec les meilleures pages des bouffes italiens. MM. Géraldy et Lefort l’ont chanté et joué avec autant d’esprit que de verve, sans jamais tomber dans la charge ; et l’assemblée a voulu l’entendre une second fois.
MM. Géraldy et Lefort ont en outre chanté d’une très belle manière, l’un le fameux air de Figaro : Non più andrai, l’autre une belle scène du Milton de Spontini, accompagnée sur le cor anglais par M. Barthélémy. Puis Mme Sabatier dans le duo de Félicie qu’elle a dit avec la plus gracieuse coquetterie, et dans les variations de Boïeldieu sur l’air : Au clair de la lune, a fait éclater une trombe de bravos.
La voix de Mme Sabatier est plus fraîche et plus agile que jamais. On a souvent comparé cette charmante cantatrice à une fauvette ; au concert de l’Ecole Beethoven, le plumage de la fauvette était si touffu qu’elle a failli rester prise par les ailes dans l’étroit passage qui conduit du foyer à la scène, quand l’auditoire l’a redemandée. Les virtuoses exposées comme Mme Sabatier à être souvent rappelées par le public devraient revêtir un costume de circonstance et modérer un peu l’ambition de la crinoline.
M. Emile Deschamps est, avec son frère, du petit nombre des poëtes français qui aiment sincèrement la musique et n’ont pas besoin, comme Béranger,
Si c’est du Mozart,
Qu’on les avertisse.
On ne pouvait donc mieux faire, sous tous les rapports, que de s’adresser à lui pour le discours d’ouverture de l’Ecole Beethoven, discours qu’avec sa gracieuse obligeance et son rare talent M. Emile Deschamps a rapidement écrit en très beaux vers. Nos lecteurs nous sauront gré sans doute de citer ici un passage de cette pièce que l’auteur, fréquemment interrompu par les applaudissemens, a lue entre les deux parties du concert.
…………………………………………………..
Telle est la gloire aussi qui, sous l’œil de l’Envie,
Va, pour quelques grands morts, continuant la vie.
Il en fut de hâtifs, dont l’immortalité
Mourra, pareille au fruit précoce, avant l’été ;
Il en est qui, devant le succès, rude proie,
Longtemps et lentement font leur siége de Troie,
Mais qui, vainqueurs enfin, du haut des saints remparts,
Pour toujours régneront, fêtés de toutes parts :
En tête de ceux-là brillent Dante et Shakspeare,
Jour à jour, pied à pied, parvenus à l’empire,
Calmes, fixes, après mille orageux hasards,
Double étoile polaire au firmament des arts !
Beethoven est encor de cette forte race :
D’abîmes en écueils, trente ans, il fit sa trace,
Puis, colosse entravé par cent nains dénigrans,
Un matin se dressa grand parmi les plus grands,
Et son œuvre de feu, brisant toute enveloppe,
Harmonieux torrent, s’épancha sur l’Europe.
………………………………………………
Beethoven, qu’ont élu d’universels suffrages,
Des flots capricieux ne craint plus les naufrages :
Et nous, comme étendard d’un humble Parthénon,
Nous avons saintement arboré ce grand nom.
Hélas ! l’homme inspiré, dieu de la symphonie,
Etranger, quand vint l’âge, aux voix de son génie,
Comme a dit le poëte (1), « existait triste et seul.
» Le silence éternel, vivant, fut son linceul. »
Le clavier, sous ses doigts, s’animant sombre ou tendre,
Pleurait, tonnait… et lui ne pouvait plus l’entendre !…
Mais aujourd’hui son âme, enfin libre des sens,
Retrouve les accords, ses beaux et chers absens !
Et pour l’artiste-roi se mêle chez les anges
Au bruit de ses concerts le bruit de nos louanges.
On annonce la prochaine mise en scène à l’Odéon du drame de Roméo et Juliette de Shakspeare, traduit par M. Emile Deschamps. Les deux rôles principaux seront joués par Fechter et Mme Thuillier. L’administration de l’Odéon veut, dit-on, donner à la production de ce chef-d’œuvre un éclat inaccoutumé et des soins exceptionnels.
H. BERLIOZ.
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(1) Emilien Pacini (Poëme sur Beethoven).
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er janvier 2010.
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