FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 24 AVRIL 1861 [p. 1-2].
THÉATRE-LYRIQUE.
Première représentation de la Statue, opéra en trois
actes de MM. Jules Barbier et Carré, musique de M. Reyer.
Le sujet de cet ouvrage, qui vient d’obtenir un beau succès, est emprunté, dit-on, à un conte arabe. De là un peu de froideur dans l’action, car on s’intéresse rarement aux personnages des Mille et une Nuits. Mais les auteurs se sont crus obligés sans doute de donner à M. Reyer un poëme oriental, et, parce qu’il a, dans sa symphonie du Sélam, chanté les caravanes, le désert, le simoun, de lui faire de nouveau chanter le simoun, les caravanes et le désert. Heureusement le compositeur a su éviter l’écueil, et, tout en conservant la couleur locale que lui imposait son sujet, ne point tomber dans les réminiscences.
II s’agit d’un jeune Arabe nommé Sélim, ennuyé, blasé, plus qu’à demi ruiné, qui fume de l’opium et ne croit plus à rien. Un derviche qui s’intéresse à lui, sans qu’on sache trop pourquoi, vient lui proposer de changer de vie en lui promettant, s’il veut suivre ses conseils, des richesses immenses et une puissance sans bornes. Sélim ne fait pas trop le dégoûté et s’engage, pour remplir les intentions du derviche, à faire le voyage de Balbeck où se trouve parmi des ruines un souterrain tout rempli d’or et de pierreries. Il part donc ; la scène change et nous voici devant les ruines mystérieuses. Mais Sélim est à demi mort de fatigue et de soif. Une citerne se trouve là à point nommé ; une jeune fille en sort portant la cruche classique sur son épaule. On devine qu’elle va donner à boire au beau jeune homme épuisé, que celui-ci, après avoir bu, ne manquera pas de tomber amoureux de sa bienfaitrice, que la jeune fille sera touchée de cet amour. Tout cela arrive en effet. Mais Sélim se méfie de son cœur ; il a, lui aussi, entendu dire qu’il fallait se méfier du premier mouvement, parce qu’il est le bon. En conséquence, il tord le cou à son amour, plante là Margyane (c’est le nom de cette fleur du désert) et pénètre dans le souterrain. Or, l’or y abonde et y surabonde, comme le derviche l’avait dit. Douze statues sont debout à l’entrée de la grotte ; un piédestal inoccupé fait remarquer l’absence d’une treizième. Ce nombre treize indique quelque diablerie. Des voix inconnues annoncent à Sélim que la treizième statue, qui doit donner à celui qui la possédera la puissance et le bonheur, paraîtra le jour où Sélim aura livré au roi des Génies la nièce d’un nommé Kaloum-Barouk, que lui Sélim doit aller épouser à la Mecque dans cette intention. C’est là une singulière condition et une non moins singulière commission ; et l’on pourrait se demander sans indiscrétion pourquoi le roi des Génies ne va pas lui-même enlever sa belle au lieu de la faire épouser par un étranger pour la lui transmettre intacte. Les rois des Génies ne sont pas des êtres ordinaires, il ne faut donc pas trouver extraordinaires leurs excentricités. Sélim part pour la Mecque ; il trouve la nièce de Kaloum-Barouk, et reconnaît en elle la jeune fille qui l’a empêché de mourir de soif dans le désert. Margyane est ravie, de son côté, de revoir le bel inconnu. Elle est aimée pourtant de son vieil oncle, qui entre en fureur quand Sélim ose déclarer ses prétentions. Mais le vieux derviche du commencement, et qui n’est autre, on l’a peut-être deviné, que le roi des Génies lui-même, ce bon roi intervient, prend la figure de Kaloum-Barouk, commence par faire rouer de coups ce malheureux et le change tout à coup en musicien grotesque qui chante et joue de la flûte à la noce des deux jeunes gens. Le faux Kaloum-Barouk est censé avoir voulu éprouver le cœur de sa nièce en feignant de la refuser d’abord à l’amour de Sélim. Voilà nos époux bien heureux, d’autant plus heureux que Sélim s’est aperçu de la grâce, de la candeur, de la tendresse de Margyane et qu’il s’est mis à l’aimer avec fureur. Et voilà justement où cela commence à devenir dramatiquement cruel pour notre héros. Un long voyage lui reste à faire pour retourner à Balbeck et remettre sa femme (car c’est bien sa femme) intacte au roi des Génies. Après les deux premiers jours passés dans le désert, ils ont bien soif tous les deux, sous la tente ; le simoun souffle, tous les Arabes de la caravane se sont enfuis, et rien ne donne soif à deux beaux jeunes amans comme d’être seuls sous une tente dans une atmosphère embrasée. Il va se passer quelque chose de très attendu, quand le derviche reparaît et frappe d’un sommeil profond l’imprudent Sélim qui allait manquer à sa parole. A son réveil, Sélim pense que le roi des Génies est venu s’emparer de Margyane, que la tâche qu’on lui avait imposée est accomplie et qu’il peut entrer en possession de la fameuse statue. Oui, mais il n’en veut plus : il est furieux, il veut sa femme, il ne veut pas de statue. « Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux », se dit-il. Il court au souterrain, oubliant le simoun ; il arrive, il va tout casser, quand du milieu du piédestal vide on voit surgir une forme charmante : c’est Margyane elle-même qui tombe dans les bras de son époux. Le roi des Génies a voulu seulement s’amuser un moment, tourmenter un peu les deux pauvres jeunes gens, et faire un opéra-féerie.
La partition de M. Reyer révèle tout d’abord un musicien amoureux du style, du caractère et de l’expression vraie. La forme de quelques uns de ses morceaux n’est pas toujours nettement accusée, mais on trouve partout ce qui fait le charme principal des œuvres de Weber, un sentiment profond, une originalité naturelle de mélodie, une harmonie colorée et une instrumentation énergique sans brutalités ni violences.
Après une courte introduction instrumentale, on remarque le chœur des fumeurs d’opium accompagné de languissans soupirs de l’orchestre, morceau délicieux et d’un charmant coloris. C’est bien là cette langueur tant vantée des Orientaux ivres de haschich. Les couplets de Margyane au bord de la citerne sont gracieux, charmans, et l’accompagnement de cor anglais leur donne une physionomie spéciale, un peu triste, parfaitement motivée par la situation. On a vivement applaudi la gentille chanson :
On dit que certains serpens.
Après le beau duo entre Sélim et Margyane :
Ah ! permets à ma main,
un peu de monotonie s’est fait sentir dans la partition, monotonie produite par le trop grand nombre de mouvemens lents, de phrases accompagnées par des sons soutenus et par un emploi trop fréquent du cor anglais. Telle a été du moins ma première impression, dont il est fort possible que je revienne. Le chœur dans le souterrain brille au contraire par l’énergie ; celui de la caravane est accompagné par des dessins de flûtes et un trait continu de bassons du plus piquant effet. Cet acte se termine par le récit des merveilles contenues dans le souterrain, récit fort bien fait sur une progression ascendante de trombones, qui est une trouvaille musicale.
Le second acte s’ouvre par une jolie fuguette instrumentale que les violons, il faut l’avouer, ont bredouillée d’une déplorable façon, et qui pourtant ne présente aucune difficulté. Un dessin d’instrumens à vent accompagne d’une façon ingénieuse le chœur doux : « Bonjour ! bonjour ! » A un passage charmant : « Permettez qu’on vous félicite » succèdent des couplets de Margyane :
Son front portait de la jeunesse
La mâle beauté,
gracieux, avec un joli dessin de violons. Le duo des deux Kaloum-Barouk est supérieurement développé et d’une forme très nette. Il faut louer beaucoup le thème de l’air de Sélim :
Comme l’aube nouvelle,
et le final où se trouvent des détails d’orchestre d’une rare distinction, et l’effet comique de la phrase obstinée du véritable Kaloum-Barouk transformé en musicien grotesque par le roi des Génies.
Le troisième acte me semble encore supérieur aux précédens ; le style y prend plus de largeur et d’élan dramatique. Le duo entre Sélim et sa femme est d’un superbe emportement passionné, et le trio avec chœur invisible contient de belles phrases de ténor et repose sur une combinaison des plus ingénieuses. Parmi mes observations critiques notées pendant la première représentation, je trouve celles-ci : usage trop fréquent de la petite flûte, du cor anglais, de la harpe et des trombones ; effet de grosse caisse et de cymbales employées pianissimo pendant le chant du roi des Génies, sans que l’on comprenne l’intention de l’auteur ; comment se trouve là justifié ce bruit solennel ?
La partition de la Statue, on le voit, est de celles qui décèlent un compositeur avec lequel il faut compter ; elle a obtenu un succès qui grandira encore, nous le croyons. Son exécution d’ailleurs est remarquable. Montjauze [sic] (Sélim) s’y montre sous un jour tout nouveau. Sa voix de ténor élevé a pris du corps, du timbre, et par suite du caractère. Il a beaucoup de chaleur, d’élan dramatique au troisième acte, de grâce et de sensibilité aux deux premiers. Balanqué remplit avec soin et un vrai talent le rôle du roi des Génies dans lequel sa voix de basse fait merveille. Wartel et Girardot sont fort plaisans dans les personnages de Kaloum-Barouk et de Mouck fils de Mouck. Mlle Baretti (Margyane) est bien fraîche, bien jolie, mais sa voix, dans les morceaux d’ensemble surtout, manque un peu de force. Les costumes et les décors sont fort beaux ; le dernier tableau, représentant l’intérieur de la grotte des Génies, est surtout d’une richesse éblouissante.
Première représentation de Royal-Cravate, opéra-comique en deux actes, de M. de Mesgrigny, musique de M. de Massa.
On a fait un peu d’opposition systématique aux auteurs de cet ouvrage, d’abord parce qu’ils sont titrés tous les deux, ensuite parce qu’ils sont de riches amateurs. N’est-ce pas niaiserie pure ? Comment un nom précédé de la particule serait-il l’indice de la médiocrité ?
L’auteur de Fidelio signait L. Van Beethoven (Louis de Beethoven), celui du Freyschütz Carl-Maria Von Weber (de Weber). Le nombre des grands virtuoses titrés est considérable. MM. D’Orus et De Merseman, malgré leur noblesse, n’en jouent pas moins supérieurement de la flûte ; De Burau, en dépit de la sienne, était dit-on, un mime fort plaisant ; nous connaissons deux trompettes irréprochables dont le nom est Du Bois ; un célèbre chef d’orchestre, directeur des bals de la cour, s’appelle Du Fresne ; le nom de A. De Garaudé est resté considéré parmi les maîtres de chant ; la charmante cantatrice Mme Charton de Meur, est toujours adorée du public de Madrid ; à sa dernière représentation au théâtre de l’Oriente, les Espagnols lui ont fait une ovation à nulle autre pareille : bouquets, bracelets, colombes lâchées dans la salle, applaudissemens frénétiques, rappels, rien n’y a manqué. Croyez-vous qu’on eut fait davantage pour une bourgeoise ? L’orchestre de l’Opéra, parmi ses premiers virtuoses, compte deux Altès ; le premier violoncelle de ce même admirable orchestre n’a pas cru devoir changer de nom, parce qu’il a reçu de ses pères celui de Des Marets ; nous avons à la Société des concerts du Conservatoire une contre-basse qui en vaut dix, M. Du Rier ; et la muse du piano, Mme Massart de Villerville, la tenez-vous en médiocre estime ? Un fameux éditeur en voit-il moins assiégée la porte de son cabinet par tous les compositeurs d’opéras-comiques, malgré son nom de sinistre présage, le nom de Du Four ? Je n’en finirais pas si je voulais citer toutes les illustrations de la particule. Maintenant parlons des amateurs riches. Faut-il donc faire à ce point fi de la richesse ? N’est pas riche qui veut. Sans doute la richesse ne fait pas le talent, mais il faut avouer qu’elle y contribue d’une terrible manière. M. Meyerbeer est un amateur riche ; Mendelssohn était un riche amateur. Nous avons même des amateurs riches, titrés et couronnés : le duc de Gotha, le prince Albert, le roi de Hanovre, l’ex-empereur don Pedro, la baronne de Maistre, le prince Poniatowski. Nous aurions même l’empereur de la Chine, qui est un si savant harmoniste, partisan de la théorie de Koang-fu-tsée, et qui pourrait faire tant pour la musique, s’il l’aimait seulement un peu.
Enfin nous avons les amateurs qui ne sont ni riches ni titrés, et qui n’ont pas le moindre talent. Ceux-là critiquent, méprisent tout et tous. Meyerbeer, pour eux, n’est qu’un braconnier musical faisant des civets avec les lièvres qu’il tue sur les terres de Rossini, de Handel et de Mozart. — Oui, les Huguenots, disent-ils, peuh ! j’en ferais bien autant si je voulais ! — Heureusement ils ne veulent pas, car s’ils faisaient de pareils chefs-d’œuvre le public les admirerait, et, ce qu’ils font, le public tient beaucoup à ne pas le souffrir.
Rien ne prouve donc que l’opéra-comique intitulé Royal-Cravate doive être nécessairement mauvais parce qu’il est de MM. de Mesgrigny et de Massa. Tout au contraire, il est gentil, bien tourné, rien n’y brutalise l’oreille ni le bon sens. Les morceaux de la partition sont faits, ils commencent, se développent et finissent régulièrement ; la mélodie n’en est peut-être pas très originale, mais elle ne prétend point être infinie, grâce à Dieu ; la discordance n’y remplace pas l’harmonie, le tremolo continu n’y tient pas lieu de dessins d’orchestre ; on y entend des cadences parfaites, des conclusions de phrases ; enfin, en sortant de l’Opéra-Comique après une représentation de Royal-Cravate, on peut s’en aller à pied, on n’est pas plus malade qu’on ne l’était en y entrant, on n’a envie d’assassiner personne et l’on boirait sans horreur un verre d’eau.
L’ouverture est gaie, on remarque la même qualité dans le trio qui succède à l’orage, dans les couplets de Sainte-Foy :
Avec moi, jeunes fillettes.
Le quintette :
Le vrai bonheur sur la terre,
C’est l’amour, c’est le vin,
est joliment traité. Il y a de fraîches modulations dans le trio du rendez-vous. Le sextuor, dont une suite de gammes descendantes forme le tissu principal, m’a paru assez ordinaire. L’air de Mlle Henrion, au second acte, est habilement coupé sur le patron de tous les airs de prima donna ; celui de Mlle Lemercier contient quelques fautes de prosodie regrettables ; le dernier duo est bien fait, mais il se termine d’une manière un peu commune. J’ai commencé par raconter la partition, il faut dire maintenant quelques mots de la pièce.
Un lieutenant du régiment Royal-Cravate court toujours après les belles, ainsi qu’un jeune troubadour. Il a aperçu une jeune fille qui voyage avec son oncle. Vite, il la devance à l’auberge où les voyageurs doivent nécessairement s’arrêter pour passer la nuit ; il séduit l’aubergiste, lui achète sa défroque dont il affuble son domestique à lui, et enferme le pauvre aubergiste défroqué dans la cave. Son projet serait tout bonnement d’avoir les clefs de toutes les chambres grâce à cet ingénieux stratagème, et d’aller, quand l’oncle sera endormi, causer un peu avec la nièce vers le milieu de la nuit. Cette nièce a une servante que courtise tout naturellement le domestique du lieutenant. Or voilà qu’au moment fatal, la servante sort de sa chambre en même temps que sa maîtresse sort de la sienne. Auraient-elles l’une et l’autre quelque chose à dire aux deux militaires ? On se cherche dans l’obscurité, on se rencontre et l’on se trompe, comme dans une pièce assez connue de M. Caron de Beaumarchais (encore un auteur titré). Le domestique parle à la maîtresse, le maître cause avec la suivante. Pendant ces erreurs, l’aubergiste qui s’ennuie dans sa cave soulève doucement la trappe qui l’y renfermait ; un des personnages s’en aperçoit, saute lourdement sur la trappe, qui se referme avec bruit. Cris d’effroi ; l’oncle sort de sa chambre. Qu’y a-t-il donc ? On s’explique. Vous êtes M. un tel ? dit le domestique ; justement j’avais une lettre qu’entre vos mains, Monsieur, j’aurais bien dû remettre. La voici. Le monsieur lit et apprend que lorsque cet écrit sera entre ses mains, son fils naturel, qu’il n’a jamais vu et qu’il croyait mort à la bataille de Fontenoy, ne sera pas loin. O bonheur ! je lui destinais la main de ma nièce ! Quoi ! c’est vous, jeune homme, qui êtes mon fils ? — Quoi ! c’est vous, Monsieur, répond le domestique, c’est vous qui êtes papa ? — On s’embrasse avec effusion, la nature parle ; on s’essuie les yeux. — Vous êtes déjà lieutenant, mon cher fils? — Non, je ne suis que simple soldat, c’est mon maitre qui est lieutenant ; il a gagné ce grade à Fontenoy.
— Eh! que ne le disiez-vous, insolent. Lieutenant, lieutenant, viens dans mes bras, c’est toi qui es mon fils. On s’embrasse de nouveau, la nature parle derechef et l’on s’essuie une seconde fois les yeux.
— « Ça m’étonnait bien aussi, dit le domestique. Je m’étais laissé dire que mon excellent père était mort en me donnant le jour.
» Allons, dit le vieux monsieur, tout est pour le mieux, mon fils ; voici la cousine dont je te gardais la main. Tu l’aimais, elle t’aime, mariez-vous, et soyez heureux. » L’aubergiste, cette fois, profite de l’attendrissement général et sort de la cave. Voilà la chose telle que je l’ai comprise ; et je m’y suis bien amusé. Que vous dire de plus ?
Mlle Le François de Taisy dans Lucie. — Mme Gueymard dans les Huguenots.
Mlle de Taisy est une jeune cantatrice douée d’une voix juste et pure, qu’elle conduit avec assez d’art ; sa taille est élégante, ses gestes sont sobres et convenables. Elle a joué à l’improviste le rôle de Lucie dans les deux premiers actes du chef-d’œuvre de Donizetti : le succès de la débutante a été d’autant plus remarquable qu’elle paraissait pour la première fois sur un théâtre, n’ayant pas encore chanté avec accompagnement d’orchestre, et sans avoir fait au préalable une répétition. Sa terreur était grande, on le conçoit, mais elle a pu la surmonter, et [ni] son jeu ni son chant n’en ont souffert.
Mlle de Taisy rendra à l’Opéra d’importans services.
Mme Gueymard, abordant pour la première fois le rôle de Valentine, ne pouvait manquer d’exciter un grand intérêt et une vive sympathie. Le rôle n’est point trop haut pour elle, ainsi que plusieurs personnes avaient paru le craindre. Elle fait même sans difficulté les quatre terribles tenues sur l’ut aigu qui se trouvent dans les duos du troisième et du quatrième acte.
Son succès n’a pas été douteux un instant. On l’a acclamée et redemandée plusieurs fois. Cette reprise des Huguenots a d’ailleurs été faite avec soin : le rôle de Raoul est un de ceux que Gueymard préfère et où il est le mieux placé ; Mme Duprez Van-den-Heuvel est une gracieuse reine Marguerite, pleine de finesse et de distinction ; Belval est le meilleur Marcel que nous ayons eu depuis très longtemps, et Cazaux, avec sa voix riche et sonore, donne au personnage de Saint-Bris une physionomie nouvelle. A chaque représentation des Huguenots, grâce à ce bel ensemble vocal et à l’exécution animée de l’orchestre, la salle de l’Opéra est pleine.
Par une faveur toute spéciale M. le ministre d’État vient d’accorder à M. Léon Kreutzer la salle du Conservatoire pour y donner un grand concert. Depuis plusieurs années, cette salle n’avait été prêtée à personne. Dans la soirée que M. Kreutzer donna le mois dernier chez Pleyel, il a été facile de juger que la France possédait un grand musicien de plus. C’est ce que M. le ministre d’Etat a compris. Aussi a-t-il voulu mettre le nouveau compositeur à même de fournir solennellement ses preuves dans le temple de la musique classique, là où règnent Haydn, Mozart et Beethoven.
Le produit entier de la recette sera versé dans la caisse de l’Association des artistes musiciens.
Au nombre des ouvrages de la composition de M. Kreutzer qui seront entendus dans cette séance, fixée au samedi soir 4 mai, nous nous bornerons à citer les deux plus importans ; ce sont la symphonie et le concerto de piano avec orchestre dont nous avons déjà entretenu nos lecteurs. La partie de piano reste confiée à Mme Massart.
Parmi les concerts qui ont eu lieu pendant la dernière quinzaine, nous citerons ceux de Mme Anna Barthe, de MM. Marchesi, Jacquard et Lefort.
Dans le premier, la jeune bénéficiaire a donné de nouvelles preuves du talent gracieux que nous lui connaissions, en chantant et jouant avec une rare finesse d’intentions un rôle important dans un joli opéra-comique de salon composé par M. le comte d’Indy. Mme Gaveaux-Sabatier remplissait l’autre rôle, où elle a su, par l’agilité de sa vocalisation et des qualités d’actrice fort remarquables, se faire chaleureusement applaudir.
Au second concert, M. Marchesi a montre une belle méthode guidant une superbe voix de baryton. Il a chanté d’une façon supérieure l’air du comte dans le Figaro de Mozart. L’air de Guillaume Tell, « Sois immobile », a paru lui être moins favorable, sans doute à cause des paroles françaises. Un Italien chante toujours mieux dans sa langue.
Que puis-je dire de l’incomparable violoncelliste Jacquart ? qu’il a joué comme il joue toujours : beauté de sons, justesse d’intonations, longueur d’archet, distinction de style, expression profonde, rhythme parfait, douceur et énergie ; il a tout cela. Je l’ai vingt fois dit, je le dis encore.
M. Jules Lefort n’a pas manqué non plus d’appréciateurs de son charmant talent. Un auditoire brillant l’a chaleureusement accueilli. J. Lefort est du petit nombre de barytons qui chantent. Il ne pousse pas la voix, en lui donnant ce timbre de taureau si irritant, si insupportable, qu’on subit trop souvent dans les théâtres ; il la laisse sortir tout simplement et la conduit sans peine en lui donnant les plus douces inflexions. Sans doute l’énergie n’est pas sa qualité principale, mais les avantages qu’il possède ne sont pas de ceux qu’on rencontre aisément et auxquels il faille préférer la sonorité violente. M. Lefort vient d’être engagé pour trois ans, à de très belles conditions, par le directeur du Théâtre-Lyrique.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 10 avril 2009.
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