Ménestrel 1869

Site Hector Berlioz

 

HECTOR BERLIOZ

[Un tribut d’hommage à la mémoire de Berlioz]

 

Le Ménestrel, 14 Mars 1869, p. 113-116

 

Ménestrel 1869

 

    Berlioz est mort le 8 mars 1869. Dans son numéro du 14 mars, Le Ménestrel à publié un tribut d’hommage à la mémoire de Berlioz en trois parties: un article par Oscar Comettant, un court rapport sur les funérailles de Berlioz, et le discours prononcé par M. Guillaume, président de l’Académie des Beaux-Arts.

    Nous avons transcrit le texte du Ménestrel d’après une image de ce journal disponible sur le site internet de la Bibliothèque Nationale de France.

    Voyez aussi deux autres articles par Oscar Comettant, publiés en 1870: Festival commémoratif d’Hector Berlioz, et en 1886: Hector Berlioz.

 

Hector Berlioz

 

    Un compositeur hardiment novateur, un écrivain plein d’esprit et d’humour, un critique passionné, un noble poëte, une intelligence rare, un cœur admirable, Hector Berlioz, est mort lundi dernier, à midi et demi, dans son domicile à Paris, rue de Calais. Il n’avait que soixante-six ans ; mais pour les âmes de feu, comme était la sienne, les années sont doubles, et le repos n’arrive qu’avec la mort.

    En payant ici un tribut d’hommage à la mémoire du grand artiste qui eut cette singulière douleur et cette âcre consolation d’être si souvent méconnu dans son pays, quand, partout à l’étranger, on l’accueillait en triomphateur, nous n’avons pas l’intention de faire une étude complète et approfondie de l’homme et de son œuvre. Un pareil travail, pour être digne de celui qui en serait l’objet, demanderait un long temps de recueillement et beaucoup de développement.

    Un livre est à faire sur Berlioz. Ce livre on le fera comme un acte de tardive justice en faveur de celui que le dédain systématique de ses compatriotes a tué ; car il est mort de ce dédain, maladie inconnue des âmes vulgaires, maladie affreuse, tourment de chaque minute pour celui qui, sentant sa supériorité et obéissant à ce besoin absolu de l’artiste, de faire partager aux autres les impressions qui l’étreignent et le portent dans l’idéal, se voit condamné par la foule à vivre dans la foule aux prises avec ses aspirations solitaires, ou, qui pis est, à recevoir de courtisans banals de banales flatteries, des éloges à faux. Oh ! les éloges qui ne portent pas sur les qualités essentielles de vos œuvres, les éloges omnibus, les compliments clichés, que de coups de poignard donnés par des imbéciles bien intentionnés aux hommes de génie, aux inventeurs ! Mieux encore mille fois l’indifférence qui blesse l’amour-propre, mais raffermit l’orgueil, et double les forces jusqu’à ce que, glorieusement, elles se brisent.

    Quel que soit le jugement de la postérité sur l’œuvre de Berlioz, il restera comme une des individualités les plus tranchées de l’école romantique en musique, comme une des intelligences les plus originales et les plus poétiques de notre siècle. Sa vie entière fut un combat à outrance pour le triomphe d’une poétique musicale qu’on peut ne pas approuver, mais dont il est du moins l’inventeur, et qui n’a pas manqué d’imitateurs, à commencer par Richard Wagner.

    Mais Wagner, éloigné de son modèle pour obéir aux conséquences extrêmes d’un système musical antimusical, a élevé église sur église, dogme sur dogme. Sur la fin, Berlioz a pu dire de l’école de l’avenir, malgré les beautés de premier ordre qu’on trouve dans toutes les partitions du révolutionnaire allemand : « Si telle est cette religion, très-nouvelle, en effet, je suis loin de la professer ; je n’en ai jamais été, je n’en suis pas, je n’en serai jamais ; je lève la main et je le jure : non credo. Je le crois fermement ; le beau n’est pas horrible, l’horrible n’est pas beau. La musique, sans doute, n’a pas pour objet exclusif d’être agréable à l’oreille, mais elle a mille fois moins encore pour objet de lui être désagréable, de la torturer, de l’assassiner. »

    Naturellement, les fanatiques de la nouvelle école se sont indignés d’une semblable profession de foi, faite solennellement par un grand compositeur. Le traître ! se sont-ils écriés, repousser ainsi les dogmes d’une religion harmonique dont il s’est si longtemps institué le grand-prêtre, notamment dans Roméo et Juliette.

    J’ai voulu voir jusqu’à quel point l’accusation était fondée, et je me suis procuré la partition de l’ouvrage de Berlioz, si fortement compromis. Eh bien, moi qui n’aime la musique de l’avenir que dans les passages où elle est conforme à la bonne musique du présent, j’ai passé une soirée délicieuse à lire cette belle partition, un des éblouissements de ma jeunesse. Roméo et Juliette, quand je l’entendis, il y a bien des années déjà, avec un orchestre imposant et des chœurs nombreux, sous la direction de l’auteur lui-même, produisit en moi une de ces sensations profondes, mais indéterminées, qui ne commandent pas l’enthousiasme, mais impriment le respect. J’avais devant moi un grand artiste, je le sentais ; j’entendais une musique grandiose et pleine de poésie, ma raison me le disait, mais mon oreille, encore inexercée, n’en suivait que difficilement les développements ingénieux et hardis ; d’un autre côté, les accents de la mélodie tour à tour chaste, voluptueuse, fantastique, sombre, éclatante, ardente, passionnée, et toujours frappée au coin du génie, c’est-à-dire au coin de l’originalité, effleuraient mon cœur et ne le pénétraient pas. En présence de cette œuvre originale je restai froid, mais ébloui, comme serait un habitant des plaines du Texas ou des montagnes volcaniques du Pérou, qui se trouverait, sans aucune transition, transporté de ces pays lointains et solitaires au sein d’une ville comme Paris, un jour de grande fête.

    Depuis cette époque, j’ai mieux compris les beautés de la musique de Berlioz, et, je le répète, la lecture de cette œuvre célèbre du grand symphoniste m’a fait passer, seul au coin du feu, la plus intéressante et la plus heureuse soirée.

    J’ai entendu avec les yeux ces notes mortes sur le papier, et qui vibraient en moi chaleureuses et pleines de vie par le phénomène de la mémoire des sons, qui n’est autre chose que la sensation prolongée. J’ai entendu et j’ai applaudi l’ingénieuse introduction instrumentale, le prologue, tout empreint d’une grandeur sauvage, les poétiques strophes qui suivent, le scherzetto à deux temps qui vous transporte dans les mondes fantastiques de la reine Mab, que j’ai vu ensuite apparaître dans un scherzo d’un effet incomparable ; puis la fête chez Capulet ; ces pages symphoniques comme on n’en avait jamais instrumenté avant Berlioz ; l’admirable scène d’amour et de désespoir, un chef-d’œuvre de sentiments exquis, de noble et tendre poésie ; cette autre scène, le convoi funèbre de Juliette ; et la scène du jardin, dans laquelle les jeunes Capulets, sortant de la fête, font entendre, dans un double chœur, des réminiscences de la musique du bal ; enfin, l’invocation au réveil de Juliette ; la grande rixe des Capulets et des Montaigus, faite en partie avec les dessins du prologue, sur lequel grondent et se déchaînent les voix tumultueuses des Capulets et des Montaigus, soudainement interrompues par la révélation du père Laurence, d’où naît le serment de réconciliation des familles ennemies. Oui, j’ai entendu toutes ces belles pages dignes du texte immortel de Shakespeare, qui les a inspirées, et mon esprit et mon cœur en ont été ravis.

    Bien des personnes se sont imaginé que la muse de Berlioz était une muse rebelle, et qu’il avait le travail pénible ; c’est une erreur : il n’écrivait jamais que de verve et pour obéir à l’inspiration. Quel exemple plus curieux de cette disposition du compositeur que l’histoire de la Damnation de Faust, dont il écrivit simultanément le poëme et la musique.

    Ce fut pendant un voyage en Autriche, en Hongrie, en Bohême et en Silésie, que Berlioz posa les premiers fondements de cette œuvre si curieusement originale et saisissante. Il improvisait les vers à mesure que lui venaient les idées musicales, et jamais il ne se sentit une aussi grande facilité au travail. « J’écrivais quand je pouvais et où je pouvais : en voiture, en chemin de fer, sur les bateaux à vapeur et même dans les villes, malgré les soins divers auxquels m’obligeaient les concerts que j’avais à y donner. » C’est dans une auberge de Tarsau [sic pour Passau], sur les frontières de la Bavière, que le compositeur écrit l’introduction :

Le vieil hiver a fait place au printemps.

    A Vienne, il trace les scènes des bords de l’Elbe, l’air de Méphistophélès : Voici des roses, et le ballet des sylphes, cet incomparable scherzo. Au moment de partir pour la Hongrie, il orchestre et développe la fameuse marche hongroise sur le thème de Rakoczy, qui valut au compositeur français une très-belle couronne, hommage de la jeunesse de Gior. A Pesth, à la lueur du bec de gaz d’une boutique, il trace au crayon le refrain en chœur de la Ronde des paysans. A Prague, il se lève la nuit pour écrire le chœur d’anges de l’Apothéose de Marguerite :

Remonte au ciel, âme naïve
        Que l’amour égara.

    A Breslau, il fait les paroles et la musique de la chanson latine des étudiants :

Jam nox stellata velamina pandit.

    « Le reste, raconte l’auteur, a été écrit à Paris, mais toujours à l’improviste : chez moi, au café, au jardin des Tuileries, et jusque sur une borne du boulevard du Temple. Je ne cherchais pas les idées, je les laissais venir, et elles se présentaient dans l’ordre le plus imprévu. »

    Cette facilité étonnante à improviser des œuvres pourtant si compliquées souvent, explique le nombre considérable d’ouvrages laissés par Berlioz, indépendamment de ses travanx de critique littéraire, et malgré le temps qu’il employa à monter des concerts pour faire connaître sa musique. Citons quelques ouvrages de ce maître à jamais regretté :

    En ce qui concerne la musique dramatique et les oratorios, nous trouvons : Benvenuto Cellini (opéra, 3 septembre 1838) ; Beatrice et Benedict, opéra-comique en deux actes, représenté à Bade ; les Troyens, grand opéra en cinq actes (Théâtre-Lyrique, 1864 [sic pour 1863]) ; Roméo et Juliette, grande symphonie dramatique, avec chœurs, solos de chant et prologue choral ; la Damnation de Faust, légende en quatre actes ; la Fuite en Egypte [sic pour L’Enfance du Christ], oratorio en trois parties.

    Dans le domaine de la musique instrumentale, nous mentionnerons : les ouvertures de Waverley, du Roi Lear, du Carnaval romain, des Francs-Juges, du Corsaire, l’Épisode de la vie d’un artiste, symphonie fantastique en cinq parties ; Harold en Italie, symphonie en quatre parties ; Symphonie funèbre et triomphale, à trois parties, etc.

    Pour le chant : Irlande, recueil de mélodies ; les Nuits d’été, id.  ; Fleurs des Landes, idem ; Feuillets d’album, idem ; Vox populi, deux grands chœurs avec orchestre ; Tristia, trois chœurs avec orchestre ; la Captive, Sara la baigneuse, etc., etc.

    N’oublions pas la Messe des morts (Requiem) ; le Cinq mai, chant sur la mort de Napoléon ; le Retour à la vie, « mélologue, » mélange de musique et de discours avec solos de chant, chœur et orchestre ; Te Deum à deux chœurs, orchestre et orgue, etc.

    Il a, en outre, publié un grand Traité d’instrumentation, et orchestré, outre la Marseillaise et la Marche marocaine, l’Invitation à la valse, de Weber. Enfin il laisse des mémoires.

    Quelques détails sur les derniers jours de Berlioz ne paraîtront pas sans intérêt au monde musical qui pleure sa perte, à ses amis en deuil.

    Depuis la chute qu’il fit à Nice, à son retour de Russie, sa santé, déjà bien chancelante, s’affaiblit de plus en plus. Il perdait parfois la mémoire, au point d’oublier le nom de ses amis les plus intimes. Parfois aussi on l’aurait cru privé de toute sensibilité. C’est dans un de ces moments, où la vie intellectuelle semblait l’avoir abandonné, que la musique opéra sur son âme un véritable prodige.

    Mme Charton-Demeur était allé voir l’illustre malade. Pour Berlioz, la visite de la grande cantatrice française, qui avait si dignement créé le beau rôle de Didon dans les Troyens, était toujours une poétique consolation, un adoucissement à ses souffrances physiques. Mais ce jour-là, je parle de près de trois mois, le maître ne put pas même lui sourire. Il regardait sans voir, et ne répondait pas à la voix de l’amitié. Alors Mme Charton-Demeur voulut essayer de la musique, cette langue qui parle encore à l’âme quand les mots ne sont plus entendus de l’esprit. Elle s’assit au piano, et dit quelques phrases de l’opéra d’Armide, dont la partition était ouverte. A ces accents de Gluck, Berlioz sort de sa torpeur ; il reconnaît la cantatrice, il lui serre la main, il la remercie, il se lève, il parle. Et le voilà revenu à la vie pour l’art et par l’art, battant la mesure, applaudissant, faisant des observations sur la tradition perdue de cette musique, pleurant de joie. « Ah ! s’écria Mme Charton, voilà sa nourriture ; c’est la musique qu’il lui faut, elle ne lui manquera pas désormais. »

    Et elle voulut avec Saint-Saëns organiser pour le malade, chez le malade, des auditions musicales pour lui seul. Malheureusement, la maladie s’aggravant chaque jour, ne permit pas de mettre ce noble projet à exécution.

    La dernière fois que le maître ait fait acte de vie intellectuelle, c’est le 17 décembre dernier.

    Il paraissait ce jour-là plus accablé que jamais, et la mort planait déjà sur sa tête d’aigle, si fière, si accentuée, si artistement énergique. La paralysie l’avait rendu muet, et les paroles qu’on lui adressait restaient sans réponse. Cependant, Mme Charton aurait voulu du mourant un effort, — sa signature pour l’album de Mlle Nilsson.

    — Mon cher Berlioz, dit-elle en se penchant doucement sur le maître, j’ai une faveur à vous demander. Vous savez Mlle Nilsson, que vous avez applaudie dans Don Juan, elle vous aime bien et serait heureuse d’avoir votre signature dans son album. Il ne manque plus que vous. Tous les grands y sont : Rossini, Aubert, Lamartine, Hugo. Ne voudriez-vous pas me rendre service et lui faire ce plaisir ?

    Berlioz entendit, comprit et fit quelques mouvements. On lui apporta l’album. Alors, et par un de ces retours à la vie qui se produisent chez les natures nerveuses et déroutent la science, il prit le grand livre sur ses genoux, traça une douzaine de portées de musique et, sans faire une seule faute, écrivit les paroles et la musique d’une de ses premières mélodies : Reviens, reviens, ma bien-aimée. Mme Charton pleurait, et mes yeux se mouillent à ce souvenir.

    Le succès douteux, en tout cas de très peu de durée, des Troyens avait ébranlé jusque dans ses racines le courage de Berlioz. Cependant, il y a des beautés de premier ordre dans cette partition, qui sera peut-être reprise un jour avec éclat. Au moment même où le compositeur exhalait le dernier soupir, on frappait à sa porte. C’était M. Gevaert, qui venait, un télégramme à la main, annoncer au compositeur le grand succès des Troyens à Moscou. Pauvre Berlioz ! cette consolation suprême lui a manqué.

    Sur son lit de mort, il reposait calme et majestueux. Son âme envolée avait donné à ses traits je ne sais quelle sérénité sublime qui imposait le respect et bannissait la crainte. On eut dit Dante, le grand poëte italien.

    Les amis qui ne l’ont pas quitté et ont recueilli son dernier soupir sont : Ernest Reyer, Edouard Alexandre et le compositeur Damke. Ces deux derniers sont les exécuteurs testamentaires.

    Berlioz laisse à sa belle-mère, Mme Reccio, mère de sa seconde femme (il avait épousé en premières noces la tragédienne anglaise Miss Smithson), une somme de 20,000 fr. et 4,000 fr. de rentes viagères. Ces modestes économies du compositeur proviennent de l’héritage paternel et non point de la musique. L’art, dont il restera un des plus nobles représentants, ne lui a donné que des regrets, avec quelques moments d’ineffables jouissances.

Oscar COMETTANT.           

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    Les funérailles d’Hector Berlioz ont été célébrées à l’église de la Trinité. Les cordons du poêle étaient tenus, de la maison mortuaire à l’église, par MM. Guillaume, président de l’Académie des Beaux-Arts ; Camille Doucet, membre de l’Académie Française ; le baron Taylor ; Emile Perrin, directeur de l’Opéra.

    De l’église au cimetière Montmartre, par MM. Ambroise Thomas, Gounod, membres de l’Académie des Beaux-Arts ; Nogent Saint-Laurens, membre du Corps Législatif, et Perrin. L’Institut avait envoyé une députation composée de MM. Ambroise Thomas, Dumont, Pils, Martinet, Guillaume, Beulé.

    Pendant le service funèbre, les morceaux suivants ont été exécutés par l’orchestre et les chœurs de l’Opéra, dirigés par M. Georges Hainl, et les enfants de la maîtrise de la Trinité, sous la direction de M. Grisy.

    L’Introit du Requiem de Cherubini ; le Lacrymosa de Mozart, Hostias et Preces du Requiem de Berlioz, chantés par un double quatuor d’artistes de l’Opéra, la marche d’Alceste, de Gluck ; la marche funèbre de Litolff, avec les instruments de Sax, qui a fait sensation.

    La cérémonie s’est terminée sur la marche d’Harold, de Berlioz, traduite pour orgue par M. Chauvet.

    Le cortège s’est dirigé vers le cimetière Montmartre, au milieu d’une affluence considérable. Un corps de musique de la garde nationale a exécuté pendant la marche des morceaux funèbres.

    Le corps de Berlioz a été déposé dans un caveau de famille.

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    Voici le discours prononcé par M. Guillaume, président de l’Académie des Beaux-Arts :

    « Messieurs,

    « La paix commence seulement aujourd’hui pour l’artiste célèbre et toujours militant dont l’Académie des Beaux-Arts porte le deuil, car il était vraiment de ceux qui ne doivent trouver le repos que dans le tombeau. Sa vie, poursuivie dans la contradiction et dans la lutte, s’est éteinte au milieu des souffrances que le chagrin avait peut-être causées, mais qu’il aggravait sans cesse. On a souvent redit les circonstances de cette existence tourmentée. Dans ce lieu où tout se résume, je dois me borner à retracer les faits principaux d’une noble carrière, et jeter avec vous un regard douloureux sur les rares mérites qui l’ont illustrée.

    « De bonne heure, une vocation irrésistible avait entraîné Berlioz vers la musique, et dès ses premiers essais son tempérament vigoureux lui faisait répudier dans l’art la convention fausse et la frivolité. Il n’était encore qu’à ses débuts, et déjà l’originalité de son génie s’imposait avec éclat : son premier ouvrage, la Symphonie fantastique, le rendit célèbre. Le séjour de l’Italie, où il passa deux ans comme pensionnaire de l’Académie de France, affermit ses convictions irrévocables, et, sa personnalité grandissant, il trouva de nouvelles forces et les plus solides dans le commerce des œuvres classiques. Aussi la Symphonie d’Harold, et surtout celle de Roméo et Juliette, furent-elles pour lui de nouveaux succès. Dans tout ce qu’il produisit désormais, on ne cessa de remarquer une science profonde mise au service d’un sentiment grandiose et pathétique qui savait associer l’élément du drame lyrique à celui de la symphonie. Ami des sensations énergiques, il cherchait à tirer de vastes combinaisons, des effets saisissants. La puissance et la force étaient en effet ses qualités natives, et le sublime, qui fait naître l’idée de la lutte, attirait son âme plus que la sereine beauté.

    « Qui de nous, Messieurs, pourrait oublier la Symphonie funèbre et triomphale ! Qui ne se rappelle la Messe de Requiem où la vigueur poignante de l’expression engendre par moment une sorte de terreur ? Mais le génie de Berlioz n’était point borné : il savait, comme il l’a prouvé dans son magnifique oratorio de l’Enfance du Christ, aborder les tons les plus divers, et il alla toujours progressant jusqu’à ce noble opéra des Troyens, ouvrage plein d’un feu dramatique, empreint d’un pathétique digne de l’antiquité ; composition largement mélodieuse, à laquelle des qualités de premier ordre méritaient d’assurer un éclatant triomphe.

    « Mais quel qu’ait été le succès de ses œuvres, Berlioz sembla toujours moins préoccupé des applaudissements que du triomphe de ses convictions. Nature vaillante et convaincue, il ne pouvait se contenter de proclamer ses croyances au moyen de la musique ; il eut toujours besoin de défendre avec la plume les principes qui lui semblaient nécessaires à la vie de l’art. Dans tous ses travaux de critique, au milieu des vivacités imprévues de la forme et de la polémique parfois excessive du jour, se montre un fonds solide de doctrines saines et fortifiantes. C’est bien là que l’on peut apprécier tout son esprit dans lequel une ombrageuse indépendance s’unissait cependant au sentiment classique le plus large ; c’est bien là que sa conscience d’artiste se dévoile en entier. Sa haine pour la banalité facile, son respect pour les grandes traditions s’expriment en traits vigoureux et passionnés. Gluck et Beethoven sont ses maîtres préférés ; une ardeur sincère pour leurs chefs-d’œuvre l’anime jusqu’à l’enthousiasme, l’émeut jusqu’aux larmes. Noble ivresse, juste orgueil d’une intelligence qui comprend le beau, et qui, pour le goûter, se tient fièrement à l’écart au milieu du goût public abaissé.

    « L’Académie des Beaux-Arts devait accueillir un artiste que signalaient également l’originalité de ses œuvres et la fermeté de ses opinions : elle consacra, par une brillante élection, une carrière si bien remplie et que couronnaient une grande renommée, une légitime popularité. Cette marque de haute estime s’adressait au musicien, mais l’homme n’en était pas moins digne par son inviolable sincérité. Qui pourrait le contester ? Berlioz, dans la véhémence de sa critique, ne s’est jamais attaqué qu’aux idées : les idées seules étaient l’objet de ses emportements généreux. Jamais il ne connut l’envie : toujours il se montra prêt à applaudir aux succès de ses émules, à donner son appui chaleureux, à prodiguer son enthousiasme aux œuvres vraiment dignes d’admiration, et dans lesquelles il reconnaissait l’idée du progrès.

    « Messieurs, le génie de Berlioz restera l’une des expressions de notre siècle ; peu d’artistes sont destinés à porter comme lui les marques du temps où ils ont vécu. Par la hauteur indépendante de ses inspirations, par son amour pour les sources libres et pures de l’art, par son culte pour un grand idéal fondé sur la vérité, il fut un des représentants les plus énergiques de l’esprit nouveau. Il fut moderne aussi par l’idée qu’il se faisait de l’artiste et par le caractère de son originalité personnelle. Il le fut surtout par cette sensibilité, qui se complaisait dans ses propres souffrances et se montrait ingénieuse à les aviver.

    « C’est un danger pour les âmes, que la volupté qu’elles trouvent dans les infortunes inséparables de la vie, les plus forts y succombent. Longtemps la fière ironie de Berlioz sembla le mettre au-dessus  d’injustes attaques. Il finit par être victime de cette sensibilité maladive qui croyait s’élever au-dessus de ses maux en en savourant l’amertume. La mélancolie l’envahit. Aussi, lorsqu’à l’incurable affliction de l’esprit vinrent s’ajouter les plus cruelles douleurs du cœur, quand sa femme et son fils lui furent arrachés par une mort prématurée, il fléchit tout entier. Son corps fut impuissant à supporter les profonds déchirements de son âme ; et, après d’implacables souffrances, il tomba terrassé. Inclinons-nous, Messieurs, devant cette longue agonie. Plus que personne, Berlioz, notre illustre et regretté confrère, a mérité la paix profonde dans laquelle il est entré. Qu’il repose au sein de cette paix, aurore d’une gloire qui va grandir, et à laquelle s’associe hautement l’Académie des Beaux-Arts, qui s’honore de l’avoir soutenu dans ses épreuves, et qui vient de lui dire le suprême adieu. »

    A la suite de ce discours, qui est tout un hommage rendu par l’Académie des Beaux-Arts à l’un de ses membres les plus éminents, M. Frédéric Thomas a parlé dans les termes les plus éloquents au nom de la Société des gens de lettres ; M. Elwart, au nom des musiciens ; M. Charles Gounod a dit aussi quelques paroles émues sur la tombe encore ouverte d’Hector Berlioz ; puis la foule s’est séparée sous la profonde impression de ce grand deuil artistique.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er décembre 2013.

© Monir Tayeb et Michel Austin. Tous droits de reproduction réservés.

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