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Quand j’ai dit plus haut [chapitre 3] que la musique m’avait été révélée en même temps que l’amour, à l’âge de douze ans, c’est la composition que j’aurais dû dire; car je savais déjà, avant ce temps, chanter à première vue et jouer de deux instruments. Mon père encore m’avait donné ce commencement d’instruction musicale.
Le hasard m’ayant fait trouver un flageolet au fond d’un tiroir où je furetais, je voulus aussitôt m’en servir, cherchant inutilement à reproduire l’air populaire de Marlborough.
Mon père, que ces sifflements incommodaient fort, vint me prier de le laisser en repos, jusqu’à l’heure où il aurait le loisir de m’enseigner le doigté du mélodieux instrument, et l’exécution du chant héroïque dont j’avais fait choix. Il parvint en effet à me les apprendre sans trop de peine; et, au bout de deux jours, je fus maître de régaler de mon air de Marlborough toute la famille.
On voit déjà, n’est-ce pas, mon aptitude pour les grands effets d’instruments à vent?... (Un biographe pur sang ne manquerait pas de tirer cette ingénieuse induction...) Ceci inspira à mon père l’envie de m’apprendre à lire la musique; il m’expliqua les premiers principes de cet art, en me donnant une idée nette de la raison des signes musicaux et de l’office qu’ils remplissent. Bientôt après, il me mit entre les mains une flûte, avec la méthode de Devienne, et prit, comme pour le flageolet, la peine de m’en montrer le mécanisme. Je travaillai avec tant d’ardeur, qu’au bout de sept à huit mois j’avais acquis sur la flûte un talent plus que passable. Alors, désireux de développer les dispositions que je montrais, il persuada à quelques familles aisées de la Côte de se réunir à lui pour faire venir de Lyon un maître de musique. Ce plan réussit. Un second violon du théâtre des Célestins, qui jouait en outre de la clarinette, consentit à venir se fixer dans notre petite ville barbare, et à tenter d’en musicaliser les habitants, moyennant un certain nombre d’élèves assuré, et des appointements fixes pour diriger la bande militaire de la garde nationale. Il se nommait Imbert. Il me donna deux leçons par jour; j’avais une jolie voix de soprano; bientôt je fus un lecteur intrépide, un assez agréable chanteur, et je jouai sur la flûte les concertos de Drouet les plus compliqués. [...]
J’avais découvert, parmi de vieux livres, le traité d’harmonie de Rameau, commenté et simplifié par d’Alembert. J’eus beau passer des nuits à lire ces théories obscures, je ne pus parvenir à leur trouver un sens. Il faut en effet être déjà maître de la science des accords, et avoir beaucoup étudié les questions de physique expérimentale sur lesquelles repose le système tout entier, pour comprendre ce que l’auteur a voulu dire. C’est donc un traité d’harmonie à l’usage seulement de ceux qui la savent. Et pourtant je voulais composer. Je faisais des arrangements de duos en trios et en quatuors, sans pouvoir parvenir à trouver des accords ni une basse qui eussent le sens commun. Mais à force d’écouter des quatuors de Pleyel exécutés le dimanche par nos amateurs, et grâce au traité d’harmonie de Catel, que j’étais parvenu à me procurer, je pénétrai enfin, et en quelque sorte subitement, le mystère de la formation et de l’enchaînement des accords. J’écrivis aussitôt une espèce de pot-pourri à six parties, sur des thèmes italiens dont je possédais un recueil. L’harmonie en parut supportable. Enhardi par ce premier pas, j’osai entreprendre de composer un quintette pour flûte, deux violons, alto et basse, que nous exécutâmes, trois amateurs, mon maître et moi.
Ce fut un triomphe. Mon père seul ne parut pas de l’avis des applaudisseurs. Deux mois après, nouveau quintette. Mon père voulut en entendre la partie de flûte, avant de me laisser tenter la grande exécution, selon l’usage des amateurs de province, qui s’imaginent pouvoir juger un quatuor d’après le premier violon. Je la lui jouai, et à une certaine phrase: “A la bonne heure, me dit-il, ceci est de la musique.” Mais ce quintette, beaucoup plus ambitieux que le premier, était aussi bien plus difficile; nos amateurs ne purent parvenir à l’exécuter passablement. L’alto et le violoncelle surtout pataugeaient à qui mieux mieux.
J’avais à cette époque douze ans et demi. Les biographes qui ont écrit, dernièrement encore, qu’à vingt ans, je ne connaissais pas les notes, se sont, on le voit, étrangement trompés.
J’ai brûlé les deux quintettes, quelques années après les avoir faits, mais il est singulier qu’en écrivant, beaucoup plus tard, à Paris, ma première composition d’orchestre, la phrase approuvée par mon père dans le second de ces essais, me soit revenue en tête, et se soit fait adopter. C’est le chant en la bémol exposé par les premiers violons, un peu après le début de l’allegro de l’ouverture des Francs-Juges.
Après la triste et inexplicable fin de son fils [il s’était suicidé], le pauvre Imbert était retourné à Lyon, où je crois qu’il est mort. Il eut presque immédiatement à la Côte un successeur, beaucoup plus habile que lui, nommé Dorant. Celui-ci, Alsacien de Colmar, jouait à peu près de tous les instruments, et excellait sur la clarinette, la basse, le violon et la guitare. Il donna des leçons de guitare à ma sœur aînée [Nanci] qui avait de la voix, mais que la nature a entièrement privée de tout instinct musical. Elle aime la musique pourtant, sans avoir jamais pu parvenir à la lire et à déchiffrer seulement une romance. J’assistais à ses leçons; je voulus en prendre aussi moi-même; jusqu’à ce que Dorant, en artiste honnête et original, vint dire brusquement à mon père “Monsieur, il m’est impossible de continuer mes leçons de guitare à votre fils! — Pourquoi donc? vous aurait-il manqué de quelque manière, ou se montre-t-il paresseux au point de vous faire désespérer de lui? — Rien de tout cela, mais ce serait ridicule, il est aussi fort que moi.”
Me voilà donc passé maître sur ces trois majestueux et incomparables instruments, le flageolet, la flûte et la guitare! Qui oserait méconnaître dans ce choix judicieux, l’impulsion de la nature me poussant vers les plus immenses effets d’orchestre et la musique à la Michel-Ange!!... La flûte, la guitare et le flageolet!! !... Je n’ai jamais possédé d’autres talents d’exécution; mais ceux-ci me paraissent déjà fort respectables. Encore, non, je me fais tort, je jouais aussi du tambour.
Mon père n’avait pas voulu me laisser entreprendre l’étude du piano. Sans cela il est probable que je fusse devenu un pianiste redoutable, comme quarante mille autres. Fort éloigné de vouloir faire de moi un artiste, il craignait sans doute que le piano ne vînt à me passionner trop violemment et à m’entrainer dans la musique plus loin qu’il ne le voulait.
La pratique de cet instrument m’a manqué souvent; elle me serait utile en maintes circonstances; mais, si je considère l’effrayante quantité de platitudes dont il facilite journellement l’émission, platitudes honteuses et que la plupart de leurs auteurs ne pourraient pourtant pas écrire si, privés de leur kaléidoscope musical, ils n’avaient pour cela que leur plume et leur papier, je ne puis m’empêcher de rendre grâces au hasard qui m’a mis dans la nécessité de parvenir à composer silencieusement et librement, en me garantissant ainsi de la tyrannie des habitudes des doigts, si dangereuses pour la pensée, et de la séduction qu’exerce toujours plus ou moins sur le compositeur la sonorité des choses vulgaires. Il est vrai que les innombrables amateurs de ces choses-là expriment à mon sujet le regret contraire; mais j’en suis peu touché.
Les essais de composition de mon adolescence portaient l’empreinte d’une mélancolie profonde. Presque toutes mes mélodies étaient dans le mode mineur. Je sentais le défaut sans pouvoir l’éviter. Un crêpe noir couvrait mes pensées; mon romanesque amour de Meylan les y avait enfermées. Dans cet état de mon âme, lisant sans cesse l’Estelle de Florian, il était probable que je finirais par mettre en musique quelques-unes des nombreuses romances contenues dans cette pastorale, dont la fadeur alors me paraissait douce. Je n’y manquai pas.
J’en écrivis une, entre autres, extrêmement triste sur des paroles qui exprimaient mon désespoir de quitter les bois et les lieux honorés par les pas, éclairés par les yeux [La Fontaine, Les deux pigeons] et les petits brodequins roses de ma beauté cruelle. Cette pâle poésie me revient aujourd’hui [avril 1848], avec un soleil printanier, à Londres, où je suis en proie à de graves préoccupations, à une inquiétude mortelle, à une colère concentrée de trouver encore là comme ailleurs tant d’obstacles ridicules... En voici la première strophe:
Je vais donc quitter pour jamais
Mon doux pays, ma douce amie,
Loin d’eux je vais traîner ma vie
Dans les pleurs et dans les regrets!
Fleuve dont j’ai vu l’eau limpide,
Pour réfléchir ses doux attraits,
Suspendre sa course rapide,
Je vais vous quitter pour jamais.
Quant à la mélodie de cette romance, brûlée comme le sextuor, comme les quintettes, avant mon départ pour Paris, elle se présenta humblement à ma pensée, lorsque j’entrepris en 1829 d’écrire ma Symphonie fantastique. Elle me sembla convenir à l’expression de cette tristesse accablante d’un jeune cœur qu’un amour sans espoir commence à torturer, et je l’accueillis. C’est la mélodie que chantent les premiers violons au début du largo de la première partie de cet ouvrage, intitulé: RÊVERIES, PASSIONS; je n’y ai rien changé.
Mais pendant ces diverses tentatives musicales, au milieu de mes lectures, de mes études géographiques, de mes aspirations religieuses et des alternatives de calme et de tempête dans mon premier amour, le moment approchait où je devais me préparer à suivre une carrière. Mon père me destinait à la sienne, n’en concevant pas de plus belle, et m’avait dès longtemps laissé entrevoir son dessein.
Mes sentiments à cet égard n’étaient rien moins que favorables à ses vues, et je les avais aussi dans l’occasion manifestés avec énergie. Sans me rendre compte précisément de ce que j’éprouvais, je pressentais une existence passée bien loin du chevet des malades, des hospices et des amphithéâtres. N’osant m’avouer celle que je rêvais, ma résolution me paraissait pourtant bien prise de résister à tout ce qu’on pourrait faire pour m’amener à la médecine. La vie de Gluck et celle de Haydn que je lus à cette époque, dans la Biographie universelle [sc. de Michaut], me jetèrent dans la plus grande agitation. Quelle belle gloire! me disais-je, en pensant à celle de ces deux hommes illustres; quel bel art! quel bonheur de le cultiver en grand! En outre, un incident fort insignifiant en apparence vint m’impressionner encore dans le même sens et illuminer mon esprit d’une clarté soudaine qui me fit entrevoir au loin mille horizons musicaux étranges et grandioses.
Je n’avais jamais vu de grande partition. Les seuls morceaux de musique à moi connus consistaient en solfèges accompagnés d’une basse chiffrée, en solos de flûte ou en fragments d’opéras avec accompagnement de piano. Or, un jour, une feuille de papier réglée à vingt-quatre portées me tomba sous la main. En apercevant cette grande quantité de lignes, je compris aussitôt à quelle multitude de combinaisons instrumentales et vocales leur emploi ingénieux pouvait donner lieu, et je m’écriai: “Quel orchestre on doit pouvoir écrire là-dessus!” A partir de ce moment la fermentation musicale de ma tête ne fit que croître, et mon aversion pour la médecine redoubla. J’avais de mes parents une trop grande crainte, toutefois, pour rien oser avouer de mes audacieuses pensées, quand mon père, à la faveur même de la musique, en vint à un coup d’Etat pour détruire ce qu’il appelait mes puériles antipathies, et me faire commencer les études médicales.
Afin de me familiariser instantanément avec les objets que je devais bientôt avoir constamment vous les yeux, il avait étalé dans son cabinet l’énorme Traité d’ostéologie de Munro, ouvert, et contenant des gravures de grandeur naturelle, où les diverses parties de la charpente humaine sont reproduites très fidèlement. “Voilà un ouvrage, me dit-il, que tu vas avoir à étudier. Je ne pense pas que tu persistes dans tes idées hostiles à la médecine; elles ne sont ni raisonnables ni fondées sur quoi que ce soit. Et si, au contraire, tu veux me promettre d’entreprendre sérieusement ton cours d’ostéologie, je ferai venir de Lyon, pour toi, une flûte magnifique garnie de toutes les nouvelles clefs.” Cet instrument était depuis longtemps l’objet de mon ambition. Que répondre?... La solennité de la proposition, le respect mêlé de crainte que m’inspirait mon pére, malgré toute sa bonté, et la force de la tentation, me troublèrent au dernier point. Je laissai échapper un oui bien faible et rentrai dans ma chambre, où je me jetai sur mon lit accablé de chagrin.
Etre médecin! étudier l’anatomie! disséquer! assister à d’horribles opérations! au lieu de me livrer corps et âme à la musique, cet art sublime dont je concevais déjà la grandeur! Quitter l’empyrée pour les plus tristes séjours de la terre! les anges immortels de la poésie et de l’amour et leurs chants inspirés, pour de sales infirmiers, d’affreux garçons d’amphithéâtre, des cadavres hideux, les cris des patients, les plaintes et le râle précurseurs de la mort!...
Oh! non, tout cela me semblait le renversement absolu de l’ordre naturel de ma vie, et monstrueux et impossible. Cela fut pourtant. [...]
Je m’étais mis à composer pendant ces cruelles discussions [l’opposition de son père à sa vocation musicale]. J’avais écrit, entre autres choses, une cantate à grand orchestre, sur un poème de Millevoye (Le Cheval arabe). Un élève de Lesueur, nommé Gerono, que je rencontrais souvent à la bibliothèque du Conservatoire, me fit entrevoir la possibilité d’être admis dans la classe de composition de ce maître, et m’offrit de me présenter à lui. J’acceptai sa proposition avec joie, et je vins un matin soumettre à Lesueur la partition de ma cantate, avec un canon à trois voix que j’avais cru devoir lui donner pour auxiliaire dans cette circonstance solennelle. Lesueur eut la bonté de lire attentivement la première de ces deux œuvres informes, et dit en me la rendant “Il y a beaucoup de chaleur et de mouvement dramatique là-dedans, mais vous ne savez pas encore écrire, et votre harmonie est entachée de fautes si nombreuses, qu’il serait inutile de vous les signaler. Gerono aura la complaisance de vous mettre au courant de nos principes d’harmonie, et, dès que vous serez parvenu a les connaître assez pour pouvoir me comprendre, je vous recevrai volontiers parmi mes élèves.” Gerono accepta respectueusement la tâche que lui confiait Lesueur; il m’expliqua clairement, en quelques semaines, tout le système sur lequel ce maître a basé sa théorie de la production et de la succession des accords; système emprunté à Rameau et à ses rêveries sur la résonance de la corde sonore. [...] Je vis tout de suite, à la manière dont Gerono m’exposait ces principes, qu’il ne fallait point en discuter la valeur, et que, dans l’école de Lesueur, ils constituaient une sorte de religion à laquelle chacun devait se soumettre aveuglément. Je finis même, telle est la force de l’exemple, par avoir en cette doctrine une foi sincère, et Lesueur, en m’admettant au nombre de ses disciples favoris, put me compter aussi parmi ses adeptes les plus fervents.
Je suis loin de manquer de reconnaissance pour cet excellent et digne homme, qui entoura mes premiers pas dans la carrière de tant de bienveillance, et m’a, jusqu’à la fin de sa vie, témoigné une véritable affection. Mais combien de temps j’ai perdu à étudier ses théories antédiluviennes, à les mettre en pratique et à les désapprendre ensuite, en recommençant de fond en comble mon éducation! Aussi m’arrive-t-il maintenant de détourner involontairement les yeux, quand j’aperçois une de ses partitions. J’obéis alors à un sentiment comparable à celui que nous éprouvons en voyant le portrait d’un ami qui n’est plus. J’ai tant admiré ces petits oratorios qui formaient le répertoire de Lesueur à la chapelle royale, et cette admiration, j’ai eu tant de regrets de la voir s’affaiblir. En comparant d’ailleurs à l’époque actuelle le temps où j’allais les entendre régulièrement tous les dimanches au palais des Tuileries, je me trouve si vieux, si fatigué, si pauvre d’illusions. Combien d’artistes célèbres que je rencontrais à ces solennités de l’art religieux n’existent plus! Combien d’autres sont tombés dans l’oubli pire que la mort! Que d’agitations! que d’efforts! que d’inquiétudes depuis lors! C’était le temps du grand enthousiasme, des grandes passions musicales, des longues rêveries, des joies infinies, inexprimables!... Quand j’arrivais à l’orchestre de la chapelle royale, Lesueur profitait ordinairement de quelques minutes avant le service, pour m’informer du sujet de l’œuvre qu’on allait exécuter, pour m’en exposer le plan et m’expliquer ses intentions principales. La connaissance du sujet traité par le compositeur n’était pas inutile, en effet, car il était rare que ce fût le texte de la messe. Lesueur, qui a écrit un grand nombre de messes, affectionnait particulièrement et produisait plus volontiers ces délicieux épisodes de l’Ancien Testament, tels que Noémi, Rachel, Ruth et Booz, Débora, etc., qu’il avait revêtus d’un coloris antique, parfois si vrai, qu’on oublie, en les écoutant, la pauvreté de sa trame musicale, son obstination à imiter dans les airs, duos et trios, l’ancien style dramatique italien, et la faiblesse enfantine de son instrumentation. De tous les poëmes (à l’exception peut-être de celui de Mac-Pherson, qu’il persistait à attribuer à Ossian), la Bible était sans contredit celui qui prêtait le plus au développement des facultés spéciales de Lesueur. Je partageais alors sa prédilection, et l’Orient, avec le calme de ses ardentes solitudes, la majesté de ses ruines immenses, ses souvenirs historiques, ses fables, était le point de l’horizon poétique vers lequel mon imagination aimait le mieux à prendre son vol. […]
Ce fut à cette époque [en 1826] que je composai mon premier grand morceau instrumental: l’ouverture des Francs Juges. Celle de Waverley lui succéda bientôt après. J’étais si ignorant alors du mécanisme de certains instruments, qu’après avoir écrit le solo en ré bémol des trombones, dans l’introduction des Francs-Juges, je craignais qu’il ne présentât d’énormes difficultés d’exécution, et j’allai, fort inquiet, le montrer à un des trombonistes de l’Opéra. Celui-ci, en examinant la phrase, me rassura complètement: “Le ton de ré bémol est, au contraire, un des plus favorables à cet instrument, me dit-il, et vous pouvez compter sur un grand effet pour votre passage.”
Cette assurance me donna une telle joie, qu’en revenant chez moi, tout préoccupé, et sans regarder où je marchais, je me donnai une entorse. J’ai mal au pied maintenant, quand j’entends ce morceau. D’autres, peut-être, ont mal à la tête.
Mes deux maîtres ne m’ont rien appris en instrumentation. Lesueur n’avait de cet art que des notions fort bornées. Reicha connaissait bien les ressources particulières de la plupart des instruments à vent, mais je doute qu’il ait eu des idées très avancées au sujet de leur groupement par grandes et petites masses. D’ailleurs, cette partie de l’enseignement, qui n’est point encore maintenant représentée au Conservatoire, était étrangère à son cours, où il avait à s’occuper seulement du contrepoint et de la fugue. Avant de m’engager au Théâtre des Nouveautés, j’avais fait connaissance avec un ami du célèbre maître des ballets Gardel. Grâce aux billets de parterre qu’il me donnait, j’assistais régulièrement à toutes les représentations de l’Opéra. J’y apportais la partition de l’ouvrage annoncé, et je la lisais pendant l’exécution. Ce fut ainsi que je commençai à me familiariser avec l’emploi de l’orchestre, et à connaître l’accent et le timbre, sinon l’étendue et le mécanisme de la plupart des instruments. Cette comparaison attentive de l’effet produit et du moyen employé à le produire, me fit même apercevoir le lien caché qui unit l’expression musicale à l’art spécial de l’instrumentation; mais personne ne m’avait mis sur la voie. L’étude des procédés des trois maîtres modernes, Beethoven, Weber et Spontini, l’examen impartial des coutumes de l’instrumentation, celui des formes et des combinaisons non usitées, la fréquentation des virtuoses, les essais que je les ai amenés à faire sur leurs divers instruments, et un peu d’instinct ont fait pour moi le reste.
Reicha professait le contrepoint avec une clarté remarquable; il m’a beaucoup appris en peu de temps et en peu de mots. En général, il ne négligeait point, comme la plupart des maîtres, de donner à ses élèves, autant que possible, la raison des règles dont il leur recommandait l’observance.
Ce n’était ni un empirique, ni un esprit stationnaire; il croyait au progrès dans certaines parties de l’art, et son respect pour les pères de l’harmonie n’allait pas jusqu’au fétichisme. De là les dissensions qui ont toujours existé entre lui et Cherubini; ce dernier ayant poussé l’idolâtrie de l’autorité en musique au point de faire abstraction de son propre jugement, et de dire, par exemple, dans son Traité de contre-point: “Cette disposition harmonique me paraît préférable à l’autre, mais les anciens maîtres ayant été de l’avis contraire, il faut s’y soumettre.”
Reicha, dans ses compositions, obéissait encore à la routine, tout en la méprisant. Je le priai une fois de me dire franchement ce qu’il pensait des fugues vocalisées sur le mot amen ou sur kyrie eleison, dont les messes solennelles ou funèbres des plus grands compositeurs de toutes les écoles sont infestées. “Oh! s’écria-t-il vivement, c’est de la barbarie! — En ce cas, monsieur, pour quoi donc en écrivez-vous? — Mon Dieu, tout le monde en fait!” Miseria!...
Lesueur, à cet égard, était plus logique. Ces fugues monstrueuses, qui, par leur ressemblance avec les vociférations d’une troupe d’ivrognes, paraissent n’être qu’une parodie impie du texte et du style sacrés, il les trouvait, lui aussi, dignes des temps et des peuples barbares, mais il se gardait d’en écrire, et les fugues assez rares qu’il a disséminées dans ses œuvres religieuses n’ont rien de commun avec ces grotesques abominations. L’une de ses fugues, au contraire, commençant par ces mots: Quis enarrabit cœlorum gloriam! est un chef-d’œuvre de dignité de style, de science harmonique, et, bien plus, un chef-d’œuvre aussi d’expression que la forme fuguée sert ici elle-même. [...]
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