Annonces et comptes-rendus de concerts, 1873-1914
Cette page présente en ordre chronologique une série d’annonces et de comptes-rendus d’exécutions de musique de Berlioz données à Paris entre 1873 et mars 1914 par l’Association Artistique fondée par Édouard Colonne (connue aussi sous le nom de Concerts ou Concert Colonne). La plupart de ces exécutions ont eu lieu au théâtre du Châtelet et sous la direction de Colonne lui-même (sauf pour celles de 1909 à 1914, toutes dirigées par Gabriel Pierné). La page fait pendant à la page principale consacrée à Édouard Colonne, où l’on trouvera sous forme de tables chronologiques le détail de tous les concerts en question. Une autre page de textes et documents fournit des compléments d’information sur la carrière et l’œuvre de Colonne. Pour la période allant de 1873 à mai 1884 on a ajouté des renvois à des textes déjà transcrits ailleurs sur ce site, notamment sur la page Articles et comptes-rendus de concerts, 1869-1884, articles qu’il n’y pas lieu de reproduire ici de nouveau. À partir de 1884 tous les textes transcrits proviennent de l’hebdomadaire Le Ménestrel et ont été transcrits à partir du site internet de la Bibliothèque nationale de France. Nous avons conservé la syntaxe et l’orthographe du texte original du Ménestrel.
On remarquera que les comptes-rendus reproduits ci-dessous pour la période de 1884 à 1914 sont dûs à un nombre plus restreint de critiques que ceux de la période de 1869 à 1884. Trois noms reviennent constamment, ceux de H. (Hippolyte) Barbedette, Amédée Boutarel, et J. Jemain. Hippolyte Barbedette (1828-1901) collabore au Ménestrel dès juin 1863 jusqu’à 1900, et on trouvera sur cette page de nombreux exemples de ses comptes-rendus de concerts de Berlioz (voir aussi les textes pour la période de 1869 à 1884, la page sur Charles Lamoureux, et la page sur les Opéras de Berlioz en France 1869-1914). Comme sa notice nécrologique l’indique (Le Ménestrel 3/2/1901, p. 40), ses préférences en musique allaient plutôt aux compositeurs classiques, et il réagissait avec méfiance à toute musique nouvelle. Il appréciait Berlioz mais ne lui fut jamais totalement acquis, mais c’est surtout contre l’allemand Wagner et son apôtre Charles Lamoureux qu’il dirige ses flèches. Doué d’une plume élégante qu’il manie avec verve, ses comptes-rendus restent d’une lecture attachante. Sa place au Ménestrel sera prise d’abord par Oscar Berggruen, autrichien de naissance, mais Berggruen lui-même disparaît assez tôt en octobre 1903 (Le Ménestrel 1/11/1903, p. 349), et sa succession échoit à J. Jemain qui rédige des comptes-rendus jusqu’a la fin de cette période. Plus ouvert d’esprit que Barbedette, Jemain se montre quand même assez circonspect envers toute musique nouvelle (voir son compte-rendu du concert de janvier 1907, concert qui juxtapose ingénieusement la Symphonie fantastique avec la Symphonie domestique de Richard Strauss).
L’autre nom qui ressort est celui d’Amédée Boutarel, dont les comptes-rendus apparaissent en 1886 pour continuer jusqu’à la fin de cette période (il restera collaborateur au Ménestrel jusqu’en 1914). Parmi tous les collaborateurs du Ménestrel, Boutarel est en général l’un des plus perspicaces; il avait une connaissance approfondie de la musique de Berlioz qu’il admirait d’ordinaire plus que son collègue Barbedette, et envers la musique nouvelle (comme celle de Richard Strauss ou de Gustav Mahler) il se montre toujours plus ouvert et perspicace que nombre de ses collègues. Remarquons ici qu’au Ménestrel il était de coutume de faire alterner les comptes-rendus des concerts du dimanche des deux grandes sociétés symphoniques, Colonne et Lamoureux, entre deux critiques différents. (Les concerts du Conservatoire, par contre, semblent pendant toute cette période avoir éte presque toujours réservés à un seul critique, Arthur Pougin, collaborateur au Ménestrel depuis février 1869 et encore plus conservateur dans ses goûts musicaux que Barbedette.) Il est donc fréquent d’avoir deux réactions différentes au même programme donné deux semaines de suite, réactions qui se complètent et parfois se contredisent; on en trouvera des exemples ci-dessous (voir les comptes-rendus du 23 mars et du 30 mars 1890, du 11 décembre et du 18 décembre 1892, du 11 mars et du 18 mars 1894, du 21 novembre et du 28 novembre 1897, du 24 janvier et du 31 janvier 1904, du 29 octobre et du 5 novembre 1905, et du 23 octobre et du 30 octobre 1909).
This page presents in chronological order the original French text of a series of concert announcements and reviews of performances of Berlioz, given in Paris between 1873 and March 1914 by the Association Artistique founded by Édouard Colonne (known also as the Concert or Concerts Colonne). The majority of performances took place at the Châtelet theatre and were conducted by Colonne himself (except for those from 1909 to 1914, which were all conducted by Gabriel Pierné). This page is intended to serve as companion to the main page devoted to Édouard Colonne, where the detail of all the concerts concerned is provided in the form of chronological tables. Another separate page of texts and documents (also in French) provides additional information on the career and work of Colonne. For the period from 1873 to May 1884 links have been added to texts already reproduced elsewhere on this site, especially on the page Articles et comptes-rendus de concerts, 1869-1884, which there is no need to repeat here. From 1884 onwards all the texts come from the weekly Le Ménestrel, and have been transcribed from the Internet site of the Bibliothèque nationale de France. We have preserved the syntax and spelling of the original text in Le Ménestrel.
It will be noted that the reviews reproduced below for the period from 1884 to 1914 were written by a more limited number of contributors than those for the period from 1869 to 1884. Three names recur with particular frequency, those of H. (Hippolyte) Barbedette, Amédée Boutarel and J. Jemain. Hippolyte Barbedette (1828-1901) was a contributor to Le Ménestrel from as far back as June 1863 to 1900, and numerous examples of his Berlioz reviews are reproduced below (see also the page of texts for 1869 to 1884 referred to, the page dealing with Charles Lamoureux, and the page on Berlioz’s Operas in France 1869-1914). As his obituary indicates (Le Ménestrel 3/2/1901, p. 40), he was rather conservative in his musical tastes and reacted warily to new music; he appreciated Berlioz but never became a full convert, though his particular scorn was directed at the German Wagner and the promotion of his music by Charles Lamoureux. But his style of writing was elegant and incisive and his reviews always repay study. His place was initially taken by the Austrian-born Oscar Berggruen, though Berggruen himself died in October 1903 (Le Ménestrel 1/11/1903, p. 349), and his succession fell to J. Jemain who contributed reviews to the end of the period covered here. More open-minded than Barbedette, he was nevertheless cautious in welcoming new music (see his review of the concert of January 1907 in which the Symphonie fantastique was imaginatively juxtaposed with Strauss’s Sinfonia Domestica).
The other major name is that of Amédée Boutarel, whose reviews first appear in 1886 and continue to the end of this period (he remained in fact a contributor to Le Ménestrel till 1914). Among all the music critics who worked for the journal, Boutarel at his best was one of the most distinguished and perceptive; he had a detailed knowledge of the music of Berlioz which he generally appreciated more than his colleague Barbedette, and in his reactions to new music (such as that of Richard Strauss and Gustav Mahler) he was unfailingly more perceptive and sympathetic than some of his colleagues. It should be pointed out here that it was apparently the convention at Le Ménestrel that reviewers would take turns every week to review concerts by the two leading concert societies of the time, the Colonne Concerts and the Lamoureux Concerts, which both took place on Sunday afternoons. (The less adventurous concerts at the Conservatoire, by contrast, seem to have been throughout this time the regular preserve of just one critic, the veteran Arthur Pougin, who joined the journal in February 1869 and whose musical tastes were perhaps even more conservative than those of Barbedette). With the Colonne and Lamoureux concerts it was thus common to have contrasted and sometimes contradictory views by two different critics of the same programme, since programmes were frequently repeated in successive weeks; examples of this will be found below (see the reviews of 23 March and 30 March 1890, of 11 December and 18 December 1892, of 11 March and 18 March 1894, of 21 November and 28 November 1897, of 24 January and 31 January 1904, of 29 October and 5 November 1905, and of 23 October and 30 October 1909).
Le Ménestrel 2/11/1873, p. 391: — C’est dimanche prochain, 9 novembre que le concert National, transporté au théâtre du Châtelet, donnera sa première séance avec le concours de M. Sarasate. En voici le programme : 1° Symphonie en la, de Beethoven ; 2° la musique orchestrale et scénique de l’Arlésienne, de Georges Bizet ; 3° le Concerto en sol de Max Bruch, exécuté par M. Sarasate ; 4° la Valse de Sylphes, d’H. Berlioz ; 5° l’ouverture d’Athalie, de Mendelssohn. L’orchestre sera dirigé par M. Colonne. Cette première matinée sera donnée au bénéfice des employés du théâtre de l’Opéra.
Arthur Pougin, Le Ménestrel 16/11/1873, p. 407: — La première séance du Concert-National, donnée dimanche dernier dans la salle du Châtelet, a été extrêmement intéressante, et cette entreprise digne d’estime et d’encouragements a bien inauguré la seconde année de son existence. […] Enfin, la musique française avait sa part avec la Valse des Sylphes, de Berlioz, et la toute charmante musique de l’Arlésienne, de M. Georges Bizet, que l’orchestre a détaillée avec une finesse, une élégance et une délicatesse incomparables. Séance extrêmement intéressante, nous le répétons, et dont le résultat fait le plus grand honneur au jeune chef d’orchestre du Concert-National, M. Édouard Colonne.
E. Reyer, Journal des Débats 15/3/1874, p. 2
Le Ménestrel 18/10/1874, p. 367: — Les concerts du Châtelet recommenceront le dimanche 8 novembre, à deux heures, sous la direction de M. Ed. Colonne. L’entreprise est cette fois tentée par les artistes, réunis sous le titre d’Association artistique. Elle est placée sous le patronage des membres honoraires, dont les noms seront publiés sur les programmes, et qui versent une cotisation annuelle de 25 francs au minimum. Sont déjà inscrits à ce titre, bien que la souscription ne doive s’ouvrir que le 15 octobre : Mmes Viardot, Erard, de Grandval, Galli-Marié, R. Delaborde, Oulman, Salvador, veuve Schæffer, M. et Mme P. Schæffer, MM. C. Saint-Saëns, G. Mathias, Durand, Schœnewerk, etc. Chaque série de huit concerts comprendra un concert avec chœurs.
Le Ménestrel 8/11/1874, p. 391: — Jennius de la Liberté nous apprend que l’ouverture des concerts de l’Association artistique au Châtelet, qui devait avoir lieu le 8 courant, est remise au 15, la nouvelle direction du théâtre ne commençant que le 10 novembre et l’ancienne n’existant plus que de nom. M. Colonne aurait pris les mesures nécessaires pour ouvrir le 15 novembre quoi qu’il arrive.
Le Ménestrel 15/11/1874, p. 399: — Aujourd’hui dimanche, à 2 heures de l’après-midi, inauguration des nouveaux concerts du Châtelet, ancien Concert national sous la direction de M. Colonne. Programme : 1° Symphonie romaine, de Mendelssohn : a) Allegro vivace, b) Andante con moto, c) Minuetto, d) Saltarello ; 2° Scherzo d’un quatuor de Cherubini, exécuté par tous les instruments à cordes ; 3° Le rouet d’Omphale, de C. Saint-Saëns ; 4° Concerto en sol, pour piano, de Beethoven, exécuté par M. C. Saint-Saëns ; 5° Scènes pittoresques, quatrième suite d’orchestre, de M. J. Massenet : a) Marche, b) air de ballet, c) Angélus, d) Fête bohême.
E. Reyer, Journal des Débats 15/1/1875, p. 2
Arthur Pougin, Le Ménestrel 24/1/1875, p. 62
Anon., Le Ménestrel 5/12/1875, p. 6-7
E. Reyer, Journal des Débats 12/12/1875, p. 2
A. Morel, Le Ménestrel 23/4/1876, p. 167
Anon., Le Ménestrel 21/1/1877, p. 63
Auguste Morel, Le Ménestrel 28/1/1877, p. 70
A. Morel, Le Ménestrel 25/2/1877, p. 103
Ernest Reyer, Journal des Débats 13/3/1877, p. 1-2
A. Morel, Le Ménestrel 4/3/1877, p. 108-9
A. Morel, Le Ménestrel 11/3/1877, p. 118
E. Reyer, Journal des Débats 30/3/1877, p. 1-2
A. Morel, Le Ménestrel 13/5/1877, p. 190
E. Reyer, Journal des Débats 23/5/1877, p. 2
A. Morel, Le Ménestrel 4/11/1877, p. 390
A. Morel, Le Ménestrel 16/12/1877, p. 23
E. Reyer, Journal des Débats 19/12/1877, p. 2
Anon., Le Ménestrel 6/1/1878, p. 47
Anon., Le Ménestrel 17/3/1878, p. 127
A. Morel, Le Ménestrel 24/3/1878, p. 135
E. Reyer, Journal des Débats 30/3/1878, p. 2
Anon., Le Ménestrel 31/3/1878, p. 141
Victor Wilder, Le Ménestrel 3/11/1878, p. 397
H. Barbedette, Le Ménestrel 9/2/1879, p. 87
E. Reyer, Journal des Débats 16/2/1879, p. 1
A. Morel, Le Ménestrel 16/2/1879, p. 95
H. Barbedette, Le Ménestrel 21/12/1879, p. 23
E. Reyer, Journal des Débats 26/12/1879, p. 2
A. Morel, Le Ménestrel 22/2/1880, p. 94
A. Morel, Le Ménestrel 31/10/1880, p. 383
A. Morel, Le Ménestrel 28/11/1880, p. 415
A. Morel, Le Ménestrel 12/12/1880, p. 22-3
A. Morel, Le Ménestrel 16/1/1881, p. 55
E. Reyer, Journal des Débats 30/1/1881, p. 1-2
A. Morel, Le Ménestrel 13/3/1881, p. 119
Victor Dolmetsch, Le Ménestrel 13/11/1881, p. 399
E. Reyer, Journal des Débats 13/12/1881, p. 1-2
V. Dolmetsch, Le Ménestrel 25/12/1881, p. 31
V. Dolmetsch, Le Ménestrel 29/1/1882, p. 70
H. Barbedette, Le Ménestrel 19/2/1882, p. 94
H. Barbedette, Le Ménestrel 5/3/1882, p. 110
Anon., Le Ménestrel 19/3/1882, p. 125
E. Reyer, Journal des Débats 26/11/1882, p. 1
H. Barbedette, Le Ménestrel 24/12/1882, p. 30
Anon., Le Ménestrel 14/1/1883, p. 54
H. Barbedette, Le Ménestrel 25/3/1883, p. 134
E. Reyer, Journal des Débats 28/10/1883, p. 2
H. Barbedette, Le Ménestrel 30/12/1883, p. 39
E. de Bricqueville, Le Ménestrel 3/2/1884, p. 79
Anon., Le Ménestrel 4/5/1884, p. 183
Gaston Dubreuile, Le Ménestrel 14/12/1884, p. 14: — Dimanche dernier, au concert Colonne, la Symphonie fantastique de Berlioz obtenait son succès habituel. Selon nous, le plus grand intérêt de cette œuvre consiste dans une instrumentation admirable ; mais la couleur poétique et vraie y est plutôt due à une heureuse combinaison d’instruments qu’à l’harmonie même, qui reste pourtant le plus puissant moyen d’expression musicale. En somme, la Symphonie fantastique dénote un tempérament de grand artiste, une imagination de poète, mais le musicien, à notre avis, s’y montre impuissant à exprimer toute sa pensée, la laissant seulement entrevoir çà et là dans quelques élans sublimes pour retomber aussitôt dans l’ingéniosité et la bizarrerie. […]
G. Morsac, Le Ménestrel 21/12/1884, p. 23: — L’honneur d’avoir tiré la Damnation de Faust de l’indifférence et de l’oubli inconcevables où elle était restée si longtemps, revient à bon droit à l’Association artistique. Depuis que le chef-d’œuvre de Berlioz a été acclamé en 1877 par un public enthousiaste, M. Colonne ne manque pas d’en donner, chaque saison, plusieurs auditions consécutives, et la foule d’accourir pour prodiguer au vieux maître les applaudissements dont elle se montrait si avare autrefois. C’est ainsi que la Damnation de Faust figurait dimanche pour la 40e fois depuis huit ans au théâtre du Châtelet. — A l’exception de M. Lauwers, qui reste fidèle à sa création de Méphistophélès, l’interprétation est nouvelle. Mlle Ph. Lévy, à qui M. Colonne a confié la partie de Marguerite, n’a pas encore beaucoup d’autorité, mais sa diction est très bonne et son sentiment très juste. M. Lubert ne semble pas tout à fait à son aise dans le personnage de Faust ; c’est sans doute son peu de familiarité avec la partition qui l’a privé d’une partie de ses moyens, car il a eu un beau moment en chantant l’Invocation à la Nature. M. Jouhanet est un excellent Brander, quoique sa voix chaude et bien timbrée ne soit pas à l’aise dans les notes graves de ce rôle. Quant à M. Lauwers, il est toujours le favori du public ; il chante avec une désinvolture des plus réjouissantes, et fait toujours acclamer la fameuse sérénade, qu’il dit avec beaucoup d’esprit. — En résumé, la séance a été fort intéressante ; l’orchestre a marché avec son entrain habituel, et si, parmi les choristes, parmi les ténors surtout, on pouvait supprimer quelques organes par trop communs et désagréables, l’interprétation de la Damnation de Faust ne laisserait rien à désirer.
H. Barbedette, Le Ménestrel 28/12/1884, p. 31: — Le succès de la Damnation de Faust ne fait que s’affermir : il suffit que M. Colonne l’inscrive sur ses programmes pour que la foule accoure et applaudisse à tout rompre. Nous n’avons rien à ajouter au dernier compte rendu de notre confrère. L’interprétation ne laisse rien à désirer, et M. Colonne ne peut que se féliciter d’avoir popularisé chez nous la musique de Berlioz. Aujourd’hui, l’opinion est à peu près faite sur ce maître si longtemps dédaigné ; à côté d’erreurs regrettables, il a des élans magnifiques, des poussées de génie qui s’imposent à l’admiration. Quand l’Allemagne élève presque des autels à Wagner, ce n’est que justice de placer sur le piédestal auquel il a droit un des artistes les plus méritants de ce siècle. […]
G. Morsac, Le Ménestrel 25/1/1885, p. 64: — Dans la même séance, nous avons entendu l’ouverture du Roi Lear, de Berlioz, et Roma, une symphonie posthume de Bizet — toutes deux œuvres de jeunesse. Mais autant celle du compositeur romantique est tourmentée et fatigante, autant l’autre est claire, autant elle est vraiment jeune. […]
C. de R., Le Ménestrel 15/3/1885, p. 120: — Dimanche dernier, très belle séance en l’honneur de Berlioz. Jamais peut-être l’étonnante Symphonie fantastique n’avait été attaquée, dès l’entrée, et exécutée dans son ensemble avec autant de sentiment pénétrant et de couleur romanesque. On sentait vibrer à l’unisson l’auditoire, plus nombreux, plus dense que jamais, surtout dans les hauteurs du paradis, où s’entassait une jeunesse houleuse et enthousiaste. Il y avait bien aussi quelques vétérans, comme moi qui ai entendu cinquante fois cette « Fantastique », et qu’elle attire toujours irrésistiblement chaque fois qu’elle paraît sur l’affiche. Le « Bal » a été bissé. Quelle profonde mélancolie de jeunesse, quelle poésie réelle dans la « Scène aux champs » ! La « Marche au supplice », également enlevée et bissée. Enfin, la « Nuit du Sabbat », rythmée et martelée à souhait, avec ses cloches stridentes et son Dies iræ diabolique, a été accueillie avec enthousiasme. Comme c’est impressionnant et tout à la fois amusant (au sens sérieux du mot) de suivre, dans ses capricieux méandres, cette admirable orchestration de Berlioz, d’écouter de toutes ses oreilles les cinq ou six dessins qui se croisent, se fuguent, se retrouvent, concertant et dissonant tour à tour, avec leurs timbres délicieux, riches, éclatants ! Tout cela vaut d’autant plus qu’il y a une idée, une mélodie. C’est le cas pour cette autre belle page, la Marche funèbre d’Hamlet, sur le scénario de Shakespeare. C’est grave, formidable et héroïque. Roméo et Juliette a fait moins d’effet. C’est moins parlant, plus nébuleux, moins réussi comme idée et comme couleur. Telle a été l’impression générale. Au contraire, « l’Adieu des Bergers à la sainte Famille », de l’Enfance du Christ, a ravi, enchanté, comme une œuvre de douceur angélique. Il a fallu recommencer les trois couplets avec leurs charmantes ritournelles nasillardes, d’une simplicité paysanne. Pour finir, le tonnerre du Dies iræ et du Tuba mirum (du Requiem). Terrible et harmonieux vacarme ! Mais y a-t-il là un chant à l’avenant? On se le demandait en sortant, pleinement satisfaits d’ailleurs que nous étions tous, pleins d’admiration pour le génie de Berlioz et pour ses dignes interprètes.
Anon., Le Ménestrel 27/12/1885, p. 30: — Dimanche dernier, au concert du Châtelet , M. Colonne avait repris la Damnation de Faust, de Berlioz. L’exécution, comme toujours, en a été fort belle, avec l’appoint de Lauwers et de Mme Durand-Ulbach. Cependant, le ténor Clodio n’ayant pas satisfait une partie du public, a été l’objet de manifestations hostiles et violentes. Cela semble d’ailleurs une habitude prise au Châtelet par les hautes galeries de manifester un peu à tort et à travers et de troubler le concert, que la majorité des auditeurs aimerait cependant écouter paisiblement. Aujourd’hui Clodio, la semaine précédente Théodore Ritter. A qui voudra-t-on faire croire cependant que M. Ritter soit un pianiste à siffler ? Il entre donc là-dedans une certaine dose de parti pris, qu’on ne saurait trop regretter. Quel est le but des perturbateurs ? Est-ce de rendre les concerts de M. Colonne impossibles ? Ils feraient là de belle besogne ! Est-ce de vouloir lui imposer exclusivement un programme de leur goût ? Il leur est si facile de s’abstenir et de ne pas venir entendre des programmes qui ne leur conviennent pas. Que M. Lamoureux a été bien avisé de se priver de tous ces dilettantes tapageurs en se transportant à l’Eden, et en supprimant du coup les hautes galeries et les places à bon marché ! C’est vraiment pour rien que de pouvoir moyennant cinquante centimes se poser en aristarque impeccable et troubler de gaieté de cœur le plaisir de toute une salle. […]
H. Barbedette, Le Ménestrel 28/2/1886, p. 104: — L’ouverture de Benvenuto Cellini, de Berlioz, que nous a donnée M. Colonne, à son 16me concert, est une œuvre laborieuse qui abonde en beaux effets, mais qui ne produit, sur le public, qu’une impression assez froide. Il y aurait une étude psychologique intéressante à faire sur les différents publics de Paris. Le public des concerts Colonne est absolument éclectique : il ne se croit pas tenu à des admirations de convention pour telle ou telle musique. Ce n’est pas là qu’on trouve des wagnériens convaincus ou feignant de l’être afin de se distinguer du vulgaire ; le public du Châtelet prend de Wagner ce qui est bon et réprouve ce qui est mauvais. Il n’admire pas, non plus, Berlioz sans réserves, il a été froid pour Benvenuto ; en revanche, il a fait bisser un des fragments de la 2e Suite de Bach. […]
Amédée Boutarel, Le Ménestrel 31/10/1886, p. 388: — Le premier concert du Châtelet a eu lieu huit jours exactement après l’inauguration de la statue du square Vintimille. On pouvait donc s’attendre à voir figurer le nom de Berlioz sur le programme de cette séance. L’ouverture de Benvenuto Cellini a été fort applaudie. Pourtant elle ne doit pas être comptée parmi les meilleures du maître. Lui-même la jugeait ainsi quand il a écrit à propos des représentations de son opéra, en 1838 « On fit à l’ouverture un succès exagéré et l’on siffla tout le reste. » La Symphonie fantastique a reçu aussi bon accueil. Le Bal et la Marche au supplice ont été redemandés, mais la première partie et la troisième, dans lesquelles chacun des musiciens de l’orchestre doit se considérer, pour ainsi dire, comme une individualité distincte prenant part au drame, rentrent dans la catégorie des morceaux pour lesquels il est presque impossible d’obtenir une exécution impeccable. A plus forte raison en est-il de même de l’Oraison funèbre de la Symphonie funèbre et triomphale. Ce morceau, isolé de la Marche qui le précède et de l’apothéose qui s’y enchaîne, non seulement ne peut produire aucun effet, mais ne peut être rendu par le soliste avec la puissance de son qu’il comporte. Ici le défaut d’équilibre entre le solo de trombone ou de cor et le reste de l’orchestre au point de vue de la sonorité ne peut être accepté si la pensée poétique du compositeur n’apparaît clairement. De plus, il est impossible, sans aucune préparation, d’attacher un sens au récitatif instrumental qui débute comme une voix que brisent, par intervalles, de douloureux soupirs et qui s’affermit peu à peu, passant de la mélopée libre au rythme ternaire mesuré, pour s’achever sur un thème d’une carrure encore plus accusée auquel succède l’apothéose. Toute louable qu’elle soit, la tentative de M. Colonne pour faire connaître ce fragment a donc échoué. Grand succès en revanche pour deux airs de ballet des Troyens. […]
H. Barbedette, Le Ménestrel 19/12/1886, p. 22: — Les dimanches du CHATELET ont toujours un énorme succès. M. Colonne sait admirablement varier ses programmes. Ses concerts, quelque longs qu’ils soient, ne fatiguent jamais l’auditeur ; on y entend de la musique de tous les maîtres, et surtout des bons maîtres. — De temps en temps une petite Chevauchée par-ci, une petite Rapsodie par-là, comme contrastes. — Que voulez-vous ? on n’est pas parfait ; et puis il y a quelque chose d’extrêmement intéressant aux concerts Colonne, c’est le public. A l’Eden, on officie suivant le rite wagnérien ; les fidèles ont un air béat et ennuyé ; on dirait qu’ils attendent toujours une bénédiction de M. Lamoureux. C’est un public extrêmement distingué. Le public du Châtelet est plus démocratique, il a les emportements irréfléchis des foules, mais aussi leurs instincts généreux. Il est tout en dehors. Je l’observais dimanche, écoutant cette merveilleuse et interminable symphonie en ut de Schubert : il était un peu dérouté par cette accumulation de fines ciselures, par ces échappées vigoureuses succédant à des recherches subtiles d’instrumentation, à des effets de timbres inattendus, et cependant il sentait instinctivement que c’était beau et il écoutait avec respect, applaudissait avec discrétion. C’était la seconde fois que l’on entendait cette symphonie dans son entier à Paris ; le Conservatoire n’en avait dit que des fragments, il y a fort longtemps ; M. Pasdeloup en avait donné une exécution complète, il y a dix ou douze années. Au Ballet des Troyens, de Berlioz, œuvre dans laquelle le peu de distinction de la mélodie est racheté par une incomparable instrumentation et une grande netteté de rythme, ce même public partait d’enthousiasme, de même qu’il applaudissait à tout rompre les Scènes alsaciennes de Massenet, et était séduit par la grande clarté du style et la note attendrie et patriotique qui donne tant de charme à cette composition. N’allez pas demander à ce public la componction et le recueillement convenus qui doivent présider à l’audition des préludes wagnériens ; il applaudit ce qui l’amuse, il bâille à ce qui l’ennuie et il a, ma foi, bien raison. Il se trompe quelquefois, mais ses erreurs sont sincères. […]
H. Barbedette, Le Ménestrel 6/11/1887, p. 358: […] La Symphonie fantastique de Berlioz est entrée dans le programme courant des concerts populaires. Le public aime cette symphonie ; il en applaudit à tout rompre certains passages, la Scène du bal notamment, et la Marche au supplice ; mais que de réserves à faire sur cette œuvre étrange, qui agit, il faut bien l’avouer, plutôt sur les nerfs que sur le cœur. Il serait dangereux de proposer la symphonie de Berlioz comme un modèle à imiter ; elle restera toujours une œuvre remarquable, mais bizarre et exceptionnelle.
A. Boutarel, Le Ménestrel 12/2/1888, p. 56: — La symphonie de Berlioz Harold en Italie, qui vient d’être exécutée pour la première fois au Châtelet, offre une certaine analogie avec la symphonie en la de Beethoven. Dans les deux ouvrages, le premier morceau est divisé de même et renferme un andante suivi d’un allegro ; le second morceau est une marche comprenant deux thèmes et dont le rythme est caractérisé par deux notes longues ou une note longue suivie de deux brèves, le dactyle et le spondée de la poésie latine; le troisième morceau, d’abord très vif, prend ensuite un caractère plus spécialement descriptif; enfin, les finales des deux symphonies, tous deux pleins de hardiesse et de fougue, ont valu aux compositeurs d’assez plaisantes invectives. Weber disait que Beethoven était mûr pour les petites-maisons, et un anonyme reprochait à Berlioz de n’avoir pas le courage de se brûler la cervelle. Dans la symphonie d’Harold, l’introduction avec solo d’alto, la Marche et la Sérénade sont de vrais chefs-d’œuvre de poésie musicale. La fin du premier morceau, écrite en style de concert, est un peu faible, et le finale paraît d’une orchestration incohérente et vide. La cause en est due peut-être à quelque défaut d’exécution. […]
A. Boutarel, Le Ménestrel 26/2/1888, p. 71: — Le programme du concert annonçait le deuxième acte des Troyens, de Berlioz. C’est le troisième acte qu’il eût fallu dire; mais il existe des partitions infidèles dans lesquelles le deuxième acte des Troyens ne figure plus qu’en appendice. Dans ce troisième acte, le duo a été supprimé par suite de l’indisposition du ténor ; ce duo, c’est à peu près la moitié de l’acte. Il a été remplacé par la marche d’Harold. Restaient le quintette et le septuor, car il ne faut plus compter les stances d’Iopas, supprimées du vivant de Berlioz ; c’est avec un profond regret que nous devons le dire, l’interprétation de ces deux morceaux a laissé tellement à désirer que le mieux est de n’en rien dire et de ne nommer aucun des chanteurs. Il est triste de songer que les œuvres de Wagner trouvent en France des interprètes de choix, et que pour Berlioz il n’y ait plus personne. M. Colonne a sauvé du moins ce qu’il a pu sauver, c’est-à-dire les deux airs de ballet (il y en a trois dans la partition), qui sont pleins de coloris, d’inspiration, de charme poétique et qui ont été acclamés. — […]
H. Barbedette, Le Ménestrel 4/3/1888, p. 79: […] L’orchestre de M. Colonne n’a pas la précision automatique de l’orchestre Lamoureux, mais il nous a toujours paru plus vivant et plus personnel. Cela tient à la nature des deux chefs d’orchestre : l’un commande avec autorité ; l’autre dirige par la persuasion. Si la Symphonie héroïque n’a rien laissé à désirer, nous ne pouvons en dire autant des fragments des Troyens, de Berlioz, et nous le regrettons, parce que ces fragments sont, presque tous, admirables: le second air de ballet est d’une verve et d’un coloris extraordinaires. Comme le duo de la Damnation, le quintette rappelle Gluck. Il y a là une grandeur et une simplicité peu communes. Quant au septuor, c’est un pur chef-d’œuvre, auprès duquel pâlit un peu le duo, qui, pourtant, est ravissant de calme et douce poésie. Comment se fait-il que des chanteurs se soient si peu sentis inspirés par l’œuvre maîtresse d’un de nos plus grands compositeurs français ? Berlioz s’est parfois trompé, mais il a plus d’une fois trouvé, et c’est le cas, des inspirations de l’ordre le plus élevé. […]
A. Boutarel, Le Ménestrel 8/4/1888, p. 119: — Au concert du vendredi saint, le troisième acte des Troyens, de Berlioz (et non le deuxième comme le disent à tort les programmes), a été exécuté dans des conditions relativement bonnes. Néanmoins, il ne faut pas oublier que la mise en scène est nécessaire à un acte d’opéra, surtout quand il ne s’agit pas d’une œuvre à effet, mais d’une composition savamment équilibrée et dont les moindres détails ont une raison d’être au point de vue littéraire et poétique, aussi bien qu’au point de vue musical. Le troisième acte des Troyens est la partie gracieuse et douce de l’opéra de Berlioz ; jouée seule, elle donne une idée imparfaite de l’ensemble avec lequel elle contraste et qu’elle fait valoir par le contraste. Dans ce troisième acte, le mouvement pris pour le quintette nous a paru trop lent. Celui du duo nous a semblé au contraire trop rapide. Le duo est une adaptation musicale d’une scène du Marchand de Venise, de Shakespeare, qui peut passer pour un des morceaux de ce genre les mieux réussis et les plus dignes d’admiration. Mme Krauss est fort belle dans le rôle de Didon, qui lui convient sous tous les rapports. […]
H. Barbedette, Le Ménestrel 15/4/1888, p. 127: La Damnation de Faust a été reprise avec un grand succès, au concert du Châtelet de dimanche dernier. Nous nous sommes expliqué plus d’une fois sur cette œuvre de Berlioz, la meilleure selon nous et celle qui restera, car elle le mérite. Toutes les qualités de Berlioz sont là, et la plupart de ses défauts n’y sont pas. On dira, dans la postérité reculée, que Berlioz fut l’auteur de la Damnation de Faust, comme on dit que Weber a été l’auteur du Freischütz, Mendelssohn l’auteur du Songe d’une nuit d’été, Mozart l’auteur de Don Juan, comme s’ils n’avaient pas fait autre chose ; il est certain que dans l’œuvre complexe et multiple de la plupart des grands maîtres, il y a presque toujours une œuvre typique autour de laquelle tout gravite, à laquelle tout aboutit. Devant cette œuvre tout pâlit, tout est secondaire, et la postérité, de tant de chefs-d’œuvres, n’en retient qu’un. Car elle n’a pas le temps de tout connaître et prend ce qui est la substance, la moelle, pour ainsi dire, du grand homme disparu. — La Symphonie fantastique de Berlioz nous énerve, le Faust nous émeut ; il y a plus de vérité esthétique dans Faust que dans la Symphonie, qui est une œuvre factice, irritante et vraiment belle seulement dans une partie unique, la Marche au supplice. Berlioz, généralement, vise au grandiose, mais avec des moyens impropres à l’atteindre. Il a eu beau entasser les ingéniosités orchestrales, les effets de timbres, les sonorités croissantes ou décroissantes, il lui manque le sens des proportions, le don céleste de la mélodie, et il retombe foudroyé comme Icare, sans avoir atteint le but de ses aspirations. Dans Faust, il y a plus de proportions, plus de mélodie, plus de sensibilité vraie ; les sens ne sont pas seulement provoqués, mais l’âme est sollicitée, elle aussi, et il nous reste, de tout cela, une impression persistante que ne nous donne aucune autre œuvre du maître français. Voilà pourquoi Faust reste et restera populaire. L’œuvre a, du reste, été magnifiquement interprétée par Vergnet, Mme Krauss et Lauwers, et admirablement conduite par M. Colonne. Inutile d’ajouter que les acclamations et les bis n’ont pas été ménagés à cette belle œuvre et à cette belle interprétation.
A. Boutarel, Le Ménestrel 16/12/1888, p. 407: — La Fuite en Egypte, deuxième partie de l’Enfance du Christ, a produit sur un auditoire entièrement subjugué une impression pénétrante de calme et de fraîcheur. Berlioz a su condenser ici toute la délicatesse, tout le charme de la tradition chrétienne, et sa mélodie, d’un coloris si délicieux, triomphe par la naïveté de la forme, la finesse de l’orchestration et la sincérité de l’accent. La fugue en fa dièse mineur est une miniature symphonique de la plus exquise pureté. Dans le chœur des bergers, l’on rencontre, employée avec autant de tact que de distinction, une formule connue et qui, mise en œuvre avec moins de talent, eût été banale. Le Repos de la Sainte Famille a été chanté par M. Vergnet avec beaucoup de discrétion, de sentiment et de goût. Malgré les dimensions de ce morceau et l’absence de tout effet de force, l’auditoire l’a redemandé et le chanteur a dû le redire. […]
H. Barbedette, Le Ménestrel 13/1/1889, p. 16: […] Grand succès, également, pour les fragments des Troyens de Berlioz. C’est le moderato, le Pas des Lutteurs et la Pantomime d’Andromaque qui ont produit le plus d’effet. Cette pantomime avec son chant, si désolé, si touchant, si douloureux, a produit une émotion très grande. Berlioz, dans cette belle page, fait songer à Gluck. La marche a enthousiasmé le public. —
H. Barbedette, Le Ménestrel 14/4/1889, p. 119: — Dimanche dernier, au Châtelet, 48e audition de la Damnation de Faust, avec Mme Krauss (Marguerite), MM. Vergnet (Faust), Lauwers (Méphistophelès) et Ferran (Brander) comme interprètes. Jamais nous n’avions assisté à plus merveilleuse exécution. Nous avons épuisé toutes les formules de l’admiration pour le talent de Mme Krauss, qui sait s’assimiler toutes les œuvres, s’imprégner de leur esprit et leur donner un relief et une vie extraordinaires ; mais, en ce qui touche M. Vergnet, nous pouvons dire qu’il a transfiguré le rôle de Faust : il l’a remis au premier plan, alors que, jusqu’à présent, il nous avait semblé quelque peu effacé. Quant à M. Lauwers, il y a longtemps qu’il a fait sa chose du rôle de Mephistophelès, dans lequel il est supérieur. On peut juger maintenant de l’œuvre de Berlioz : elle est mise au point, et toutes les parties en sont en vive lumière. Il serait puéril de comparer le Faust de Berlioz avec celui de Gounod. Chacun a compris le poème de Goëthe avec son tempérament, Gounod avec cette tendresse, cette mystique sensualité qui est le fond de sa nature, Berlioz avec cette nervosité particulière qui se révèle dans tout ce qu’il a écrit. Gounod a vu l’élément féminin avant tout ; Berlioz l’élément satanique, et celui qui a écrit la Damnation de Faust est bien le même qui a écrit la Symphonie fantastique. L’héroïne de l’un est Marguerite ; le héros de l’autre est Méphistophélès. — L’œuvre de Gounod est bien coordonnée, c’est un opéra ; l’œuvre de Berlioz est incohérente et son plan est défectueux, comme le plan de tout ce qu’il a écrit. Son Faust est une série de tableaux, une sorte de féerie romantique, une revue fantastique où Méphisto joue le rôle de compère quand il ne prend pas part à l’action. Ce n’est ni un opéra, ni un oratorio ; mais c’est presque un chef-d’œuvre. Je dis presque, parce que, à mon avis, il y a une partie que je trouve faire tache dans l’ensemble grandiose de cette œuvre, je veux dire toute la scène de la taverne, qui plaît généralement au public, qui révèle un entrain, une verve incomparables, mais qui est triviale, sans être satanique. Tout le reste est admirable ; la rêverie de Faust dans les plaines de Hongrie, la marche hongroise, l’hymne de Pâques, sont des pages exceptionnelles. Le duo de Marguerite et de Faust, le trio et le finale de la troisième partie sont d’une élévation sans pareille. Gluck n’a pas trouvé d’accents plus pathétiques ; l’air de Marguerite, l’Invocation à la Nature, la Course aux abîmes, sont des conceptions de premier ordre. Berlioz n’aurait écrit que la Marche au supplice et la Damnation de Faust, qu’il resterait un maître et un de nos grands maîtres, et je ne sais pas pourquoi on va chercher outre-Rhin, pour les offrir à notre admiration, des maîtres auxquels Berlioz est supérieur et qu’il a devancés, par bien des innovations dont il ne serait qu’équitable de lui attribuer la gloire. Merci donc aux vaillants artistes qui ont coopéré à la belle exécution de dimanche dernier, et merci à M. Colonne, dont l’orchestre s’est surpassé et qu’il a conduit avec une admirable maestria.
H. Barbedette, Le Ménestrel 28/4/1889, p. 135: […] Un mot seulement sur M. Colonne, qui a partagé l’ovation des artistes. M. Colonne est un chef d’orchestre qui a son originalité propre. Certes, celui-là n’a rien de la rectitude compassée et autoritaire du chef d’orchestre-métronome qui bat mathématiquement la mesure et glace ses exécutants non moins qu’il les dirige : la manière de conduire de M. Colonne consiste plutôt dans une sorte de mimique communicative que son orchestre comprend à merveille, et qui, en le guidant, lui laisse une certaine élasticité ; il en résulte que cet orchestre est vivant, qu’il a une part de spontanéité intelligente qui donne aux œuvres interprétées un coloris très frappant ; le public lui-même se ressent de cette manière d’être, et il se livre davantage à son impression propre ; il n’y a chez lui ni convenu, ni parti pris, et voilà ce qui donne aux concerts du Chàtelet une si curieuse originalité, et ce qui justifie l’entraînement des foules.
A. Boutarel, Le Ménestrel 9/6/1889, p. 184: — Le Dies irae du Requiem de Berlioz a produit un effet considérable. Ce fragment est mieux écrit pour les instruments que pour les voix, au moins dans la première partie, car l’impression produite par les voix dans la seconde est d’une puissance formidable. La disposition des quatre petits orchestres, deux échelonnés à droite et deux à gauche, semble excellente, et, quoique dirigés de loin, ils ont marché avec ensemble. […]
Victor Dolmetsch, Le Ménestrel 27/10/1889, p. 343-4: — C’est par la 51e audition d’une œuvre que M. Colonne a révélée au grand public des concerts dominicaux, et dont il a fait en quelque sorte une création personnelle, qu’ont été inaugurés, dimanche dernier, les Concerts du Châtelet. La Damnation de Faust a rempli la séance tout entière, avec un regain de succès si vif que M. Colonne a dû promettre, pour ne pas avoir à multiplier les bis d’un auditoire enthousiaste, une nouvelle exécution de l’œuvre de Berlioz pour le dimanche suivant. Nous n’avons pas à revenir sur une composition tant de fois et si bien analysée dans ce journal, et que l’orchestre et les chœurs de M. Colonne mettent en plein relief. En ce qui concerne les solistes, Mme Krauss reste la Marguerite idéale, d’un sentiment dramatique superbe et d’une incomparable tendresse d’accent. On a beaucoup et justement applaudi M. Vergnet dans le rôle de Faust; quant à M. Lauwers, il est en pleine possession du personnage de Méphistophélès. M. Augier a tiré bon parti d’un rôle de second plan. Telle a été dans son ensemble cette remarquable séance, qui a brillamment inauguré la nouvelle saison des Concerts du Châtelet sous la direction si réellement artistique de leur éminent fondateur.
H. Barbedette, Le Ménestrel 10/11/1889, p. 360: — Dimanche dernier au Châtelet a eu lieu la 53e et dernière audition de la Damnation de Faust. Même excellente interprétation, même succès enthousiaste ; il a fallu que Berlioz mourût pour qu’on s’aperçût enfin que cette œuvre magistrale était un pur chef-d’œuvre. Elle est, et restera l’œuvre typique du grand compositeur français. Tout ce qu’il a fait en dehors de Faust donne ample matière à discussions, à interprétations, à réserves. Seul, le Faust s’impose. C’est bien là Berlioz tout entier, avec sa nervosité, sa sensibilité maladive, ses aspirations au grandiose, son vif sentiment du pittoresque. C’est une création subjective au premier chef ; l’œuvre ne se sépare pas de son auteur, qui a mis là son âme tout entière. Qui dit Weber, dit Freischütz; qui dit Mozart, dit Don Juan; qui dit Mendelssohn, dit le Songe d’une nuit d’été; et l’on ne prononcera jamais le nom de Berlioz sans songer au Faust, qui est le point culminant de tout ce qu’il a créé.
H. Barbedette, Le Ménestrel 8/12/1889, p. 390: — Les Concerts du Châtelet ont cela de particulièrement intéressant que ni le chef d’orchestre ni le public n’y ont de parti pris. Il n’y règne aucun esprit de secte. M. Colonne se contente d’offrir à ses auditeurs ce qui lui semble beau dans toutes les écoles, et les auditeurs applaudissent ce qui leur plaît, sans se croire obligés de paraître très distingués en applaudissant ce qu’ils ne comprennent pas. […]
A. Boutarel, Le Ménestrel 15/12/1889, p. 397: […] Le succès des mélodies de Berlioz : Villanelle et l’Absence, a été très spontané. Mlle de Montalant a été charmante dans la première, et elle a produit dans la seconde une impression réelle, car elle a su rendre avec beaucoup de goût et de tact les nuances de sentiment et de style qu’elle comporte. Son succès a été très grand et très légitime. […]
A. Boutarel, Le Ménestrel 23/3/1890, p. 92: — Le Roméo et Juliette, de Berlioz, qui a été exécuté en entier (moins la scène des tombeaux), est cité assez souvent comme une œuvre hardiment descriptive. Les différents morceaux de cet ouvrage peuvent se classer dans trois catégories : 1° ceux qui, étant accompagnés de paroles, ne doivent pas être considérés comme purement descriptifs ; ils forment, à eux seuls, plus de la moitié de la partition ; 2° ceux qui sont destinés à exprimer symphoniquement des sentiments simples que certaines formes musicales éveillent naturellement dans l’âme. De ce nombre sont la scène du bal, la scène d’amour, le scherzo de la fée Mab ; 3° ceux dans lesquels Berlioz a prétendu décrire non plus des sentiments, mais des faits précis ayant pu se passer de cent façons différentes et qu’aucune formule musicale ne représente à l’auditeur. Par exemple, la musique peut bien, à la rigueur, donner l’idée d’une bataille, mais elle ne saurait nous faire songer à l’intervention d’un prince venu pour y mettre fin, comme cela se passe dans l’œuvre de Shakespeare. La musique pourra bien encore exprimer un désespoir violent, mais elle ne nous dira pas que c’est celui de Roméo dans le tombeau où repose Juliette. En résumé, si Berlioz a commis l’erreur, commune à toute une école de musiciens modernes, ce n’a été que très exceptionnellement dans deux morceaux de Roméo et Juliette et encore faut il dire que le second de ces morceaux est parfaitement justifié par le chœur qui le précède et qui a pour titre : Convoi funèbre de Juliette. L’œuvre de Berlioz peut donc être considérée comme reposant sur des bases logiques. D’ailleurs, ce que Berlioz a pu tenter sur un drame aussi populaire que Roméo et Juliette, il serait téméraire de l’essayer en choisissant un sujet moins connu ; car, dans les œuvres descriptives, la mémoire de l’auditeur est le commentaire naturelle de l’œuvre. Quant à la valeur de Roméo et Juliette, au point de vue de l’originalité, de la facture musicale, de la richesse mélodique, du sentiment poétique, elle est incontestable. Le prologue tout entier avec les strophes de soprano que Mlle de Montalant a dites avec beaucoup de charme et de poésie et le scherzetto qui a été bien détaillé par M. Mauguière est une pure merveille. Le finale, renfermant l’air du père Laurence, chanté avec beaucoup de sentiment et de chaleur par M. Auguez, est une page superbe de musique dramatique. L’exécution a été excellente dans l’ensemble. Le grand succès de la séance a été pour les strophes du prolologue, le scherzetto qui a été bissé, la scène d’amour et le grand finale.
H. Barbedette, Le Ménestrel 30/3/1890, p. 103: — Si M. Lamoureux a beaucoup fait pour acclimater en France les œuvres d’un compositeur allemand, ennemi acharné de la France, M. Colonne n’a pas fait moins pour mettre en lumière un compositeur français qui est une de nos gloires, Hector Berlioz. Le moment serait peut-être venu de mettre en parallèle deux novateurs dont la fortune a été bien différente : l’un a assisté, dans son pays, à sa propre apothéose ; l’autre, dans le sien, a été méconnu de son vivant. Nous écoutions samedi, avec ravissement, cette belle partition de Roméo et Juliette. Certes, le plan est défectueux, il y a, par-ci par-là des taches. Pourquoi Berlioz n’a-t-il pas remplacé par un récitatif vocal cette malencontreuse intervention du prince qui se traduit, dans l’introduction, par un effet, tout à fait manqué, d’instruments de cuivre ? Pourquoi le motif d’une Fête chez Capulet a-t-il un caractère si commun ? Mais que sont ces taches légères auprès de l’immense poésie et de l’élévation de pensée qui régnent d’un bout à l’autre de cette œuvre incomparable ? — Dans le plan qu’il s’est tracé, Berlioz a fait pour Roméo ce qu’il avait fait pour Faust : il s’est mis en présence du drame de Shakespeare comme il s’était mis en présence du drame de Goethe, et, sans autre règle que le caprice de sa pensée, il a traduit les impressions que produisait en lui le chef-d’œuvre du poète. Dans le drame de Goethe, il y a plus de variété que dans celui de Shakespeare. Faust est une sorte de cosmos où se concrètent tous les éléments humains et surhumains, aussi le Faust de Berlioz a-t-il, par la diversité des situations et des sentiments qu’il dépeint, plus d’action sur les masses que Roméo, qui a pour ressort, presque unique, la pitié. Seuls, les deux ravissants épisodes du scherzetto et du scherzo de la Reine Mab jettent quelque lueur moins sombre sur la trame sévère de l’œuvre. Nous n’entrerons pas dans le détail de ce drame lyrique qui a été si bien analysé par notre excellent confrère, M. Boutarel. Disons seulement, avec lui, combien Mlle de Montalant, dans les strophes, M. Mauguière, dans le scherzetto, et M. Auguez dans le finale monumental de la seconde partie, se sont imprégnés de la pensée du musicien, et avec quel art ils rendent cette pensée. — Comme dans Faust, Berlioz, dans Roméo et Juliette, s’est trouve en présence du même sujet qu’un autre grand compositeur français, Gounod. Il y aurait là matière à un parallèle bien curieux à établir. Chacun a senti son sujet avec son tempérament particulier d’homme et d’artiste. Gounod raconte Gounod dans Faust et Roméo, comme Berlioz, dans Roméo et Faust, raconte Berlioz. Tous deux sont sincères, et c’est là ce qui fait le charme infini de leurs œuvres. Combien, dans ce qu’ils écrivent, posent devant le public et ne racontent autre chose que leur incommensurable vanité !
A. Boutarel, Le Ménestrel 20/4/1890, p. 128: — La 54e audition de la Damnation de Faust a eu lieu avec une interprétation en partie renouvelée. M. Talazac, qui chanta le rôle de Faust dès 1877 aux concerts Pasdeloup et au Châtelet, s’y retrouve, avec moins d’exubérance et moins de vigueur peut-être, mais avec une voix plus assouplie, un style plus pur et un goût plus épuré. Il chante d’une façon charmante les trois premières parties de l’œuvre. Mme Krauss, dans le rôle de Marguerite, nous laisse, pour ainsi dire, l’impression d’une création nouvelle, achevée et définitive. Pas un détail ne passe inaperçu, pas une note n’échappe, toutes les nuances de sentiment sont mises en relief et graduées avec un art si pur que chacun croit entendre l’œuvre telle qu’il l’avait rêvée et comprise. C’est l’accent vrai, ou plutôt, l’accent artistique dans sa plénitude calme et superbe. M. Auguez n’a pas la voix suffisamment déliée et fine pour exprimer l’ironie incisive du rôle de Méphistophélès, mais il chante en bon musicien. M. Augier a été justement applaudi dans l’amusante chanson du Rat. Les chœurs ont été suffisants, sauf dans l’apothéose, dont l’interprétation idéale est encore à trouver. L’orchestre a été acclamé à plusieurs reprises, et plusieurs morceaux de caractères différents ont été bissés après une exécution tantôt tumultueuse comme celle de la Marche hongroise, tantôt délicieusement aérienne comme celle de la Valse des Sylphes.
H. Barbedette, Le Ménestrel 27/4/1890, p. 135: C’est M. Colonne qui a eu l’honneur de clore, pour la saison de 1890, la série des grands concerts de musique instrumentale ; il l’a close par une 55e audition de la Damnation de Faust, qui a été non moins brillante que les précédentes. Nous n’avons à revenir ni sur le mérite intrinsèque, ni sur l’exécution de cette œuvre magistrale. C’est de M. Colonne que nous voudrions parler aujourd’hui, et des services qu’il a rendus à l’art en dirigeant pendant seize ans les concerts de l’Association artistique. Nous avons la bonne fortune d’avoir en mains la collection complète ou à peu près complète des programmes de M. Colonne. L’étude de ces programmes est intéressante : elle permet d’étudier le mouvement musical en France depuis 1874, l’accueil fait par le public aux œuvres françaises aussi bien qu’aux œuvres d’importation étrangère, les divers courants d’opinion, les diverses écoles qui se sont fait jour. Les limites nécessairement restreintes de cet article ne nous permettent pas de traiter ici un pareil sujet, il comporte une certaine étendue, et il faudra un certain temps pour le mener à bonne fin.
A. Boutarel, Le Ménestrel 23/11/1890, p. 374: — La Symphonie fantastique de Berlioz est un de ces ouvrages de jeunesse dont on oublie volontiers les défauts tant est puissante et vigoureuse la sève qui les vivifie. Faiblesse dans la structure musicale, absence d’unité, incohérences, mélange de la musique dramatique à la musique symphonique,... les défauts ne manquent pas dans cette composition, mais les qualités y sont de premier ordre et l’intérêt ne faiblit pas si l’on se pénètre des idées qu’a voulu rendre le musicien. Le troisième morceau renferme des pages d’une telle perfection que Schumann a pu les louer en disant : « Beethoven n’aurait pas mieux fait. » […]
H. Barbedette, Le Ménestrel 26/4/1891, p. 133-4: — M. Colonne a donné une 56me audition de la Damnation de Faust de Berlioz. Inutile de dire qu’il y avait salle comble. L’œuvre de Berlioz a le don de passionner le public, et avec justice. Berlioz est là tout entier. Il y a dans cette œuvre des pages d’une simplicité idéale qui rappellent Gluck ; il y aussi des pages démoniaques qui frisent la vulgarité, mais dont l’effet est irrésistible. L’exécution a été des plus remarquables : l’orchestre excellent comme toujours : les chanteurs se sont tenus à la hauteur de l’œuvre qu’ils interprétaient. Une mention particulière est due à Mlle Marcella Pregi, qui a rendu avec un goût parfait le rôle si difficile, et parfois si ingrat de Marguerite s’il n’est pas tenu avec une grande perfection. Mlle Pregi a une voix très sûre et d’une grande pureté, et elle sait s’en servir. Son succès a été très grand dans l’admirable cantilène : Amour, ardente flamme, qu’elle a dite d’une façon tout à fait remarquable. MM. Lauwers, Engel et Augier ont été également et très justement applaudis. M. Colonne a été l’objet d’une ovation très flatteuse pour lui ; on a acclamé le futur directeur artistique de l’Opéra. Nous avons tout lieu d’espérer que, dans cette importante fonction, M. Colonne apportera le large sentiment éclectique qui a toujours présidé aux concerts du Châtelet et qui en fait le remarquable succès ; l’esprit sectaire ne vaut rien, ni dans les arts, ni ailleurs. M. Colonne n’a qu’à rester fidèle à lui-même, et le succès lui restera fidèle à son tour.
A. Boutarel, Le Ménestrel 3/5/1891, p. 143: — Une dernière audition de la Damnation de Faust a été donnée, dimanche dernier, devant une salle comble. A plusieurs reprises, de chaleureuses manifestations ont suivi l’exécution de certaines pages orchestrales, notamment celle de la Marche hongroise. M. Colonne a su conserver à cette marche le caractère véhément et tumultueux qui en rend l’effet irrésistible et reste d’ailleurs parfaitement d’accord avec la pensée de Berlioz consignée dans un passage de ses Mémoires. Ce morceau est l’un des plus intéressants que l’on puisse entendre au point de vue de la mécanique orchestrale, et jamais l’ingéniosité subtile de certaines combinaisons sonores n’enlève à l’ensemble ni l’ampleur des lignes, ni l’absolue simplicité de l’architecture musicale. Le chœur des Sylphes, dans lequel est si bien ménagée l’alternance des tons de ré et de la, est un exemple frappant de la possibilité d’éveiller des impressions poétiques par le seul ascendant des tonalités ; ici, l’oreille la moins exercée se trouve frappée par les transitions, et le cerveau le moins porté à la poésie se représente en imagination les tableaux qu’ont voulu évoquer le poète et le musicien, Gœthe et Berlioz. Rien, dans l’œuvre entière, ne s’élève à la hauteur de cette page et de celle consacrée à l’apothéose de Marguerite. Pourtant, quelle variété, quelle richesse dans toute la partition ! D’abord la première scène, dans laquelle M. Engel a montré toutes les ressources de son beau talent, puis le début de la seconde partie, que cet artiste a bien rendue malgré les difficultés de la lutte avec les chœurs et l’orchestre, enfin le duo et l’invocation à la Nature, qui exigent plus que ne peuvent donner normalement les forces d’un chanteur. Que dire ensuite de la ballade du roi de Thulé, dans laquelle Mlle Pregi s’est montrée simplement exquise, que dire de la romance : D’amour l’ardente flamme, qui a été également dite avec beaucoup de sentiment et de goût ! Quant à la course à l’abîme, ce crescendo entraînant et colossal a donné à M. Lauwers l’occasion de forcer encore la sonorité stridente de sa voix. Dans ce fragment, de même que dans la sérénade, et un peu aussi ailleurs, M. Lauwers oublie trop souvent qu’il chante de la musique de concert et non une œuvre théâtrale ; il joue trop et met dans ses gestes trop de laisser-aller. Les chansons que Berlioz a jetées comme une gerbe à travers la scène de la Taverne ont été bien enlevées, y compris celle du Rat, dite par M. Augier. Tout cela constitue un excellent ensemble et un incontestable succès.
H. Barbedette, Le Ménestrel 17/4/1892, p.127: — Les concerts donnés au Châtelet par M. Colonne se sont terminés par deux auditions remarquables de la Damnation de Faust de Berlioz. Plus on entend cette œuvre magistrale, plus on la comprend et plus on l’admire. Berlioz s’est souvent trompé, tout n’est pas parfait dans son œuvre, mais, là où il atteint le beau, nul ne lui est comparable. Dans cette Damnation de Faust, il y a des accents sublimes que Beethoven et Gluck n’auraient pas désavoués. Ajoutons que l’exécution a été irréprochable, que Mlle Marcella Pregi est tous les jours en progrès, que M. Engel est un diseur merveilleux, que M. Dufriche est un Méphistophélès excellent. N’était la faiblesse des chœurs d’hommes, il n’y aurait rien à redire. — A part le concert du vendredi-saint, qui aura lieu à l’Éden, les concerts de l’Association artistique sont finis. Nous avons suivi, depuis de longues années, les concerts dits populaires institués par Pasdeloup, continués par MM. Lamoureux et Colonne. Au début, la variété de ces concerts a été très grande, on semblait avoir hâte d’épuiser le stock considérable d’œuvres connues ou inconnues, dignes de passionner un auditoire qui ne demandait qu’à se laisser convaincre. Ensuite, les programmes ont été moins variés ; depuis trois ou quatre ans, sauf quelques nouveautés, on a vécu à peu près sur les mêmes œuvres. Pasdeloup était un éclectique ; M. Colonne est resté tel ; M. Lamoureux, peu à peu, est devenu exclusif. Voyant l’engouement d’un certain public pour la choucroute wagnérienne et ses succédanés, engouement de conviction chez les uns, de pose chez les autres, il a ouvert un large débit de ce comestible d’outre-Rhin. On se lassera, nous en avons le ferme espoir, de cette nourriture un peu lourde pour nos estomacs français, force sera de recourir à de nouveaux programmes. Ce n’est pas la matière qui manquera. Si M. Lamoureux persiste à se confiner dans le domaine qu’il a fait sien, M. Colonne ne se refusera pas à rajeunir son répertoire par l’audition d’œuvres aussi bien modernes qu’anciennes. Qui lui dit que le public serait indifférent à la reprise de certaines symphonies d’Haydn ? Qui connaît les ouvertures 115 et 124 de Beethoven, son Christ aux oliviers, sa curieuse Bataille de Vittoria ? sans parler des symphonies de Schumann, trop rarement exécutées. Qui n’entendrait avec plaisir l’octuor de Schubert avec tous les instruments à cordes ? A-t-on dit toutes les ouvertures de Weber, toutes celles de Mendelssohn, et la belle Symphonie avec chœurs de ce dernier ? Si l’on passe à un autre ordre d’idées, Niels Gade, Brahms, Rubinstein, Raff, n’ont-ils pas composé des ouvertures, des pièces symphoniques, des symphonies qui seraient d’un puissant intérêt ? Qu’on laisse de côté, nous ne demandons pas mieux, les jeunes imprudents qui ont élevé l’impressionnisme à la hauteur d’une institution, mais n’oublions pas que des artistes sérieux qui s’appellent Saint-Saëns, Godard, Lalo, Widor, ont composé des œuvres symphoniques remarquables, qu’on ne nous fait entendre que de loin en loin, sans leur accorder l’attention qu’elles méritent. Que M. Colonne laisse reposer Wagner et son école, il ne lui manquera pas de matériaux pour donner à ses concerts un attrait nouveau, et c’est sur cette espérance que nous prenons momentanément congé de nos lecteurs.
A. Boutarel, Le Ménestrel 24/4/1892, p. 135: — Le concert spirituel de l’Association artistique a eu lieu dans la salle de l’Éden-Théâtre avec un programme très varié. Berlioz y était représenté par le Repos de la Sainte Famille, fragment de l’Enfance du Christ qui provoque toujours un attendrissement pieux et fait quelquefois pleurer les personnes très sensibles. Un bis enthousiaste a accueilli ce morceau. Venant après, la Marche funèbre pour la dernière scène d’Hamlet a produit un curieux contraste. Là, Berlioz s’est montré aussi impressionnant qu’il est possible de l’être en musique, et cela, sans complication d’aucune sorte. L’œuvre est claire, et d’une pureté de lignes imposante et grandiose. […]
Léon Schlesinger, Le Ménestrel 23/10/1892, p. 342: — La réouverture des concerts du Châtelet s’est faite dimanche dernier avec la Damnation de Faust, habituellement réservée pour la fin de la saison. Cette dérogation aux traditions est sans doute une conséquence des nouveaux desseins de M. Colonne, qui veut dorénavant consacrer son entreprise plus spécialement aux auditions d’œuvres de grandes dimensions pour soli, chœurs et orchestre. Tout a été dit sur cette Damnation de Faust, où Berlioz a atteint les plus hauts sommets de l’art sans avoir pu toutefois s’y maintenir. L’exécution de dimanche dernier a été une des plus parfaites, sinon la plus parfaite, que M. Colonne nous ait offertes. On y reconnaissait les qualités inhérentes aux premiers élans du travail, après le repos des vacances. Ce n’est pas trop dire, de l’orchestre, qu’il s’est surpassé dans la Marche hongroise, le Ballet des Sylphes et la Course à l’abîme. Les solistes étaient Mlle Marcella Pregi, toujours en progrès, M. Engel, le chanteur impeccable qu’on ne se lasse pas d’admirer, M. Ballart, qui a chanté avec autorité l’air de Brander, enfin M. Fournets, à qui je dois une mention spéciale car il a montré dans le rôle de Méphistophélès des qualités de chanteur vraiment supérieures, auxquelles le public a rendu un juste hommage. Ce n’est peut-être pas le Méphistophélès mordant et fantaisiste que nous présentait le regretté Lauwers, mais quel style irréprochable ! quelle dignité et quelle admirable façon de phraser ! M. Colonne, qui dirigeait le concert, a été à plusieurs reprises l’objet d’ovations enthousiastes.
H. Barbedette, Le Ménestrel 11/12/1892, p. 396-7: — Il y a déjà bien des années, M. Colonne donna pour la première fois l’Enfance du Christ de Berlioz. Nos impressions n’ont pas beaucoup varié depuis cette audition. Quand Berlioz, agacé par cette opinion persistante qu’il était incapable de faire autre chose qu’une musique violente et compliquée, résolut de mystifier le public parisien en lui servant, sous le nom d’un artiste primitif et inconnu, une œuvre d’une naïveté voulue, d’une simplicité touchante, il ne la donna pas telle que nous l’entendons aujourd’hui. Lorsque la vérité fut dévoilée, il y ajouta (si je me trompe, on me redressera) une autre partie qui en est aujourd’hui le début : le Songe d’Hérode. Quoique cette partie renferme des beautés de premier ordre, notamment l’air d’Hérode, si bien dit par M. Fournets, et la Conjuration des Devins, vigoureusement enlevée par les chœurs, on reconnaît que ce n’est pas le style de ce qui va suivre et que le vrai Berlioz, nerveux et passionné, s’y fait trop voir. Comme unité, l’œuvre gagnerait à commencer avec la deuxième partie, la Fuite en Egypte. Cette seconde partie est incomparable : le prélude, le chœur des bergers et l’air si connu du récitant (M. Warmbrodt) forment un ensemble qui se suffit à lui-même. Je ne crois pas qu’il soit possible d’exprimer mieux le sentiment mystique, la piété attendrie, la tendresse du cœur. La troisième partie, l’Arrivée à Sais, est encore fort belle, mais elle n’atteint pas à la hauteur de ce qui précède. Mlle de Montalant dans le rôle de Marie et M. Manoury dans celui de Joseph ont été très justement applaudis. MM. Cantié et Roux ont admirablement dit les parties de flûte du divertissement. Le premier motif est délicieux ; malheureusement, tout le milieu du morceau manque de distinction. En résumé belle séance et grand succès. En écoutant cette œuvre si pittoresque, je ne pouvais m’empêcher de formuler en moi-même le vœu que j’avais si souvent exprimé en entendant la Damnation de Faust ; il faudrait à ces œuvres une mise en scène, une figuration, et rien ne serait plus facile que de le faire pour l’Enfance du Christ. Le palais d’Hérode, l’oasis au désert, les approches de Saïs, autant de superbes cadres dans lesquels se jouerait l’action. Outre que les personnages principaux sont nombreux, la foule, représentée par les chœurs, est variée, bergers, soldats romains, devins juifs, Egyptiens, Ismaélites, etc. On n’aurait plus ce spectacle vraiment grotesque d’Hérode et de saint Joseph chantant en habit noir et cravate blanche, et l’adorable musique de Berlioz y gagnerait un relief considérable et une merveilleuse intensité. On fait cela en Allemagne pour certains oratorios, pourquoi n’essaierait-on pas en France ? Cela coûterait cher, il est vrai, et ce serait peut-être difficile de figurer « l’âne paissant ».
A. Boutarel, Le Ménestrel 18/12/1892, p. 405: — Les nouvelles auditions intégrales de l’Enfance du Christ de Berlioz nous obligent à constater, d’une part, l’insuffisance de la donnée littéraire, dont la conséquence est le manque de cohésion des scènes, d’autre part, le caractère un peu faible et monotone de la musique aux endroits précis où le texte devient insignifiant. Berlioz, considérant les paroles comme un prétexte à musique, s’est étendu avec trop de complaisance sur des situations que deux ou trois phrases font connaître et épuisent complètement. En ce sens, il est vrai de reconnaître que le récit du songe, agrémenté du médiocre épisode des devins, et la scène du père de famille, si l’on en excepte l’admirable trio pour flûtes et harpe, sont longues et fastidieuses. Au contraire, l’épisode des bergers, celui des anges invisibles, toute la deuxième partie et le chœur final, sont de véritables chefs-d’œuvre de grâce, de pittoresque et de doux mysticisme. M. Warmbrodt a fait bisser avec un étourdissant succès le Repos de la Sainte famille. Sa netteté d’accentuation, certain charme presque naïf inhérent à son organe et la pureté de son style lui ont valu ce beau triomphe. Mlle de Montalant, avec une voix parfois un peu faible, a bien rempli le rôle de Marie, dont les moindres inflexions se trouvent pour ainsi dire gravées dans sa mémoire et sont rendues avec une sûreté imperturbable. M. Fournets a superbement chanté l’air d’Hérode et s’est fait justement applaudir dans les autres parties de l’œuvre. L’orchestre et les chœurs se sont montrés d’une finesse et d’une ténuité charmantes.
H. Barbedette, Le Ménestrel 5/2/1893, p. 46: […] Quant au duo de Béatrice et Bénédict, de Berlioz, convenablement dit par Mmes de Berny et Lavigne, il me semble qu’il devrait, pour être mis en relief, être entendu dans un beau cadre féerique, sur un balcon éclairé par les pâles rayons lunaires. C’est ainsi que Berlioz l’a conçu, il est terriblement dépaysé dans un salon ou dans une salle de concert.
A. Boutarel, Le Ménestrel 9/4/1893, p. 118: […] On a entendu encore deux marches funèbres, celle du Crépuscule des Dieux de Wagner et la Marche funèbre pour la dernière scène d’Hamlet de Berlioz. Celle-ci met en jeu des moyens infiniment plus simples que la précédente, elle est mieux construite musicalement, et l’effet n’en est pas inférieur. Toutes les deux sont mortellement tristes, toutes les deux ont une extraordinaire puissance sensationnelle, mais la seconde nous offre une expression plus humaine de la douleur. Berlioz a dit que la sienne était faite de larmes. Celle de Wagner est faite d’héroïques imprécations, de spasmes convulsifs, de désespoirs sans larmes.
A. Boutarel, Le Ménestrel 17/12/1893, p. 404: — Des auditions comme celle-ci, soixante-septième de la Damnation de Faust, sont de véritables fêtes musicales. Les interprètes de la partie vocale, en possession complète de leurs moyens et sûrs de leurs effets, ont obtenu un succès que méritaient bien les consciencieux efforts qu’ils ont faits pour se pénétrer de la pensée du maître et la présenter avec le relief qu’elle exige. Mlle Marcella Pregi a dessiné avec une admirable netteté toutes les lignes du rôle de Marguerite, qu’elle dit avec une simplicité, une grâce exquises. Les trois couplets de sa chanson gothique n’ont pas suffi à un auditoire entièrement sous le charme ; elle a dû recommencer le dernier. M. Engel a été superbe dans l’Invocation à la Nature, qu’il a dû répéter, mais il n’est pas demeuré inférieur à lui-même dans les autres parties de l’œuvre. Il les a chantées avec une chaleur communicative et un style noble et pur. Quant à M. Lorrain, c’est la sérénade qui lui a valu un bis unanime. Il a enlevé cette page originale avec une vélocité folle, sans compromettre pour cela l’accentuation des paroles. Lui aussi a su imprimer un caractère bien spécial au personnage de Méphistophelès. — Quelques particularités amusantes sur l’œuvre : Sait-on que la charmante ballade du roi de Thulé fut exécutée en Allemagne comme une mélodie inédite de Weber, et qu’il se trouva des musiciens de la même nationalité que l’auteur du Freischütz pour affirmer que jamais un Français n’aurait trouvé rien de pareil ? Y a-t-il encore des lecteurs du Journal des Débats qui se souviennent d’avoir trouvé, dans un exemplaire de l’année 1846, la genèse du Chœur des soldats ? Berlioz allait voir son ami Henri Heine lorsque vinrent à passer près de lui des fantassins conduits par un sergent et suivis d’une douzaine de frères ignorantins qui semblaient emboîter le pas. « Il faisait un temps superbe, écrit Berlioz, les idées s’enchaînent parfois d’une façon bizarre. Le soleil me faisait penser à la lune, les ignorantins à des étudiants allemands, le sergent à César, et me voilà oubliant Heine et saisi à l’improviste par le rythme et la mélodie d’une chanson latine que j’ai eu la fantaisie de faire chanter dans la Damnation de Faust, espèce d’opéra que j’élucubre en ce moment. » Pour en revenir à la réalité d’aujourd’hui, constatons après le succès des chanteurs celui, non moins grand, de M. Colonne et de son orchestre, qui a dû recommencer deux morceaux: la Marche hongroise et la Valse des Sylphes.
H. Barbedette, Le Ménestrel 24/12/1893, p. 413: — M. Colonne nous a donné dimanche dernier une audition de la Damnation de Faust. La belle œuvre du compositeur français a eu son succès accoutumé. Elle a été interprétée supérieurement par l’orchestre, les chœurs et les habiles solistes, qui ont été fort applaudis. Nous sommes toujours heureux d’entendre la Damnation ; mais le moment ne serait-il pas venu de faire exécuter certaines belles œuvres de Berlioz qui figuraient autrefois au répertoire de M. Colonne, et de l’audition desquelles nous avons été longtemps privés ?
H. Barbedette, Le Ménestrel 11/3/1894, p. 76-7: — Requiem de Berlioz. Voici une œuvre considérable qui, à l’époque déjà éloignée où elle fut composée, passa pour un coup d’audace. Berlioz s’était affranchi des formes conventionnelles de la musique sacrée, il avait introduit le drame dans l’église. Son orchestration, comme toujours, déroutait les purs classiques. L’œuvre est belle pourtant ; le sentiment religieux, qui est indépendant d’une forme donnée, s’y fait partout sentir. Nous avons fait souvent remarquer que, dans les œuvres d’où cet élément est absent, Berlioz qui était un nerveux, exerçait sur la personne de ses auditeurs une impression purement physique, qu’il provoquait surtout des sensations. Avons-nous besoin de citer cette admirable Marche au supplice de la Symphonie fantastique, qu’il est impossible d’entendre sans frissonner jusqu’aux moelles ? Ce même effet, dans un autre ordre d’idées, est produit par certaines œuvres telles que le scherzo de la Reine Mab, la danse des Sylphes de la Damnation de Faust, etc. Nous ne retrouvons plus le même Berlioz dans les partitions inspirées de l’idée religieuse ; là, par exception, il s’adresse à l’âme plutôt qu’aux nerfs de l’auditeur. C’est bien là le cachet particulier de l’Enfance du Christ et du Requiem, sauf pourtant cet étonnant Dies iræ, qui fit jeter les hauts cris par sa violence. Berlioz a indiqué, pour l’exécution de ce morceau capital, une disposition particulière de l’orchestre, des groupements d’exécutants ; les terribles fanfares annonçant le jugement dernier devraient être isolées du reste de l’orchestre et retentir d’en haut comme la parole effrayante du souverain juge. L’effet ne saurait être le même quand tous les moyens d’exécution sont condensés dans un petit espace. L’impression produite a été cependant très grande. Combien cette belle exécution fait regretter qu’on laisse dans l’oubli ou, tout au moins, dans l’ombre, certaines œuvres du grand maître français, le Benvenuto Cellini que l’Allemagne est seule à connaître, ces admirables Troyens dont on ne nous a donné, dans ces derniers temps, qu’une représentation écourtée, mutilée, indigne de nous ! Toute admiration est réservée pour les prétendus novateurs d’outre-Rhin, comme si, il y a longtemps, Berlioz n’avait pas autrement innové tant pour les formes musicales que pour la façon d’écrire ; comme si les prophètes des temps nouveaux n’étaient pas, le plus souvent, ses plagiaires ! Berlioz a un tort grave ; il est Français, ah ! s’il était seulement Germain, Scandinave ou Tchèque, combien on l’admirerait ! Soyons reconnaissants à M. Colonne d’être resté fidèle à la mémoire de ce grand maître.
A. Boutarel, Le Ménestrel 18/3/1894, p. 84: — Le manuscrit du Requiem de Berlioz a été acquis par l’État en 1888, au prix de 4000 francs, pour être déposé au Conservatoire. Cet hommage de l’administration fut ratifié depuis par le public en différentes occasions, notamment dimanche dernier, dans une indicible fièvre d’enthousiasme, par près de trois mille auditeurs. Le fameux Tuba mirum avait été conçu pour devenir un finale d’opéra, et, sans l’échec ridicule de Benvenuto Cellini, le maître, dont toutes les tendances allaient au drame lyrique si impérieusement qu’il n’a pu s’affranchir de cette forme musicale et scénique ni dans ses symphonies avec ou sans paroles, ni dans son Requiem, ni dans aucune autre de ses œuvres, aurait tenté, au profit de notre art national, une restauration des traditions si françaises de Rameau, de Gluck et de Spontini. Quand l’Opéra donnera les Troyens, on comprendra ce que nous avons perdu. Le Requiem constitue, dans chacune de ses parties, un tableau musical ayant son coloris propre, son analyse et sa synthèse de sentiments, depuis le mysticisme voluptueux jusqu’aux terreurs et aux hallucinations de l’extase. C’est d’abord le Kyrie, pièce d’un charme inexprimable et d’une touchante naïveté. Tout, dans cette page délicieuse, mériterait d’être cité, harmonie, mélodie, orchestration ; vingt phrases ravissantes se succèdent avec une variété de rythme et une facilité d’invention qui confondent. Le Dies iræ est une lamentation en trois épisodes. Les voix supplient d’abord avec timidité, deviennent bientôt haletantes et s’affolent à la fin, interrompues par une progression superbe de violons qui deux fois s’élève et retombe avant de déchaîner les fanfares du Tuba mirum. La colossale grandeur de ce morceau ne nous apparaîtra qu’après l’entrée des basses vocales, quand leur union avec les instruments de cuivre aura été complète et qu’elles seront restées à découvert sur un accompagnement de timbales d’un effet prodigieux. Le Lacrymosa présente l’image cruellement réaliste de la douleur. Il fait songer au chapitre des supplices dans le roman de Salammbô, s’achève comme l’ouvrage littéraire dans une clameur immense, et les trompettes de Berlioz ne le cèdent en rien au rugissement des lions de Flaubert. Il n’y a plus que douceur, que charme séraphique dans l’Offertoire qui avait obtenu le suffrage précieux de Schumann. Le Sanctus présente une mélodie alternativement dite par le ténor et les chœurs, véritable chef-d’œuvre de grâce discrètement émue. La piété a ses attendrissements et ses larmes ; Berlioz le comprit lorsqu’il a fait chanter sur un mode si doux Pleni sunt cœli gloria tua... Les autres parties de l’œuvre, naturellement moins en lumière, concourent dignement à l’harmonie générale de l’ensemble. Dans sa Messe des Morts, Berlioz a été avant tout dramaturge. En cela consiste la grande originalité de son œuvre, qui n’a pas d’équivalent dans son genre. Si les impressions que peut recevoir notre âme musicale étaient comparables aux jeux multiples d’un orgue immense, on pourrait dire que bien des registres du grandiose instrument resteront éternellement muets pour qui n’a pas entendu cet étrange Requiem.
H. Barbedette, Le Ménestrel 6/5/1894, p. 142: — M. Colonne, de retour de Russie, est revenu prendre la direction de son orchestre et a terminé la saison par une soixante-dixième exécution de la Damnation de Faust. L’œuvre de Berlioz fait toujours salle comble et le public ne se lasse pas d’entendre cette partition si vivante et si colorée. Mais le public qui ne se renouvelle pas, celui des abonnés par exemple, pourrait trouver que l’on abuse un peu, au Châtelet, de la Damnation de Faust, et les sensations de l’auditeur finiront certainement par s’émousser. Quoi qu’il en soit, Mlle Pregi est toujours une Marguerite irréprochable, M. Fournets un Méphistophélès qui cherche à entrer dans l’esprit satanique de son rôle. M. Engel (un peu fatigué) a réclamé l’indulgence du public et M. Vallier a été un Brander estimable.
A. Boutarel, Le Ménestrel 21/10/1894, p. 336: — Brillante reprise de saison musicale, à laquelle assistaient MM. Verdi et Ambroise Thomas. Grâce à une exécution très nuancée et très expressive, le premier morceau et la Scène aux champs de la Symphonie fantastique ont impressionné plus que jamais, tantôt par le charme délicieux des contours mélodiques, tantôt par l’exubérante et tumultueuse impulsion rythmique, mais surtout par la puissante originalité de l’idée et de la forme. Voluptueuse et passionnée jusqu’à la sensualité, la mélodie a, chez Berlioz, de ces élégances et de ces imprévus qui confondent ; et pourtant, les moyens techniques du maître sont toujours fort simples ; ses modulations, si osées qu’elles soient, procèdent par longues périodes et n’ont rien de commun avec les altérations chromatiques si acérées et si incisives chez Wagner. […]
A. Boutarel, Le Ménestrel 2/12/1894, p. 380: — Roméo et Juliette a obtenu dimanche dernier un magnifique succès, avec une interprétation entièrement digne du maître. Nous en avons fini pour longtemps avec les exécutions fragmentaires ; M. Colonne va nous faire entendre six des grands ouvrages de Berlioz, et l’on pourra se rendre compte de l’incomparable variété de ressources dont peut disposer l’art musical pour exprimer, dans les genres les plus divers, ce qu’il y a de plus poétique dans la passion humaine, de plus grandiose dans le dogme chrétien, de plus naïf dans les vieilles légendes, de plus délicat dans l’amour, de plus inassouvi dans la soif des jouissances et de plus somptueux enfin dans l’expression solennelle de la ferveur religieuse, de la prière et de la foi. Mais, quand les six chefs-d’œuvre auront été entendus, l’on ne connaîtra pas encore sous toutes ses faces le génie de Berlioz, car les Troyens, la Symphonie funèbre et Harold en Italie forment encore trois branches de l’arbre colossal qui n’ont pas été mises suffisamment en lumière. Toutefois, ce qu’il importe de noter ici, c’est la faculté d’assimilation dont le personnel exécutant a fait preuve, grâce aux soins assidus et dévoués de son chef. Ce sont aussi les difficultés matérielles, dont Berlioz n’a jamais voulu tenir compte. Ainsi, il faut une chanteuse de mérite pour dire deux couplets avec un fragment de récitatif ; c’était Mme Auguez, mais comme elle a été récompensée quand, après la seconde strophe, toute l’assistance lui a redemandé son délicieux adagio, stupéfaite autant que charmée par un si délicieux poème musical. Il faut aussi un chanteur exquis pour dire ce scherzo vocal où sont exprimés, avec une désinvolture insolemment ironique, les états d’âme des habitants d’un monde microscopique dont Mab est la reine. Cela dura bien deux minutes, quatre avec le bis inévitable, et le ténor a fini sa tâche mais cette tâche a suffi à M. Engel pour être applaudi avec frénésie. Les pages purement symphoniques ont été rendues par l’orchestre avec la puissance et la souplesse qu’elles comportent. La scène d’amour, précédée par le double chœur (chanté beaucoup trop vite), est sublime dans son calme imposant. C’est un des points culminants de l’art instrumental. Le scherzo a passé comme un miroir à facettes, dans un étincellement prestigieux. Le grand finale vocal a produit la plus écrasante impression. M. Fournets l’a chanté avec l’ampleur et l’autorité qu’il exige ; il a provoqué plusieurs fois des applaudissements aussitôt réfrénés, car toutes ces dernières pages s’enchaînent sans interruption, jusqu’au choral qui termine l’œuvre par une inspiration d’une incomparable grandeur.
A. Boutarel, Le Ménestrel 16/12/1894, p. 396: — M. Colonne a fait entendre la romantique ouverture des Francs-Juges, puis la mélodie : le Jeune Pâtre breton, que M. Warmbrodt a chantée devant une assistance émerveillée par cette naïve bleuette parfaitement inconnue hier ; et qui, aujourd’hui, semble tombée du ciel. Musicalement, c’est bien peu de chose, mais le coloris est ravissant. Mlle Planès a fort bien dit la Captive, et M. G. Remy a interprété avec autorité la Rêverie et caprice pour violon. Ce morceau présente de réelles difficultés, car l’archet doit avoir une âme pour en soutenir l’adagio si large et d’un sentiment si profond ; il faut aussi une souplesse extrême pour mettre en relief la partie épisodique, car elle est traitée dans une forme absolument libre, avec de continuels changements de mouvement, et impose au violoniste la plus rigoureuse précision jointe à l’aisance la plus parfaite dans la partie chantante. Tonalité fort habilement choisie d’ailleurs à cause des cordes à vide. M. Remy a laissé l’impression d’un véritable artiste interprétant, avec le style qui lui convient pour être mise pleinement en lumière, une œuvre qui, à notre connaissance, a rebuté bien des virtuoses et qui a obtenu, grâce à une exécution vraiment belle, le succès que méritait sa facture puissante et sa splendide sonorité. — En ce qui concerne le Requiem, nous arrivons trop tard pour ajouter un mot au concert d’étonnement et de louanges qu’il a provoqué. L’exécution a été colossalement grande, l’interprétation superbe et l’effet prodigieux. On sait que la première audition eut lieu aux Invalides, à la fin de 1837. Les frais furent supportés par le budget de l’État, mais il est bien difficile d’en évaluer le quantum et, d’ailleurs, les recherches sont plus que scabreuses et les confusions difficiles à éviter, car d’autres solennités funèbres sont relatées à des dates précédant très peu celle de l’apparition du Requiem. Ainsi, nous trouvons cette mention relative au chapitre 47 du ministère de l’Intérieur : Indemnité aux musiciens qui ont concouru à la célébration du Requiem et du Te Deum (Invalides), loi du 2 septembre 1835 (cérémonie du 5 août 1837) : 19.143 fr. 25 c. Ailleurs, on trouve les lignes suivantes mais sans spécification de somme : Chapitre 24, Intérieur, Frais de copie et de répétition préparatoire du Requiem exécuté aux funérailles du général Damrémont. Enfin, une indication plus complète et plus intéressante est celle-ci : Chapitre 16, Intérieur ; Acquisition pour être déposée à la bibliothèque du Conservatoire de la messe composée par M. Berlioz, 4.000 francs. C’était la consécration officielle du génie de Berlioz ; il est curieux de constater que ce pas décisif vers la gloire future ait été fait sous les auspices de l’administration.
H. Barbedette, Le Ménestrel 23/12/1894, p. 405: — La première partie commençait par l’ouverture de Benvenuto Cellini, qui n’est pas une des meilleures de Berlioz ; elle est longue, bruyante, et les motifs en sont souvent empreints de vulgarité. En revanche, les deux pièces de chant, Absence et Villanelle, si délicieusement dites par Mme de Montalant, et le célèbre duo de Béatrice et Bénédict, auquel les deux interprètes, Mme de Montalant et Mlle Planès, ont donné le caractère poétique qui lui convient, ont ravi l’auditoire par leur charme suave et pénétrant. La seconde exécution du Requiem a été aussi remarquable que la première. Ce drame religieux a été rendu avec toute la perfection désirable. Nous disons drame, car une messe de Requiem est un drame dans toute la rigueur du mot. Les Grecs ne redoutaient pas la mort ; ils n’en avaient nulle peur ; c’était l’issue attendue, le couronnement de la vie, « le soir d’un beau jour ». Les cérémonies funèbres n’avaient rien de lugubre ; on parait le mort et, si l’on pouvait connaître la musique des Grecs, ce que probablement on ne connaîtra jamais, je m’imagine qu’on n’y trouverait pas la trace des épouvantements. C’est le christianisme qui a fait à la mort un appareil lugubre ; c’est lui qui a créé le drame religieux ; le drame, c’est-à-dire le choc des sentiments les plus opposés ; d’un côté la prière ardente qui soupire après le pardon, après le repos, le repos éternel : de l’autre, la crainte des supplices éternels. Du contraste de ces deux éléments naît le drame. Tant que la musique religieuse a été asservie à des formes rigoureuses et consacrées, qu’elle a été la prisonnière du contrepoint et de la fugue, elle n’a pu que dans une faible mesure peindre ces aspirations, ces angoisses, ces terreurs. Dégagée de ces formules hiératiques, la musique moderne s’est faite plus humaine, plus vivante. Dans le Stabat de Rossini, dans le Requiem de Verdi, il y a des pages admirables devant lesquelles on ne peut rester insensible. Le Requiem de Berlioz est un des points culminants de l’art contemporain. Plus on l’entend, plus on en saisit la grandeur. C’est sur la tombe d’un héros qu’il devrait être entendu, comme la marche funèbre de la Symphonie héroïque, car il recèle en lui toutes les agitations de la vie, les luttes sans trêve, le fracas des batailles, la mort désespérée. Mais sur la tombe d’un musicien ou d’un poète qui aurait doucement traversé la vie, j’aimerais mieux entendre le Requiem de Mozart.
A. Boutarel, Le Ménestrel 27/1/1895, p. 29: — La Damnation de Faust a fait renaître dimanche dernier les impressions des plus beaux jours. L’exécution était chaude et vibrante : l’auditoire prompt à s’exalter. Il y a eu des moments d’extraordinaire effervescence après la Marche hongroise, la scène des Sylphes, la ballade et la sérénade, que l’on réclamait une troisième fois après le bis traditionnel. Quant à l’Invocation à la Nature, page dans laquelle une orchestration grandiose unie au lyrisme le plus élevé a pu constituer, avant l’apparition de Tannhäuser et de Lohengrin, un des points culminants vers lesquels, sous l’influence de Wagner, devait s’orienter la musique moderne, l’exécution instrumentale en a été saisissante, avec ses élans superbes et ses véhémences d’ouragans déchaînés. M. Fournets est désormais en pleine possession du rôle de Méphistophélès, qu’il chante en bon musicien, avec l’expression sarcastique et mordante qui convient à ce personnage. Faust, c’est M. Le Riguer : sa tâche était difficile, il l’a remplie convenablement. Mlle Pregi s’est pénétrée du sentiment général de l’œuvre en ce qui concerne la douce figure de Marguerite ; elle en donne une incarnation artistique en laquelle rien ne détonne ; pas une note qui n’ait son accent, sa couleur, qui n’ait été étudiée au point de vue de son importance expressive ou rythmique. Quant à l’orchestre et à la direction d’ensemble, nous n’en pouvons rien dire : l’exaltation et l’enthousiasme des auditeurs suffisent amplement, et nos éloges ont été dépassés d’avance. — Dimanche prochain, on entendra le Te Deum de Berlioz. L’œuvre, composée sur la demande de l’abbé Gaudreau, curé de Saint-Eustache, devait être exécutée aux frais de la paroisse à l’occasion de l’ouverture de l’exposition (1er mai 1855). La cérémonie eut lieu en effet le 30 avril, mais l’attentat de Pianori, accompli l’avant-veille, donna un caractère plus grave à cette solennité qui fut considérée comme un chant d’actions de grâces à la Providence dont la protection avait sauvegardé les jours de l’empereur. Nous espérons bien que M. Colonne va rétablir sur son programme cette « Marche pour une présentation de drapeaux » qu’il fit entendre au Luxembourg à la première fête nationale du 14 juillet [1878]. Sans elle, le Te Deum serait une œuvre découronnée.
A. Boutarel, Le Ménestrel 24/2/1895, p. 62: — Cycle Berlioz. — Le Te Deum de Berlioz renferme deux morceaux que le maître a réalisés en se formant, lui sceptique entre tous, une conception cosmique en parfaite concordance avec le dogme catholique, et qu’il a exaltés lui-même et reconnus dignes de son génie en leur attribuant les épithètes de babyloniens et de ninivites, comme si les splendeurs de Babylone et de Ninive, ces reines des capitales de l’Orient, pouvaient seules fournir une équivalence d’art à l’œuvre d’architecture musicale qu’il a édifiée, lui aussi, avec une si prodigieuse magnificence. Le Tibi omnes débute en si majeur ; l’orgue jette, en réponse aux voix, des fragments mélodiques fermes comme des blocs de granit ; une seconde phrase oscille entre les accords de mi et de si, auquel se joint celui de fa dièse, dominante du ton, qui, au lieu de nous ramener la tonique, nous conduit à l’accord d’ut dièse majeur, dont la pompe solennelle et douce donne la sensation d’un mystérieux chœur flottant dans l’espace. Nous revenons après cela au ton initial ; les voix retombent en masse sur l’accord de fa dièse (septième de dominante) précédé de celui de si, et les trois chœurs entonnent, à huit parties, le Pleni sunt cœli, en ut dièse majeur, pour nous ramener, après huit superbes mesures, à la note si, base de la tonalité. Ici, l’orgue projette l’accord de ré dièse mineur, et termine la période sur celui de si, en montant de six degrés et en descendant de trois. Là finit la première période du Tibi omnes : elle est suivie de deux autres périodes similaires, de sorte que le morceau pourrait être figuré graphiquement par une mesure à neuf-huit : trois grandes périodes comprennent chacune trois périodes plus petites, le tout formant une progression immense, avec une introduction et une péroraison mystiques. — Mais, que signifie tout cela ? — Le texte du Te Deum liturgique nous l’explique. Cela veut dire que toute l’armée céleste, archanges, dominations, puissances, debout autour du trône de Dieu, chantent sa gloire... Tibi omnes angeli... Cela veut dire que le cortège des apôtres, des prophètes et des martyrs s’avance et célèbre aussi la gloire du Très-Haut... Tibi omnes... Cela veut dire que l’Eglise militante, l’humanité se lève et crie aussi son hymne d’allégresse... Tibi omnes... Cela veut dire enfin que, de la terre aux cieux, c’est une pluie de fleurs qui monte et descend au milieu des parfums, des vapeurs d’encens, des ailes d’anges et des accords des harpes et des lyres ; et, vraiment, quand arrive la dernière reprise du Sanctus avec sa variante harmonique, l’âme s’élève et plane comme le cantique divin, pendant que l’orchestre imite le mouvement des fleurs incessamment projetées... — Le Judex crederis est plus grandiose encore avec ses acheminements vers des tonalités imprévues, son Domine salvum fac populum, ses croisements de rythmes et l’effet colossal que produisent les instruments à percussion par l’inexorable persistance de leur dessin. Quand tout est près de finir, l’orgue donne pour basse à l’ensemble des trois chœurs et de l’orchestre sa voix de tonnerre, seule capable de rester impérieuse au milieu de ce chaos formidable. — Ce sont là les deux numéros babyloniens du Te Deum. Il y en a quatre autres, sans compter la Marche des drapeaux, malheureusement supprimée. Nous ne pouvons les analyser. M. Warmbrodt a obtenu un grand succès dans le Te ergo quæsumus. — Ajoutons, pour mémoire, que l’exécution de la Symphonie fantastique et de Lélio a satisfait les plus difficiles, que MM. Pugno et Risler se sont montrés merveilleux pianistes dans la Fantaisie sur la tempête, et que M. Colonne a été l’objet d’une imposante ovation après cette dernière séance du cycle Berlioz.
A. Boutarel, Le Ménestrel 21/4/1895, p. 127: — Programme de circonstance, accueilli par des marques d’admiration particulièrement sympathiques. L’Enfance du Christ, de Berlioz, si fragile qu’une interprétation simplement convenable ou une mauvaise disposition du public suffisent pour établir entre elle et ses auditeurs l’obstacle qui s’oppose à toute communion artistique, s’est imposée dès l’abord, grâce au talent plein de vigueur et à la voix admirablement conduite de M. Fournets. C’est à lui qu’on doit de pouvoir admirer le grand air d’Hérode, resté longtemps dans l’ombre, et c’est encore lui qui a mis en lumière bien des fragments de la troisième partie. M. Warmbrodt a donné au rôle du récitant un caractère bien spécial en neutralisant, pour ainsi dire, l’intonation de chaque syllabe pour arriver à obtenir une suite de sons d’une sonorité factice, mais délicieuse, de sorte que son récit se grave et prend corps dans l’imagination, comme le souvenir d’un tableau d’une époque passée dont les colorations auraient perdu leur éclat primitif, laissant, par leurs dégradations séculaires, apparaître avec plus de netteté le contour idéal d’un dessin naïf et ravissant, très archaïque d’ailleurs et très artificiel. Ce tableau, genre Fra Angelico, est complété par celui de la Vierge, genre Botticelli, que Mlle Pregi a fait ressortir avec les qualités de style qui lui sont propres et le charme d’une diction presque toujours heureuse. Les parties orchestrales et chorales ont été rendues avec l’entente parfaite de la pensée du maître, que M. Colonne a su pénétrer et rendre familière à tous ses musiciens, y compris M. Bérard, très justement acclamé dans une phrase de vingt notes. — Excellente aussi a été l’interprétation de la scène religieuse de Parsifal, qu’il était intéressant d’entendre après l’Enfance du Christ. Ces deux chefs-d’œuvre se complètent et ne se nuisent nullement. — Pour finir, le Dies iræ du Requiem a jeté ses glorieuses fanfares et ses mélodies apocalyptiques. Cette page superbe possède un pouvoir attractif qui s’explique fort bien, car elle exige tant de moyens insolites que l’on craint de voir passer bien des années avant d’avoir l’occasion de la réentendre. En somme, malgré la prédilection dont elles ont été l’objet cette année, les œuvres de Berlioz ne sont pas fort encombrantes et ne sont pas aussi connues qu’on le dit quelquefois. Nous l’avons bien vu pendant l’exécution du Tuba mirum, quand, à deux reprises, le public, trompé par la véhémence de certains accords, s’est levé avec fracas, croyant la séance terminée, et a obligé M. Colonne à arrêter son orchestre, ce qu’il a fait avec la plus parfaite aisance. Mais, en dehors de la satisfaction que nous devons prendre à la revanche posthume de Berlioz, nous pensons que la transition se fera très naturellement des œuvres de ce maître à celle des compositeurs contemporains, qui sont parfois un peu trop méconnus, eux aussi. Au contraire, si nous nous laissons absorber par le talent germanique de Wagner, nous serons momentanément subjugués, aveuglés, envahis par une forme musicale étrangère au génie de notre race ; notre sens musical français et notre langue française en seront altérés un instant, et nous reconnaîtrons bientôt que nous sommes allés trop loin dans une admiration sans critérium. A cette heure, le bon sens reprenant ses droits, nous reviendrons en arrière ; le mouvement s’indique déjà. Revenons donc de suite et de bonne grâce ; ne proscrivons rien, mais sachons que toute œuvre qui s’introduit chez nous doit respecter les droits et les tendances de notre race, ne pas brutaliser notre langue et s’ajouter à notre fonds national sans rien conquérir et sans rien supplanter.
A. Boutarel, Le Ménestrel 29/12/1895, p. 412: — Une des plus belles exécutions de l’Enfance du Christ qui aient jamais été données. Dans cette œuvre, comme dans toutes celles de Berlioz, la part de l’interprétation est énorme : tout y est poésie fragile, nuances délicates, recherche exquise d’expression. Les chanteurs capables de tenir dignement l’emploi difficile qui leur est attribué sont infiniment rares ; de là, les différences frappantes dont on s’étonne parfois quant à l’effet obtenu. De là aussi, quand tout est bien, l’éclat de certaines auditions. La dernière a été un triomphe pour Mme Auguez de Montalant, si charmante dans le duo, pour M. Warmbrodt, le récitant idéal de cette scène idéale que l’on appelle le repos de la Sainte Famille, et pour M. Auguez. Ce dernier a placé au rang qu’elles méritent certaines pages négligées jusqu’ici, l’air d’Hérode par exemple et les récits mesurés du père de famille. MM. Vais, Nivette et Dantu complétaient l’ensemble. Le divertissement pour flûtes et harpes a été finement rendu par MM. Cantié, Selmer et Mme Provinciali-Celmer. M. Colonne a été personnellement acclamé après cette audition de l’Enfance du Christ qui en laisse pressentir d’autres, et après celle du finale de la Symphonie avec chœurs de Beethoven, dont les soli ont été dits par Mlles Blanc, Planés et MM. Dantu et Auguez.
A. Boutarel, Le Ménestrel 19/1/1896, p. 20: — La musique de la Damnation de Faust semble posséder le don de l’éternelle jeunesse, don précieux que la fée Mélodie a rarement laissé tomber sur une œuvre naissante avec une telle plénitude. Que sont devenues, en effet, les œuvres contemporaines de celle de Berlioz, à deux ou trois exceptions près ? Écrite avant 1846, la Damnation de Faust conserve encore toute son originalité, toute sa fraîcheur. On n’a pas eu le temps de s’en lasser, pourrait-on dire ; mais ce n’est pas le nombre des auditions qui vieillit un ouvrage ; ce sont les formules trop indulgentes, les pauvretés instrumentales, la débilité des mélodies, toutes choses qui finissent par causer l’anémie de l’œuvre et nécessiter sa mise en réforme. Les temps sont loin, sans doute, où la Damnation de Faust perdra sa place d’honneur aux programmes des concerts, mais alors même, elle apparaîtra de loin en loin à titre d’œuvre typique ayant rempli toute une époque de sa célébrité ; elle reviendra, comme revient parfois la Passion de Bach, toujours acclamée comme géniale, toujours impressionnante et toujours goûtée d’une élite. Les séances consacrées à la Damnation se ressemblent toutes : mêmes applaudissements, même bis aux mêmes endroits, et ces bis sont tellement d’usage que le public s’abstient quelquefois de les demander, mais se fâche et interrompt violemment si M. Colonne fait mine de passer outre. En ce cas, les protestations nous arrivent des hautes régions de la salle, ce qui faisait dire à un habitué des fauteuils qu’exaspérait la froideur de ses voisins, que l’enthousiasme vient du ciel. L’interprétation est en partie renouvelée. M. Cazeneuve n’est pas arrivé à cette pureté d’émission, à cette épuration du style qui agissent plus efficacement qu’une sonorité forte, mais peu maîtrisée. Ses intentions se feront réalité après quelques efforts nouveaux, car il est en bonne voie pour réussir. M. Auguez n’est jamais médiocre. Le voici excellent dans la chanson de la Puce et dans la sérénade, qui ne semblaient pas lui convenir, et superbe dans l’air des Roses. M. Nivette conduit avec entrain l’Amen. Quant à Mlle Marcella Pregi, elle est la perle de cette interprétation. La musique, parée d’attraits exquis, grâce à sa délicieuse méthode, nous donne la vision même de cette poétique image que Berlioz a dessinée avec une prédilection toute particulière et aux traits si habilement modelés.
A. Boutarel, Le Ménestrel 12/4/1896, p. 117:
LE CONCERT DU VENDREDI SAINT
AU CHATELET
Séance divisée en deux parties :
Berlioz et Wagner, avec lecture et conférence par M. Catulle Mendès. L’entrée
des instruments de cuivre, dans l’ouverture des Francs-Juges, sonne
splendidement grâce à des effets de timbre bien souvent employés depuis.
Berlioz s’affirme ici précurseur ; il déchire le nuage qui couvrait un
coin de l’horizon musical par un de ces fulgurants éclairs qui illuminent
toutes les routes. L’air de la Prise de Troie procure un beau succès
à Mlle Kutscherra. La Marche funèbre pour la dernière scène d’Hamlet,
qui aurait dû être précédée de la lecture du cinquième acte du drame de
Shakespeare, est jouée mollement et sans coloris.
Alors, M. Catulle Mendès commence une causerie sur les
Évangiles apocryphes. On s’attendait à entendre parler de Berlioz ; le
désappointement se manifeste, presque aussitôt, d’une façon qu’hélas,
par le temps qui court, on peut qualifier de tout à fait parlementaire. Il
était curieux d’ailleurs d’entendre parler de la Vierge et de l’Enfant de
la crèche par le poète-romancier tentateur des Èves parisiennes qui a
remplacé, pour elles, la modeste pomme du paradis par une opulente corbeille de
fruits défendus.
Bref, la lecture ayant dû cesser, on a entendu M. Cazeneuve
dans le Repos de la Sainte Famille, et le Dies iræ du Requiem
a terminé la première partie du concert.
Après l’entr’acte, M. Catulle Mendès annonce que le
commissaire de police lui interdit de parler. Quelques mutins réclament
joyeusement le commissaire, lequel, dépassant leurs espérances, se montre en
personne, orné de son écharpe. Il n’avait pas prévu la joie folle que son
intervention ne pouvait manquer de provoquer en haut lieu. Toute colère du
public tombe devant cette maladresse, aussi naïve qu’inespérée ; on
songe aux Champs-Élysées et à leurs minuscules théâtres, où des coups
symboliques sont prodigués aux représentants de l’autorité. L’écharpe
rentre en poche et le commissaire va se reposer au balcon, en véritable
dilettante.
Mlle Kutscherra,— que venait-elle faire en cette
galère ? — arrive avec des gestes désespérés, lance sa mantille par-dessus
les violons et attend, toute glorieuse de cette innocente protestation.
Par bonheur, M. Colonne, en diplomate qui n’a pas appris
son métier au quai d’Orsay, obtient un instant de silence pour annoncer que
M. Catulle Mendès parlera, après la musique, pour les seuls auditeurs qui
auront bien voulu rester pour l’écouter ; il ajoute qu’il serait fort
heureux de voir se terminer le concert qui se produit en ce moment au delà de l’estrade,
afin que lui-même puisse achever cet autre concert, dont il a la direction.
On rit, on est désarmé.
Mlle Kutscherra chante la Mort d’Iseult,
M. Cazeneuve l’air de concours des Maîtres chanteurs, M. Colonne
dirige la scène religieuse de Parsifal, et la musique est finie.
Dans un calme très relatif, M. Catulle Mendès compare
Wagner à Dieu, tout simplement, ajoutant qu’un dieu n’a pas besoin d’apôtres
mais seulement de pontifes. Cet exclusivisme d’hiérophante déplait
encore ; on fait remarquer que le conférencier, trop oublieux de Berlioz,
a continué pendant cette soirée le malentendu qui fit des dernières années
de la vie de l’auteur des Troyens un chemin de croix dont la première
station fut l’entrée de Tannhäuser à l’Opéra. On aurait aimé à
entendre dire qu’à côté de l’art prôné par M. Catulle Mendès, un autre
art existe, celui de la France, et que celui-là ne le cède à aucun autre ;
mais le conférencier n’était pas assez maître de lui pour orienter les
voiles de son navire désemparé.
Annonce, Le Ménestrel 6/12/1896, p. 391: — A l’occasion du cinquantenaire de la Damnation de Faust qu’on célèbre aujourd’hui dimanche au Châtelet, M. Edouard Colonne réserve une surprise artistique à ses auditeurs. Un programme spécial leur sera offert, contenant un portrait de Berlioz en 1845, le programme du 6 décembre 1846, la première page du manuscrit original, curieux fac-similé reproduit par la maison H. Raymond, et d’importantes notes bibliographiques dues à la plume de M. Charles Malherbe.
H. Barbedette, Le Ménestrel 20/12/1896, p. 404: — Les lecteurs du Ménestrel n’attendent pas de leur chroniqueur habituel une analyse de la Damnation de Faust de Berlioz, et une appréciation du talent des interprètes. Contentons-nous de dire que M. Colonne a célébré avec éclat le cinquantenaire de l’œuvre maîtresse de Berlioz, par une 83e audition. Comme il manque encore dix-sept auditions pour arriver à cent, et que M. Colonne tiendra également à célébrer ce centenaire, nous entendrons encore Faust dix-sept fois.— Pour aujourd’hui, je me contenterai d’emprunter à M. Paul Rameau, le distingué chroniqueur musical du Temps, les deux réflexions suivantes, qui s’appliquent à M. Lamoureux et à M. Colonne. « Je suis reconnaissant à M. Lamoureux lorsqu’il nous joue quelques pages empruntées aux partitions de Wagner, que nos théâtres lyriques n’ont pas encore accueillies. Mais je ne comprends pas bien pourquoi l’éminent chef d’orchestre du Cirque d’Été nous régale d’un acte de la Valkyrie ; quelle nécessité y a-t-il d’entendre dans un cirque, le dimanche, à trois heures après midi, une œuvre que l’on pouvait entendre l’avant-veille, ou qu’on entendra le lendemain à l’Opéra ? Pourquoi perdre du temps et des efforts quand tant de chefs-d’œuvre passés, présents ou futurs nous sont fermés ? » — M. Paul Rameau ajoute, et ceci s’adresse aussi bien à M. Lamoureux qu’à M. Colonne : « Je trouve que les organisateurs de concerts des dimanches ont tous une tendance à se répéter, est-ce que nous aimerions cela ? est-ce que nous prendrions goût aux redites ? est-ce que nous aurions peur de l’effort, peur de l’inconnu, peur d’exhumer des trésors oubliés, peur de découvrir des génies ignorés ? Ce serait inquiétant... » On ne saurait mieux dire : résignons-nous à entendre encore dix-sept fois la Damnation de Faust.
H. Barbedette, Le Ménestrel 28/3/1897, p. 100: — La première partie du concert débutait par l’ouverture de Benvenuto Cellini, de Berlioz. Nous ne connaissons, en France, de l’œuvre du compositeur français que cette ouverture et celle du Carnaval romain. Nous ne savons rien du reste de l’œuvre, qu’on joue et qu’on admire beaucoup en Allemagne. L’ouverture que nous venons d’entendre est d’un beau caractère, quoique la partie mélodique soit un peu pauvre et l’orchestration bien bruyante ; mais la coda est pleine d’éclat et agit fortement sur le public. […]
H. Barbedette, Le Ménestrel 21/11/1897, p. 372: […] Arrivons à la partie la plus intéressante du concert, les Fragments de la Prise de Troie et des Troyens, de Berlioz, dans lesquels Mme Jeanne Raunay, du théâtre de la Monnaie de Bruxelles, a fait preuve d’un véritable talent et a été fortement et très justement applaudie (air de Cassandre et de Didon) : la Prise de Troie et les Troyens ne faisaient, dans la pensée de Berlioz, qu’une seule œuvre et cette œuvre considérable, nous ne l’avons jamais entendue que scindée, mutilée. Nous n’en avons entendu, au théâtre, que des réductions informes. Quand notre principale scène lyrique dépense des centaines de mille francs pour monter du Wagner, nul ne songe à nous donner, à nous Français, l’œuvre intégrale de notre grand compositeur. Certes, Berlioz est inégal ; près des pages où il se montre l’émule et presque l’égal de Gluck, il tombe dans des banalités déplorables, des formules italiennes « à la tierce » qui exaspèrent. Les trois fragments de la Prise de Troie sont beaux comme l’antique : le prélude et le premier air de ballet des Troyens sont détestables, le second air de ballet et la mort de Didon sont admirables. Berlioz est trivial ou sublime ; il y aurait un beau travail à faire sur son œuvre, travail impartial, aussi éloigné du dénigrement systématique que de l’admiration béate. Berlioz est une des grandes figures de l’art. Malheureusement il était français. Comme on l’admirerait plus, s’il était seulement Scandinave !
A. Boutarel, Le Ménestrel 28/11/1897, p. 380: […] Que dire maintenant de l’ouverture des Fées, de Wagner ? Rien, car il faudrait dès l’abord, en venir aux invectives. — Avant cette banalité hardie, nous avions entendu de plus nobles accents. Mlle Raunay avait chanté deux airs des Troyens. Pour faire l’éloge de la jeune cantatrice, une citation de Berlioz nous revient en mémoire ; il suffit de changer un nom : « Mlle Raunay a dit grandement et d’une façon dramatique le passage : Énée, ah, mon âme te suit ». Oui, mais elle n’a pas été moins belle dans le récitatif et dans l’air de Cassandre. Sa voix frémissante et d’une certaine âpreté d’articulation a trouvé à s’employer magnifiquement dans ces deux fragments d’une œuvre grandiose. La pantomime pour orchestre et chœur, une des pages les plus pathétiques de Berlioz, est remarquable par les contrastes de son orchestration et par le caractère profondément douloureux de sa mélodie. Les deux airs de ballet ont beaucoup d’allure et d’originalité sans aucune recherche prétentieuse. Le coloris en est ravissant. Que l’on me permette maintenant de tirer, sous forme aphoristique, la moralité cle cette audition : En vérité, je vous le dis, si l’on avait tenté pour les Troyens la dixième partie de ce qui a été fait pour Lohengrin, le drame lyrique français de Berlioz alternerait victorieusement à l’Opéra, avec les œuvres germaniques de Wagner. Serait-ce donc un si grand mal ?
A. Boutarel, Le Ménestrel 26/12/1897, p. 412: — 87e audition de la Damnation de Faust, dirigée par M. Louis Laporte. Le second chef d’orchestre des concerts du Châtelet s’applique à faire oublier qu’il n’est pas M. Colonne, dont il imite la manière, autant du moins que le lui permet son naturel plus remuant, plus agité, plus pressant, moins olympien en un mot. […]
A. Boutarel, Le Ménestrel 27/3/1898, p. 101: […] Belle journée pour l’art français, disions-nous. Nous pouvons répéter cette phrase après l’audition de la Symphonie fantastique. Bien des chefs d’orchestre se sont fait entendre parmi nous. Ils sont partis heureux de l’accueil parisien. M. Colonne reste. Par son interprétation, qui les fait vivre et palpiter, la première partie de l’œuvre de Berlioz et la scène aux champs prennent un relief incomparable. Rien de plus beau n’a été encore obtenu comme nuance, comme équilibre et comme mise en scène. L’impression est tellement adéquate à la pensée du maître, que certains auditeurs tombent dans une rêverie d’un charme indicible et regrettent, le morceau fini, que cet état mental ne puisse se prolonger. Je ne connais guère de plus complet triomphe d’interprétation. Les trois autres parties sont toujours comprises et acclamées : il n’y a donc pas à insister. Disons seulement encore que le cor anglais et le hautbois ont eu des sonorités admirablement appropriées, et que la clarinette a dit la phrase de la marche funèbre avec un accent pathétique. Cet ouvrage et ceux qui l’avaient précédé constituent une superbe manifestation d’art français, que l’ouverture de Patrie, de Bizet, a dignement couronnée par ses énergiques accents.
A. Boutarel (?), Le Ménestrel 30/10/1898, p. 348-9: L’Association artistique des concerts Colonne a inauguré dimanche dernier sa nouvelle saison en célébrant son jubilé de vingt-cinq ans. Vingt-cinq ans ! c’est un bel âge déjà pour une institution de ce genre, et nous n’avons pas en France beaucoup d’exemples d’une union artistique ayant atteint une telle longévité. Seul, l’ancien Concert spirituel, qui fut la gloire et l’honneur de Paris au dix-huitième siècie, dépassa de beaucoup ce chiffre, puisque, né en 1725, il fut tué par la Révolution, après une existence brillante et ininterrompue de soixante-cinq années. Je ne parle pas, bien entendu de la Société des concerts du Conservatoire, qui m’a tout l’air de marcher à une immortalité relative. C’est donc une heureuse idée qu’a eue l’Association artistique de fêter son quart de siècle à l’aide d’une série de concerts spéciaux destinés à rappeler et à résumer les hauts faits de la carrière déjà parcourue par elle. Le premier de ces concerts nous offrait les noms de cinq musiciens français, avec les œuvres suivantes : Patrie ! ouverture de Bizet ; Variations symphoniques de César Franck, par M. Raoul Pugno ; scène, duo et trio du Tasse, de Benjamin Godard, par Mme Auguez, MM. Vergnet et Auguez ; Symphonie espagnole de Lalo, par M. Sarasate ; Symphonie fantastique de Berlioz. Il va sans dire que la salle, tout battant neuve, c’est-à-dire complètement restaurée, était comble ; d’autre part, l’orchestre était entouré d’un décor complètement neuf, celui-là, et d’un bon effet, mais orné de six grands cartouches dans lesquels on avait fait la plus étrange bouillabaisse de noms de musiciens qui se puisse imaginer : d’un côté le Français Berlioz en compagnie des Allemands Gluck, Schubert, Mendelssohn et Schumann ; d’un autre, l’Allemand Weber avec les Français Méhul, A. Thomas, Gounod et Lalo ; ici Rameau avec Haendel, Auber et Hérold ; là Meyerbeer avec Couperin, Boieldieu et Bizet... Ça dérange tout à fait les notions les plus élémentaires d’esthétique et d’histoire musicales. Mais passons. L’orchestre est en place et M. Colonne fait son entrée. Il est aussitôt salué par une longue salve d’applaudissements, et fait attaquer la pathétique et superbe ouverture de Patrie ! l’une des plus nobles pages sorties du cerveau de Bizet, que l’orchestre exécute avec une crânerie et un élan merveilleux. Puis, M. Pugno vient triompher avec les Variations symphoniques de César Franck, où son jeu prodigieux lui vaut un succès bruyant ponctué par deux rappels. Les fragments du Tasse, de Benjamin Godard, valent aussi des applaudissements mérités à Mme Auguez, à MM. Vergnet et Auguez, et le trio surtout, qui est vraiment charmant, produit un excellent effet. La première partie du concert se termine par la très curieuse Symphonie espagnole, traduite aux auditeurs par le violon de M. Sarasate, qui n’a jamais montré plus de vigueur, plus de grâce, plus de charme et plus d’éclat. Aussi, enthousiasme, applaudissements, rappels répétés, si bien que M. Sarasate reprend place et joue par surcroît une de ses Danses bohémiennes, qui fait fureur plus que jamais. A la fin de l’entr’acte et au moment où on allait commencer la Symphonie fantastique, on vient présenter à M. Colonne une immense lyre dorée, entourée de rubans et de feuillages. C’est le signal d’une nouvelle ovation faite au fondateur de l’Association artistique, qui est obligé de saluer à plusieurs reprises. Puis nous avons une fort belle et très brillante exécution de la Symphonie fantastique, qui a été l’objet de gloses suffisantes pour que je me croie dispensé d’en parler plus longuement. Je me borne à constater que la fête a été complète, et à saluer, en terminant, l’admission de l’élément féminin dans l’orchestre Colonne. Nous avons vu en effet pour la première fois une jeune violoniste, Mlle Dell’Erba, premier prix de cette année, prendre place au premier pupitre de premiers violons, en compagnie du jeune Thibaud, qui est un chef d’attaque sérieux. Il y a commencement à tout.
Le Ménestrel 11/12/1898, p. 397: Châtelet , concert Colonne, pour l’anniversaire de la naissance de Berlioz. — 100e audition de la Damnation de Faust : Faust, M. Emile Cazeneuve ; Méphistophélès, M. Auguez ; Brander, M. Challet ; Marguerite, Mlle Marcella Pregi. — A l’âme de Berlioz, poésie de M. Jean Rameau, dite par Mlle Renée du Minil. — Couronnement du buste. — Apothéose.
A. Boutarel, Le Ménestrel 18/12/1898, p. 404: — Berlioz est né le 11 décembre 1803. Par une attention délicate de M. Colonne, il se trouve que nous assistons, jour pour jour, quatre-vingt-quinze ans plus tard, à la centième de la Damnation de Faust. Simplement, sans pose ni discours, des palmes, des couronnes ont été offertes au chef d’orchestre qui fut, pendant vingt-cinq années, le propagateur convaincu de l’œuvre de Berlioz. Une poésie de M. Jean Rameau, A l’âme de Berlioz, a été récitée par Mlle du Minil au milieu d’une émotion qui s’est manifestée par de sympathiques interruptions et de longs applaudissements. Mais lorsqu’à la fin de l’ouvrage, après les premières mesures de l’apothéose, pendant que huit harpes jetaient leurs accords aériens et que de fraîches voix d’enfants se mêlaient aux chœurs, la toile du fond, s’entr’ouvrant, a laissé voir, sur le bleu étincelant d’un décor, entouré de jeunes filles drapées, le buste de Berlioz que Mlle du Minil, vêtue de blanc, regardait dans une attitude contemplative, alors l’assistance entière a subi une impression commune, tous les cœurs s’associant à la même pensée d’enthousiaste réparation. L’interprétation orchestrale a été renouvelée. Toutes les parties de fanfare ont sonné plus triomphalement que de coutume et une exaltation contenue semblait animer les grandes pages chorales. Avec une habileté vraiment admirable, M. Colonne a su mettre toute la masse des exécutants dans une disposition aussi chaleureuse que le comportait l’état de surexcitation du public pendant cette séance. Si vous entendez la Damnation dans un an, les nuances de détail ne seront plus exactement les mêmes parce que l’atmosphère aura changé, mais l’effet ne sera pas moindre. Ici, l’art du chef consiste à rester en communion étroite avec l’auditoire et à s’assurer d’abord avec lui assez de points de contact pour pouvoir l’entraîner, le subjuguer irrésistiblement. Sous ce rapport, M. Colonne est doué d’un tact, d’une seconde vue, d’une souplesse vraiment extraordinaires. Mlle Pregi a chanté avec une voix idéalement juste, un charme et une sûreté d’émission remarquables. M. Cazeneuve a donné de l’éclat à des pages réputées impossibles, comme celles du duo et de l’Invocation à la Nature. M. Auguez a fait cadrer très adroitement avec ses aptitudes spéciales le rôle de Méphistophélès et M. Challet a fort bien rendu celui de Brander. L’orchestre et les chœurs se sont montrés dignes de célébrer, par une exécution hautement expressive et grandiose, l’anniversaire du grand musicien qui honore la France et a pu sans ridicule, ainsi que l’a dit Liszt avec des mots frappants, se poser dès l’abord comme l’héritier présomptif de Beethoven.
Le Ménestrel 20/8/1899, p. 268: Le Secolo de Milan, qui est le journal de M. Édouard Sonzogno et qui, à ce titre, doit être bien informé, annonce que c’est M. Édouard Colonne qui sera chargé de diriger, au Théâtre-Lyrique de Milan, l’exécution de la Prise de Troie de Berlioz, dont les représentations auront lieu, à ce théâtre, au cours de la prochaine saison d’hiver.
Le Ménestrel 3/12/1899, p. 389: La représentation de la Prise de Troie, de Berlioz, au Théâtre-Lyrique de Milan a été très brillante, l’œuvre ayant excité d’avance, dans le public, un vif sentiment de curiosité, qui n’a peut-être pas été complètement satisfait. L’ouvrage a été écouté avec la plus grande attention, accueilli avec le plus grand respect, très goûté au point de vue musical, mais sans susciter d’enthousiasme, à cause de la monotonie et du peu d’intérêt de l’action scénique. La presse nous apporte le reflet de ces impressions. En un mot, le public paraît très sympathique au caractère de l’œuvre, à laquelle il souhaiterait pourtant plus de mouvement et de variété au point de vue dramatique.
[Pas de compte-rendu retenu pour cette année]
Le Ménestrel 3/2/1901, p. 40: — Le Ménestrel vient de perdre un de ses plus anciens collaborateurs, M. H. Barbedette, qui publia ici-même, il y a bien longtemps, de substantielles études, qui furent fort remarquées et qui font encore autorité, sur Beethoven, Chopin, Gluck, Haydn, Mendelssohn, Schubert et Weber. Nous devions aussi à M. Barbedette les petits comptes rendus semainiers sur les grands concerts symphoniques du dimanche, où il y avait souvent bien de la bonhomie malicieuse, qui ne fut pas toujours au goût de nos musiciens du jour, si fort avancés. C’est que, comme toutes les personnes d’âge et presque d’une autre génération, Barbedette était resté avec des idées très arrêtées sur ce qui avait charmé ses jeunes années et qu’il n’admettait guère les innovations dans ce qu’il appelait les « formes classiques ». On pouvait peut-être le lui reprocher, mais on ne peut nier qu’il se défendait d’un esprit toujours très fin et toujours courtois. Il prêchait d’exemple d’ailleurs : dans la musique de chambre qu’il a publiée — car il était compositeur aussi — il a suivi rigoureusement les principes qu’il respectait. Un autre côté de sa vie appartenait à la politique. Depuis près de trente ans Barbedette représentait la Charente-Inférieure dans nos assemblées parlementaires, d’abord comme député, puis comme sénateur. Nous envoyons à la digne fille qu’il laisse après lui tous nos tristes compliments de condoléances. M. Barbedette était né en 1828.
O. Berggruen, Le Ménestrel 24/11/1901, p. 374: — La comparaison entreprise par M. Colonne entre la symphonie en France et celle de l’étranger a été illustrée cette fois par la première symphonie de Weber en ut, et, nous le donnons en mille, par la... Symphonie fantastique, de Berlioz. Alas, poor Weber ! A l’époque où le futur auteur de Freischütz offrit ces prémices symphoniques, le bon papa Haydn était encore de ce monde ; au moment où le futur auteur de Benvenuto Cellini composa sa symphonie Beethoven était déjà mort et avait dans l’intervalle rempli le monde musical de sa grande âme. Rien à glaner dans la grêle et vieillotte symphonie du jeune Weber, en dehors du scherzo pimpant que Joseph Haydn aurait signé des deux mains. Quant à la symphonie du jeune Berlioz, œuvre qui fut comme le départ de tout un art nouveau, on n’a plus à la découvrir ni à l’admirer. […]
A. Boutarel, Le Ménestrel 1/12/1901, p. 380-1: — La musique de la Symphonie fantastique est essentiellement française et révolutionnaire. Sentimentale par son introduction, dont le thème fut écrit à douze ans par Berlioz sur des paroles de Florian : d’un caractère absolu de grâce affectueuse et d’élégance mondaine dans la scène du bal ; empanachée et sarcastique à la mode de 1830 avec son Sabbat et son Dies iræ ; d’un pathétique horrible et burlesque, par sa Marche au supplice, cette œuvre mêle encore, avec une supériorité de poésie et d’art digne de Beethoven, les voix calmes de la nature aux orages des passions agitées. M. Colonne n’ayant voulu accorder aucun bis, les plus enthousiastes de ses auditeurs ont protesté par des cris de « Vive Berlioz » et ont réclamé tumultueusement une réaudition immédiate de la marche funèbre avant le Venusberg de Wagner, qui terminait le concert. […]
Le Ménestrel 12/1/1902, p. 13: Aux concerts Colonne, dimanche dernier, comme aujourd’hui d’ailleurs, c’était une nouvelle audition de la Damnation de Faust. Comme le Ménestrel a déjà fait une centaine de comptes rendus de cette œuvre, il pense la matière épuisée et s’abstiendra d’en parler à nouveau, pour ne pas retomber constamment dans les mêmes admirations.
A. Boutarel, Le Ménestrel 2/11/1902, p. 348: […] Voici maintenant les deux Invitation à la valse, celle orchestrée par Berlioz, fidèle et colorée, celle habillée par M. Weingartner, fantaisiste et étincelante. Il manquait la vraie, celle de Weber, que M. Hambourg aurait dû nous jouer. […]
Le Ménestrel 31/5/1903, p. 174-5: — M. Ed. Colonne, qui, comme on le sait, a été récemment réélu président de l’Association Artistique des concerts du Châtelet pour une période de dix ans, vient, d’accord avec son comité, de s’attacher comme chef d’orchestre adjoint M. Gabriel Pierné.
Le Ménestrel 28/6/1903, p. 208: — Trente ans de Concerts (1873-1903), tel est le titre d’une plaquette que M. Charles Malherbe vient de consacrer à l’Association artistique des Concerts Colonne. Depuis son premier concert, le 2 mars 1873, au théâtre de l’Odéon, nous voyons que le vaillant chef a donné 809 concerts et interprété 277 compositeurs français ou étrangers : Berlioz a eu 448 exécutions ; Beethoven, 374 ; Wagner, 366 ; Saint-Saëns, 338 ; Mendelssohn, 169 : Massenet, 166 : Schumann, 136 ; Mozart, 108. etc. Trente-cinq chefs d’orchestre se sont succédé au pupitre. Seize conférenciers ou artistes dramatiques hommes, dix artistes dramatiques femmes ont prêté leur concours à ces séances, qui ont produit en outre cent cinquante-six chanteurs et cent soixante-quatorze chanteuses, dont la plupart de haute notoriété.
Le Ménestrel 13/9/1903, p. 295: — L’administration des Concerts Colonne annonce, pour le dimanche 18 octobre, la réouverture de ses concerts. Ils seront donnés, comme toujours, au théâtre du Châtelet. Nous publierons prochainement le programme de la saison. Il comprendra, notamment, le cycle complet des grandes œuvres d’Hector Berlioz. Il appartenait à cette Association, qui a tant fait pour la gloire du maître, de solenniser le centenaire du grand musicien par une manifestation grandiose et de tous points digne de son génie.
A. Boutarel, Le Ménestrel 15/11/1903, p. 365: — En sortant du concert de dimanche dernier, quelqu’un disait, à propos de l’ouverture des Francs Juges : « Cela ne semble fait que pour étonner le public. » Cette impression est évidemment celle de beaucoup d’auditeurs. Berlioz se serait-il donc trompé ? Assurément oui ; il s’est trompé avec toute l’école romantique et a été, comme elle, épris de l’effet, dut-il ne l’obtenir que par la rhétorique musicale, la crudité du coloris, ou l’emphase du langage orchestral. Il s’était d’ailleurs déjà ressaisi à l’époque (1838) où Wagner écrivait son Rienzi, dont un air exécuté par Mme Schumann-Heink, a paru plus que médiocre à tous points de vue. L’erreur est de penser que la bonne foi ne fut pas entière chez Berlioz ; ses lettres de 1828, adressées à Humbert Ferrand, débordent d’un enthousiasme autolâtre, précisément à propos des Francs Juges, qui présentent d’ailleurs un fonds mélodique admirable, mais trop romantiquement traité. M. Gabriel Pierné, qui a fort bien dirigé l’ouvrage, s’est montré au pupitre excellent chef d’orchestre. […]
A. Boutarel, Le Ménestrel 29/11/1903, p. 381: — L’ouverture des Francs-Juges a été rejouée dimanche dernier. Cette fois, je m’en tiens aux qualités. Elles sont de premier ordre : richesse d’invention, vie exubérante, coloris chaud et puissant, ingéniosité polyphonique extrême. Là se trouvent en germe les effets de cuivre du Tuba mirum, les notes blafardes si lugubres dans la Marche funèbre pour la dernière scène d’Hamlet, le canon sourd de la Marche hongroise... Cette œuvre contrastait avec la délicieuse, l’exquise Symphonie pastorale. […] M. Pierné, qui dirigeait l’orchestre, n’a pas adopté les mouvements généralement admis en France et en Allemagne ; il les précipite tous plus ou moins. L’orchestre, peu habitué à cette manière d’interpréter un ouvrage si connu, a, ici ou là, écorné quelques passages. Un manque de souplesse dans le rendu et l’absence de sensibilité dans l’interprétation idéale ont attristé ceux qui comprennent, en écoutant ce pur chef-d’œuvre, ce que Beethoven y a mis de son âme. […]
A. Boutarel, Le Ménestrel 13/12/1903, p. 396: — Concerts Colonne. — Centenaire de Berlioz. — Devant un buste de Berlioz, se détachant sur les couleurs nationales de drapeaux disposés en éventail, l’orchestre a exécuté L’HYMNE DES MARSEILLAIS arrangé à grand orchestre et à double chœur par Hector Berlioz, dédié à M. Rouget de Lisle, auteur de la musique et des paroles. La partition comporte : clarinettes en si b, trompettes à pistons en mi b, trompettes ordinaires en fa et en si b, cors en fa et en si b, trombones, ophicléides, bassons, six timbales en fa, mi, mi b, ré, ut et si b, grosses caisses, instruments à cordes, et chœurs portant la mention : Tout ce qui a un cœur et du sang dans les veines. Les mouvements sont : pour les quatre premiers couplets : Fieramente assai, pour le cinquième, un peu plus lent, et pour le sixième, Amour sacré de la patrie : Religioso, plus lent. Les deux dernières strophes ont une orchestration spéciale. L’œuvre a été fort bien chantée par les chœurs, auxquels MM. Cazeneuve, Paul Daraux et Guillamat avaient tenu a s’adjoindre. Elle débute par trois mesures de fanfare, et le chant commence aussitôt. Les voix sont toujours très à découvert ; le dernier couplet seul et le refrain sont harmonisés ; le reste se chante à l’unisson. Les cuivres interviennent par intervalles et par masses pour renforcer certains accents. Au refrain, les timbales produisent un effet d’entraînement forcené : c’est dramatique, pressant, irrésistible, formidable comme une armée courant à l’ennemi. L’hymne national a été écouté debout et recommencé à la demande générale. On a entendu ensuite la 141e exécution de la Damnation de Faust, dont l’interprétation a été très brillante et parfois d’un charme extrême, par exemple dans le chœur d’apothéose.
A. Boutarel, Le Ménestrel 27/12/1903, p. 412: — Même en temps de centenaire il est difficile d’offrir du nouveau. L’audition de l’Enfance du Christ de dimanche dernier a été très sensiblement pareille à celles qui l’avaient précédée, malgré quelques changements dans l’interprétation. Mme Auguez de Montalant est une Sainte Marie sous certains rapports idéale. Chaque note chantée par elle est exactement à sa place avec le degré de force et l’intensité de coloris qui lui conviennent. On a l’impression que donnent les figures suaves et pures, mais peu vivantes, des vitraux d’église. Cela ne déplaît pas ici. M. Dantu a finement imité M. Warmbrodt dans l’emploi du Récitant ; il a fait bisser le fameux récit les Pèlerins étaient venus, une des plus ravissantes pages qui aient jamais été faites sur un sujet de ce genre, avant tout simple et délicieusement naïf. M. Jan Reder est un excellent saint Joseph, bien que certaines de ses qualités n’aient pas paru ressortir aussi vivement dans l’œuvre de Berlioz que dans le Faust de Schumann, par exemple. MM. Lafont, Ballard, Sigwalt et Mallet ont complété un bel ensemble. Les morceaux d’orchestre, particulièrement la petite fugue en fa # mineur, puis le trio pour deux flûtes et harpes, enfin le petit chœur d’anges Hosanna ! ont été rendus avec un sentiment exquis, une douceur très pénétrante. M. Colonne a le mérite de maintenir à un niveau très élevé l’exécution des grandes compositions de Berlioz, mais il en existe pourtant qu’il hésite à nous faire entendre et dont l’audition constituerait un hommage entièrement digne du maître pour couronner ces fêtes, qui ne reviendront plus pour nous. Le Te Deum, avec l’installation d’un orgue puissant, la Marche funèbre pour la dernière scène d’Hamlet, la Symphonie funèbre et triomphale feraient sensation en France comme en Angleterre et en Allemagne. Il serait même curieux de connaître l’Impériale, dont il était question dans une lettre de Berlioz que le Ménestrel a reproduite il y a huit jours. Il faudrait toutefois changer les paroles des chœurs, tant elles sont insignifiantes. Le système d’expression adopté pour la musique ne rend nullement celle-ci solidaire des vers que Berlioz a dû adopter ; cette musique est grandiose, solennelle et féerique. Berlioz ayant été immolé, il y a quinze ans environ, en ce qui concerne ses œuvres scéniques, par les partisans fanatiques de Wagner, il appartiendrait à M. Colonne de tenter au concert une manifestation digne de perpétuer le souvenir du centenaire célébré en 1903.
Raymond Bouyer, Le Ménestrel 27/12/1903, p. 413: — Un Concert Berlioz. — Ce fut un vrai concert-Berlioz, en effet : le 22 décembre dernier, salle Pleyel, l’Ecole de chant de Mme Colonne se faisait applaudir une fois de plus, avec un programme entièrement consacré par le gracieux professeur aux œuvres du maître français. Le résultat fut heureux, comme l’intention : les bravos de l’auditoire l’ont prouvé, spontanément. Parmi ces élèves, il y a des noms, des cantatrices éprouvées, telles que Mme Auguez de Montalant, rappelée avec son excellent partenaire, M. Georges Dantu, pour l’admirable duo des Troyens, et qui a dû bisser l’Absence, non moins profonde, où le grand cœur de Berlioz s’est exprimé dans une comparaison poétique : Mlle Mathieu d’Ancy détaille délicieusement une « légende irlandaise », la Belle Voyageuse ; Mme de Nocé-Fournier fait valoir un romantique boléro, Zaïde ; Mlle Suzanne Richebourg ensoleille avec sa voix une Villanelle au rythme léger ; Mme Hekking (Julie Cahun) traduit profondément la mélancolie de l’auteur Sur les lagunes, et M. Georges Dantu nous fait frissonner au Cimetière, au Clair de lune ; Mlle Alice Deville dit la Captive, sur les vers des Orientales ; Mme Madeleine Despinoy ramène la lumière en interprétant avec son charme habituel les Champs, si joliment poétiques, et le Jeune pâtre breton ; Mme Odette Leroy chante le dialogue byronien de l’Ile inconnue. Le ton s’élève avec la Prise de Troie et les grands airs des Troyens à Carthage, qui séduisent la bonne volonté méritoire de Mme Georgiades et de Mme Demellier. Enfin, le toujours délicieux duo de Béatrice et Bénédict, et deux chœurs féminins : la Mort d’Ophélie, Sarah la Baigneuse, ont groupé dans un ensemble accompli toutes ces jeunes voix. N’oublions point la valeureuse accompagnatrice du cours, Mlle Gabrielle Donnay. Et remercions Mme Colonne au nom de ce Berlioz mélodiste ému, très 1830 et presque inédit.
J. Jemain, Le Ménestrel 3/1/1904, p. 5: — Concerts Colonne. — C’est une surprise agréable de trouver dans l’œuvre généralement tumultueuse et enfiévrée de Berlioz cette Enfance du Christ, au charme naïf, à l’inspiration fraîche, pure et reposante, à la forme d’un spirituel archaïsme. Berlioz utilisa avec un rare bonheur, en maintes pages de sa partition, des modes empruntés au plain-ehant, et sut en tirer des harmonies neuves et étranges, tel l’air de l’insomnie d’Hérode construit sur la gamme grégorienne en mi ou encore le délicieux trio pour deux flûtes et harpe. M. Colonne a donné dimanche la 14e audition intégrale de l’Enfance du Christ ; la première exécution qu’il en dirigea remonte à l’année 1875. L’éminent chef d’orchestre n’a pas lieu de regretter sa fidélité à l’œuvre de Barlioz, qui lui a valu, cette fois encore, un succès mérité. Une interprétation vocale fort satisfaisante réunissait les noms de Mme Auguez de Montaient, MM. Reder, Dantu, Sigwalt (celui-ci remplaçant inopinément M. Lafont indisposé), Billard et Mallet. La harpe de Mme Provinciali-Celmer et les flûtes harmonieuses de MM. Barrère et Blanquart eurent les honneurs d’un bis unanime dans le gracieux divertissement de la troisième partie que couronne un superbe chœur sans accompagnement magnifiquement rendu.
J. Jemain, Le Ménestrel 10/1/1904, p. 13: — Roméo et Juliette supporte sans vieillir le poids des années. La symphonie dramatique de Berlioz est et demeurera, avec la Damnation de Faust, l’œuvre maîtresse du grand musicien français. Sa conception, si originale pour l’époque, de l’orchestre interprétant et commentant seul le drame shakespearien, tandis que solistes et chœurs tracent en quelque sorte le cadre du tableau, est d’une ingéniosité rare, et Berlioz fut en cela véritablement un novateur de génie, le créateur, on peut le dire, du poème symphonique. L’œuvre est maintenant trop connue pour qu’il en faille détailler les beautés. Mais comment ne pas mentionner une fois de plus les splendeurs de la deuxième partie, dans laquelle Berlioz a si bien su peindre ce vague de l’âme, cette tristesse de Roméo fuyant la fête brillante dans laquelle il vient de voir Juliette ; la sereine beauté de cette scène d’amour, d’abord si calme et peu à peu si débordante de passion, si expressive aussi que nulle part on ne s’avise de regretter de n’avoir ni chant ni paroles ; la prestigieuse virtuosité orchestrale de ce scherzo de la Reine Mab, qui est bien une des pages les plus curieuses et les plus pittoresques qu’il y ait en musique ; la douleur poignante si magnifiquement exprimée par la mélopée des chœurs dans le convoi funèbre de Juliette ; la scène du tombeau, que l’auteur recommandait aux chefs d’orchestre de son temps de couper « à cause des difficultés immenses qu’elle présente », et qui dépeint avec une si puissante vérité la joie d’abord, puis le désespoir, les angoisses et la mort des deux amants. Il y a dans tout cela des pages marquées du sceau de l’absolue et éternelle beauté. M. Colonne a donné de cette partition difficile entre toutes une exécution chaleureuse, fine, nuancée, qui lui fait le plus grand honneur. Présentée ainsi, une œuvre devient claire, lumineuse même pour les moins initiés. Mme Auguez de Montalant a détaillé d’une voix vibrante et avec un grand charme les strophes de la première partie, dont elle a su voiler la pauvreté poétique et qu’on a voulu réentendre. M. Dantu a enlevé avec beaucoup de verve le scherzetto de la Reine Mab, qui fut aussi bissé. M. Daraux, chargé du rôle du père Laurence, s’y est montré chanteur habile, encore qu’il ne parût pas en possession de tous ses moyens. Quant aux chœurs, dont la part, pour n’être qu’épisodique, n’en est pas moins importante, ils furent parfaits, d’une homogénéité et d’une précision qu’on ne saurait vouloir meilleures.
A. Boutarel, Le Ménestrel 17/1/1904, p. 21: — Rendons d’abord justice à la belle direction de M. Gabriel Pierné. Roméo et Juliette, de Berlioz, a été rendu avec beaucoup de chaleur et un sentiment musical très juste. La seule réserve que l’on puisse faire serait pour l’adagio, scène d’amour incomparable dont l’interprétation idéale se comprend et se devine, mais semble d’une réalisation presque impossible. Inutile de revenir sur les morceaux célèbres : ceux-là ont leur place au premier rang des chefs-d’œuvre d’après l’opinion unanime. Les autres, qui ne sont pas moins beaux, se révèlent peu à peu. C’est le prologue, véritable merveille d’écriture pour les voix. Il offre bien le plus curieux et le plus génial emploi du récitatif que l’on puisse citer. Récitatif fait tout entier des plus délicieux fragments mélodiques. Les strophes : Premiers transports que nul n’oublie, dont le charme poétique, au point de vue idée et au point de vue musique, ne sera jamais dépassé, ont été dites avec une suavité tout exquise. Le second couplet a des rentrées de violoncelle qui en augmentent encore l’expression rêveuse et passionnée. Berlioz a voulu rendre hommage à Shakespeare et s’est montré digne du maître qu’il admirait tant. Un rapprochement des plus intéressants serait celui du Convoi funèbre de Juliette avec maints passages de Tristan et Isolde. Wagner, qui avait étudié Berlioz avec une savante pénétration, et qui sut mettre en relief les quelques défectuosités accidentelles du style de son initiateur, avec la perfide adresse du rival qui craint d’être considéré comme un disciple, se trouve pris en flagrant délit d’assimilation d’une forme musicale créée avant lui. C’est un devoir de constater cela, parce que la gloire de Berlioz appartient à la France. Berlioz imagina le leitmotiv dans la Symphonie fantastique ; il devança Wagner au théâtre avec Benvenuto Cellini ; son « mécanisme orchestral » a été mis à contribution par tous les modernes et nul ne l’a plus approfondi que Liszt et l’auteur de Tristan. Un fragment de Roméo et Juliette presque toujours passé aux exécutions, c’est la scène des tombeaux, Invocation, Réveil de Juliette. Rien ne sort davantage de nos habitudes ; ce genre de musique est exceptionnel même chez Berlioz. — Les solistes, Mme Auguez de Montalant, M. Mauguière et M. Paul Daraux, n’ont rien laissé à désirer. Les chœurs ont été bons, parfois excellents. L’orchestre a eu tour à tour des moments de verve chaleureuse ou de délicatesse admirables.
J. Jemain, Le Ménestrel 24/1/1904, p. 29: — Le Requiem était cher à Berlioz au point qu’il assure quelque part que si toutes ses partitions devaient être détruites sauf une, c’est pour la Messe des morts qu’il demanderait grâce. Cette préférence est-elle justifiée ? Oui, si on se place dans le domaine de la musique pure. Tout est musique chez Berlioz, mais nulle part la contribution littéraire n’a été aussi réduite que dans le Requiem : qu’il s’agisse de la Damnation ou de Roméo et Juliette, Berlioz était toujours, pour une certaine part, tributaire du texte ou du sujet par lui choisi. Ici rien qu’une prose liturgique, dont chaque verset lui suggère un tableau symphonique complet. Nulle entrave à sa pensée créatrice, qui se développe librement. C’est dans cette œuvre qu’il est le plus lui, qu’il se montre le plus absolument, avec ses merveilleuses qualités de novateur. Composé en 1837 pour une cérémonie funèbre dans laquelle il ne put trouver place (l’anniversaire de la Révolution de juillet 1830), le Requiem fut exécuté pour la première fois aux Invalides le 5 décembre de la même année. Le succès fut immense et consacra définitivement son auteur. Il ne fut pas moindre dimanche dernier au concert Colonne, et je doute que Berlioz eût rêvé plus expressive, grandiose et enthousiaste interprétation. M. Colonne, les chœurs et l’orchestre se sont surpassés. Après l’impressionnant Tuba mirum et sa colossale explosion sonore des cinq orchestres se répondant dans l’appel éperdu des trompettes apocalyptiques, le public électrisé a réclamé une deuxième audition de cette page émouvante ; mais l’éminent chef, dans une phrase rapide, déclara « qu’on ne recommençait pas le Jugement dernier ». Peut-être eût-il raison. A cette partie justement célèbre, mais dans laquelle la violence même d’une sonorité exceptionnelle peut faire illusion sur la valeur musicale intrinsèque, j’avoue préférer le chœur en sol mineur du début de l’œuvre, la psalmodie si curieuse du Kyrie, le Dies iræ qui est digne d’être mis en parallèle avec la terrifiante rnonodie de l’église catholique, le Rex tremendæ Majestatis si ample et mouvementé, la belle expression du Quærens me, la plainte si douce de l’Ingemisco qui suit ; tout serait à mentionner dans cette partition : l’Offertoire superbement développé, en dialogue vocal et instrumental, avec sa péroraison si lumineuse en ré majeur et le dessin persistant des choeurs ; l’Hostias et preces entrecoupé de longues tenues d’orchestre par les cuivres au grave se prolongeant par les flûtes et d’un si étrange effet ; l’Agnus Dei d’une si belle ordonnance, avec des trouvailles de sonorités ; et aussi le Lacrymosa malgré son italianisme indéniable, que dramatisent si heureusement les rythmes haletants de l’orchestre ; le Quid sum miser, avec sa misérable plainte du hautbois ; le Sanctus enfin, qui contient un si intense sentiment d’adoration, dans son admirable phrase de ténor, le seul solo de l’œuvre, et que M. Cazeneuve a traduite avec un art consommé. Oui, Berlioz avait raison : c’est bien là son œuvre maîtresse. Ailleurs il fut peut-être meilleur coloriste, plus habile traducteur d’une donnée poétique ; nulle part il ne fut plus grand. C’est notre Michel-Ange de la musique, et il n’a pas été surpassé.
A. Boutarel, Le Ménestrel 31/1/1904, p. 37-8: — La Grande messe des Morts de Berlioz a produit une impression grandiose, telle que, dans le domaine spécial où le maître français a voulu se placer, aucune autre œuvre n’en pourra probablement jamais produire une semblable. La raison en est que l’on ne saurait imiter Berlioz ! Il procède par intuitions géniales et sa facture échappe à l’analyse ou, pour les techniciens, ne la soutient pas. De là tous les malentendus. Pour aimer l’œuvre de Berlioz, il faut surtout l’envisager au point de vue de son « intellectualité ». Cela est ainsi et cela ne peut pas être autrement, disait Schumann à propos de la Symphonie fantastique. Berlioz est partout et toujours musicien dramatique, ou coloriste, ou pittoresque ; tout chez lui est drame, tableau, extériorisation ; tout aussi sensibilité. Il semble inutile de parler de la magnificence des versets Dies iræ et Tuba mirum ; c’est de l’art digne de Michel-Ange, et, j’ose le dire, digne plutôt du Michel-Ange de la Création du monde, des Prophètes et des Sibylles (voûte de la Sixtine), que du Michel-Ange du Jugement dernier (tableau du fond de la Sixtine). Inutile aussi d’insister sur le crescendo prodigieux que constitue le Lacrymosa. Rien n’est plus saisissant. Un autre artiste a su donner, en littérature, quelque chose de même ordre ; c’est Flaubert dans le tableau des supplices de Salammbô. Lorsque le mugissement des lions s’élève au-dessus des cris des torturés, on éprouve une impression analogue à celle que Berlioz a obtenue au moyen des trompettes stridentes de la fin du gigantesque morceau. Ici, l’effet est préparé lentement, longuement, étrangement, et parfois avec une violence extrême aussitôt réfrénée ; il n’existe rien d’analogue ; c’est unique dans l’art musical. — Ce qu’il y a de moins remarqué dans la Grande Messe des morts, ce sont les passages où la sensibilité domine. Parmi ceux-ci, plusieurs appartiennent au Kyrie, les paroles Te decet hymnus,... Lux perpetua luceat eis, répétées dans l’Agnus Dei, présentent de merveilleuses combinaisons d’orchestre et de voix ; sur les mots luceat eis c’est un véritable éblouissement, suivi d’un decrescendo d’une douceur séraphique et d’une grâce mélodique délicieuse. La fin du Rex tremendæ, sur les mots Fons pietatis, est exquise. Tout l’Offertoire se tient au niveau des plus grands chefs-d’œuvre. On y distingue surtout la phrase solennelle des violons, redite par les cuivres et répétée partiellement ensuite ; Wagner l’a imitée dans Lohengrin. La péroraison sur les paroles Promisisti domine Jesu Christe est aussi belle et du même caractère que le chœur de la coupole dans Parsifal. Cela fut écrit pourtant un demi-siècle avant. Le Sanctus n’a pas de pendant ; il a dû être inspiré par celui de la Messe en ré de Beethoven. M. Cazeneuve l’a chanté de façon à étonner, car ce n’est pas là absolument le genre qui lui convient le mieux, et l’on pouvait craindre qu’il n’arrivât pas à la perfection de diction et à la beauté de son qu’il a pu fort heureusement atteindre. Il s’est montré dans la circonstance capable d’un bel effort, qui d’ailleurs a été pleinement couronné de succès. Les chœurs ont été excellents, souvent irréprochables, la direction de M. Colonne bien nuancée, délicatement concordante avec l’expression de la musique, et par-dessus tout chaleureuse et vibrante.
A. Boutarel, Le Ménestrel 10/4/1904, p. 117: — Vendredi-Saint. — Messe des morts et Marche funèbre pour la dernière scène d’Hamlet, de Berlioz ; scène religieuse de Parsifal, de Wagner. Il était intéressant de comparer les deux grandes compositions religieuses. La Messe des morts est un des premiers ouvrages du maître français ; là, bien des passages agissent par une sorte de commotion dans l’organisme et provoquent, par ce moyen spécial des impressions extraordinaires, tandis que d’autres, l’Offertoire, le Sanctus, par exemple, sont d’un calme mystique incomparablement beau et d’une pureté mélodique exquise. Au contraire, le Parsifal est l’œuvre du maître allemand à l’époque où il avait acquis une expérience consommée de toutes les ressources de son art. Malgré cela, la Messe des morts s’est superbement tenue en face de la scène religieuse du drame sacré. L’on a pu constater une fois de plus quelle richesse d’invention et de combinaisons posséda Berlioz et quel défricheur de voies il fut, à une époque où l’orchestre moderne n’était pas encore constitué. Il suffit, pour s’en rendre compte, de rapprocher l’instrumentation d’une symphonie de Beethoven de celle d’un ouvrage comme le prélude de Lohengrin et l’on connaîtra le chemin parcouru. Il n’est pas inutile de remarquer d’ailleurs combien éclate, sous mille rapports, la supériorité de Beethoven, quoique ses moyens matériels fussent excessivement limités. Berlioz, malgré toutes ses adjonctions dans le domaine de la percussion et des cuivres, n’en était pas moins réduit d’abord, quant au fond, à l’orchestre de Beethoven, qu’il modifia et transforma peu à peu, ouvrant des horizons à Liszt, à Wagner et à tous les maîtres français, depuis Félicien David jusqu’à ceux qui soutiennent actuellement la gloire de notre école contemporaine. L’interprétation des œuvres de Berlioz et de Wagner a été bonne, même excellente dans l’ensemble, mais, malheureusement, parfois inexpressive et dépourvue de ce sentiment délicat des nuances sans lequel toute exécution tend à devenir métronomique. En fait, beaucoup de lassitude dans la salle et un peu dans l’orchestre ont gâté entièrement l’effet que devait produire la marche funèbre. Il était plus de minuit ; une lumière trop vive fatiguait les yeux, et pour ce fragment sombre que l’on ne manquait jamais de bisser autrefois et qui fanatisait jusqu’à la folie certains auditeurs, c’est presque l’obscurité qu’il faudrait. On sait combien la mise en scène a d’importance pour les morceaux d’un caractère descriptif ou figuratif. Au concert, comme au théâtre, il faudrait tenir compte de l’intensité de l’éclairage. On entend mal et sans recueillement dans une atmosphère où l’éclat lumineux aveugle. Nous avons pu nous rendre compte que, dans la marche funèbre de Berlioz, comme dans la scène religieuse de Parsifal, il a été impossible de réaliser la figuration idéale, parce que la salle était aussi claire que la scène. L’installation relativement récente de l’électricité dans les salles de concert place l’assistance dans des conditions particulières qu’il s’agit d’étudier et de modifier à l’occasion.
J. Jemain, Le Ménestrel 22/1/1905, p. 29: — La Symphonie fantastique de Berlioz est une des œuvres préférées au Châtelet. M. Colonne y développe pleinement sa belle fougue romantique, et l’on sent que son orchestre cède et répond à l’impulsion vibrante du chef. Comme verve, coloris, expression et perfection d’ensemble, l’exécution de dimanche peut compter parmi les meilleures ; un public nombreux et enthousiaste s’est montré de cet avis.
A. Boutarel, Le Ménestrel 26/3/1905, p. 100: — Le concert avait débuté par l’ouverture vive et pétulante des Noces de Figaro ; il s’est terminé avec le Requiem grandiose de Berlioz. L’interprétation de l’orchestre a été superbe ; on oserait presque en dire autant de celle des chœurs. Assurément, les parties qui exigeraient d’être dites avec un sentiment très pénétré, le Kyrie, par exemple, ont laissé à désirer, car il est presque impossible, dans l’état actuel des choses, d’obtenir d’une masse chorale de chanter avec âme ; mais dans les morceaux qui n’ont pas le même caractère de supplication et de prière fervente, on peut dire que les chœurs ont été d’une tenue et d’une précision tout à fait remarquables. Le Quærens me sans accompagnement a même été suivi d’une ovation de la salle entière. Dans la circonstance, les applaudissements ne pouvaient s’adresser qu’aux choristes et à leur chef. Le solo du Sanctus a valu un beau succès à M. Émile Cazeneuve. M. Colonne a été rappelé plusieurs fois à la fin de cette brillante audition.
Le Ménestrel 9/4/1905, p. 119: — La société chorale l’Accord a donné le 28 mars dernier, dans l’ancienne salle Albert-le-Grand, transformée en chapelle d’une communauté religieuse, une interprétation du Te Deum de Berlioz qui n’a pu donner qu’une faible idée de l’œuvre. La marche militaire pour la présentation des drapeaux a été interpolée entre le Te ergo quæsumus et le Judex crederis. Cette marche, supprimée lors des exécutions au Châtelet sous la direction de M. Colonne, en février 1895, avait été entendue dans un concert en plein air donné au jardin du Luxembourg, à l’occasion de la première fête nationale du 14 juillet, en 1878.
A. Boutarel, Le Ménestrel 29/10/1905, p. 349: — Bien souvent déjà, M. Colonne nous a fait entendre des fragments des Troyens ; jamais pourtant il n’en avait donné d’aussi importants. Il faut bien reconnaître que, pour l’interprétation de Berlioz, nul ne sait comme lui saisir les mouvements, mettre en relief le grand caractère classique, assurer à l’ensemble une magnifique ampleur et une simplicité vraiment impressionnante. Cette exécution superbe remet au point bien des pages, par exemple la Chasse fantastique et Orage [sic], jouée jusqu’ici beaucoup trop vite dans toute la partie à six-huit, et qui a produit enfin tout son effet. Il manque seulement les figurations scéniques, si nécessaires pour un pareil fragment. Mme Felia Litvinne est plus que remarquable en Didon ; ce style français, renouvelé de Gluck et de Spontini, est bien évidemment celui qu’elle sait rendre avec la plus absolue perfection. Le récitatif mesuré Nous avons vu finir..., l’air Chers Tyriens, le duo, le monologue Je vais mourir et l’air Adieu, fière cité sont autant de pages qu’elle a dites d’une manière digne de toute admiration. M. Albert Saléza et M. Plamondon se sont montrés de convenables partenaires. L’orchestre s’est montré à la hauteur du grand drame lyrique ; il a rendu merveilleusement les chants intermédiaires que nous ne pouvons appeler ici ritournelles ; et les airs de ballet, ainsi que la Marche troyenne, lui ont permis de se surpasser. Les chœurs et les soli du septuor et du quintette ont été excellents. J’ai regretté que le chant national n’ait pas été amorcé par le petit chœur De Carthage, les dieux semblent bénir la mémoire [sic] ; ce serait deux ou trois minutes de musique ajoutées, mais cette introduction amène d’une façon saisissante la marche des basses qui précède l’entrée des voix sur les paroles Gloire, gloire à Didon ! M. Colonne a été plusieurs fois l’objet d’ovations personnelles. Il n’y a rien à redire, rien à reprendre dans son interprétation, c’est exactement cela.
J. Jemain, Le Ménestrel 5/11/1905, p. 357: — Les fragments importants des Troyens à Carthage, de Berlioz, que M. Colonne donnait dimanche pour la seconde fois, et qui, en dépit d’une inspiration souvent élevée, d’une déclamation sincère et vraie, d’un orchestre riche en combinaisons expressives ou pittoresques, produisent cependant une impression d’ensemble qui leur fait préférer hautement la Damnation et Roméo et Juliette, retrouvèrent en Mme Litvinne une Didon incomparable : justesse d’accents, grandeur tragique, voix impeccablement belle, tout est à louer chez cette admirable artiste. A ses côtés, Enée (M. Saléza) a eu sa légitime part de succès dans le duo « nuit d’extase et d’ivresse infinie », et M. Plamondon, dans les stances insignifiantes d’Iopas, montra des qualités, encore que la voix ait paru quelque peu étranglée. Citons encore Mmes Richebourg et Boyer de Lafory, MM. Ananian, Paul Eyraud et surtout l’orchestre, tout particulièrement souple et ardent. […]
J. Jemain, Le Ménestrel 14/1/1906, p. 12: — La Damnation de Faust a été de nouveau fêtée au Châtelet dimanche par un public fanatisé. C’était la cent quarante-huitième audition au Concert Colonne du chef-d’œuvre de Berlioz. De la partition on ne saurait rien dire. Elle demeure, monument impérissable, synthèse de toute une époque, en somme la plus parfaite, la plus complète production musicale de l’école romantique. Certaines parties apparaissent bien un peu conventionnelles à notre goût moderne épris de sensations raffinées, mais le beau souffle poétique et vibrant qui vivifie toute l’œuvre est toujours entraînant et irrésistible. M. Gabriel Pierné, dont la maîtrise s’affirme de plus en plus, a dirigé le concert avec une possession de soi, une autorité, un soin auxquels tout l’auditoire a rendu hommage. L’exécution vocale fut excellente avec les habituels protagonistes, Mlle Marcella Pregi, MM. Cazeneuve, Paul Daraux et Sigwalt.
J. Jemain, Le Ménestrel 25/3/1906, p. 92: — Si le programme de dimanche ne contenait aucun élément nouveau de nature à exciter la curiosité, l’intérêt d’une exécution remarquablement vivante, colorée et d’une rare précision suffit à enthousiasmer un public exceptionnellement nombreux. On sait quel fougueux entrain M. Colonne donne aux œuvres de Berlioz et à la Symphonie Fantastique tout spécialement. Avec lui, on oublie toutes les imperfections de cette musique, ce que le sujet a de conventionnel et d’outrancier, de trivial même par instants : on est emporté, subjugué par cette belle furia romantique qui anime l’éminent chef et qu’il a le don de communiquer à sa phalange orchestrale ; le sens critique s’endort et l’on n’a plus de facultés que pour vibrer aux pages vraiment belles de cette œuvre troublante et inégale.
(à remarquer qu’à partir du 27 octobre 1906 Le Ménestrel paraissait le samedi et non plus le dimanche)
J. Jemain, Le Ménestrel 5/1/1907, p. 4: — La Damnation de Faust avait attiré au Châtelet un public exceptionnellement nombreux. C’était la cent-cinquantième audition de l’œuvre de Berlioz, et M. Colonne l’a dirigée avec sa coutumière prédilection. Mlle Bréval interprétait le rôle de Marguerite ; elle y a montré un rare talent d’expression dramatique servi par une voix chaude et vibrante qui lui valut un succès mérité que la brillante artiste partagea avec M. Cazeneuve (Faust) à l’organe pur et souple, à la diction parfaite ; M. Sigwalt souligne peut-être avec un peu trop d’insistance les côtés sataniques du rôle de Méphistophélès au détriment du la valeur purement vocale du personnage, et M. Eyraud chante convenablement Brander. Signalons l’alto de M. Monteux, le cor anglais M. Gaudard, l’orchestre qui légitimèrent les applaudissements de l’auditoire, les chœurs qui furent cohérents et disciplinés, et félicitons-nous des lois que va procurer à la critique l’inlassable amour du public pour ce chef-d’œuvre du romantisme musical.
J. Jemain, Le Ménestrel 19/1/1907, p. 21-22: — La rencontre sur le même programme de la Symphonie fantastique de Berlioz, et de la Symphonie domestique de Richard Strauss donnait au concert de dimanche un intérêt tout particulier. En plus d’une exécution qui, tant pour l’une que pour l’autre de ces œuvres, a été presque parfaite, le parallèle était plein de saveur qui s’établissait entre ces deux monuments si différents de forme, si proches parents pourtant que sans le premier le second n’eut pu naître : la graine féconde semée par Berlioz en 1830 donnant trois quarts de siècle plus tard cette fleur monstrueuse et déconcertante qu’est la Symphonie domestique, est pour surprendre, mais pourtant n’a rien que de logique. Ceci devait fatalement aboutir à cela. Mme Richard Strauss grondant son bébé qui ne veut pas dormir n’est pas, symphoniquement parlant, moins irréalisable que les effets du poison chez Juliette auxquels Berlioz s’efforce. Le paradoxe n’est pas tant dans la bizarrerie du sujet choisi que dans la disproportion de ce sujet et des moyens employés pour l’illustrer, — je parle pour la symphonie domestique ! — et il sera toujours choquant de voir ce tableau familial, qui n’offre rien de dramatique, traité avec les mêmes procédés et la même manière orchestrale que Mort et Transfiguration, par exemple, au symbole souverain. A un an de distance, après trois auditions, et en faisant abstraction de la maîtrise splendide de M. Richard Strauss, la Symphonie domestique apparaît comme une erreur colossale, erreur de génie si l’on veut, mais erreur tout de même. — J’ai dit que l’exécution des deux symphonies fut presque parfaite. M. Colonne a fait longtemps sienne la musique de Berlioz. La Fantastique est une des œuvres qu’il doit le plus aimer à conduire : son enthousiasme intérieur est communicatif non pas seulement pour son orchestre, mais pour le public lui-même, et le succès fut unanime. La Domestica doit l’intéresser d’une autre manière : ici, pour un chef de sa valeur, il y a la difficulté à vaincre, et elle est pour cette œuvre sans égale ; il y a cette joie intense de pouvoir tout demander et tout obtenir de son orchestre, il y a la lutte et la victoire, qui fut dimanche incontestée. […]
A. Boutarel, Le Ménestrel 23/3/1907, p. 92: […] La Mort de Didon, fragment assez court des Troyens à Carthage, ne saurait produire l’impression voulue par le compositeur tant qu’on l’isolera du reste de la partition. Ces choses-là ne se détaillent point. L’œuvre de Berlioz, écrite dans le style de Gluck et de Spontini en tenant compte des procédés modernes, mais non de ceux de Wagner, ne portera sur un auditoire que si elle est placée dans une atmosphère et dans un milieu qui en respectent entièrement l’homogénéité. Mme Delna nous a donné une Didon trop plaintive et un peu conventionnelle ; cependant elle a su rendre avec toute l’émotion qu’ils comportent certains passages d’une tristesse profonde et d’une mélancolie presque extatique, par exemple les adieux à Carthage et au ciel d’Afrique. […]
J. Jemain, Le Ménestrel 26/10/1907, p. 344: — C’est un plaisir renouvelé et un motif d’admiration réelle que de retrouver à cette époque de l’année où s’inaugure une nouvelle saison artistique, le toujours vaillant et glorieux chef d’orchestre, et de constater que la fuite du temps laisse M. Edouard Colonne aussi jeune d’aspect, aussi maître de lui et de sa brillante phalange, aussi ardent que jamais. L’apparition de M. Colonne au pupitre fut, dimanche, de courte durée, car il ne conduisit que l’admirable et dramatique ouverture n° 3 de Léonore de Beethoven. Puis il passa la baguette symbolique à M. Saint-Saëns [etc.]
J. Jemain, Le Ménestrel 14/3/1908, p. 84: — L’anniversaire de la mort de Berlioz avait suggéré à M. Colonne l’idée de grouper en un programme exclusivement consacré au maître français celles de ses œuvres qui furent directement inspirées de Shakespeare. C’est ainsi que nous avons eu l’ouverture du Roi Lear, œuvre de jeunesse, mais qui contient plus que des espérances ; une importante sélection de Roméo et Juliette (scène d’amour, strophes où triompha le beau contralto de Mme Judith Lassalle, scherzo de la Reine Mab, scherzetto chanté d’exquise manière par M. Mauguière et les chœurs et qui fut bissé, Fête chez Capulet) ; puis la Fantaisie sur la Tempête pour chœur, orchestre et piano à 4 mains dont l’intérêt ne masque pas assez la longueur, mais où Berlioz utilise un piano à 4 mains comme partie orchestrale, de très heureuse manière ; les voix conjuguées de Mmes Maud Herlem, au timbre vibrant et clair, et Judith Lassalle détaillèrent de façon à ravir tout l’auditoire du Châtelet l’expressif et sentimental duo de Béatrice et Bénédict ; et la séance prit fin avec le chœur pour voix de femmes, assez anodin, sur la mort d’Ophélie et la Marche funèbre pour la dernière scène d’Hamlet, qui est une page assez peu connue, mais grandiose en sa morne splendeur tragique, impressionnante intensément avec sa psalmodie plaintive des voix éloignées et sa longue progression aboutissant à un feu de salve. C’est là du Berlioz de la bonne veine, qui devrait figurer souvent au répertoire de nos grands orchestres. Tout ce programme fut dirigé par M. Colonne et exécuté par ses musiciens avec une belle ardeur romantique.
A. Boutarel, Le Ménestrel 4/4/1908, p. 108: — La cent cinquante-cinquième audition de la Damnation de Faust avait pour interprètes Mlle Louise Grandjean, MM. Emile Cazeneuve, Henri Dangès et Paul Eyraud. En Marguerite, Mlle Grandjean est restée l’interprète passionnée de Phèdre et d’Isolde à l’Opéra ; elle dramatise le rôle plus que la plupart de ses devancières, et surtout en soigne la diction ; ses inflexions sont justes et chaque détail, même ceux qui exigent la plus pure articulation, sont impeccablement rendus. Elle sait d’ailleurs chanter le lied ; on a pu s’en apercevoir en écoutant la ballade du Roi de Thulé, qui a été bissée. M. Cazeneuve est bien en possession du rôle de Faust ; s’il se permet un changement très discutable dans la musique du récitatif qui précède la Marche hongroise, du moins, à une tenue près, il chante le duo avec Marguerite tel que l’a écrit Berlioz, ce que peu d’autres ont fait avant lui. M. Henri Dangès, qui tient le personnage de Méphistophélès, n’a pas une voix très mélodieuse, mais elle est bien posée et porte admirablement quand les notes ne s’écartent pas trop de son registre moyen. L’artiste a eu beaucoup de succès dans la sérénade, si entièrement italienne de forme mélodique et d’accompagnement ; il a du la répéter tout entière. M. Paul Eyraud a été un excellent Brander. Les deux solistes, M. Monteux (alto) et M. Gaudard (cor anglais) ont parfaitement joué comme toujours. M. Colonne et son orchestre ont été acclamés après 1a Marche hongroise et le Ballet des Sylphes qui ont été redemandés.
A. Boutarel, Le Ménestrel 25/4/1908, p. 135-6: — Vendredi-Saint. — L’idée de placer à la suite d’un très long programme wagnérien un seul morceau de Berlioz très court, la Marche funèbre pour la dernière scène d’Hamlet, a pu être considérée comme impliquant une petite nuance de regret. Assurément M. Colonne aimerait à donner des séances comportant une plus large place pour l’art français, mais la puissante polyphonie orchestrale de Wagner a déshabitué nos oreilles de bien des œuvres simples, et notre admiration a besoin d’être forcée. Chose étrange pourtant, après la marche funèbre du Crépuscule des Dieux, honnie en 1876, applaudie maintenant, la marche funèbre d’Hamlet ne pâlit point, ne perd rien. La première met en jeu une bande complète d’instruments de cuivre supplémentaires, utilise dans leur épanouissement toutes les ressources d’orchestration créées par Berlioz et par Liszt, réunit les thèmes de trois partitions ; la seconde n’a besoin pour se produire que d’un orchestre ordinaire, mais les instruments y sont utilisés avec un tel sentiment de l’expression que chaque note parle et contribue à émouvoir. Berlioz, dont le caractère est si méconnu, composa cet ouvrage unique en son genre à l’une des heures les plus lamentables de sa vie ; il y a mis son âme shakespearienne, et quiconque l’écoutera sans parti pris de scepticisme en sera profondément remué. L’ovation qu’a soulevée ce morceau sur le coup de minuit l’a suffisamment prouvé. […]
J. Jemain, Le Ménestrel 19/12/1908, p. 404: — Un des principaux attraits de la séance de dimanche résidait dans l’audition toujours trop rare de Mme Delna. L’organe exceptionnel de la célèbre cantatrice, cette voix pure et ample, évoquant l’idée d’un beau fleuve paisible aux rives ensoleillées, donne à tout ce que l’artiste interprète un charme incomparable. Traduits par Mme Delna, l’air de Cassandre, la mort de Didon, de Berlioz, deviennent des pages de sereine splendeur qui provoquent l’émotion et la prolongent. L’interprétation fouillée et originale que Mme Delna a apportée du Roi des Aulnes de Schubert peut être discutée, mais n’en demeure pas moins d’un captivant intérêt. […] On a favorablement accueilli cette page inédite [Au cimetière de Max d’Ollone] excellemment rendue par l’orchestre, qui s’est en outre couvert de gloire dans les ouvertures berlioziennes de Benvenuto Cellini, du Carnaval romain, et dans la Symphonie en la de Beethoven.
A. Boutarel, Le Ménestrel 20/2/1909, p. 61: — La Damnation de Faust a été donnée pour la cent-cinquante-septième fois, sous la direction de M. Gabriel Pierné. Mme Mary Mayrand a chanté le rôle de Marguerite en excellente musicienne, sachant comprendre la passion rêveuse et le charme poétique dont son personnage est empreint. M. Huberdeau a donné une allure très en dehors à Méphistophélès et son bel organe a été plusieurs fois acclamé. M. Cazeneuve reste le Faust qu’il a toujours été, de diction chantante très étudiée et souvent irréprochable. M. Paul Eyraud a reçu un cordial accueil comme interprète des couplets du rat et conducteur de la fugue humoristique sur le mot amen. Enfin les ovations habituelles n’ont pas manqué à l’orchestre et aux chœurs après les grandes pages unanimement admirées du chef-d’œuvre.
Le Ménestrel 20/2/1909, p. 63: — M. Edouard Colonne ayant été pris, vendredi de la semaine dernière, d’un malaise subit au cours de la répétition de son concert, avait dû, comme on l’a vu plus haut, céder la baguette, dimanche dernier, à M. Gabriel Pierné. Nous pouvons rassurer les nombreux amis de l’éminent chef d’orchestre en disant que son état est aussi satisfaisant que possible et ne nécessite que quelques jours de repos.
Le Ménestrel 4/9/1909, p. 287: — Le comité de l’Association artistique des Concerts-Colonne nous prie d’informer nos lecteurs que la réouverture des concerts, sous la direction de M. Ed. Colonne, aura lieu, au théâtre du Châtelet, le dimanche 17 octobre, à 2 heures 1/2. L’abonnement est ouvert, dès maintenant, au siège de l’Association, 13, rue de Tocqueville, de neuf à onze heures et de trois à cinq heures.
J. Jemain, Le Ménestrel 23/10/1909, p. 341: — Une nombreuse assistance fêtait dimanche au Châtelet la réouverture des Concerts-Colonne. Si l’illustre chef d’orchestre avait cette fois confié la baguette à la main souple et précise de M. Gabriel Pierné, le public néanmoins, en une ovation unanime et spontanée, acclama M. Colonne qui, de sa loge, entendit tout le concert. Le programme comportait l’œuvre de Berlioz chérie entre toutes, la Damnation de Faust, pour la 159e audition. Les traditionnels bis ne furent pas épargnés à l’orchestre, qui se montra d’une rare précision et d’une cohésion parfaite. La nouveauté de la séance consistait en Mme Félia Litvinne qui chantait le rôle de Marguerite pour la première fois, au Châtelet tout au moins. Elle y fut admirable ; sa splendide voix sut traduire d’émouvante manière la naïveté, l’ardeur passionnée, puis la désespérance de la triste Gretchen. Dans l’air si justement célèbre : D’amour l’ardente flamme, l’artiste se surpassa et enthousiasma l’auditoire. Les dons exceptionnels qui soulignent le talent de M. Van Dyck lui font imprimer au personnage de Faust un saisissant relief. Il fut superbe dans l’Invocation à la Nature. Dans le duo, quelques modifications à la partie vocale ont suscité la protestation de quelques auditeurs farouches : ce sont là péchés véniels, mais qu’il eût mieux valu ne pas commettre. M. Huberdeau fut un Méphistophélès à l’organe généreux, à la diction incisive ; il fit bisser la sérénade et fut très applaudi. M. Paul Eyraud (Brander) ainsi que l’alto de M. Monteux et le cor anglais de M. Gaudard eurent leur bonne part de succès. Dans la légende explicative du programme, M. Charles Malherbe a eu l’heureuse idée de reproduire des extraits des critiques et appréciations contemporaines des premières auditions de la Damnation autour de 1850. On demeure confondu devant l’outrecuidante incompétence des Fiorentino, Scudo, Otto Jahn, etc., refusant toute valeur mélodique à ce qui nous charme et nous émeut le plus généralement ! Et l’on sent ces gens-là sincères : on les préférerait de parti-pris…..
A. Boutarel, Le Ménestrel 30/10/1909, p. 348-9: — Pour la première fois depuis trente-six ans, M. Édouard Colonne manifeste l’intention de ne plus diriger ses concerts en personne, du moins de façon suivie. Son influence, dont l’effet a été considérable sur le développement de la musique française, continuera d’ailleurs de s’exercer, car il reste à la tête de l’Association artistique fondée par lui. Nous n’avons pas à rappeler ce que la musique de Berlioz a pris d’importance et de popularité grâce à son initiative et à ses efforts. D’autres compositeurs, et non des moindres, lui doivent d’avoir aidé leurs premiers pas. Après Pasdeloup, qui fraya les voies, M. Colonne a continué la lutte parfois difficile, souvent heureuse et depuis de longues années presque triomphale, pourrait-on dire, de l’art noble et sérieux contre l’indifférence des majorités. Aux grands jours le Châtelet devient une arène, et les nombreux auditeurs des hautes galeries défendent le grand art avec intransigeance. Ils ont aussi leurs préjugés, nous devons en convenir, mais l’accord se fait généralement sur les grandes œuvres et l’art n’a rien à perdre à ces luttes. Dimanche dernier, pour la cent-soixantième fois, on donnait la Damnation de Faust. Un peu d’indécision a marqué le départ. Comme mouvement, une légère tendance à trop de lenteur ; comme caractère, pas assez de joie intime de la part de Faust qui doit se sentir renaître à l’aspect des campagnes. M. Granier, qui remplaçait M. Van Dyck dans le rôle de Faust, à pu causer quelque appréhension dans cette première scène et ne s’est point relevé entièrement en disant le récitatif de la marche hongroise, dont il a rétabli, soit dit en passant, le vrai texte. Mais pendant le reste de l’ouvrage il nous a paru s’être ressaisi et avoir mérité de chaleureux éloges. Le duo, si difficile, a été chanté par lui avec beaucoup de charme, et il n’a pas reculé devant le fameux ut dièse, se hasardant même à le soutenir longtemps avec douceur, ce qui n’était pas absolument nécessaire, car Berlioz ne l’a pas indiqué. L’Invocation à la nature a été rendue sans défaillance et dans le mouvement grandiose qu’exige cette page superbe. M. Huberdeau s’est comporté en artiste intelligent ; il se sert habilement d’un très bel organe et a fait bisser les deux morceaux célèbres de sa partie, l’air des roses, accompagné par les cuivres jouant pianissimo, procédé que Wagner a fait sien, et la sérénade, écrite originairement pour voix seule et mandoline. M. Paul Eyraud a été un excellent Brander. Quant à Mme Félia Litvinne, sa voix admirablement posée, timbrée et conduite s’est prêtée à toutes les inflexions, les plus délicieuses et les plus dramatiques, pour exprimer les sentiments qui agitent l’âme de Marguerite, et s’est élevée jusqu’aux plus pathétiques mouvements de passion sur les mots O caresses de flamme, dans la grande scène de désespoir de la quatrième partie. Comme interprétation d’ensemble, le chœur de Pâques et surtout l’apothéose finale ont été rendus d’une façon vraiment belle et saisissante. La marche hongroise a été bissée comme toujours.
J. Jemain, Le Ménestrel 16/4/1910, p. 124: — Ce fut une émouvante séance que celle de dimanche : une atmosphère de tristesse baignait l’immense salle, et le regard se portait vers cette loge d’avant-scène, vide maintenant, où il y a peu de temps encore l’illustre et regretté chef venait s’asseoir, et que cette fois une gerbe de fleurs cravatée de crêpe, emplissait toute. Aussi lorsque M. Gabriel Pierné entama à la mémoire d’Édouard Colonne, la marche funèbre de la Symphonie Héroïque de Beethoven, tous les auditeurs, de la base au faite, se levèrent, en une superbe unanimité, et écoutèrent debout jusqu’à la dernière mesure la splendide lamentation orchestrale. Puis ce fut la Damnation de Faust, pour la 165e fois. Le chef-d’œuvre de Berlioz bénéficia en cette journée d’une exécution exceptionnelle tant par la valeur des solistes que par le fini des nuances, la mise au point parfaite pour l’orchestre et les chœurs. On sentait chez tous une émotion intérieure, se muant en recherche collective de beauté et de perfection. Jamais Mme Félia Litvinne, victime cependant d’un petit accident et venue malgré les avis de la Faculté pour apporter son concours promis, ne fut plus en voix ni plus magnifique et douloureuse Marguerite. Faust trouva en M. Altchewsky un interprète à sa taille. J’avoue n’avoir jamais rencontré pour ce rôle un organe qui se puisse comparer à celui-ci. Justesse, force et douceur, émotion vraie, respect absolu du texte musical, même dans ses parties les plus périlleuses, tout est à louer dans le talent de M. Altchewsky. Dans le duo « Ange adoré » lorsqu’on a entendu l’artiste donner à pleine voix de poitrine les notes suraigües que Berlioz n’a pas craint d’écrire et qui atteignent à l’ut dièse soutenu les acclamations ont couvert l’orchestre et M. Pierné a dû faire recommencer cette partie du duo. C’est que cette page, chantée ainsi, est presque inédite, la plupart des ténors ne reculant pas devant une transposition de tierce inférieure pour les parties qui les gênent, ou alors prenant en voix de tête, sucrée et mielleuse, ces cris de passion au paroxysme qui légitiment cette écriture exceptionnelle. M. Dangès a donné à Méphistophélès le mordant traditionnel et a dû bisser la Sénérade. M. Daru fut un Brander excellent. L’orchestre dut reprendre comme de coutume la Marche Hongroise et le Ballet des Sylphes et M. Pierné a eu sa bonne et légitime part de succès, malgré que, par un sentiment de délicatesse qui l’honore, il n’ait point voulu l’accepter, en ce jour d’hommage posthume au grand chef disparu.
Le Ménestrel 23/4/1910, p. 136: — C’est jeudi que l’Association artistique des concerts du Châtelet était appelée a élire le nouveau chef qui devait succéder à son fondateur, le regretté Edouard Colonne. On avait mis à tort en avant, comme candidats à cette succession, les noms de MM. V. d’Indy, Henri Büsser et Monteux, qui, tous trois, ont déclaré qu’ils n’étaient pas sur les rangs. M. Gabriel Pierné qui, on le sait, a souvent remplacé Colonne à la tête de l’orchestre, ne trouvait donc plus comme compétiteurs que, d’une part, M. Gabriel-Marie ; de l’autre, M. Pister. M. Gabriel Pierné fut donc élu sans difficultés. Suum cuique.
J. Jemain, Le Ménestrel 22/10/1910, p. 340: — .... Et c’était la 167e audition de la Damnation de Faust ! La légende dramatique de Berlioz souleva au Châtelet les coutumières acclamations et les bis traditionnels. Rendons hommage à la direction experte, colorée et expressive de M. Gabriel Pierné, aux interprètes de choix qui s’appelaient Mme Litvinne, MM. Laffitte, Huberdeau, Daru, aux chœurs remarquablement homogènes et disciplinés, à l’orchestre, spécialement à MM. Monteux et Gaudard, et attendons avec confiance les beautés inédites que ne manquera pas de nous donner le nouveau président de l’Association.
J. Jemain, Le Ménestrel 17/12/1910, p. 404: — En commémoration de la naissance de Berlioz, la 2e partie du concert se composait de la Symphonie fantastique, de fragments de l’Enfance du Christ et de l’ouverture du Carnaval romain. M. Gabriel Pierné a dirigé ces œuvres du grand symphoniste français avec toute l’ardeur, la ferveur romantique qui sont de tradition à l’orchestre Colonne. Son succès personnel y fut très vif.
A. Boutarel, Le Ménestrel 21/1/1911, p. 20-1: — C’est par une délicate pensée que M. Gabriel Pierné a voulu associer au nom de Liszt, dont il célébrait le centenaire de naissance avec neuf mois d’anticipation, les noms de Berlioz et de Wagner. Ces trois artistes de génie, initiateurs chacun dans sa sphère, et dont le plus jeune, Wagner, a largement emprunté aux deux autres, sont en somme responsables de la direction qu’a prise la musique pendant le siècle dernier. Ils ont subi tous les déboires et toutes les déceptions réservés à ceux qui, les premiers, entrent dans une voie, et Wagner, seul, a connu de son vivant des succès de compositeur longs et persistants. […] Une exécution vivante et prenante de Méphisto-Walzer, épisode musical d’après le Faust de Lenau, a terminé ce concert, qui avait commencé par la Symphonie fantastique de Berlioz, admirablement mise en valeur par M. Pierné et ses excellents artistes, et par le prélude de Tristan et Isolde, suivi de la Mort d’Isolde, dans laquelle Mme Eva Grippon a fait valoir l’éclat de sa voix aux belles notes élevées.
A. Boutarel, Le Ménestrel 15/4/1911, p. 116: […] mais l’incomparable triomphe a été pour elle une interprétation poétique, légendaire, pourrait-on dire, et à la fois très humaine du Roi des Aulnes de Schubert. Le chant séducteur des filles du roi s’est offert, dans cette ballade, avec le charme délicieux et la couleur estompée d’une antique berceuse, et toutes les angoisses de la mort anticipée brisant les fibres d’une vie à son aurore ont passé dans les appels de l’enfant que les hallucinations de son délire ont trouvé sans résistance. Mme Lilli Lehmann fit entendre autrefois aux Concerts-Colonne une autre mélodie de Schubert, Litanie pour la fête de toutes les âmes, et, le même jour, un autre petit poème exquis, A chanter sur l’eau ; qui l’a entendue dans ces trois pièces vocales si différentes de forme, de coloris et d’expression conserve, de ces sensations d’art, un souvenir inoubliable. Je ne saurais rien dire de plus; quand l’âme est prise, l’on ne songe point à supputer les bravos ou à compter les rappels. L’orchestration du Roi des Aulnes par Berlioz est de touche si fine et si discrète, qu’à côté d’elle toute autre a pu paraître recherchée ou compacte. […]
Le Ménestrel 13/5/1911, p. 148: — L’Association artistique des Concerts-Colonne, qui est concessionnaire, comme on le sait, du droit de donner vingt-quatre concerts par an dans la salle du Châtelet, vient de voir proroger jusqu’en 1922 son bail, dont le terme expirait en 1913. En accueillant favorablement la demande de M. Gabriel Pierné, président de l’Association, le conseil municipal a voulu montrer sa volonté de ne pas rompre la tradition qui a fixé ces manifestations artistiques dans un théâtre appartenant à la Ville. Le rapporteur de la deuxième commission, M. Emile Massard, dit l’intérêt exceptionnel qui s’attache aux Concerts-Colonne où, depuis trente-sept ans, tant de chefs-d’œuvre de musique classique et moderne ont été vulgarisés par un orchestre et des artistes dont la réputation est universellement établie. Le bail dont la prorogation a été accordée assure au public et à la Ville de Paris d’appréciables avantages : c’est ainsi que l’Association est tenue de maintenir à 2 francs le prix des places du deuxième amphithéâtre et à 1 franc celui du troisième amphithéâtre, de manière à mettre à la disposition des personnes de ressources modestes qui s’intéressent à la musique 797 places pour chaque concert, sans qu’elles puissent être l’objet d’aucun trafic de la part des spéculateurs. D’autre part, la Ville a droit au concours de l’Association pour l’organisation de ses fêtes à des conditions particulières. Il est stipulé que la prorogation est consentie à l’Association dans sa forme actuelle et que les statuts de la Société ne pourront être modifiés sans l’assentiment du conseil municipal, à qui un rapport moral et financier de l’entreprise devra être présenté chaque année. L’Association artistique, fondée en 1874 par Ed. Colonne et dirigée par lui jusqu’à sa mort, a donné à l’heure actuelle 1.013 concerts. Elle n’a pas de capital et conséquemment ni actionnaires ni obligataires à rémunérer ; elle est basée sur le principe de la participation aux bénéfices : aucun des exécutants, pas même le chef, ne reçoit de traitement fixe, et tous participent aux bénéfices de l’exploitation. Le conseil municipal a voulu ainsi reconnaître les services rendus par l’Association à l’art national, convaincu d’ailleurs, comme l’a dit le rapport, qu’elle aurait difficilement trouvé un autre local et que son exclusion du Châtelet aurait entraîné sa dissolution prochaine.
A. Boutarel, Le Ménestrel 20/1/1912, p. 22: — C’était, dimanche dernier, la 169e audition au Châtelet de la Damnation de Faust. Le public, comme aux jours héroïques, a bissé la Marche hongroise, qui a été répétée et couverte d’applaudissements. La Valse des Sylphes n’a pu être redite, malgré l’insistance de la salle entière, à cause de l’impossibilité de prolonger le concert au delà d’une certaine heure. La romance de Marguerite et l’Invocation à la nature ont soulevé le plus vif enthousiasme. Mme Laute-Brun a chanté avec une voix fraîche et une belle musicalité. M. Robert Lassalle, doué d’un organe généreux et robuste, a obtenu, dans le rôle de Faust, un succès personnel et très justifié. M. Fournets a interprété très scéniquement son rôle et s’est mis en relief de la façon la plus brillante. Enfin M. Roelens-Collet a dit correctement la Chanson du rat. MM. Meynard et Gaudard ont été remarqués dans les passages en solo d’alto et de cor anglais.
J. Jemain, Le Ménestrel 9/11/1912, p. 357: — Malgré ses défauts, son manque de proportions, son plan musical mal défini, le caractère conventionnel et outrancier du sujet qui l’inspira, la Symphonie Fantastique de Berlioz plaît toujours et aura longtemps encore une action vive et directe sur la masse du public lequel, très justement d’ailleurs, ne raisonne pas, et se laisse aisément gagner par la sincérité, la conviction ardente, l’invention et la beauté réelles qui se dégagent par endroits de cette partition du grand symphoniste français. M. Pierné en donna dimanche une exécution chaleureuse, finement nuancée, et y recueillit, ainsi que son orchestre, un succès légitime. […]
A. Boutarel, Le Ménestrel 28/12/1912, p. 412: — Programme exquis assurément, avec la Symphonie inachevée, de Schubert, le morceau symphonique de Rédemption, de César Franck, l’Enfance du Christ, de Berlioz, et, pour représenter les derniers temps contemporains de la musique, Saint François d’Assise, de M. Gabriel Pierné. […] Les extraits de l’Enfance du Christ, l’Étable de Bethléem, la Fuite en Egypte et l’Arrivée à Saïs, choisis dans chaque partie du chef-d’œuvre de délicatesse et de grâce tout humaines qu’est l’ouvrage de Berlioz, ont été rendus par l’orchestre et par les solistes instrumentaux, MM. Blanquart et Baudoin (flûtes), Mme Provinciali-Celmer (harpe), avec une perfection difficile à rencontrer et qu’il est agréable de proclamer en l’occurrence. Mme Mellot-Joubert a prêté au rôle de Marie le charme d’une voix dont les qualités sont réelles, mais les autres solistes vocaux ont singulièrement nui à l’impression d’ensemble qu’il eût fallu obtenir. Le ténor en particulier, ayant à chanter le délicieux récit du Repos de la Sainte Famille, dans lequel nous avions tous présent à l’esprit la manière de ses prédécesseurs, Warmbrodt, Engel, Plamondon, nous a gâté cette scène exquise et toujours impatiemment attendue. Le chœur final a mieux porté, mais ce morceau reste constamment dans une note douce d’humilité fervente ; il a besoin d’être amené par tout le reste de l’œuvre dont il est la conclusion; si l’auditeur n’a pas l’âme préparée à sentir vivement ces phrases musicales empreintes d’un sentiment si vague et présentant une forme pour ainsi dire aérienne, l’effet est irrémédiablement compromis. Nous avons bien peu souvent entendu d’irréprochables interprétations de ce chœur mystique, aussi faut-il savoir gré à M. Pierné d’avoir fait tout ce qui dépendait de lui pour en rehausser l’exécution vocale toujours très scabreuse, surtout à la fin d’un concert.
J. Jemain, Le Ménestrel 18/1/1913, p. 20-1: — Avec la régularité d’un phénomène astronomique, la Damnation de Faust est revenue remplir le programme du concert dominical au Chàtelet. C’était la cent soixante et onzième fois. On comprend que le compte rendu d’une semblable journée ne puisse être que succinct et doive se borner à louer une interprétation fort homogène et vibrante à souhait. Tressons donc des couronnes à Mlle Bourdon, MM. Lasalle, Cerdan et Leroux, tous très en voix et de diction excellente, les chœurs, l’orchestre, leur éminent chef et le public, le bon public enthousiaste, qui ne se lassait pas d’applaudir et de bisser. On lui a redonné la Marche hongroise, le Ballet des Sylphes et la Sérénade. C’est de tradition ! Et le suivant dimanche nous enregistrerons la cent soixante-douzième audition.
A. Boutarel, Le Ménestrel 25/1/1913, p. 28: — Pour la cent soixante-douzième audition de la Damnation de Faust, M. Lassalle a rempli le rôle de ténor avec une voix solide et résistante, qui lui a permi d’interpréter l’Invocation à la Nature comme bien rarement elle l’a été. Ce fragment superbe a pris ainsi une telle envergure que la salle entière demandait à le réentendre, mais la fatigue qu’il exige et aussi l’heure avancée ont obligé M. Pierné à ne pas tenir compte de ce vœu. M. Cerdan a été un Méphistophélès adroitement sarcastique et vraiment maître de son personnage. Mlle Jeanne Bourdon a chanté très en dehors avec un organe qui remplit la salle et met en relief chaque phrase, mais sans beaucoup d’émotion. M. Leroux a fait un excellent Brander, ayant de l’entrain et une bonne diction. Les chœurs ont mérité d’être associés aux solistes et à l’orchestre dans le suffrage de l’assistance. La marche hongroise, la sérénade et le ballet des Sylphes ont été bissés. M. Gabriel Pierné a ménagé, à son orchestre un petit succès. A la répétition (en bis) de ce dernier morceau, il a laissé ses musiciens jouer sans direction, et lorsque le public les a tumultueusement acclamés, il s’est dérobé à l’ovation. Les biographes de Weber ont raconté qu’il lui arrivait parfois d’abandonner l’archet pendant l’allegro de l’ouverture du Freischütz et que l’exécution n’en était pas plus mauvaise. Il avait affaire, comme M. Pierné, à des musiciens d’élite et bien entraînés.
A. Boutarel, Le Ménestrel 8/2/1913, p. 44-45: Concerts-Colonne (Salle du Trocadéro). Deuxième concert populaire. La Damnation de Faust a été donnée devant une salle absolument comble, mais sans chœurs supplémentaires, ce qui, pour l’apothéose finale et pour le chant de Pâques, a pu laisser un regret. La musique de Berlioz, avec ses contrastes de véhémence grandiose et d’exquise délicatesse, est moins bien « située » au Trocadéro qu’au Chàtelet. A certaines places, l’on ne peut avoir que des impressions incomplètes, faute de pouvoir entendre un ensemble sonore équilibré. Les traditions d’Edouard Colonne ont été quelque peu modifiées, chose fort naturelle, car un chef d’orchestre ne peut interpréter une œuvre que selon son sentiment personnel. Il est juste d’ajouter que les personnes de la génération antérieure à celle-ci ont aimé la Damnation de Faust dès 1877 et ont conservé depuis, pour l’interprétation de Colonne, une prédilection peut-être un peu exclusive, mais pas aveugle. Les chanteurs de dimanche dernier sont tous, sauf M. Leroux, des artistes de l’Opéra. J’avoue préférer aux autres M. Robert Lassalle, bien qu’il ne soit pas le plus expérimenté. Sa voix robuste lui permet de n’esquiver aucune note du rôle de Faust et de chanter avec puissance les ut dièse du duo et la superbe Invocation à la nature. Il a d’ailleurs assez de souplesse pour bien dire les passages dans lesquels prédomine la nuance affectueuse et douce. Mlle Jeanne Bourdon possède un bel organe dont elle sait utiliser le timbre agréable. Un peu de poésie et de sensibilité ajouteraient un appoint singulièrement précieux à son incarnation du personnage de Marguerite. Les artistes qui ont chanté le rôle de Marguerite sont extrêmement nombreuses ; celles qui me reviennent en mémoire, Mme Edouard Colonne, Mme Gabrielle Krauss, Mlle Marcella Pregi, savaient rendre avec des qualités diverses la musique émue de Berlioz et y mettre un sentiment spécial correspondant à des rêves d’imagination, au sens du pathétique ou à de délicieuses intuitions de jeune fille qui s’éveille à l’amour. Le sujet de Faust est ancien de trois ou quatre siècles, mais la création de Marguerite appartient à Goethe ; Marguerite est l’âme féminine, l’éternel féminin dans Faust ; Berlioz a mis toute son émotion dans ce rôle, et c’est par l’émotion de l’artiste qu’il peut réellement porter sur l’assistance. A côté, Méphistophélès contraste avec violence. M. Fournets, remplaçant M. Cerdan indisposé, a posé le type infernal avec une aisance, une autorité, un sens du comique impossibles à méconnaître et auxquels s’est ajouté un brin de désinvolture non déplacée ici. M. Maurice Leroux a été un très joyeux Brander. Les deux solistes instrumentaux, M. Lefranc, alto, et M. Paul Brun, cor anglais, ont excellemment rempli leur belle tâche artistique. L’orchestre s’est fait acclamer dans la Marche hongroise et le Ballet des Sylphes.
A. Boutarel, Le Ménestrel 21/2/1914, p. 60: — La Grande Messe des Morts de Berlioz n’est ni un monument de foi, ni une prière formidable, mais au sentiment religieux très net. Non, Berlioz n’a pas demandé son inspiration au christianisme moderne ; il l’a puisée dans la poésie combative et violente du christianisme naissant, du christianisme de l’époque où sortaient de toutes les poitrines des adeptes du nouveau culte des cris de haine et de malédiction contre Néron, l’Antéchrist stigmatisé par le solitaire de l’île de Pathmos. Il en a trouvé l’expression caractéristique dans cet écrit bizarre et grandiose que l’on a nommé l’Apocalypse. Les visions de Berlioz dans le Dies iræ et dans le Lacrymosa de son Requiem sont de l’ordre de celles de saint Jean. Quelqu’un a nommé ces tableaux une apothéose de l’épouvante ; c’est l’œuvre non pas d’un romantique, mais d’un primitif sentant profondément et sachant produire chez l’auditeur tantôt la plus irrésistible commotion, tantôt l’image de clarté la plus enveloppante. Mais si c’est là ce que l’on peut nommer la note dominante du Requiem, ce n’est pas la seule. L’œuvre a aussi ses pages empreintes de sentiments suaves et doux, ses tableaux d’un charme intime et pénétrant. Rien ne va plus profondément jusqu’à l’âme que la musique écrite sur ces belles paroles : « Te decet hymnus, Deus, in Sion, et tibi reddetur votum in Jerusalem », et l’effet de resplendissement sur les mots : « Et lux perpetua luceat eis », est de ceux que l’on n’oublie pas. L’Offertoire apparaît comme une merveille de. richesse mélodique. L’on se laisse aller souvent à l’impression de désolation lamentable qui se dégage des deux notes constamment psalmodiées et l’on n’entend pas les motifs si beaux, si expressifs de la trame orchestrale ; il y a là pourtant, des accents d’une sensiblité touchante, interrompus trois fois par un épisode empreint de la plus solennelle, de la plus sacerdotale grandeur. Dès 1831, en avril, Berlioz, étant à Florence, conçut l’idée d’une grande œuvre qui devait s’appeler le Dernier Jour du Monde. Dans trois lettres écrites de Rome à Humbert Ferrand, en 1831 et 1832, il indique par les lignes suivantes quel serait le scénario de sa conception idéale : « Les hommes, parvenus au dernier degré de corruption, se livreraient à toutes les infamies ; une espèce d’Antéchrist les gouvernerait despotiquement. Un petit nombre de justes, dirigés par un prophète, trancheraient au milieu de cette dépravation générale. Le despote les tourmenterait, enlèverait leurs vierges, insulterait à leurs croyances, ferait déchirer leurs livres saints au milieu d’une orgie. Le prophète viendrait lui reprocher ses crimes, annoncerait la fin du monde et le dernier jugement. Le despote irrité le ferait jeter en prison et, se livrant de nouveau aux voluptés impies, serait surpris au milieu d’une fête par les trompettes terribles de la résurrection ; les morts sortant du tombeau, les vivants éperdus poussant des cris d’épouvante, les mondes fracassés, les anges tonnant dans les nuées formeraient le finale de ce drame musical. Outre les deux orchestres, il y aurait quatre groupes d’instruments de cuivre placés aux quatre points cardinaux du lieu de l’exécution. » Le sort de Berlioz, semblable en cela à celui de Michel-Ange, a été de ne pouvoir, par suite des circonstances, réaliser ses ouvrages comme il les avait créés dans son cerveau. Le finale du Dernier Jour du Monde est devenu le Tuba mirum de la Messe des Morts, et par là peut s’expliquer le caractère dramatique de ce fragment exceptionnel. Pour terminer le Requiem, Berlioz a répété la mélodie belle et impressionnante du Te decet hymnus et l’a fait suivre de l’Amen, page d’une élévation et d’un charme suprêmes. L’interprétation du Requiem par une masse orchestrale et chorale de cinq cent cinquante exécutants a été saisissante au delà de toute expression. Les chœurs de l’Association artistique et ceux du Chant choral ont chanté avec puissance, dans une superbe accentuation rythmique et un sentiment musical que l’on ne saurait trop louer. M. Gabriel Pierné a dirigé magistralement l’ensemble, et, tant à cause de l’ouvrage qu’à cause de l’interprétation, l’on peut répéter pour soi ce mot d’un auditeur enthousiaste : « Si je n’avais pas entendu ce grand chef-d’œuvre, il manquerait quelque chose à ma vie ».
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