FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 12 DÉCEMBRE 1875 [p. 1-2]
REVUE MUSICALE.
CONCERTS DU CHATELET :
Roméo et Juliette, symphonie dramatique composée d’après la
tragédie de Shakespeare
par Hector Berlioz, paroles de M. Emile Deschamps. —
Les soli chantés par Mlle Vergin, M. Bouhy et M. Furst.
Dimanche dernier [5 décembre], le nom de Berlioz était inscrit sur chacun des programmes de nos trois grandes Sociétés symphoniques. Le Conservatoire, qui donnait son premier concert, exécutait l’ouverture du Carnaval romain ; au Cirque on jouait L’Invitation à la valse, de Weber, que Berlioz a si brillamment instrumentée, et l’Association artistique du Châtelet, sous la direction de M. Colonne, nous offrait pour la seconde fois l’admirable symphonie de Roméo et Juliette tout entière. Il semble donc que le jour approche où Berlioz occupera la place que son talent et son génie lui ont depuis longtemps assignée parmi les plus illustres compositeurs. Le pauvre grand homme, si la nouvelle arrive jusqu’à lui, en sera fort satisfait, car il avait la faiblesse de tenir, plus qu’il ne l’aurait dû peut-être, aux suffrages de ce public français qu’en toute occasion il accablait de quolibets et même de ses traits les plus piquans, les plus acérés. Déjà les Grenoblois (Berlioz est né à la Côte-Saint-André, tout près de Grenoble) le revendiquent pour un des leurs, et enflammés tout à coup d’une admiration très ardente, mais très platonique aussi pour la gloire de l’illustre maître — (je ne suppose pas qu’on joue souvent de la musique de Berlioz à Grenoble), — parlent de lui élever un monument, un monument qui sans doute sera surmonté de son buste. Qui nous dit que dans quelques années nous ne suivrons pas un si bel exemple et qu’on ne finira pas par découvrir pour l’auteur de Roméo et Juliette, de la Damnation de Faust et des Troyens une petite place sur l’une des façades de l’Opéra ?
C’est grâce aux 20,000 fr. de Paganini, — un acte de libéralité dont il a été beaucoup parlé dans le temps et qui a été commenté de diverses façons, — que Berlioz a pu composer sa symphonie de Roméo et Juliette. Il laissa dire les envieux et les méchans, paya ses dettes et se mit à l’œuvre sans interrompre son travail plus de trois ou quatre jours sur trente. Au bout de sept mois sa partition était achevée. « De quelle ardente vie je vécus pendant tout ce temps ! écrit-il dans ses Mémoires ; avec quelle vigueur je nageai sur cette grande mer de poésie, caressé par la folle brise de la fantaisie, sous les chauds rayons de ce soleil d’amour qu’alluma Shakespeare, et me croyant la force d’arriver à l’île merveilleuse où s’élève le temple de l’art pur ! »
Si la fantaisie tient une large place dans la symphonie de Berlioz, le compositeur n’en a pas moins traduit plus fidèlement que ne l’a jamais fait et que ne le fera jamais aucun musicien, et dans un langage sublime, les sublimes beautés de l’œuvre du poëte. Il a donc franchi les écueils qui entourent l’île merveilleuse et inscrit son nom sur le fronton du temple de l’art pur. Que lui importe alors et qu’importe à tous ceux qui l’admirent aujourd’hui que son nom ne soit pas gravé, que son image, coulée en bronze ou taillée dans le marbre, ne figure pas sur l’une des façades du nouvel Opéra ?
Telle qu’elle était à l’origine, la symphonie de Roméo et Juliette fut exécutée trois fois au Conservatoire sous la direction de l’auteur, la première fois le 24 novembre 1839. Paganini, à qui elle était dédiée, ne l’entendit jamais. Plus tard Berlioz y apporta quelques modifications ; il refit la coda du scherzo de la fée Mab, et, sur le conseil de M. d’Ortigue, il pratiqua une large coupure dans le récit du père Laurence. D’autres modifications suivirent celles-là que Berlioz signale comme les plus importantes. Et ce fut seulement lorsqu’il jugea que son œuvre avait atteint le plus haut degré de perfection auquel il pouvait l’amener, qu’il se décida à la publier.
Après les trois exécutions consécutives qui eurent lieu au Conservatoire, la symphonie de Roméo et Juliette émigra en Belgique, puis en Allemagne, en Autriche, en Angleterre et en Russie, où Berlioz donna une série de concerts beaucoup plus fructueux pour sa fortune et pour sa gloire que ceux qu’il aurait pu organiser à Paris. De sorte que les quelques fragmens qui ont figuré à des intervalles assez éloignés sur les programmes du Conservatoire et des Concerts populaires (la fête chez Capulet, l’adagio et le scherzo), et cela surtout depuis que Berlioz est mort, sont tout ce que les musiciens de ce temps-ci connaissaient de cette poétique et originale partition. Cela ne veut pas dire que plus d’un compositeur bien avisé et désireux de s’initier aux procédés d’instrumentation inventés par Berlioz n’ait pas lu l’œuvre d’un bout à l’autre ; mais autre chose est de lire une partition ou de l’entendre exécuter. Aussi devons-nous être particulièrement reconnaissans à M. Colonne, le jeune chef d’orchestre du Châtelet, de la tentative hardie qu’il a menée à bonne fin et qui a obtenu un si légitime succès. L’exécution, je ne dirai pas irréprochable, mais même satisfaisante, d’une œuvre aussi complexe, d’une œuvre qui fourmille de détails dont pas un seul ne peut être négligé, nous semblait une chose presque impossible, et nous ne l’avons pas caché. Nos craintes s’appuyaient non seulement sur une étude approfondie de la partition, mais encore sur ce passage des Mémoires de Berlioz, relatif à la symphonie de Roméo et Juliette : « Elle présente des difficultés immenses d’exécution, difficultés de toute espèce, inhérentes à la forme et au style, et qu’on ne peut vaincre qu’au moyen de longues études, faites patiemment et parfaitement dirigées. Il faut, pour la bien rendre, des artistes du premier ordre, chef d’orchestre, instrumentistes et chanteurs, et décidés à l’étudier comme on étudie dans les bons théâtres lyriques un opéra nouveau, c’est-à-dire à peu près comme si on devait l’exécuter par cœur. On ne l’entendra en conséquence jamais à Londres, où l’on ne peut obtenir les répétitions nécessaires. Les musiciens, dans ce pays-là, n’ont pas le temps de faire de la musique. »
Il est vrai que, quelque temps après, Berlioz modifiait son jugement ainsi : « Depuis que ceci a été écrit, les quatre premières parties de Roméo et Juliette ont été entendues à Londres sous ma direction, et jamais plus brillant accueil ne leur fut fait nulle part par le public. » Mais je savais par expérience combien il est difficile, et coûteux aussi, d’obtenir, à Paris comme à Londres, et même ailleurs les « répétitions nécessaires » ; je savais surtout que, ces répétitions obtenues, Berlioz n’était malheureusement plus là pour les diriger. Et puis, je me souvenais de l’Enfance du Christ….. au Châtelet. Enfin, je suis heureux de l’avouer, la manière dont la symphonie de Roméo et Juliette a été exécutée sous la direction de M. Colonne m’a surpris et presque complétement satisfait, et, étant données les conditions où se trouve placée la Société du Châtelet, dont l’orchestre est composé en grande partie d’artistes fort distingués, mais qui n’a malheureusement ni choristes ni chanteurs attitrés, le résultat ne pouvait guère être meilleur. Je signalerai cependant à M. Colonne la lenteur de certains mouvemens et quelques nuances qui n’ont pas été suffisamment accentuées dans plusieurs parties de l’ouvrage. Ainsi, bien qu’il ait produit beaucoup d’effet, le scherzo de la reine Mab en eût certainement produit davantage s’il eût été exécuté avec plus de légèreté et un peu plus vite. Deux harpes sont nécessaires, et il n’y en avait qu’une ; pour la scène du bal il en faut quatre au moins, et cette harpe isolée, perdue au milieu d’un nombreux orchestre, s’entendait si peu qu’on peut bien dire qu’elle ne s’entendait pas. Il faut aussi pour ce morceau trois paires de timbales, et je n’ai vu qu’un seul timbalier. Dans la partie en mi majeur du Convoi funèbre de Juliette, la psalmodie, confiée aux violons et aux altos, doit être exécutée pianissimo. Sans ce pianissimo, l’effet n’est plus le même, et l’orchestre, à la première comme à la seconde audition, a joué ce passage beaucoup trop fort, imitant en cela les soprani qui, dans la première partie du morceau, avaient chanté beaucoup trop fort aussi la même psalmodie. Mais que cette page est belle, par la façon dont elle est traitée, et par la poignante douleur qui s’exhale de cet orchestre et de ces voix !
Mlle Vergin, premier prix du Conservatoire, est une chanteuse fort intelligente et douée d’un organe très sympathique, quoiqu’un peu faible. Elle a fort bien dit, avec sentiment, avec goût, les strophes : Premiers transports que nul n’oublie, une des inspirations les plus poétiques, les plus tendres, les plus exquises de l’œuvre de Berlioz ; mais ces strophes sont écrites pour contralto, et le soprano de Mlle Vergin ne peut donc pas leur donner l’expression, le caractère rêvés par le compositeur. Pas plus que M. Bouhy, avec sa voix pleine de charme et malgré son très grand talent de chanteur et de musicien, ne peut donner au rôle du père Laurence toute l’ampleur, toute la solennité voulues, surtout dans la magnifique phrase du serment : Jurez donc par l’auguste symbole.
En revanche je n’ai que des éloges à adresser à M. Furst, qui a dit avec beaucoup de délicatesse et de la façon la plus intelligente le délicieux scherzetto, accompagné par le chœur, et très bien accompagné : Mab, la messagère fluette et légère, lequel scherzetto a été bissé.
Maintenant, la part de la critique étant faite, il me reste à féliciter bien sincèrement M. Colonne d’un succès dû en grande partie à son talent, à sa courageuse initiative et à ses persévérans efforts. On m’a dit qu’il avait apporté aux répétitions de Roméo et Juliette beaucoup de soin et qu’il y avait pris une peine extrême. Je le crois, et je lui en fais bien mon compliment.
Quant à l’attitude du public, elle a été bonne, bien qu’il y eût trop de gens enrhumés dans la salle ; et si toutes les parties de l’œuvre n’ont pas été comprises et applaudies comme elles auraient dû l’être, toutes, du moins, ont été écoutées religieusement. Par exemple, je ne m’imaginais pas que le Convoi funèbre de Juliette et la scène de Roméo au tombeau des Capulets passeraient sans la moindre opposition. Je me trompais. Dans ce dernier morceau, Berlioz a demandé à l’orchestre seul tout ce que l’orchestre peut donner, et même davantage. Jamais aucun symphoniste n’est entré aussi hardiment ni aussi loin dans le domaine de la musique dramatique. Cela ressort d’une Note dans laquelle l’auteur déclare que cette scène ne peut être comprise que par un auditoire d’élite auquel le cinquième acte de la tragédie de Shakespeare avec le dénoûment de Garrick est extrêmement familier, et dont le sentiment poétique est très élevé : « C’est dire assez, ajoute-t-il, qu’elle doit être retranchée quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent. Elle présente d’ailleurs, au chef d’orchestre qui voudrait la diriger, des difficultés immenses. » M. Colonne l’a parfaitement dirigée, et il a bien fait de ne pas prendre au pied de la lettre l’humoristique boutade d’un compositeur qui avait certes de bonnes raisons pour ne pas trop compter sur l’imagination et la sensibilité du public. « Le public n’a point d’imagination ; les morceaux qui s’adressent seulement à l’imagination n’ont donc point de public. » Voilà le commencement de la Note de l’auteur ; elle se termine par l’indication de la coupure qui supprime tout le morceau. Depuis que cette Note a été écrite, on a beaucoup lu Shakespeare, et la musique de Berlioz a fait petit à petit son chemin dans le monde. Il me semble aussi que le public du Châtelet est beaucoup moins turbulent que celui du Cirque, beaucoup moins enclin aux oppositions violentes et systématiques. M. Colonne a donc pu tenter une entreprise, — l’exécution complète de Roméo et Juliette, — qui, au Cirque, n’eût peut-être pas aussi bien réussi. Ah ! c’est grand dommage que le moment ne soit pas encore venu où une pareille œuvre prendra tout naturellement sa place au répertoire de la Société des concerts !
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E. REYER.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 15 octobre 2011.
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