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feuilleton

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 30 MARS 1877 [p. 1-2]

REVUE MUSICALE.

Concerts du Châtelet : Sixième exécution de la Damnation de Faust ; Mme Duvivier, 
     M. Talazac, M. Lauwers, M. Carroul ; l’orchestre et les chœurs.

    La Damnation de Faust est le plus grand succès musical de la saison. On l’a jouée six fois, l’avant-dernière et la dernière exécution étant de beaucoup supérieures aux exécutions précédentes. On l’a jouée six fois, et il n’y a pas de raison qu’on aille au-delà. Si la série des concerts du Châtelet est terminée, eh bien ! qu’elle recommence. M. Colonne ne demande pas mieux.

    Dimanche, à la fin de la première partie, après la Marche hongroise, que l’on venait de bisser, on a apporté au jeune et vaillant chef d’orchestre une superbe couronne au feuillage doré, une de ces couronnes comme on en voit accrochées au mur chez les cantatrices qui reviennent des pays lointains. A la place de M. Colonne, j’irais déposer cette couronne sur la tombe de Berlioz, tombe qui attend encore une manifestation officielle et qui pourtant sera, comme celle de Beethoven ou de Weber, un but de pèlerinage quelque jour. Ah ! la maudite guerre qui a paralysé l’élan de ceux qui, un an après la mort du maître, voulaient lui élever un tombeau digne de lui ! Ses concitoyens eux-mêmes, et ils n’ont cessé d’y songer, espèrent que sa statue se dressera prochainement sur l’une des places de Grenoble, Berlioz étant né à la Côte-Saint-André, grand village ou petite ville du Dauphiné. Et si, en attendant, on plaçait son buste, le beau buste de Perraud, sur la façade de l’Opéra ? Voilà une idée qui semblera peut-être moins extravagante aujourd’hui qu’il y a dix ans.

    Enfin, l’immense succès, le succès retentissant de la Damnation de Faust apaisera peut-être l’ombre courroucée du grand musicien français qui de son vivant n’obtint guère qu’en France que les louanges d’un très petit groupe d’admirateurs. De grands esprits, ses contemporains, écrivirent sur lui et sur ses compositions une foule d’extravagances et de non-sens qui réjouissaient beaucoup les ennemis du maître, et Dieu sait qu’il n’en manquait pas ! J’ai cité dans le temps cette phrase : « Le Chinois qui charme ses loisirs par le bruit du tam-tam, le sauvage que le frottement de deux pierres met en fureur, font de la musique dans le genre de celle que compose M. Hector Berlioz. » Mais cette phrase n’était pas d’un grand esprit : elle était simplement d’un critique [Scudo] dont les jugemens, à tort ou à raison, faisaient autorité dans le monde, et même dans les deux mondes. Qui donc se hasarderait à écrire quelque chose de pareil aujourd’hui ?

    Le goût musical du public parisien s’égare encore quelquefois, mais il n’en est pas moins vrai qu’il s’est sensiblement amélioré depuis quelques années ; et d’ailleurs, ne serait-ce pas une grande injustice que de rendre responsible la génération actuelle des erreurs ou de l’ignorance de la génération qui l’a précédée ? Le succès de la Damnation de Faust est un véritable succès de public, et c’est aussi un succès purement musical, car, à part l’imposant coup d’œil qu’offrent les trois cents exécutans, chanteurs et instrumentistes, groupés sur l’estrade du Châtelet, il n’y a aucun de ces effets de mise en scène qui séduisent la foule : Faust et Méphistophélès sont en habit noir, et Marguerite, une Marguerite qui fait songer à celle de la légende, est tout bonnement vêtue d’une robe blanche. Mais que m’importe le costume de celle dont la voix a des accens suaves et pénétrans, de la douceur et du charme, surtout quand elle ne dépasse pas un certain registre ? La gracieuse artiste que la Damnation de Faust nous a révélée, et qui s’appelle sur l’affiche Mme Duvivier, a fait ses études au Conservatoire et est élève de Mme Viardot. On le voit bien. Elle dit simplement, avec intelligence, avec goût, et sans apporter la moindre altération au texte. Le rôle de Marguerite, qui ne commence qu’à la troisième partie, avec la ballade du roi de Thulé, n’a certainement pas la même importance que ceux de Faust et de Méphisto, mais quelle délicatesse, quelle poésie dans cette silhouette, dans cette esquisse que nous offre le compositeur d’une Marguerite non encore déchirée par les angoisses du remords ! Méphisto raconte bien à Faust que son amante, coupable de parricide, est en prison :

Certaine liqueur brune, un innocent poison
Qu’elle tenait de toi pour endormir sa mère
    Pendant vos nocturnes amours
A causé tout le mal. Caressant sa chimère,
T’attendant chaque soir, elle en usait toujours.
Elle en a tant usé, que la vieille en est morte !

    Mais on ne voit pas Marguerite gémir sur la paille du cachot où elle est enchaînée, et l’expression de sa douleur s’arrête aux dernières notes d’une chanson d’amour :

Il ne vient pas !
Hélas !

    Berlioz nous l’a dit : il s’est inspiré du poëme de Gœthe et n’a jamais songé à le traduire ni tout entier, ni textuellement.

    Mme Duvivier, avant de chanter le rôle de Marguerite, s’était fait applaudir par le public des Concerts du Châtelet dans le duo de Béatrice et Bénédict, à côté de Mlle Marie Dihau, une chanteuse fort intelligente et douée d’une fort jolie voix, elle aussi. Mlle Marie Dihau est retournée dans la province qu’elle habite ; Mme Duvivier est restée à Paris. Nous espérons que la musique de Berlioz, l’effroi de tant de cantatrices, lui portera bonheur.

    M. Talazac, pensionnaire du Conservatoire, appartient à la classe de M. Saint-Yves Bax. Est-ce son professeur qui lui a conseillé de transposer à l’octave les deux dernières mesures de cette adorable phrase du trio placé à la fin de la troisième partie ?

    Adieu donc, belle nuit
A peine commencée ; adieu, festin d’amour
Que je m’étais promis………………..

    Je me souviens cependant d’avoir cité autrefois M. Saint-Yves Bax comme un des rares professeurs de chant qui interdisaient formellement à leurs élèves toute altération au texte des maîtres. Dois-je donc aujourd’hui corriger mon éloge par une restriction ? Quoi qu’il en soit, la licence prise par M. Talazac, avec ou sans le consentement de son professeur, dénature le sentiment de l’idée mélodique, sans donner le moindre relief à la virtuosité du chanteur.

    M. Talazac n’en a pas moins montré, dans l’interprétation du rôle très difficile de Faust, des qualités que l’on rencontre bien rarement chez un artiste au début de sa carrière. La voix du jeune ténor bordelais a de l’ampleur et du charme ; mais c’est une voix toute de poitrine, à laquelle les notes de tête font complétement défaut. De là la nécessité, pour M. Talazac, de modifier certains passages du trio où la voix arrive à l’ut dièse aigu par une progression diatonique et se repose sur le si naturel, à la reprise du motif par le soprano. A l’impossible nul n’est tenu, et j’avoue que les deux passages auxquels je fais allusion doivent être un écueil pour bien des chanteurs ; mais il n’en est pas de même de la phrase que j’ai citée plus haut : elle doit être dite avec une émotion contenue, et, pour la rendre telle que l’auteur l’a voulue, il n’est pas besoin d’avoir dans les cordes graves la sonorité métallique d’une voix de baryton. M. Talazac apprendra sans doute plus tard qu’un chanteur habile peut bien souvent remédier aux imperfections de son organe sans avoir recours à de vulgaires artifices de changemens de notes ou de transposition.

    Maintenant que la part de la critique est faite, je félicite bien sincèrement M. Talazac d’un début qui permet de fonder les espérances les plus sérieuses sur son avenir. Il a magistralement déclamé et nuancé avec beaucoup d’art l’Invocation à la nature, sublime mélopée dont on ne peut se lasser d’admirer l’imposante grandeur. Le public deviendrait-il donc infidèle aux cavatines qu’il aimait ?

    Je ne voudrais pas chagriner M. Lauwers, ni me brouiller avec la Belgique ; mais je ne puis m’associer sans réserve aux éloges que j’entends décerner de tous côtés au Méphistophélès du Châtelet. Que M. Lauwers ait la voix mordante, bien posée, très étendue et très assouplie, que cette voix soit d’un timbre très sympathique, je ne le nie pas, et cela paraît constituer un assez joli ensemble de qualités ; mais que la façon de chanter de M. Lauwers soit toujours irréprochable au point de vue du goût et de la méthode, voilà ce que j’admettrai difficilement. Un exemple me suffira : l’accentuation placée sur le temps faible des premières mesures de la sérénade de Méphisto n’est qu’une expression ironique ; aller au delà, c’est dépasser le but, ou, en termes plus clairs, c’est se méprendre absolument sur l’intention du compositeur. Voici ce qu’on entend :

    Devant la maison
De celui qui t’ado-hoore.

    Assurément Berlioz n’a pas voulu que le mot « adore » fût scandé avec une telle exagération. Et de même pour le mot « aurore. »

    Faut-il ajouter que je n’aime pas du tout la manière un peu trop « olympique » dont Méphisto lance les hop ! hop ! dans la Course à l’abîme ? Chaque cri est noté dans la partition, et chaque note, faisant partie de l’harmonie, doit, par conséquent, être accentuée avec le son qu’elle représente, et non pas comme une simple onomatopée.

    Je veux que le diable m’emporte si je me serais jamais cru capable de dire d’aussi dures vérités au diable.

    L’artiste qui chante la chanson de Brander a du mordant dans la voix. Il se nomme Carroul. Que cette chanson est originale, et quelle finesse dans l’instrumentation !

    J’ai regretté, dans mon dernier article, les coupures pratiquées au trio et au chœur de l’apothéose. M. Colonne a l’intention, quand il redonnera, l’hiver prochain, la Damnation de Faust, d’adjoindre au chœur qui chante en scène deux ou trois cents voix d’enfans placés derrière l’orchestre. Et alors ce chœur céleste sera exécuté tout entier et produira le plus grand effet si on veut bien l’entendre jusqu’au bout. Mais cela est fort difficile, à cause des relations qui s’établissent forcément, vers la fin d’un concert ou d’une représentation théâtrale, entre les ouvreuses et le public. A ce moment, les portes s’ouvrent, les petits bancs s’agitent et chacun songe à éviter l’encombrement de la foule dans les couloirs beaucoup trop étroits par lesquels elle est obligée de passer. Alors, adieu la musique !

    J’ai dit, en commençant cet article, que les deux dernières exécutions de la Damnation de Faust avaient été de beaucoup supérieures aux exécutions précédentes. Ce n’est point assez. Ces deux dernières exécutions ont été irréprochables ; l’orchestre a rendu avec une perfection de nuances, avec une finesse de détails, un ensemble, une intelligence au-dessus de tout éloge, les magistrales beautés du chef-d’œuvre de Berlioz. Et voilà M. Colonne grandi de cent coudées aux yeux des musiciens que réjouit le succès de sa tentative. Il a osé et il a réussi.

    N’oublions pas les choristes, hommes et femmes, si attentifs, si préoccupés de l’importance de leur rôle, et si bien disciplinés. Pleins de verve dans le double chœur des soldats et des étudians, comme dans les sataniques refrains du Pandæmonium, ils ont supérieurement exprimé le sentiment religieux, l’angélique pureté du chant de la fête de Pâques, chant céleste qui ramène la prière sur les lèvres de Faust, hymne sublime dont l’onction vous pénètre, vous émeut et vous attendrit jusqu’aux larmes.

    […]

    Vendredi saint, d’importans fragmens de l’Enfance du Christ, l’œuvre de Berlioz qui de son vivant a peut-être été le mieux appréciée par le public parisien, sera exécutée aux Concerts populaires. J’en parlerai dans mon prochain feuilleton.

    […]

E. REYER.    

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 15 octobre 2011.

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