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feuilleton

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 30 MARS 1878 [p. 1-2]

REVUE MUSICALE.

LE EREQUIEM DE BERLIOZ.

    Il est bien certain qu’une messe des morts est plus à sa place dans une église que dans un théâtre ou une salle de concert ; mais ne vaut-il pas mieux entendre le Requiem de Berlioz au concert ou au théâtre que de ne pas l’entendre du tout ? Ce Requiem est une œuvre considérable et superbe. On vous dira peut-être qu’on a fait entrer le colosse dans un temple trop petit pour lui, et qu’il n’y est entré qu’en se courbant ; le principal est qu’il y soit entré. A défaut de la coupole des Invalides ou des voûtes de Saint-Eustache, on lui a donné la scène du Châtelet, et M. Colonne y a réuni autant d’exécutans qu’elle peut en contenir. Evidemment, les chiffres et les proportions indiqués par Berlioz n’y sont plus : on a dû réduire chacun des quatre orchestres de cuivre et réduire surtout les masses chorales. L’effet n’en a pas moins été très saisissant, l’impression très profonde sur la plus grande partie du public. Lorsque les fanfares du Tuba mirum ont abouti à ce tutti formidable sur lequel éclatent les trémolos de six timbales et de deux grosses caisses, après ce foudroyant appel des trompettes du Jugement dernier, il a couru dans la salle comme un frémissement d’épouvante. C’est au début de la sonnerie des cuivres qu’Habeneck, on s’en souvient, prit cette fameuse prise de tabac qui faillit amener une effroyable cacophonie entre les quatre orchestres placés aux quatre points cardinaux de l’église des Invalides. Mais Berlioz veillait : il s’élança vers le pupitre du chef d’orchestre en distraction, indiqua avec son bras le mouvement aux instrumentistes et conduisit le morceau jusqu’à la fin. Grâce à sa présence d’espirit, le danger fut conjuré. « Quand, aux derniers mots du chœur, Habeneck vit le Tuba mirum sauvé, Berlioz raconte dans ses Mémoires : « Quelle sueur froide j’ai eue, me dit-il ; sans vous, nous étions perdus ! — Oui, je le sais bien, répondis-je en le regardant fixement. » Je n’ajoutai pas un mot... L’a-t-il fait exprès ?... Serait-il possible que cet homme, d’accord avec M. XX., qui me détestait, et les amis de Cherubini, ait osé méditer et tenter de commettre une aussi basse scélératesse ?... Je n’y veux pas songer... Mais, je n’en doute pas. Dieu me pardonne si je lui fais injure. »

    Jamais plus grave accusation n’a été portée contre un chef d’orchestre. Laissons-en à Berlioz toute la responsabilité.

    L’histoire de Requiem n’est d’ailleurs qu’une longue suite d’incidens qu’il faut lire, racontés par la plume irritée du maître. Cherubini y joue, à côté d’Habeneck, un rôle qui n’est pas non plus bien flatteur pour lui. La nouvelle de la prochaine exécution du Requiem de Berlioz lui donna la fièvre. C’était une atteinte portée à ce qu’il regardait comme un droit lui appartenant, celui de faire exécuter une de ses messes funèbres à l’occasion d’une cérémonie grandiose et officielle. Allait-on l’en déposséder en faveur d’un jeune homme « à peine au début de sa carrière, et qui passait pour avoir introduit l’hérésie dans l’école ? » La haute influence de M. Bertin et l’amitié que le Directeur du Journal des Débats et son fils Armand témoignaient à Berlioz préservèrent celui-ci d’une intrigue dont il eût bien pu être victime : on apaisa la fièvre de Cherubini en lui promettant la croix de commandeur de la Légion-d’Honneur.

    Berlioz composa sa messe des morts avec une grande rapidité. « Ma tête, nous dit-il, semblait prête à crever sous l’effort de ma pensée bouillonnante. Le plan d’un morceau n’était pas esquissé que celui d’un autre se présentait ; dans l’impossibilité d’écrire assez vite, j’avais adopté des signes sténographiques qui, pour le Lacrymosa surtout, me furent d’un grand secours. Les compositeurs connaissent le supplice et le désespoir causés par la perte du souvenir de certaines idées qu’on n’a pas eu le temps d’écrire et qui vous échappent ainsi à tout jamais. »

    Les rares modifications apportées par Berlioz à l’œuvre primitive se trouvent dans la seconde édition publiée chez l’éditeur Ricordi, à Milan. J’ai le bonheur de posséder un exemplaire de cette seconde édition, annotée et corrigée de la main même de Berlioz, et qui m’a été offert par M. Damcke, l’un de ses exécuteurs testamentaires, après le festival de l’Opéra (22 mars 1870).

    C’est bien le drame de la mort que Berlioz a voulu peindre, et il n’y a ménagé ni les effets puissans, ni les brusques oppositions, ni les étranges accouplemens de timbres qui donnent un caractère si personnel à ses compositions symphoniques. S’il s’astreint parfois aux formules et aux règles scolastiques les plus diverses, c’est pour se permettre ensuite des licences qui touchent également à la prosodie du texte et au sens que les paroles veulent exprimer. Lancé dans les développemens d’une phrase ou à la poursuite d’un rythme, il ne s’arrête plus ; après avoir chanté il psalmodie, et souvent même on dirait que les mots ne sont que les très humbles esclaves de sa fantaisie ou de son inspiration. Telles paroles scandées par les basses, dans le premier morceau par exemple, sont vocalisées amorosamente par les soprani, tandis que dans le Quantus tremor est futurus c’est au tour des ténors de vocaliser. Est-il possible d’expliquer de pareilles négligences de style autrement que par l’intention bien arrêtée chez le compositeur de se préoccuper surtout de l’effet purement musical, et n’y a-t-il pas là une infraction par trop hardie aux préceptes, aux lois imposées par la sévérité du genre religieux ? Berlioz avait pourtant blâmé bien sévèrement les maîtres qui s’en étaient affranchis avant lui !

    Mais laissons là ces critiques de détail qui ne portent d’ailleurs que sur certaines parties de l’ouvrage et hâtons-nous de dire que des beautés de premier ordre, une puissance d’exécution et une élévation d’idées qu’aucun maître ne surpassa jamais font du Requiem de Berlioz une œuvre magistrale, une œuvre de premier ordre dont le caractère grandiose, s’il ne commande pas toujours le recueillement, s’impose du moins à l’admiration de tous.

    On a pu remarquer avec quel art des sonorités de l’orchestre est préparée la fulgurante explosion du Tuba mirum. Jusque-là, les cuivres et les timbales, les cymbales et la grosse caisse se sont tus ; le Kyrie et le Dies iræ, avec leurs magnifiques développemens plus intéressans par la disposition des voix que par le rôle de l’instrumentation, restent pour ainsi dire dans la demi-teinte. Puis, après cette commotion michelangesque qui a mis en mouvement toutes les forces de l’orchestre, les sons bouchés du cor, les trémolos des violoncelles et le léger murmure des contre-basses accompagnent seuls les premières mesures du Mors stupebit. Peu à peu, sur la phrase dolente chantée par les basses viennent se superposer les voix de ténors ou de soprani, et le Liber scriptus ramène de nouveau la progression des cuivres, renforcée cette fois à l’entrée du Judex ergo par l’éclat formidable des tamtams et des cymbales.

    Le même luxe d’instrumentation, un peu tempéré cependant dans le Rex tremendæ, se retrouve dans le Lacrymosa, dont la phrase principale, cadencée à l’italienne, emprunte aux éclatantes sonorités au milieu desquelles elle se déroule une majesté, une ampleur qui font de ce morceau une des plus belles pages de la partition. Le Quid sum miser, qui doit être chanté par les premiers ténors « avec un sentiment d’humilité et de crainte », ainsi que le Quærens me, écrit pour voix seules, forment un contraste qui ne saurait guère être plus accusé avec le Rex tremendæ et le Lacrymosa.

    Berlioz raconte dans ses Mémoires qu’étant à Leipzig, et après la répétition du concert où devait être exécuté l’offertoire de son Requiem, Schumann, sortant de son mutisme habituel, lui dit : « Cet offertorium surpasse tout. » Cela signifiait-il, dans la pensée de Schumann, que c’était là le meilleur morceau du concert ou la meilleure page du Requiem ? Sur une fugue savamment développée, sur un travail symphonique du plus haut intérêt, Berlioz a placé une lamentation des voix à l’unisson (le chœur des âmes du Purgatoire) revenant à intervalles inégaux et dont la monotonie produit certainement une impression saisissante. La conclusion dans le mode majeur ajoute encore à l’effet du morceau ; mais il serait peut-être un peu exagéré de dire que cet offertorium est le point culminant de l’œuvre.

    Les accords de flûtes et de trombones, embrassant, du grave à l’aigu, une étendue de quatre octaves, interrompent chaque verset de l’Hostias psalmodié par le chœur. Berlioz a dû employer, pour obtenir cet effet d’instrumentation, les notes pédales du trombone ténor, que les exécutans, même les mieux exercés, ne rendent pas toujours avec une entière justesse, avec une complète pureté ; et il résulte naturellement de cette étrange sonorité un certain saisissement pour l’oreille.

    Dans le Sanctus, au contraire, l’orchestre et les voix ont des accens d’une douceur ineffable ; la mélodie, chantée d’abord par le ténor solo, puis reprise par le chœur, est accompagnée par quatre violons soli avec sourdines, une flûte et des trémolos d’altos « très serrés ». L’effet de ce morceau est vraiment séraphique et vous plonge dans une délicieuse extase. Après l’épisode fugué de l’Hosanna in excelsis, le même effet se reproduit avec l’adjonction de coups de cymbales et de grosse caisse frappés pianissimo, puis l’Hosanna, de nouveau entonné et beaucoup plus développé que la première fois, forme à cet admirable Sanctus une brillante péroraison.

    Nous retrouvons dans l’Agnus la même mélopée et les mêmes accouplemens de timbres (flûtes et trombones) que dans l’Hostias. Le retour du Te decet hymnus et du Requiem æternum amènent la conclusion de l’œuvre sur un Amen que le compositeur s’est bien gardé de fuguer, et qu’il accompagne par des tenues d’instrumens à vent, des triolets arpégés par le quatuor et des accords parfaits de timbales.

    M. Colonne a fait preuve de beaucoup d’habileté dans la façon dont il a dirigé une œuvre aussi complexe et d’une exécution aussi difficile. Les chanteurs et les instrumentistes placés sous ses ordres l’ont vaillamment secondé. Etaient-ils vraiment trois cents ? Je ne les ai pas comptés, et d’ailleurs, il n’était guère possible d’en réunir un plus grand nombre sur l’estrade de la salle du Châtelet. Un jour peut-être, l’an prochain par exemple, pour l’anniversaire de la mort du maître, nous entendrons le Requiem de Berlioz, entouré de toute la pompe que les cérémonies du culte et la vaste enceinte d’une cathédrale peuvent prêter à une œuvre de dimensions aussi colossales. Une dame très enthousiaste, et à qui sa fortune permet les plus nobles fantaisies, et les plus coûteuses aussi, aurait offert à M. Colonne de se charger des frais de l’exécution.

        […]

E. REYER.    

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 15 octobre 2011.

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