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LES SOIRÉES DE L’ORCHESTRE

Par

HECTOR BERLIOZ

ÉPILOGUE.

Le dîner de l’étrier. — Toast de Corsino. — Toast du chef d’orchestre. — Toast
de Schmidt
. — Toast de l’auteur. — Fin des vexations des frères Kleiner.

    A sept heures, j’entre dans la salle choisie pour le dîner de l’étrier. J’y trouve réunis tous mes bons amis de l’orchestre de X***, y compris leur digne chef et même le joueur de grosse caisse qui ne m’a jamais regardé de très-bon œil. Mais c’est un repas de corps, et le brave homme a cru devoir mettre de côté ses antipathies personnelles pour y prendre part. D’ailleurs, puisqu’il s’agit d’un tutti, a-t-il pensé, que serait-ce sans la grosse caisse ? L’assemblée est, comme sont toutes les réunions d’artistes, gaie et bruyante. Viennent les toasts.

    Corsino le premier se lève, son verre à la main : « A la musique, messieurs ! s’écrie-t-il, son règne est arrivé ! Elle protége le drame, elle habille la comédie, elle embaume la tragédie, elle loge la peinture, elle enivre la danse, elle met à la porte ce petit vagabond de vaudeville ; elle mitraille les ennemis de ses progrès ; elle jette par les croisées les représentants de la routine ; elle triomphe en France, en Allemagne, en Angleterre, en Italie, en Russie, en Amérique même ; elle lève partout des tributs énormes ; elle a des flatteurs trop peu intelligents pour la comprendre, des détracteurs qui n’apprécient pas mieux la grandeur de ses desseins, la savante audace de ses combinaisons ; mais les uns et les autres la craignent et l’admirent d’instinct. Elle a des adorateurs qui lui chantent des odes, des assassins qui la manquent toujours, une garde prête à mourir pour elle et qui ne se rendra jamais. Plusieurs de ses soldats sont devenus princes, des princes se sont faits ses soldats. Devant d’ignobles caricatures qui passent pour ses portraits, à cause du nom qu’elles portent, le peuple se découvre ; il se prosterne, il crie, il bat des mains, quand, aux grands jours, il la voit en personne, le front resplendissant de gloire et de génie. Elle a traversé la Terreur, le Directoire et le Consulat ; parvenue aujourd’hui à l’Empire, elle a formé sa cour de toutes les reines qu’elle a détrônées. Vive l’empereur !!! »

    Le chef d’orchestre se levant à son tour : « Très-bien, mon brave Corsino ! je dis aussi comme toi : Vive l’empereur ! car j’aime passionnément notre art, quoiqu’il m’arrive rarement d’en parler. Pourtant je suis fort loin de le voir, comme tu le vois, à l’apogée de sa gloire. L’état de fermentation de l’Europe me fait trembler pour lui. Tout est calme en ce moment, il est vrai ; mais le dernier orage ne l’a-t-il pas cruellement meurtri et fatigué ? Les blessures de la musique sont-elles déjà fermées, et ne portera-t-elle pas longtemps d’affreuses cicatrices ?

    » Dans la pensée des nations de fourmis en guerre au milieu desquelles nous vivons, à quoi servons-nous, poëtes, artistes, musiciens, compositeurs, cigales de toute espèce ?... A rien. Voyez comme on nous a traités pendant la dernière tourmente européenne. Et quand nous nous sommes plaints : « Que faisiez-vous hier ? nous ont dit les fourmis guerroyantes. — Nous chantions. — Vous chantiez ! C’est à merveille ! Eh bien ! dansez maintenant ! » Dans le fait, quel intérêt voulez-vous que les peuples trouvent à cette heure à nos élans, à nos efforts, à nos drames les plus passionnés ? Qu’est-ce que nos Bénédictions des poignards, nos chœurs de la Révolte, nos Rondes du Sabbat, nos Chansons de brigand, nos Galops infernaux, nos Abracadabra de toutes sortes, à côté de cet hymne immense chanté à la fois par des millions de voix à la douleur, à la rage et à la destruction !... Qu’est-ce que nos orchestres en comparaison de ces bandes formidables animées par la foudre, qui exécutent l’ouragan, et que dirige l’infatigable maître de chapelle dont l’archet est une faux et qu’on nomme la Mort ?...

    » Que sont aussi les choses et les hommes que ces bouleversements mettent quelquefois tout à coup en évidence ?... Quelles voix se font entendre au milieu de tant de sinistres rumeurs ? Le rossignol effarouché, rentré dans son buisson, ferme l’œil aux éclairs et ne répond au tonnerre que par le silence. Nous tous, qui ne sommes pas des rossignols, nous en faisons autant : le pinson se tapit au creux de son chêne, l’alouette dans son sillon, le coq rentre au poulailler, le pigeon au colombier, le moineau dans sa grange. La pintade et le paon perchés sur leur fumier, l’orfraie, le hibou sur leur ruine, le freux et le corbeau perdus dans la brume unissent seuls leurs voix discordantes et saluent la tempête.

    » Non, les difficultés sont grandes, les obstacles nombreux, le labeur est âpre et long pour notre art aujourd’hui. Et pourtant j’espère encore, je crois que, par notre constance, notre courage et notre dignité, l’art peut être sauvé. Unissons-nous donc ; soyons patients, énergiques et fiers ! Prouvons aux peuples distraits par tant d’intérêts graves que si nous sommes les derniers-nés de la civilisation, si nous avons eu un instant sa tendresse la plus vive, nous en étions dignes. Ils comprendront peut-être alors combien elle souffrirait si nous périssions.

    » Je bois aux artistes que rien ne saurait avilir ni décourager ! aux artistes véritables, aux vaillants, aux forts ! » — Applaudissements. (Bacon, bas à Kleiner) : « Il ne parle guère, notre chef, mais quand il prend la parole, il sait s’en servir ! — Oui, dit Kleiner le jeune, mais tout ceci est bien sérieux. (Se levant) : Je bois, moi, à notre camarade Schmidt pour qu’il nous égaye un peu ; car nous tournons à la politique et je ne connais rien de plus... vexant. »

    Schmidt fait une grimace et monte sur sa chaise, son verre à la main : « Messieurs ! dit-il de sa voix de crécelle, pour ne pas sortir trop brusquement du sujet des discours précédents, je vous dirai que la foi et l’enthousiasme de Corsino, et le cramponnement de notre chef à un espoir que je supposais éteint en lui, me font le plus grand plaisir. Peut-être parviendrai-je à croire et à espérer aussi. Attendez ! Il me semble même que l’espérance et la foi me reviennent ensemble. Je ne me sens pas encore la force de transporter des montagnes... mais, Dieu me pardonne ! cela va venir, car, ma parole d’honneur, je crois que je crois.

    » A quoi tiennent les révolutions de l’esprit humain ! J’étais tout à l’heure plus incrédule qu’un professeur d’algèbre. Je croyais que deux et deux font quatre ; et encore, comme Paul-Louis Courier, le vigneron français, n’en étais-je pas bien sûr.

    » Et maintenant, par suite des beaux sermons que nous venons d’entendre, on me dirait que monsieur*** a fait...., que mademoiselle*** n’a pas fait…, que madame*** n’a pas dit…, je serais capable de le croire.

    » Admirez s’il vous plaît, entre deux parenthèses, la bonté qu’a mon tromblon de ne pas partir ! Quelle chance, si j’étais méchant, qu’une phrase ainsi chargée à mitraille, prête à faire feu ! Je pourrais prêter de belles actions à des drôles, de beaux ouvrages à des crétins, du bon sens à des sots, du talent à Kleiner...., — Ah ! ah ! bon ! voilà ton affaire, Kleiner, tu as voulu être égayé, (on siffle) tu l’es. » — Schmidt reprenant : « Oui, je pourrais prêter un public à notre théâtre, de la voix et du style à nos chanteurs, de la beauté à nos actrices, le sentiment de l’art à notre directeur ; enfin c’est effroyable le ravage que ferait mon tromblon. Pas du tout, sa bouche ouverte restera muette ; je le désarme, et pour plus de sûreté (avalant un grand verre de vin) je noie les poudres. Car si l’on a vu partir des fusils qui n’étaient pas chargés, à plus forte raison pourrait-on voir partir un tromblon chargé qui n’est que désarmé. Et je veux être bon aujourd’hui, mais bon comme ces gros canons de nos remparts, inoffensivement couchés au soleil et dans la gueule desquels les poules font leur nid. Je veux porter un toast tout simple, tout cordial, que les deux honorables orateurs qui m’ont précédé à la tribune auraient dû porter avant moi. Ils m’ont laissé cet honneur, j’en profite, tant pis ! Je bois à l’hôte que nous aimons et qui va nous quitter ; puisse-t-il revenir bientôt nous assister de nouveau pendant nos nocturnes labeurs ! » Longs hourras, applaudissements, poignées de main. « Eh ! donc, crie Schmidt triomphant, vous voyez que ce sont encore les farceurs qui ont le plus de cœur. »

    Je me lève à mon tour : « Merci ! mon cher Schmidt. Messieurs, mon opinion sur l’état présent et sur l’avenir de notre art tient un peu de l’opinion de Corsino, et beaucoup de celle de votre savant chef. Je me surprends quelquefois à partager le bouillant enthousiasme du premier, mais les craintes du second viennent bien vite le refroidir, et le souvenir de mainte expérience désolante qu’il m’a été imposé de faire vient ajouter encore à l’amertume de ma tristesse, sinon de mon découragement. Les agitations politiques, sans doute, sont un terrible obstacle à la prospérité de la musique telle que nous la comprenons. Malheureusement, si elle souffre et languit, les causes premières de ses maux les plus réels sont fort près d’elle, et je crois que c’est là surtout que nous devons les chercher. Notre art, essentiellement complexe, a besoin pour exercer toute sa puissance d’agents nombreux ; il faut pour leur donner l’unité d’action indispensable, l’autorité, l’autorité forte et absolue. Corsino a parfaitement senti cette nécessité dans l’organisation de son Euphonia. Mais à cette autorité artiste, que nous devons supposer intelligente et dévouée, il faut aussi le nerf de la guerre et de l’industrie, il faut l’argent. Ces quatre puissances, l’autorité, l’intelligence, le dévouement et l’argent, où se trouvent-elles réunies d’une manière constante ? Je ne le vois pas. Leur union n’existe guère que passagèrement et dans des circonstances rares tout à fait exceptionnelles. La vie agitée et précaire que mène aujourd’hui la musique en Europe est due principalement aux fâcheuses alliances qu’elle s’est laissé imposer, et aux préjugés qui la poussent et la repoussent en sens contraires. C’est la Cassandre de Virgile, la vierge inspirée que se disputent Grecs et Troyens, dont les paroles prophétiques ne sont point écoutées et qui lève au ciel ses yeux, ses yeux seuls, car ses mains sont retenues par des chaînes. Beaucoup de choses tristes et vraies ont été dites à ce sujet à nos dernières soirées de l’orchestre, pendant ce que Schmidt appelle vos nocturnes labeurs. Permettez-moi de les résumer ici.

    » De son alliance avec le théâtre, alliance qui a produit et pourrait produire encore de si magnifiques résultats, sont nés pour la musique l’esclavage et la honte, et tous les genres d’avilissement. Vous le savez, messieurs, ce n’est plus seulement avec ses sœurs, la poésie dramatique et la danse, qu’elle doit au théâtre s’unir aujourd’hui, mais bien avec une multitude d’arts inférieurs groupés autour d’elle pour exciter une curiosité puérile, et détourner l’attention de la foule de son véritable objet. Les directeurs des grands théâtres, dits lyriques, ayant remarqué que les œuvres énormes avaient seules le privilége de faire d’énormes recettes, n’ont plus attaché de prix qu’aux compositions d’une longueur démesurée. Mais, persuadés aussi, et avec raison, que l’attention du public, si robuste qu’on la suppose, ne peut être tenue éveillée pendant cinq heures par la musique et le drame seuls, ils ont introduit dans leurs opéras en cinq ou six actes tout ce que l’imagination la plus active a pu inventer de fracas et d’éblouissements pour la surexcitation brutale des sens.

    » Le mérite du directeur d’un grand théâtre lyrique consiste maintenant dans le plus ou moins d’habileté qu’il met à faire supporter la musique au public, quand cette musique est belle, et à empêcher ce même public de la remarquer, quand elle ne vaut rien.

    » A côté de ce système des spéculateurs, nous devons placer les prétentions des artistes chantants qui visent, eux aussi, à l’argent par tous les moyens. Car la maladie étrange qui semble s’être emparée du peuple entier des chanteurs de théâtre depuis quelques années, maladie dont vous connaissez tous les symptômes, n’a pas pour cause, dans la plupart des cas, l’amour de la gloire, l’émulation, l’orgueil, mais le plat amour du lucre, l’avarice, ou la passion du luxe, l’insatiabilité des jouissances matérielles. On recherche des applaudissements et des éloges hyperboliques, parce que seuls ils ébranlent encore la foule incertaine et la dirigent de tel ou tel côté. Et l’on appelle la foule, parce que seule elle apporte l’argent. Dans ce monde-là, on ne veut pas, comme nous le voudrions, l’argent pour la musique, mais par la musique et malgré elle. De là, le goût du clinquant, du boursouflé, de la sonorité avant tout, le mépris des premières qualités du style, les affreux outrages faits à l’expression, au bon sens et à la langue, la destruction du rhythme, l’introduction dans le chant de toutes les plus révoltantes stupidités, et l’erreur du gros public, qui croit naïvement aujourd’hui qu’elles sont des conditions essentielles de la musique dramatique, qu’il confond avec la musique théâtrale.

    » L’enseignement lui-même est dirigé en ce sens. Vous ne vous doutez pas de ce que certains maîtres apprennent à leurs élèves ; et, sauf de très-rares exceptions, on peut dire maintenant : Un maître de chant est un homme qui enseigne l’art de tuer la bonne musique et de donner à la mauvaise une apparence de vie.

    » Quant aux auteurs, poëtes ou musiciens, écrivant pour le théàtre, ce n’est pas de notre temps qu’on en trouverait beaucoup (on en trouve pourtant, je le reconnais) de pénétrés d’un vrai respect pour l’art. Combien d’entre eux sont capables de se borner à produire quelques ouvrages excellents, mais peu lucratifs, et de préférer cette production modérée et soignée à l’exploitation constante de leur esprit, si épuisé qu’il soit ? Exploitation comparable à celle d’une prairie qu’on fauche et refauche jusqu’aux racines, sans laisser à sa toison végétale le temps de repousser. Qu’on ait des idées, qu’on n’en ait pas, il faut écrire, écrire vite et beaucoup ; il faut accumuler des actes, pour accumuler des primes, pour accumuler des droits d’auteur, pour accumuler des capitaux, pour accumuler des intérêts, pour attirer à soi et absorber tout ce qui est d’une absorption possible ; comme font ces animalcules infusoires nommés Vortex, qui établissent un tourbillon au-devant de leur bouche toujours béante, de manière à toujours engloutir les petits corps qui passent auprès d’eux. Et pour se justifier on cite modestement Voltaire et Walter Scott, qui pourtant ne plaignaient ni leur temps ni leurs peines à parachever leurs ouvrages.

    » D’autres, sans prétendre à la fortune, à laquelle tant de gens se croient des droits aujourd’hui, se bornant à chercher dans l’art des moyens d’existence, n’hésitent point à faire commerce du talent réel qu’ils possèdent, et grattent en conséquence jusqu’au tuf un sol capable de porter de beaux fruits s’il était sagement cultivé. Ceci est moins blâmable, il est vrai ; la nécessité n’est pas mère de l’art. Mais c’est fort déplorable aussi, et cela amène, non seulement pour la dignité des hommes intelligents, mais pour les jouissances que le public achète, les plus fâcheux résultats ; les vendeurs ne livrant trop souvent alors sur le marché que de la pacotille.

    » Dans l’un et l’autre cas, de cette inexorable et plus ou moins rapide production sortent à la fois, en grouillant dans leur disgracieux enlacement, les formules, la manière, le procédé, le lieu commun, qui font que tous les ouvrages de la plupart des maîtres de la même époque, écrits dans les mêmes conditions, se ressemblent. On trouve trop long d’attendre que les pensées naissent, et de chercher pour elles de nouvelles formes. On sait qu’en assemblant des notes, des mots, de telle ou telle façon, on amène des combinaisons acceptées par le public de toute l’Europe. A quoi bon alors chercher à les assembler autrement ? Ces combinaisons ne sont que des enveloppes d’idées ; il suffira de varier la couleur des étiquettes, et le public ne s’apercevra pas de si tôt que l’enveloppe ne contient rien. L’important n’est pas de produire quelques ouvrages bons, mais de nombreux ouvrages médiocres, qui puissent réussir et rapporter vite. On a observé jusqu’où la tolérance du public pouvait s’étendre, et, bien que cette bénignité, qui ressemble à de l’indifférence, ait de beaucoup dépassé les bornes posées par le bon sens et le goût, on se dit : « Allons jusque-là, en attendant que nous puissions aller au-delà. Ne cherchons ni l’originalité, ni le naturel, ni la vraisemblance, ni l’élégance, ni la beauté ; ne nous inquiétons ni des vulgarités, ni des platitudes, ni des barbarismes, ni des pléonasmes, si les uns et les autres sont plus promptement écrits que les choses douées des qualités contraires. Le public ne nous saurait aucun gré de notre susceptibilité. Gagnons du temps ; car le temps c’est de l’argent, et l’argent c’est tout. » — Et c’est ainsi que, dans des œuvres qui certes ne sont pas sans mérite sous d’autres rapports, les rieurs peuvent relever des fautes incroyables qui n’eussent pas coûté, pour les corriger, vingt minutes d’attention à leur auteur. Mais vingt minutes, cela vaut sans doute 20 francs, et pour 20 francs on se résigne volontiers à laisser chanter dans le septuor du combat au troisième acte des Huguenots : « Quoi qu’il arrive ou qu’il advienne. » Mot célèbre, non unique, qui m’a fait perdre dernièrement une gageure assez importante. Quelqu’un m’assurant qu’il ne se trouvait point dans l’ouvrage que je viens de citer, et qu’on n’oserait chanter à l’Opéra une naïveté aussi remarquable, je soutins le contraire ; un pari s’ensuivit ; on vérifia le fait, et je perdis. On chante : « Quoi qu’il advienne ou qu’il arrive. »

    (Éclat de rire des convives. Bacon seul, étonné, demande ce qu’il y a de risible dans ce mot. On a déjà prévenu le lecteur qu’il ne descendait point du Bacon qui inventa la poudre. Je reprends :) « Ces habitudes des théâtres étendent leur influence au dehors sur les artistes même dont les tendances sont les plus élevées, les convictions les plus sincères. Ainsi, nous en voyons qui, pour attirer les applaudissements, non pas seulement sur eux, mais sur les choses qu’ils admirent, commettent de véritables lâchetés. Croiriez-vous que, pendant un grand nombre d’années, dans les concerts du Conservatoire à Paris, l’usage a été d’enchaîner l’ouverture de Coriolan, de Beethoven, au chœur final du Christ au mont des Oliviers ? Et cela pourquoi ? Parce que l’ouverture finissant smorzando par un pizzicato, on craignait pour elle l’affront du silence du parterre, et qu’on comptait sur l’éclat de la péroraison du chœur pour faire applaudir Beethoven. O misère ! ô respect des claqueurs !… Et quand bien même le parterre n’eût pas applaudi cette héroïque inspiration, était-ce une raison pour détruire l’impression profonde qu’elle venait incontestablement de produire, pour faire un si choquant pot-pourri, un anachronisme aussi bouffon, pour accoler Coriolan au Christ, et mêler les rumeurs du Forum romain au chœur des anges sur la montagne de Sion ?... Remarquez en outre qu’on se trompait en ces misérables calculs. J’ai entendu l’ouverture de Coriolan, exécutée ailleurs, bravement toute seule, et vingt fois plus applaudie que ne le fut jamais le chœur du Christ qu’on lui donnait jadis pour parachute au Conservatoire. Ces exemples, messieurs, et beaucoup d’autres que je m’abstiens de citer, m’amènent à cette conclusion sévère, mais que je crois juste :

    « Le théâtre aujourd’hui est à la musique... Sicut amori Lupanar. »

— « Qu’est-ce que c’est ? » disent Bacon et quelques autres. Corsino traduit le second terme de ma comparaison, que je n’ai pas osé dire en français. Aussitôt éclate une trombe d’applaudissements, de cris, d’interjections, de : « C’est vrai ! c’est vrai ! » Les verres violemment frappés sur la table volent en éclats. C’est un fracas à ne pas s’entendre.

— De là, messieurs, la chaude affection que nous devons toujours montrer pour les compositions de théâtre où la musique est respectée, où la passion est noblement exprimée, où brillent le bon sens, le naturel, la vérité simple, la grandeur sans enflure, la force sans brutalité. Ce sont des filles honnêtes qui ont résisté à la contagion de l’exemple. Une œuvre de bon goût, vraiment musicale et dictée par le cœur, en notre temps d’exagérations, de vociférations, de dislocations, de machinisme, et de mannequinisme ! mais il faut l’adorer, jeter un voile sur ses défauts, et la placer sur un piédestal si élevé, que les éclaboussures qui jaillissent autour d’elle ne puissent l’atteindre !

    Vous êtes les Caton de la cause vaincue, nous dira-t-on. Soit ! Mais cette cause est immortelle, le triomphe de l’autre n’est que d’un instant, et l’appui de ses dieux lui manquera tôt ou tard, avec ses dieux mêmes.

    De là aussi le mépris que nous ne devons jamais dissimuler et que vous ne dissimulez guère, j’en conviens, pour les produits de la basse industrie musicale exposés sur l’étal dramatique.

    De là enfin notre devoir de ne jamais montrer que dans sa plus majestueuse beauté la musique indépendante des exigences scéniques, la musique libre, la musique, enfin. Si elle doit être plus ou moins humiliée au théâtre, qu’elle en soit d’autant plus fière partout ailleurs. Oui, messieurs ! Et c’est ici que je me rallie tout à fait à l’opinion de votre chef. La cause du grand art, de l’art pur et vrai est compromise par le théâtre, mais elle triomphera dans le théâtre même, si les artistes la défendent et combattent pour elle énergiquement et constamment.

    Les opinions de nos juges sont diverses, j’en conviens, les intérêts des artistes paraissent opposés, une foule de préjugés existent encore dans les écoles, le public pris en masse est peu intelligent, frivole, injuste, indifférent, variable. Mais son intelligence, qui s’est éteinte ou affaiblie pour certaines choses de notre art, semble se développer pour d’autres ; sa variabilité, qui le fait revenir si souvent sur ses premiers jugements, compense son injustice ; et si l’atrophie du sens de l’expression en particulier est évidente en lui, ce sont les méprisables produits de l’art faux qui l’ont amenée. L’audition fréquente d’œuvres douées de qualités poétiques et expressives parviendra sans doute à ranimer ce sens qui semble mort.

    Maintenant, si nous examinons la position des artistes dans le milieu social où ils vivent, le malheur a souvent, il est vrai, poursuivi et accablé des hommes inspirés, mais ce n’est pas aux illustrations de notre art et de notre temps seulement qu’il s’est attaché. Les grands musiciens partagent le sort commun des pionniers de l’humanité. Nous avons eu Beethoven isolé, incompris, dédaigné, pauvre ; Mozart, toujours courant après le nécessaire, humilié par d’indignes protecteurs, et ne possédant à sa mort que 6,000 francs de dettes, et tant d’autres. Mais si nous voulons regarder à côté du domaine musical, dans celui de la poésie par exemple, nous verrons Shakspeare, las de la tiédeur de ses contemporains, se retirant à Stratford dans la force de l’âge, sans vouloir plus entendre parler de poëmes, de drames ni de théâtre, et écrivant son épitaphe pour léguer sa malédiction à quiconque dérangera ses os ; nous trouverons Cervantès impotent et misérable ; Tasso mourant pauvre aussi et fou, autant d’orgueil blessé que d’amour, dans une prison ; Camoëns plus malheureux encore. Camoëns fut guerrier, voyageur aventureux, amant et poëte ; il fut intrépide et patient ; il eut l’inspiration, il eut le génie, ou plutôt il appartint au génie qui en fit sa proie, qui l’entraîna palpitant par le monde, qui lui donna la force de lutter contre vents, tempêtes, obscurité, ingratitude, proscriptions, et la pâle faim aux joues creuses, flots amers qu’il fendit bravement de sa noble poitrine, en élevant sur eux d’un geste sublime son poëme immortel. Puis il mourut après avoir souffert longuement, et sans qu’un jour il ait pu se dire : « Mon pays me connaît et m’apprécie ; il sait quel homme je suis, il voit l’éclat de mon nom rejaillir sur le sien, il comprend mon œuvre et l’admire ; je suis heureux d’être venu, d’avoir vu et vaincu ; grâces soient rendues à la suprême puissance qui me donna la vie ! » Non, loin de là ; il vécut perdu dans la foule des souffrants, la gente dolorosa, toujours armé et combattant, versant à flots ses pensées, son sang et ses larmes, indigné de son sort, indigné de voir les hommes si petits, indigné contre lui-même d’être si grand, agitant avec fureur la lourde chaîne des besoins matériels, servo ognor fremente. Et quand la mort vint le prendre, il dut aller au-devant d’elle avec ce triste sourire des esclaves résignés qui, sous les yeux de César, marchent à leur dernier combat.

    Puis la gloire est venue..... la gloire !.... ô Falstaff !

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    Les grands musiciens ne sont donc pas les seuls à souffrir.

    D’ailleurs, à ces malheurs trop bien constatés, on peut opposer de nombreux exemples de destinées brillantes et heureuses, fournies par des hommes éminents dans l’art. Il y en eut, il y en a, il y en aura. En tous cas, nous qui n’avons pas de prétentions au rôle ni au sort des Titans, reconnaissons au moins que notre part est encore assez belle. Si nos jouissances sont peu fréquentes, elles sont vives et élevées. Leur rareté même en double le prix. Tout un monde de sensations et d’idées nous est ouvert, qui surajoute une existence de luxe et de poésie au nécessaire de la vie prosaïque ; et nous en usons avec un bonheur aux autres hommes inconnu.

    Il n’y a point là d’exagération. Ces joies des musiciens, plus profondes que toutes les autres, sont bien réellement interdites à la majeure partie de la race humaine. Les arts, dont les uns ne s’adressent qu’à l’intelligence, et dont les autres sont privés du mouvement, ne sauraient rien produire de comparable. La musique (réfléchissez bien à ce que j’entends par ce mot, et ne confondez pas ensemble des choses qui n’ont de commun que le nom), la musique, dis-je, parle d’abord à un sens qu’elle charme et dont l’excitation, se propageant à tout l’organisme, produit une volupté tantôt douce et calme, tantôt fougueuse et violente, qu’on ne croit pas possible avant de l’avoir éprouvée. La musique, en s’associant à des idées qu’elle a mille moyens de faire naître, augmente l’intensité de son action de toute la puissance de ce qu’on appelle vulgairement la poésie ; déjà brûlante elle-même, en exprimant les passions, elle s’empare de leur flamme ; étincelante de rayons sonores, elle les décompose au prisme de l’imagination ; elle embrasse à la fois le réel et l’idéal ; comme l’a dit J. - J. Rousseau, elle fait parler le silence même. En suspendant l’action du rhythme qui lui donne le mouvement et la vie, elle peut prendre l’aspect de la mort. Dans les jeux harmoniques auxquels elle se livre, elle pourrait se borner (elle ne l’a que trop fait) à être un divertissement de l’esprit, dans ses jeux mélodiques, à caresser l’oreille. Mais quand, réunissant à la fois toutes ses forces sur l’oreille qu’elle charme ou offense habilement, sur le système nerveux qu’elle surexcite, sur la circulation du sang qu’elle accélère, sur le cerveau qu’elle embrase, sur le cœur qu’elle gonfle et fait battre à coups redoublés, sur la pensée qu’elle agrandit démesurément et lance dans les régions de l’infini, elle agit dans la sphère qui lui est propre, c’est-à-dire sur des êtres chez lesquels le sens musical existe réellement, alors son pouvoir est immense et je ne sais trop à quel autre on pourrait sérieusement le comparer. Alors aussi nous sommes des dieux, et si les hommes comblés des faveurs de la fortune pouvaient connaître nos extases et les acheter, ils jetteraient leur or pour les partager un instant.

    Je répète donc le toast de votre maître de chapelle.

    Aux artistes que rien ne saurait avilir ni décourager, aux artistes véritables, à ceux qui vous ressemblent, aux persévérants, aux vaillants, aux forts ! »

    Les hourras recommencent, mais cette fois en chœur et en pompeuse harmonie.

    A la cadence finale de cette clameur musicale, au moment où tous les verres vides retombent ensemble et frappent à la fois la table, je fais un signe au garçon de café qui attendait depuis quelques minutes à la porte du salon. Le Ganymède s’avance, son tablier blanc relevé sous son bras gauche et son gilet orné d’un énorme bouquet, portant sur un plateau un large et haut couvercle d’argent qui paraît recouvrir quelque friandise. Il se dirige vers les frères Kleiner assis l’un près de l’autre, dépose le plateau devant eux, enlève le couvercle, et l’assemblée reconnaît alors dans ce présent inattendu, DEUX BAVAROISES AU LAIT !!!

    « Enfin ! enfin ! enfin ! crie-t-on en crescendo de toutes parts. Voilà la preuve, la voilà, glapit le petit Schmidt en grimpant sur la table, voilà la preuve qu’avec du temps et de la patience les artistes courageux finissent par avoir raison du sort. »

    Je m’esquive au milieu du tumulte.

 

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