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LES SOIRÉES DE L’ORCHESTRE

Par

HECTOR BERLIOZ

VINGTIÈME SOIRÉE.

GLANES HISTORIQUES, susceptibilité singulière de Napoléon, sa sagacité musicale. — Napoléon et Lesueur. — Napoléon et la république de San Marino.

 

    On joue un opéra, etc., etc., etc.

    Tout le monde parle. Corsino raconte des anecdotes. J’arrive au moment où il commence celle-ci :

    Le 9 février 1807, il y eut grand concert à la cour de Napoléon. L’assemblée était brillante, Crescentini chantait. A l’heure dite, on annonce l’Empereur ; il entre, prend place ; le programme lui est présenté. Le concert commence ; après l’ouverture, il ouvre le programme, le lit, et pendant que le premier morceau de chant s’exécute, il appelle à haute voix le maréchal Duroc et lui dit quelques mots à l’oreille. Le maréchal traverse la salle, vient à M. Grégoire, que son emploi de secrétaire de la musique de l’Empereur obligeait à faire les programmes des concerts, et l’apostrophant avec sévérité : « Monsieur Grégoire, l’Empereur me charge de vous inviter à ne pas faire à l’avenir de l’esprit dans vos programmes. » Le pauvre secrétaire reste stupéfait, ne comprenant pas ce qu’a voulu dire le maréchal, et n’osant plus lever les yeux. Dans l’intervalle des morceaux de musique, chacun lui demande à voix basse quel est le sujet de cette algarade, et le malheureux Grégoire, de plus en plus troublé, de répondre toujours : « Je n’en sais pas plus que vous, je n’y comprends rien. » Il s’attend à être destitué le lendemain, et s’arme déjà de courage pour supporter une disgrâce qui lui paraît inévitable, bien qu’il en ignore le motif.

    Le concert terminé, l’Empereur en partant laisse le programme sur son fauteuil ; Grégoire accourt, le saisit, le lit, le relit cinq ou six fois, sans y rien découvrir de répréhensible ; il le donne à lire à MM. Lesueur, Rigel, Kreutzer, Baillot, qui n’y aperçoivent rien non plus que de parfaitement convenable et de fort innocent. Les quolibets des musiciens commençaient à pleuvoir sur le malencontreux secrétaire, quand une soudaine inspiration vint lui donner la clef de cette énigme et redoubler ses terreurs. Le programme (manuscrit selon l’usage) commençait par ces mots :

Musique de l’Empereur.

et au lieu de tirer au-dessous une simple ligne, comme à l’ordinaire, je ne sais quelle fantaisie de Grégoire l’avait porté à dessiner une suite d’étoiles d’une grandeur croissante jusqu’au milieu de la page et décroissante jusqu’à l’autre bord. Pouvait-on penser que Napoléon, alors à l’apogée de sa gloire, verrait dans cet inoffensif ornement une allusion à sa fortune passée, présente et future ! allusion désagréable pour lui autant qu’insolente de la part du prophète de malheur qui l’eût faite à dessein, puisqu’elle donnait à entendre par les deux imperceptibles étoiles placées aux extrémités de la ligne, autant que par la largeur démesurée de l’étoile du milieu, que l’astre impérial, si brillant alors, devait successivement décliner, s’amoindrir et s’éteindre dans la proportion inverse de celle qu’il avait suivie jusqu’à ce jour. Le temps a trop bien prouvé qu’il en devait être ainsi ; mais le génie du grand homme lui avait-il déjà dévoilé ce que le sort lui réservait ? Cette bizarre susceptibilité pourrait le faire croire.

    Voici, messieurs, la copie du programme qui faillit amener la ruine du brave secrétaire. Grégoire lui-même, en me racontant son aventure, me fit présent de l’original.

    Je vous prie de remarquer épisodiquement que le secrétaire de la musique de l’Empereur ne savait pas l’orthographe du nom de Guglielmi.

 

Programme

 

    On imagine bien que Grégoire, peu à peu rassuré sur la crainte de perdre sa place, n’eut garde, aux concerts suivants, de reproduire dans ses programmes le moindre trait, la moindre vignette symbolique. C’est à peine s’il osait mettre les points sur les i. La leçon avait été trop forte, il craignait toujours de faire de l’esprit SANS LE SAVOIR.

    Dans une autre circonstance, Napoléon fit preuve d’un sentiment musical dont très probablement on ne le croyait pas doué. Un concert avait été arrangé pour la soirée aux Tuileries ; sur les six morceaux du programme, le no 3 était de Païsiello. A la répétition, le chanteur de ce morceau se trouve incommodé et hors d’état de prendre part au concert. Il faut remplacer l’air par un autre du même auteur, l’Empereur ayant toujours témoigné pour la musique de Païsiello une préférence marquée. La chose se trouvant fort difficile, Grégoire imagine de substituer au no 3 manquant un air de Generali qu’il met hardiment sous le nom de Païsiello. Il faut avouer, entre nous, monsieur le secrétaire, que vous preniez là une liberté bien grande ; c’était une belle et bonne mystification que vous vouliez faire subir à l’Empereur. Mais peut-être, cette fois encore, faisiez-vous de l’audace sans le savoir. Quoi qu’il en soit, à la grande surprise des musiciens, l’illustre dilettante ne fut point dupe de la supercherie. En effet, à peine le no 3 était-il commencé, que l’Empereur, faisant de la main son signe habituel, suspend le concert : « Monsieur Lesueur, s’écrie-t-il, ce morceau n’est pas de Païsiello. — Je demande pardon à Votre Majesté ; il est de lui, n’est-ce pas monsieur Grégoire ? — Oui, Sire, certainement. — Messieurs, il y a quelque erreur là-dedans ; mais veuillez bien recommencer... » — Après vingt mesures, l’Empereur interrompt le chanteur pour la seconde fois : « Non, non, c’est impossible, Païsiello a plus d’esprit que cela. » Et Grégoire d’ajouter d’un air humble et confit : « C’est sans doute un ouvrage de sa jeunesse, un coup d’essai. — Messieurs, réplique vivement Napoléon, les coups d’essai d’un grand maître comme Païsiello sont toujours empreints de génie, et jamais au-dessous de la médiocrité, comme le morceau que vous venez de me faire entendre…... »

    Nous avons eu en France depuis lors bien des directeurs administrateurs et protecteurs des beaux-arts, mais je doute qu’ils aient jamais montré cette pureté de goût dans les questions musicales auxquelles ils se trouvaient mêlés, pour la damnation des virtuoses et des compositeurs. Beaucoup d’entre eux, au contraire, ont donné des preuves nombreuses de leur aptitude à prendre du Pucita ou du Gavaux pour du Mozart et du Beethoven, et vice versa.

    Et pourtant, à coup sûr, Napoléon ne savait pas la musique.

MOI.

    Puisque nous en sommes ce soir à raconter des anecdotes sur le grand Empereur, en voici une encore qui montre comment il savait honorer les artistes dont les œuvres lui étaient sympathiques. Lesueur, dont Corsino citait tout à l’heure le nom, et qui fut longtemps surintendant de la chapelle impériale, venait de faire représenter son opéra des Bardes. L’étrangeté des mélodies, le coloris antique et l’accent grave des harmonies de Lesueur se trouvaient là parfaitement motivés.

    On sait quelle était la prédilection de Napoléon pour les poëmes de Macpherson, attribués à Ossian ; le musicien qui venait de leur donner une vie nouvelle ne pouvait manquer de s’en ressentir. A l’une des premières représentations des Bardes, l’Empereur enchanté l’ayant fait venir dans sa loge après le troisième acte, lui dit : « M. Lesueur, voilà de la musique entièrement nouvelle pour moi, et fort belle ; votre second acte surtout est inaccessible. » Vivement ému d’un pareil suffrage, et des cris et des applaudissements qui éclataient de toutes parts, Lesueur voulait se retirer ; Napoléon le prenant par la main le fit avancer sur le devant de sa loge, et, le plaçant à côté de lui : « Non, non, restez ; jouissez de votre triomphe ; on n’en obtient pas souvent de pareil. » Certes, en lui rendant ainsi éclatante justice, Napoléon ne fit pas un ingrat ; jamais l’admiration et le dévouement d’un soldat de la garde ne surpassèrent en ferveur le culte que l’artiste a professé pour lui jusqu’au dernier moment. Il ne pouvait en parler de sang-froid. Je me souviens qu’un jour, en revenant de l’Académie, où il avait entendu amèrement critiquer la fameuse Orientale de Victor Hugo, intitulée : Lui ! il me pria de la lui réciter. Son agitation et son étonnement, en écoutant ces beaux vers, ne peuvent se rendre ; à cette strophe :

Qu’il est grand là surtout, quand, puissance brisée,
Des porte-clefs anglais misérable risée,
Au sacre du malheur il retrempe ses droits,
Tient au bruit de ses pas deux mondes en haleine,
Et mourant de l’exil, gêné dans Sainte-Hélène,
Manque d’air dans la cage où l’exposent les rois !

n’y tenant plus, il m’arrêta ; il sanglotait.

DIMSKY.

    N’est-ce pas à l’occasion de cet opéra que Napoléon envoya à Lesueur une boîte d’or... avec une inscription ?... J’ai entendu parler de cela.

MOI.

    Oui, la riche boîte, que j’ai vue, porte cette épigraphe :

L’EMPEREUR DES FRANÇAIS A L’AUTEUR DES BARDES

CORSINO.

    Il y avait là de quoi faire perdre la tête à un artiste. Quel homme ! ... Ceci est grandiose. Mais qu’il était gracieusement fin dans l’occasion, et comme il savait allier une douce raillerie à de l’obligeance ! Mon frère, qui a servi dans l’armée française pendant la première campagne d’Italie, m’a raconté de quelle façon il reconnut, sans rire, l’indépendance de la république de San Marino. En apercevant sur son rocher la capitale de cet État libre : « Quel est ce village ? dit-il. — Général, c’est la république de San Marino. — Eh bien ! qu’on n’inquiète pas ces honnêtes républicains. Allez, au contraire, leur dire de ma part que la France reconnaît leur indépendance, les prie de recevoir en signe d’amitié deux pièces de canon, et que je leur souhaite le bonjour. »

 

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