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LES SOIRÉES DE L’ORCHESTRE

Par

HECTOR BERLIOZ

QUATRIÈME SOIRÉE

UN DÉBUT DANS LE FREYSCHÜTZ. — Nouvelle nécrologique. —
MARESCOT. — Étude d’équarrisseur.

    On joue un opéra italien moderne très plat.

    Les musiciens sont à peine arrivés que la plupart d’entre eux, déposant leur instrument, me rappellent ma promesse de la veille. Le cercle se forme autour de moi. Les trombones et la grosse caisse travaillent avec ardeur. Tout est en ordre ; nous avons pour une heure au moins de duos et de chœurs à l’unisson. Je ne puis refuser le récit réclamé.

    Le chef d’orchestre, qui veut toujours avoir l’air d’ignorer nos délassements littéraires, se penche un peu en arrière pour mieux écouter. La prima donna a poussé un ré aigu si terrible, que nous avons cru qu’elle accouchait. Le public trépigne de joie ; deux énormes bouquets tombent sur la scène. La diva salue et sort. On la rappelle, elle rentre, resalue et ressort. Rappelée de nouveau, elle revient, resalue de nouveau et ressort. Rappelée encore, elle se hâte de reparaître, de resaluer, et comme nous ne savons pas quand la comédie finira, je commence :

UN DÉBUT

DANS LE FREYSCHÜTZ.

    En 1822, j’habitais à Paris le quartier latin, où j’étais censé étudier la médecine. Quand vinrent à l’Odéon les représentations du Freyschütz, accommodé, comme on le sait, sous le nom de Robin des bois, par M. Castil-Blaze, je pris l’habitude d’aller, malgré tout, entendre chaque soir le chef-d’œuvre torturé de Weber. J’avais alors déjà à peu près jeté le scalpel aux orties. Un de mes ex-condisciples, Dubouchet, devenu depuis l’un des médecins les plus achalandés de Paris, m’accompagnait souvent au théâtre et partageait mon fanatisme musical. A la sixième ou septième représentation, un grand nigaud roux, assis au parterre à côté de nous, s’avisa de siffler l’air d’Agathe au second acte, prétendant que c’était une musique baroque et qu’il n’y avait rien de bon dans cet opéra, excepté la valse et le chœur des chasseurs. L’amateur fut roulé à la porte, cela se devine ; c’était alors notre manière de discuter ; et Dubouchet, en rajustant sa cravate un peu froissée, s’écria tout haut : « Il n’y a rien d’étonnant, je le connais, c’est un garçon épicier de la rue Saint-Jacques ! » Et le parterre d’applaudir.

    Six mois plus tard, après avoir trop bien fonctionné au repas de noces de son patron, ce pauvre diable (le garçon épicier) tombe malade ; il se fait transporter à l’hospice de la Pitié ; on le soigne bien, il meurt, on ne l’enterre pas ; tout cela se devine encore.

    Notre jeune homme, bien traité et bien mort, est mis par hasard sous les yeux de Dubouchet, qui le reconnaît. L’impitoyable élève de la Pitié, au lieu de donner une larme à son ennemi vaincu, n’a rien de plus pressé que de l’acheter, et le remettant au garçon d’amphithéâtre :

    « François, lui dit-il, voilà une préparation sèche à faire ; soigne-moi cela, c’est une de mes connaissances. »

    Quinze ans se passent (quinze ans ! comme la vie est longue quand on n’en a que faire !), le directeur de l’Opéra me confie la composition des récitatifs du Freyschütz et la tâche de mettre le chef-d’œuvre en scène. Duponchel étant encore chargé de la direction des costumes... — Duponchel ! s’écrient à la fois cinq ou six musiciens, est-ce le célèbre inventeur du dais ? celui qui a introduit le dais dans les opéras comme principal élément de succès ? l’auteur du dais de la Juive ? du dais de la Reine de Chypre ? du dais du Prophète ? le créateur du dais flottant, du dais mirobolant, du dais des dais ? — C’est lui-même, messieurs. Duponchel donc étant encore chargé de la direction des costumes, des processions et des dais, je vais le trouver pour connaître ses projets relativement aux accessoires de la scène infernale, où son dais, malheureusement, ne pouvait figurer. « Ah ça, lui dis-je, il nous faut une tête de mort pour l’évocation de Samiel, et des squelettes pour les apparitions ; j’espère que vous n’allez pas nous donner une tête de carton, ni des squelettes en toile peinte comme ceux de Don Juan.

— Mon bon ami, il n’y a pas moyen de faire autrement, c’est le seul procédé connu.

— Comment, le seul procédé ! et si je vous donne, moi, du naturel, du solide, une vraie tête, un véritable homme sans chair, mais en os, que direz-vous ?

— Ma foi, je dirai... que c’est excellent, parfait ; je trouverai votre procédé admirable.

— Eh bien ! comptez sur moi, j’aurai notre affaire ! »

    Là-dessus je monte en cabriolet ; je cours chez le docteur Vidal, un autre de mes anciens camarades d’amphithéâtre. Il a fait fortune aussi celui-là ; il n’y a que les médecins qui vivent !

— As-tu un squelette à me prêter ?

— Non, mais voilà une assez bonne tête qui a appartenu, dit-on, à un docteur allemand mort de misère et de chagrin ; ne me l’abîme pas, j’y tiens beaucoup.

— Sois tranquille, j’en réponds !

    Je mets la tête du docteur dans mon chapeau, et me voilà parti.

    En passant sur le boulevard, le hasard, qui se plaît à de pareils coups, me fait précisément rencontrer Dubouchet que j’avais oublié, et dont la vue me suggère une idée lumineuse. « Bonjour ! — Bonjour ! — Très-bien, je vous remercie ! mais il ne s’agit pas de moi. Comment se porte notre amateur ?

— Quel amateur ?

— Parbleu ! le garçon épicier que nous avons mis à la porte de l’Odéon pour avoir sifflé la musique de Weber, et que François a si bien préparé.

— Ah ! j’y suis ; il se porte à merveille ! Certes ! il est propre et net dans mon cabinet, tout fier d’être si artistement articulé et chevillé. Il ne lui manque pas une phalange, c’est un chef-d’œuvre ! La tête seule est un peu endommagée.

— Eh bien ! il faut me le confier ; c’est un garçon d’avenir, je veux le faire entrer à l’Opéra, il y a un rôle pour lui dans la pièce nouvelle.

— Qu’est-ce à dire ?

— Vous verrez !

— Allons, c’est un secret de comédie, et puisque je le saurai bientôt, je n’insiste pas. On va vous envoyer l’amateur. »

    Sans perdre de temps, le mort est transporté à l’Opéra ; mais dans une boîte beaucoup trop courte. J’appelle alors le garçon ustensilier : « Gattino !

— Monsieur.

— Ouvrez cette boîte. Vous voyez bien ce jeune homme ?

— Oui, monsieur.

— Il débute demain à l’Opéra. Vous lui préparerez une jolie petite loge où il puisse être à l’aise et étendre ses jambes.

— Oui, monsieur.

— Pour son costume, vous allez prendre une tige de fer que vous lui planterez dans les vertèbres, de manière à ce qu’il se tienne aussi droit que M. Petipa, quand il médite une pirouette.

— Oui, monsieur.

— Ensuite, vous attacherez ensemble quatre bougies que vous placerez allumées dans sa main droite ; c’est un épicier, il connaît ça.

— Oui, monsieur.

— Mais comme il a une assez mauvaise tête, voyez, toute écornée, nous allons la changer contre celle-ci.

— Oui, monsieur.

— Elle a appartenu à un savant, n’importe ! qui est mort de faim, n’importe encore ! Quant à l’autre, celle de l’épicier, qui est mort d’une indigestion, vous lui ferez, tout en haut, une petite entaille (soyez tranquille, il n’en sortira rien) propre à recevoir la pointe du sabre de Gaspard dans la scène de l’évocation.

— Oui, monsieur. »

    Ainsi fut fait ; et depuis lors, à chaque représentation du Freyschütz, au moment où Samiel s’écrie : «  Me voilà ! » la foudre éclate, un arbre s’abîme, et notre épicier, ennemi de la musique de Weber, apparaît aux rouges lueurs des feux de Bengale, agitant, plein d’enthousiasme, sa torche enflammée.

    Qui pouvait deviner la vocation dramatique de ce gaillard-là ? Qui jamais eût pensé qu’il débuterait précisément dans cet ouvrage ? Il a une meilleure tête et plus de bon sens à cette heure. Il ne siffle plus :

……………Alas ! poor Yorick !…………….

********************************************************

— Eh bien, cela m’attriste, dit Corsino naïvement. Si épicier qu’il ait été, ce débutant était presque un homme, après tout. Je n’aime pas qu’on joue ainsi avec la mort. S’il siffla de son vivant la partition de Weber, je connais des individus bien plus coupables et dont on n’a pourtant pas vilipendé les restes avec cette cynique impiété. Moi aussi j’ai habité Paris et le Quartier Latin ; et j’y ai vu à l’œuvre. un de ces malheureux qui, profitant de l’impunité que leur assure la loi française, se livrent sur les œuvres musicales à des excès infâmes. Il y a de tout dans ce Paris. On y voit des gens qui trouvent leur pain au coin des bornes, la nuit, une lanterne d’une main, un crochet de l’autre ; ceux-ci le cherchent en grattant le fond des ruisseaux des rues ; ceux-là en déchirant le soir les affiches qu’ils revendent aux marchands de papier ; de plus utiles équarrissent les vieux chevaux à Montfaucon.

    Celui-là équarrissait les œuvres des compositeurs célèbres.

    Il se nommait Marescot, et son métier était d’arranger toute musique pour deux flûtes, pour une guitare, et surtout pour deux flageolets, et de la publier. La musique du Freyschütz ne lui appartenant pas (tout le monde sait qu’elle appartenait à l’auteur des paroles et des perfectionnements qu’elle avait dû subir pour être digne de figurer dans le Robin des bois à l’Odéon), Marescot n’osait en faire commerce. Et c’était un grand crève-cœur pour lui ; car, disait-il, il avait une idée qui, appliquée à un certain morceau de cet opéra, devait lui rapporter gros. Je voyais quelquefois ce praticien, et je ne sais pourquoi il m’avait pris en affection. Nos tendances musicales n’étaient pourtant pas précisément les mêmes, vous devez, j’espère, le supposer. Il m’arriva, en conséquence, de lui laisser soupçonner que je l’appréciais. Je m’oubliai même une fois jusqu’à lui dire le demi-quart de ma pensée au sujet de son industrie. Ceci nous brouilla un peu, et je demeurai six mois sans mettre les pieds dans son atelier.

    Malgré tous les attentats commis par lui sur les grands maîtres, il avait un aspect assez misérable et des vêtements passablement délabrés. Mais voilà qu’un beau jour je le rencontre marchant d’un pas leste sous les arcades de l’Odéon, en habit noir tout neuf, en bottes entières et en cravate blanche ; je crois même, tant la fortune l’avait changé, qu’il avait les mains propres ce jour-là. « Ah ! mon Dieu, m’écriai-je, tout ébloui en l’apercevant, auriez-vous eu le malheur de perdre un oncle d’Amérique, ou de devenir collaborateur de quelqu’un dans un nouvel opéra de Weber, que je vous vois si pimpant, si rutilant, si ébouriffant ? — Moi ! répondit-il, collaborateur ? ah bien oui ! je n’ai pas besoin de collaborer ; j’élabore tout seul la musique de Weber, et bien je m’en trouve. Cela vous intrigue ; sachez donc que j’ai réalisé mon idée, et que je ne me trompais pas quand je vous assurais qu’elle valait gros, très-gros, extraordinairement gros. C’est Schlesinger, l’éditeur de Berlin, qui possède en Allemagne la musique du Freyschütz ; il a eu la bêtise de l’acheter ; quel niais ! Il est vrai qu’il ne l’a pas payée cher. Or, tant que Schlesinger n’avait pas publié cette musique baroque, elle ne pouvait, ici en France, appartenir qu’à l’auteur de Robin des bois, à cause des paroles et des perfectionnements dont il l’a ornée, et je me trouvais dans l’impossibilité d’en rien faire. Mais aussitôt après sa publication à Berlin, elle est devenue propriété publique chez nous, aucun éditeur français n’ayant voulu, comme bien vous le pensez, payer une part de sa propriété à l’éditeur prussien pour une composition pareille. J’ai pu aussitôt me moquer des droits de l’auteur français et publier sans paroles mon morceau, d’après mon idée. Il s’agit de la prière en la bémol d’Agathe au troisième acte de Robin des Bois. Vous savez qu’elle est à trois temps, d’un mouvement endormant, et accompagnée avec des parties de cor syncopées très-difficiles et bêtes comme tout. Je m’étais dit qu’en mettant le chant dans la mesure à six-huit, en indiquant le mouvement allegretto, et en l’accompagnant d’une manière intelligible, c’est-à-dire avec le rhythme propre à cette mesure (une noire suivie d’une croche, le rhythme des tambours dans le pas accéléré), cela ferait une jolie chose qui aurait du succès. J’ai donc écrit ainsi mon morceau pour flûte et guitare, et je l’ai publié, tout en lui laissant le nom de Weber. Et cela a si bien pris, que je le vends, non par centaines, mais par milliers, et que chaque jour la vente en augmente. Il me rapportera à lui seul plus que l’opéra entier n’a rapporté à ce nigaud de Weber, et même à M. Castil-Blaze, qui pourtant est un homme bien adroit. Voilà ce que c’est que d’avoir des idées ! — Que dites-vous de cela, messieurs ? Je suis presque sûr que vous allez me prendre pour un historien, et ne pas me croire. Et c’est un fait parfaitement vrai, pourtant. Et j’ai longtemps conservé un exemplaire de la prière de Weber ainsi transfigurée par l’idée et pour la fortune de M. Marescot, éditeur de musique français, professeur de flûte et de guitare, établi rue Saint-Jacques, au coin de la rue des Mathurins, à Paris. »

    L’opéra est fini ; les musiciens s’éloignent en regardant Corsino d’un air d’incrédulité narquoise. Quelques-uns même laissent échapper cette vulgaire expression : Blagueur !...

    Mais je garantis l’authenticité de son récit. J’ai connu Marescot. Il en a fait bien d’autres !...

 

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