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Parmi les œuvres majeures de Berlioz la Symphonie fantastique a longtemps été de loin la mieux connue et celle qu’on entend le plus souvent, mais elle doit sa popularité sans doute autant au programme dont Berlioz l’a doté et à ses aspects autobiographiques qu’à sa valeur musicale intrinsèque (qui est d’ailleurs considérable). L’ouvrage fut écrit essentiellement entre février et avril 1830, mais seulement après une longue période de gestation d’au moins un an, comme en témoignent quelques allusions fugitives dans la correspondance du compositeur en 1829 et au début de 1830 (CG nos. 113, 126, 149, 151, 152). Dans une lettre à Humbert Ferrand datée du 16 avril 1830 Berlioz fait part à son ami de sa volonté de mettre fin à une longue période de trouble dont il a souffert, et donne la première description connue du nouvel ouvrage et du programme qui s’y rattache (CG no. 158):
[…] Je viens de sanctionner ma résolution par un ouvrage qui me satisfait complètement et dont voici le sujet, qui sera exposé dans un programme et distribué dans la salle le jour du concert.
Épisode de la vie d’un artiste (grande symphonie fantastique en cinq parties).
PREMIER MORCEAU: double, composé d’un court adagio, suivi immédiatement d’un allegro développé (vague des passions; rêveries sans but; passion délirante avec tous ses accès de tendresse, jalousie, fureur, craintes, etc., etc.).
DEUXIÈME MORCEAU: Scène aux champs (adagio, pensées d’amour et espérance troublées par de noirs pressentiments).
TROISIÈME MORCEAU: Un bal (musique brillante et entraînante).
QUATRIÈME MORCEAU: Marche au supplice (musique farouche, pompeuse).
CINQUIÈME MORCEAU: Songe d’une nuit de sabbat.
À présent, mon ami, voici comment j’ai tissé mon roman, ou plutôt mon histoire, dont il ne vous est pas difficile de reconnaître le héros.
Je suppose qu’un artiste doué d’une imagination vive, se trouvant dans cet état de l’âme que Chateaubriand a si bien peint dans René, voit pour la première fois une femme qui réalise l’idéal de beauté et de charmes que son cœur appelle depuis si longtemps, et en devient éperdument épris. Par une singulière bizarrerie, l’image de celle qu’il aime ne se présente jamais à son esprit qu’accompagnée d’une pensée musicale dans laquelle il trouve un caractère de grâce et de nobless semblable à celui qu’il prête à l’objet aimé. Cette double idée fixe le poursuit sans cesse: telle est la raison de l’apparition constante, dans tous les morceaux de la symphonie, de la mélodie principale du premier allegro (n0 1).
Après mille agitations, il conçoit quelque espérance; il se croit aimé. Se trouvant un jour à la campagne, il entend au loin deux pâtres qui dialoguent un ranz des vaches; ce duo pastoral le plonge dans une rêverie délicieuse (n0 2). La mélodie reparaît un instant au travers des motifs de l’adagio.
Il assiste à un bal, le tumulte de la fête ne peut le distraire; une idée fixe vient encore le troubler, et la mélodie chérie fait battre son cœur pendant une valse brillante (n0 3).
Dans un accès de désespoir, il s’empoisonne avec de l’opium; mais, au lieu de le tuer, le narcotique lui donne une horrible vision, pendant laquelle il croit avoir tué celle qu’il aime, être condamné à mort et assister à sa propre exécution. Marche au supplice; cortège immense de bourreaux, de soldats, de peuple. À la fin, la mélodie reparaît encore, comme une dernière pensée d’amour, interrompue par le coup fatal (n0 4).
Il se voit ensuite environné d’une foule dégoûtante de sorciers, de diables, réunis pour fêter la nuit du sabbat. Ils appellent au loin. Enfin arrive la mélodie, qui n’a encore paru que gracieuse, mais qui est devenue un air de ginguette trivial, ignoble; c’est l’objet aimé qui vient au sabbat, pour assister au convoi funèbre de sa victime. Elle n’est plus qu’une courtisane digne de figurer dans une telle orgie. Alors commence la cérémonie. Les cloches sonnent, tout l’élément infernal se prosterne, un chœur chante la prose des morts, le plain-chant (Dies irae), deux autres chœurs le répètent en le parodiant d’une manière burlesque; puis enfin la ronde du sabbat tourbillonne, et, dans son plus violent éclat, elle se mêle avec le Dies irae, et la vision finit (n0 5). […]
Après une tentative avortée de faire entendre la symphonie en mai 1830 (Mémoires, chapitre 26), l’ouvrage fut finalement exécuté pour la première fois à un concert au Conservatoire le 5 décembre 1830 (Mémoires, chapitre 31); à cette occasion le programme de la symphonie fut distribué dans la salle. Depuis la première version d’avril 1830 l’ouvrage subit de nombreux remaniements. L’ordre des deux premiers mouvements fut inverti dès avant la première exécution, et la magnifique Scène aux champs devint le cœur et la charnière de l’ouvrage, qui ménage la transition du monde vécu des trois premiers mouvements au monde de cauchemar des deux derniers. Les deuxième et troisième mouvements furent aussi considérablement retravaillés par Berlioz au cours de son voyage en Italie en 1831-2 (Mémoires, chapitres 31 et 34). Une réduction pour piano par Liszt, grand admirateur de l’ouvrage, parut en 1834 (CG nos. 342, 357, 416, 453), mais la publication de la grande partition fut longtemps ajournée et ne vit le jour finalement qu’en 1845 (CG no. 915). À cette date Berlioz avait eu bien des occasions de mettre sa symphonie à l’épreuve au concert, d’abord à Paris dans les années 1830 et au début des années 1840, puis à l’étranger à partir de 1842.
Comme on l’a dit ci-dessus, le programme ajouté par Berlioz à la symphonie a sans doute fait autant pour la célébrité de l’ouvrage que la musique elle-même; il a aussi contribué à accréditer la conception assez répandue de Berlioz comme essentiellement un compositeur de ‘musique à programme’, point de vue partagé même par certains de ses plus grands admirateurs, tel le chef d’orchestre Hamilton Harty (voir sa contribution de 1928 à un colloque sur Berlioz). Il n’y a pas lieu ici de débattre la question plus large de la distinction supposée nette entre musique ‘pure’ ou ‘absolue’ d’une part, et ‘musique à programme’ de l’autre. Sur ce débat on renverra par exemple à David Cairns, Berlioz I (édition française, 2002), pp. 409-17) ou Dominique Catteau, Hector Berlioz ou la philosophie artiste I (2001), pp. 160-6; ou (en anglais) à Tom Wotton, Hector Berlioz (1935) pp. 83-5, 96-8; Jacques Barzun, Berlioz and the Romantic Century I (1950), pp. 170-98. En ce qui concerne Berlioz et la musique à programme on fera observer que le programme de la Symphonie fantastique est en fait un cas unique dans l’œuvre de Berlioz: c’est le seul ouvrage pour orchestre pour lequel Berlioz a rédigé un programme détaillé: aucune de ses autres œuvres symphoniques — les trois autres symphonies, les sept ouvertures — ne comportent autre chose que de simples titres (pour chacun de leurs mouvements, dans le cas des symphonies).
Le programme de la Symphonie fantastique existe en deux versions publiées, toutes deux disponibles sur ce site, la première parue en 1845 avec la première édition de l’ouvrage, et la deuxième datant de 1855. En février 1855 Berlioz dirige à Weimar une exécution de la Fantastique suivie de son complément, le monodrame le Retour à la vie, mais cette fois profondément remanié par rapport à la première version de 1832 et rebaptisé Lélio ou le retour à la vie. À la suite de ce concert Berlioz publie maintenant Lélio pour la première fois, et modifie quelque peu le programme de la symphonie. On pourra comparer les différences entre les deux versions: la principale consiste dans la plus grande importance attachée au programme dans sa première version, où l’auteur précise qu’elle est indispensable pour la compréhension de l’ouvrage, alors que dans la seconde il ne la juge essentielle que quand la symphonie est exécutée avec son complément Lélio; quand la symphonie est exécutée toute seule ‘on peut même à la rigueur se dispenser de distribuer le programme, en conservant seulement le titre des cinq morceaux; la symphonie (l’auteur l’espère) pouvant offrir en soi un intérêt musical indépendant de toute intention dramatique’. On remarquera que si le programme de 1855 diffère de celui de 1845, la musique de la symphonie reste la même.
L’exemplaire du programme reproduit ci-dessous (un feuillet de 4 pages) vient d’une collection particulière. On verra qu’à part quelques différences minimes le texte suit de près celui de la version du programme publiée en 1845. L’exemplaire reproduit ici aurait été distribué lors de l’exécution de la symphonie le 30 décembre 1832, la seconde de deux exécutions au Conservatoire (la première était le 9 décembre) quand la symphonie est jouée pour la première fois avec son complément le Retour à la vie, composé par Berlioz au cours de son voyage en Italie en 1831-2. L’exécution du 9 décembre fit grand bruit et fut un des grands moments de la vie musicale de Paris. Elle fit date aussi dans la carrière du compositeur: Harriet Smithson, l’inspiratrice de la symphonie, assistait au concert et fut présentée à Berlioz après. L’année suivante ils seront mariés. Berlioz raconte l’épisode dans ses Mémoires (chapitre 44) et sa correspondance ajoute des compléments d’information (CG nos. 295, 299, 304).
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