Comettant

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HECTOR BERLIOZ

par

Oscar Comettant

Le Ménestrel 17 octobre 1886, p. 368-70

    Cet article de la plume de l’écrivain et critique musical Oscar Comettant fait pendant à un autre article écrit par lui seize ans plus tôt à l’occasion du Festival Commémoratif à la mémoire de Berlioz (22 mars 1870). L’article de 1886 parut le 17 octobre, jour de l’inauguration de la statue de Berlioz au Square Vintimille: dans cet article l’auteur dresse un bilan personnel du chemin parcouru en France par la renommée de Berlioz depuis la mort du compositeur. On replacera cet article dans le contexte plus large évoqué par une série de pages sur ce site consacrées au renouveau musical en France après la guerre de 1870 et aux principaux acteurs dans ce renouveau: les chefs d’orchestre Jules Pasdeloup, Édouard Colonne et Charles Lamoureux, et le Conservatoire. Voir aussi la page sur Les opéras de Berlioz en France, 1869-1914.

    Nous avons conservé la syntaxe et l’orthographe du texte original.

HECTOR BERLIOZ

    Quand Berlioz, quelques heures avant de mourir, sentant que tout était fini pour son être physique et croyant que tout allait commencer pour son être moral, s’écria avec l’accent sublime d’une prophétie douloureusement passionnée : « Enfin ! on va jouer ma musique ! » Berlioz se trompait. Il se trompait, car depuis sa mort aucun de ses opéras n’a été joué par aucun de nos théâtres de Paris ni de la province, et de toutes ses autres compositions deux seulement, la Damnation de Faust et la Symphonie fantastique, ont été exécutées assez souvent, la première, par l’orchestre de M. Colonne au Châtelet, la seconde, par celui de M. Pasdeloup au Cirque d’Hiver. Les tentatives faites pour faire entrer dans le répertoire Roméo et Juliette, le Retour à la vie, la Symphonie funèbre et triomphale, Harold en Italie, le Te Deum, l’ouverture de Waverley, celle du Roi Lear, celle du Corsaire, celle de Benvenuto Cellini, sa Messe des morts, la Fuite en Egypte, etc., ces tentatives ont échoué, et nulle part, dans aucun concert, on n’entend aucune des pièces détachées écrites par Berlioz pour la voix avec accompagnement de piano, comprises dans des recueils dont beaucoup de musiciens eux-mêmes ignorent jusqu’aux titres : Irlande, neuf mélodies à une ou deux voix et chœur ; les Nuits d’été, six mélodies à voix seules ; la Captive, pour contralto ou mezzo-soprano ; les Fleurs des landes, cinq mélodies pour une et deux voix avec chœur ; Feuilles d’album, six mélodies pour une et deux voix. On exécute de loin en loin, à la Société des concerts du Conservatoire et dans nos grands concerts du dimanche, l’ouverture des Francs-Juges, l’ouverture du Carnaval romain, des fragments de l’oratorio la Fuite en Égypte, et c’est tout, avec l’orchestration de l’Invitation à la valse de Weber. A-t-on même essayé de faire entendre au public parisien Sarah la baigneuse, composition écrite pour trois chœurs et orchestre, Tristia, trois chœurs avec orchestre, Vox populi, deux grands chœurs avec orchestre ? A-t-on, puisque M. le Ministre de la guerre a décidé fort judicieusement qu’il convenait d’adopter une instrumentation unique dans les musiques de l’armée de notre hymne national, a-t-on seulement songé à la Marseillaise superbement et dramatiquement instrumentée par Berlioz et depuis longtemps publiée par la maison Brandus ? Non ; malgré l’auréole de gloire, qui entoure le nom d’Hector Berlioz, malgré l’évolution du goût musical vers la musique orchestrale et descriptive très marquée dans ces dernières années en France et malgré, la mort de l’éminent artiste, on ne joue pas sa musique.

    L’apothéose dont Berlioz est aujourd’hui même l’objet, en consacrant sa gloire décidera-t-elle nos théâtres lyriques à faire entrer dans leur répertoire ses opéras, et sa musique de concert prendra-t-elle rang un jour à côté de celle des maîtres de la symphonie qui forment la base solide des séances de musique instrumentale et vocale au Conservatoire, chez M. Lamoureux et chez M. Colonne ? Je ne le crois pas. Et si l’on veut que je m’explique sur cette anomalie qui peut paraître singulière d’un musicien aimé, honoré et grandement admiré dont on n’exécute pas la musique, je le ferai dans toute la sincérité de ma conscience et par respect même pour l’art de Berlioz, qui a été et reste l’expression originale d’une individualité hors rang dans le monde des musiciens.

    Disons-le courageusement, car aussi bien cet aveu n’est pas pour amoindrir le génie de Berlioz, il n’était pas ce qu’on appelle un musicien de race. Chez ce grand artiste, la musique fut moins un but qu’un moyen. Il apprit à parler la langue des sons, mais un peu comme on apprend une langue étrangère ; elle n’était pas la langue maternelle de son esprit embrasé de toutes les aspirations du beau, de toutes les ardeurs poétiques, et il ne la parla pas toujours très correctement, quoique souvent avec des élans d’imagination d’une irrésistible mais étrange éloquence.

    L’imagination, voilà ce qui domina chez Berlioz qui ne sut pas faire une assez large place dans ses compositions aux sentiments du cœur, cette source pure et abondante de la musique vraiment musicale. Tout vibrant d’aspirations littéraires, Berlioz s’est plus souvent servi des instruments et des voix pour obéir à un vague idéal que l’esprit conçoit en dehors des réalités, que pour satisfaire au besoin des épanchements d’un cœur poétisé par les sentiments proprement dits, de ce cœur dont le poète anglais Rogers a dit qu’à peine touché, il versa « mille mélodies inconnues jusqu’alors ».

    La musique est un art essentiellement humain, qui pleure, aime, se réjouit et souffre avec nous et par nous. Ses chants sont faits des épanchements du trop-plein de nos sentiments. Nos douleurs et nos joies en forment les dessins, et les battements de notre cœur en marquent la mesure. Si, accidentellement, la musique peut — et parfois très heureusement — empiéter sur le domaine des spéculations de l’esprit, qui sont le domaine de la littérature, et emprunter à l’art pictural son coloris formé musicalement par l’accouplement des timbres de l’orchestre, si même par la magie des combinaisons sonores, elle peut éveiller dans notre esprit des pensées philosophiques et l’exalter jusqu’à la métaphysique, sa nature est surtout de plaire à nos sens par l’architecture des sons, d’exciter nos sentiments intérieurs en charmant l’oreille par la mélodie, qui est, par excellence, la manifestation de l’idée en musique.

    Quand, pour atteindre à l’idéal qui échappe à nos sens, on se sert des éléments constitutifs de la musique, une sorte d’exaltation sans but et sans guide s’empare de notre âme. Si nous nous sentons intéressés tout d’abord par le besoin de comprendre, ne comprenant pas, ne saisissant pas l’insaisissable, nous ne tardons pas à éprouver un malaise qui ne saurait être un agrément pour personne. L’ennui nous gagne, et nous souffrons cruellement d’un art dénaturé qui, en perdant sa plus précieuse attribution, celle de plaire à l’oreille, de nous charmer, n’est plus qu’une énigme pour notre esprit sans qu’il parle à notre raison. Que peut, pour adoucir sa situation, l’auditeur confiant soumis à une semblable épreuve, si ce n’est, par un effort énergique de sa volonté, se soustraire à ce qu’il entend en ne l’écoutant pas ? Que deviendraient, juste ciel ! devant la métaphysique contrepointée de Richard Wagner, les auditeurs des dernières partitions de ce rêveur harmonique sans cette heureuse faculté que nous avons tous de lâcher en route le compositeur, qui nous ennuie, en n’écoutant plus ce qu’il voudrait nous faire entendre jusqu’au bout ? C’est la grâce d’état qui a dû sauver de la migraine wagnérienne bon nombre de mélomanes attirés à Bayreuth par la renommée du maître prussien.

    Ce sont assurément des esprits d’élite, ceux qui entrevoient cet assemblage de perfections surhumaines auxquelles on a donné le nom d’idéal ; mais ces dispositions de l’esprit, quand elles dominent chez le musicien les tendances naturelles du cœur, jettent le compositeur hors de la sphère de son art en le conduisant fatalement à l’idéal sans idées, aux sensations sans le sentiment.

    Berlioz fut un sublime tourmenté d’idéal. Il y a, dans ses partitions, plus qu’il ne faudrait pour les rendre immortelles, de poésie, de philosophie, de pittoresque, de coloris, de spéculations intellectuelles et d’ingénieux calculs ; il ne s’y trouve pas assez de musique pour en faire des œuvres vraiment musicales qu’un public puisse écouter comme telles. On a certes bien fait, c’est juste et c’est noble, d’élever un monument à la gloire de ce grand artiste d’art composite, car cette gloire est très réelle ; la postérité, on n’en saurait douter, conservera, pour l’honneur de la France, le grand nom de Berlioz ; mais, tout le démontre, on ne jouera jamais sa musique qu’accidentellement, car, à vrai dire, elle n’est qu’un accident dans l’histoire de cet art.

    Que l’on ne se trompe pas sur le sens de mes paroles. J’ai dit ce que je voulais dire, rien de plus, rien de moins, et mon respect, mon admiration pour Berlioz ne sont point amoindris par l’analyse que je cherche à faire de son merveilleux talent. J’ai connu Berlioz, j’ai compati à ses souffrances morales, et je l’ai aimé de cet amour respectueux, sacré, qu’on ressent pour un homme de génie qui vous honore de son amitié. De bonne heure j’ai reconnu les hardiesses de son esprit, les grandes envolées de ses aspirations, son mépris du vulgaire, ses inventions orchestrales dont le monde musical a largement profité, — en commençant par l’Allemagne, en commençant par Wagner — mais pour dire tout ce que je pense, il y a plus de musique, c’est-à-dire d’éléments essentiels à cet art, dans une sonate de Mozart que dans toute la Symphonie fantastique qui pourtant est l’œuvre d’un homme de génie et dont un morceau, la Marche au Supplice, est une conception qu’on peut qualifier de sublime.

    Ah ! ce n’est pas le cœur qui manquait à Berlioz, car il y a dans toutes ses œuvres des parties de sentiment qui se manifestent par de la mélodie pure et qui sont la preuve exquise d’une nature sensible ; mais les rapports étaient mal établis entre son cœur et son imagination, celle-ci l’emportant trop souvent sur celui-là.

    Berlioz fut un artiste à système et il se crut appelé à créer une école. Avec des facultés spéciales de musicien plus complètes, plus accentuées, plus naturelles, il n’eût pensé à formuler aucune nouvelle esthétique, à ouvrir aucune voie inexplorée ; il se fût abandonné à ses instincts artistiques sans contrôle et sans réserves, et il eût écrit des chefs-d’œuvre pour ainsi dire inconsciemment. Ainsi ont fait les grands musiciens, les grands peintres, les grands sculpteurs, les grands poètes. Ainsi eût fait Wagner s’il avait eu en lui plus de véritable musique, c’est-à-dire plus de mélodie. Mais les facultés spéciales de la musique n’étant pas assez déterminées, assez puissantes, assez despotiques, si je puis dire, pour retenir Berlioz dans le domaine de la musique, et sa brillante imagination, sa vive intelligence le jetant trop souvent hors de ce domaine, il crut pouvoir tout faire dire à la musique, — qui ne peut rien dire de précis — tout peindre avec les sons. Ce fut là son erreur et c’est aussi celle de ceux qui transportent dans la symphonie le sujet et l’action du drame qui appartiennent aux chanteurs en scène.

    N’importe ! et tel qu’il est, l’art de Berlioz s’impose, et il est extrêmement regrettable que nos théâtres lyriques ne nous donnent jamais aucun opéra de cet artiste d’une si remarquable individualité et qui fut, avant Wagner, le plus hardi des agitateurs musicaux, avec un autre Français trop oublié à cette heure. Je veux parler d’Emile Douay, qui, en 1843, se révéla avec une ouverture, Geneviève des bois, et surtout avec sa symphonie poétique : la Création, la Vie et la Destruction, comme l’un des premiers pionniers de la « musique de l’avenir » qui veulent, avec Wagner, transporter dans la symphonie le sujet du drame que la logique et la musique veulent que l’on laisse aux chanteurs acteurs dans le drame.

    L’Opéra-Comique nous fera-t-il entendre cet hiver Benvenuto Cellini, le premier ouvrage dramatique de Berlioz ? On dit que oui, et nous l’espérons.

    Les Troyens trouveront-ils un jour asile à notre Académie nationale de musique ? Je le désire et ose à peine l’espérer. Beaucoup de belles choses se remarquent dans ce drame musical, notamment un septuor émouvant et plaisant à l’oreille parce qu’il est essentiellement musical, c’est-à-dire mélodique, et un délicieux duo d’amour; mais trop de parties sont conçues dans le style imitatif et descriptif pour séduire le cœur et l’oreille, et il n’y a pas de musique durable où se désintéressent le cœur et l’oreille.

    Et pourtant, si j’étais directeur de l’Opéra, une sorte de respect humain triompherait de mon intérêt particulier, et je ne voudrais pas quitter la direction de notre première scène lyrique sans rendre un éclatant hommage à cette gloire française, Berlioz : je monterais les Troyens.

    Berlioz, quelle âme impressionnable et quel passionné de gloire ! Je veux citer un exemple qui m’est personnel de cette impressionnabilité et de cet amour de renommée.

    C’était dans les derniers temps de sa vie, et Berlioz affaibli, découragé, amaigri, pâle et presque chancelant quand il marchait seul dans les rues de Paris, s’était rendu à l’un des concerts Pasdeloup où l’on avait exécuté je ne sais quel fragment de l’une de ses œuvres [peut-être le septuor des Troyens au concert du 7 mars 1866]. Je lui offris mon bras pour le reconduire chez lui, et nous nous acheminâmes lentement par les boulevards vers la rue de Calais, où il demeurait. Notre promenade fut silencieuse. Berlioz, la tête penchée devant lui comme s’il avait eu de la peine à la porter, ne répondait guère que par monosyllabes à ce que je lui disais dans l’espoir de l’exciter à parler.

    Arrivé dans le haut quartier, ayant peu à peu ralenti le pas, il se traînait plutôt qu’il ne marchait.

    Je portai la conversation sur l’ensemble de ses œuvres à propos des fragments symphoniques que nous venions d’entendre, et le mot d’immortalité sortit de mes lèvres. Berlioz alors s’anima. Il releva la tête, et ses yeux prirent de l’éclat. Il souriait à la fois et faisait des signes de négation.

    Nous touchions à sa porte, quand je lui dis avec la conviction dont j’étais animé : « Mon cher Berlioz, mon cher maître, je ne suis pas sorcier, je ne lis pas dans l’avenir, je ne sais quel sort est réservé à vos œuvres, mais ce que je sais parce que je le sens, c’est que vous avez du génie, que votre nom est immortel et que votre gloire est impérissable. »

    Berlioz, se redressant comme mû par un ressort, fixa sur moi un regard profond et plein d’éclairs. Puis, s’élançant sur moi les bras ouverts et si rudement qu’il me fit chanceler :

    « Ah ! me dit-il, que je vous embrasse, vous m’avez fait du bien ! »

    De pareils traits peignent une nature.

    Mon cher Berlioz, mon cher maître, non, on ne jouera jamais, je le crois, votre musique, à l’exception de deux ou trois partitions dont le sujet s’accommodait à merveille des tendances de votre imagination musicale et extramusicale, mais votre génie fut grand, vos découvertes sont entrées dans le domaine public de l’art, que vous avez ainsi enrichi ; votre nom est impérissable et votre gloire immortelle. Je ne m’étais pas trompé.

OSCAR COMETTANT.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 15 mai 2013.

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