Par
HECTOR BERLIOZ
IV.
VOYAGES. CORRESPONDANCE SCIENTIFIQUE.
PLOMBIÈRES ET BADE.
A M. le rédacteur en chef du Journal des Débats. —
Deuxième lettre. — Aberrations et
hallucinations de l’oreille.
A M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DU JOURNAL DES DÉBATS
Plombières. — Les
Vosges. — La piscine.
Les parties de plaisir. — Visite
à Mlle Dorothée.
Les paysans du Val-d’Ajol. — L’Empereur.
Plombières, le 24 août.
Monsieur,
La position horizontale est évidemment la plus favorable au travail de l’intelligence, à l’expansion de l’esprit, et cela se conçoit. Notre cerveau est la chaudière où se forment les vapeurs connues sous le nom d’idées, qui font marcher et si souvent dérailler le train des choses humaines ; le sang est l’eau bouillante qui vient s’y transformer en vapeurs ; tous les physiologistes vous le diront. Plus ce liquide afflue avec facilité dans la chaudière, et plus il doit nécessairement y engendrer d’idées ou de vapeurs.
Voltaire malade, et par conséquent couché quand il écrivit Candide, jouissait d’une santé florissante quand il mit la main à l’œuvre pour la Henriade.
Bernardin de Saint-Pierre avait, dit-on, apporté des Indes un hamac où il aimait à s’étendre pour composer ; c’est là qu’il rêva ses délicieux chefs-d’œuvre, Paul et Virginie et la Chaumière indienne. Quand ensuite il élabora ses Harmonies de la Nature, où il veut expliquer le phénomène des marées par la fonte des glaces polaires, le hamac étant usé, il ne s’en servait plus.
J.-J. Rousseau gisait tout de son long au pied d’un arbre de la forêt de Vincennes quand il improvisa sa fameuse prosopopée de Fabricius, mais à coup sûr il écrivit debout la comédie de Narcisse ou l’Amant de lui-même et plusieurs chapitres de son dictionnaire de musique.
Séduit par ces illustres exemples et par l’efficacité du procédé, j’ai souvent pensé à me pendre par les pieds, quand je me sentais par trop dépourvu d’esprit et de bon sens. La crainte de ne pouvoir me décrocher assez tôt m’a seule retenu. Mais il y a trois ou quatre imbéciles de ma connaissance, à qui je voudrais bien voir appliquer ce mode de spiritualisation pendant quarante-huit heures seulement.
Or donc, j’étais couché dans la forêt de sapins du vieux château, à Bade, quand j’ai lu la lettre où vous me faites l’honneur de vous plaindre de mon silence et de mon inaction. Gardant ma position horizontale, je me suis mis aussitôt à vous penser une réponse du plus vif intérêt, éloquente, chaleureuse, d’un style net et coloré, pleine aussi de détails piquants et savants. Séduit par le charme du récit que je vous faisais de mon voyage, je me suis levé pour aller l’écrire, car il faut toujours bien en venir là. Mais arrivé chez moi, quel a été mon désespoir de ne me plus trouver ni éloquence, ni chaleur, ni style, ni mémoire ! Je n’avais pas même un souvenir des beaux récits si richement imagés que je vous faisais horizontalement une heure auparavant. J’étais réduit enfin à la médiocrité intellectuelle, pour ne pas dire à la nullité d’esprit, de l’homme perpendiculaire. Il pleuvait à verse, je ne pouvais retourner cueillir des idées dans mon bois de sapins. Vous me direz qu’on peut toujours s’étendre quelque part, sur un lit, sur un canapé, sur un plancher même. C’est bien ce que j’ai fait, mais sans le moindre résultat. Mon sang était devenu froid, la chaudière n’a pas voulu bouillir, je suis demeuré stupide. La nature a des caprices...
Je vous narrerai donc tant bien que mal, en style de guide du voyageur, mon excursion dans les Vosges et dans le duché de Bade ; je vous en demande bien pardon. je mettrai du moins dans ce récit autant d’ordre que possible et ne vous dirai rien qui ne se rapporte au sujet directement. Tout d’abord ce nom de Vosges me rappelle une assez bonne plaisanterie de M. Méry. Après la révolution de 1848, le nom de la place Royale fut converti par le gouvernement républicain en celui de place des Vosges ; on parlait aussi de nommer rue des Vosges la rue Royale. M. Méry, logicien s’il en fut jamais, imaginant alors que la dénomination départementale devait partout être substituée à la qualification royale, écrivit une lettre ainsi adressée :
« A Monsieur le directeur de l’Académie des Vosges de musique. »
Et la lettre parvint.
Vous me parlez des eaux que je suis censé prendre et que je prends réellement, car je suis malade, et vous me demandez quelles sont celles que je préfère. Ce sont les eaux qu’on ne prend pas, celles de Bade. Pour les autres, n’en ayant essayé que d’une sorte, je ne puis établir de comparaison.
Je ne vous dirai pas comme César :
Veni, vidi, Vichy ;
d’abord parce que le Journal des Débats est un journal français, grave, qui ne saurait permettre que l’on fasse dans ses colonnes un pareil abus de la langue latine, ensuite parce qu’en effet je n’ai point vu Vichy. Je suis allé de Paris et revenu ensuite (vous saurez pourquoi) aux eaux de Plombières tout bonnement.
Plombières est un puits creusé par la nature au centre des montagnes Royales (ou des Vosges, s’il vous plaît de leur donner encore ce vieux nom républicain). C’est triste l’été, c’est affreux l’hiver ; les environs seuls en sont charmants. Il faut donc absolument en sortir pour s’y plaire. Mais l’Empereur y était, et tout avait un air de fête, loin aux alentours, sur les montagnes, dans les bois et dans le puits. Partout des guirlandes de feuillage, partout des fleurs, des drapeaux flottants, de brillants uniformes, roulements de tambours, volées de cloches, harmonies militaires, vivats faisant retentir le vallon, bals, concerts, ascensions de montgolfières, députations municipales, joyeuses troupes de paysans endimanchés, superbes beautés enharnachées, comédiens du théâtre du Palais-des-Vosges venus de Paris, écrivains, artistes, savants, maires, adjoints, sous-préfets et préfets, célébrités sans autorité, autorités sans célébrité.
C’était une véritable et belle transfiguration.
Une manie des nouveaux venus ici est de chercher l’étymologie du nom de Plombières. On leur en donne plusieurs tirées de l’allemand, et du français, et du latin, et toutes plus tirées par les cheveux les unes que les autres. Eh ! mon Dieu ! Plombières vient de plomb. Le plomb est un métal, on ne le contestera pas, j’espère ; mais le fer en est un autre, et qui a bien son prix. Or les montagnes qui surplombent ce petit lieu sont pleines de minerai de fer, leurs eaux sont ferrugineuses et teignent les fossés d’oxyde de fer ; or si le fer, en sa qualité de métal, fait naturellement penser au plomb, n’en voilà-t-il pas plus qu’il ne faut pour justifier le nom de Plombières? Cette étymologie, aussi naturelle qu’évidente, est la seule présentable. N’en parlons plus.
La population de Plombières se compose en été de deux classes d’individus fort différentes l’une de l’autre : les étrangers, curieux ou baigneurs, et les indigènes. Cette dernière classe, peu nombreuse, quoique Plombières compte plusieurs habitants, se concentre, après la chute des neiges, dans un monument en forme de tombe, qui occupe le milieu de la ville, et qu’on nomme le bain romain. Là, du matin au soir, chauffés gratuitement par l’eau qui circule sous les dalles de la salle supérieure, hommes, femmes et enfants travaillent à de fins ouvrages d’aiguille, à des broderies.
Que faire en un tel gîte, a moins que l’on n’y brode ?
Et ne croyez pas qu’il n’y ait que des hommes faibles ou maladifs, des culs-de-jatte, des bossus, des nains appliqués à ce travail. Hélas ! non ; de robustes gaillards, de véritables Hercules, brodent eux-mêmes, aux pieds de cette triste Omphale dont le nom est Nécessité.
Toutes les maisons sont fermées, on y rentre seulement la nuit. Il n’y a plus alors le jour chez les bourgeois, qui pendant l’été louent leurs chambres aux baigneurs, qu’une vieille femme courageuse, sûre d’ailleurs que son aspect suffira pour mettre en fuite les voleurs s’il s’en présente. Car le vieux sexe est terrible dans les Vosges.
La rue de Plombières est en certains endroits d’une largeur raisonnable ; quatre gros hommes peuvent y passer de front. Autrefois les femmes jouissaient du même privilége. Il n’en est plus ainsi. Il n’y passe pas aujourd’hui plus d’une belle dame de front, la loi crinoline le défend. Encore les atours de ces lionnes sont-ils toujours tachés et froissés à gauche et à droite par suite de leur frottement contre les murs.
Les détails que je vous donne là, monsieur, et ceux qui vont suivre, ne sont empruntés à aucun des nombreux ouvrages publiés sur Plombières ; vous pouvez m’en croire. Désireux de m’instruire, je n’en ai lu aucun ; et je vous donne le résultat de mes très-réelles et très-personnelles observations.
Il y a un salon à Plombières où l’on pourrait jouer au billard et lire les journaux, si les journaux et le billard n’étaient toujours, comme disent les garçons de café, occupés. On y prie le dimanche dans une modeste petite église ; mais il n’y a pas de cimetière ; je n’en ai du moins pas pu découvrir. Il paraît (cela tiendrait-il à la grande efficacité des eaux ?) qu’à Plombières on ne meurt pas. C’est pourquoi, sans doute, les habitants y ont tous l’air si vieux, et possèdent un si grand fonds d’expérience... en matière commerciale.
Trois occupations importantes partagent dans la saison d’été la journée des baigneurs. Ce sont le bain, la table d’hôte et la partie de plaisir. Ah ! la partie de plaisir ! C’est la partie pénible et vraiment cruelle du régime imposé par les médecins aux malades, et par les malades aux malheureux qui se portent bien. Vous en aurez la preuve. Le bain se prend en général le matin, soit aristocratiquement dans une baignoire placée dans un cabinet, comme à Paris, soit démocratiquement dans une grande cuve de pierre où grouillent à la fois toutes les gibbosités, toutes les infirmités, toutes les laideurs de tous les sexes et de tous les âges. Cette crapaudière porte un nom qui suffirait à me la faire détester si je ne l’exécrais dans son essence (qui n’est pas l’essence de roses, croyez-le bien), c’est le nom de piscine. Piscine ! Quelle euphonie ! Quelles idées cela éveille ! Piscine ! Mot venu du latin et désignant un lieu où barbotent des poissons. Piscine ! Cela fait penser aux lépreux de Jérusalem qui allaient, au dire de la Bible, y laver leurs ulcères.
Eh bien ! tout le monde y va, excepté quelques originaux qui ne craignent pas de se faire surnommer les dégoûtés ; et je renonce à vous donner une idée approximative de ce spectacle, de ce bruit, de ces êtres enfermés dans des espèces de vilains sacs plus ou moins mal clos, plus ou moins flottants quand on va se mettre à l’eau, plus ou moins collants quand on en sort ; de ces conversations, de ces discussions politiques, de ces opinions drôlatiques, de ces chansons de commis voyageur, le tout arrosé de jets d’eau chaude par de turbulents enfants, les têtards de la crapaudière, qui ont imaginé les plus étranges manières d’injecter leurs voisins. — Malgré votre dégoût, vous avez donc vu la piscine? me direz-vous. — Non, monsieur, non, je ne l’ai point vue dans son plein, et j’espère bien ne la voir jamais. Jugez de ce que je vous en dirais si je l’avais vue. Piscine ! piscine ! Et par aggravation on en a fait à Plombières le verbe pisciner : « Nous piscinons, ils ou elles piscinent ! » Heureusement Plombières est maintenant en droit de compter sur de larges et ingénieuses réformes, sur de précieux embellissements ; la promesse lui en a été faite, et cette promesse, venue de haut, est déjà en voie de s’accomplir. Il faut donc espérer qu’avant peu d’années on pourra noyer le souvenir de la piscine dans des bains un peu moins primitifs et plus décents.
Les environs de Plombières offrent des sites ravissants, je l’ai déjà dit, des points de vue grandioses, des retraites délicieuses, des lieux de repos dans les bois, dignes d’être chantés par les Virgile et les Bernardin de Saint-Pierre de tous les temps et de tous les pays. Tels sont le Val-d’Ajol, vu de la Vieille Feuillée, les plateaux étalés sur les montagnes qui y conduisent, la fontaine du roi Stanislas, celle du Renard, la vallée des Roches et dix autres que je m’abstiens de nommer. C’est vers l’un de ces lieux poétiques qu’il est d’usage parmi les baigneurs de diriger après le déjeuner, c’est-à-dire vers onze heures, de petites caravanes réunies pour ces excursions, nommées par antiphrase parties de plaisir. Promenades charmantes en effet, si l’on n’y allait qu’à son heure, à son pas, par un temps supportable, et seul ou à peu près seul. Mais on y monte d’ordinaire par groupes de huit ou dix personnes, dont six au moins sont à ânes, avec accompagnement de trois ou quatre âniers ou ânières du plus désagréable aspect ; par un soleil à pierre fondre, sans pouvoir s’arrêter où l’on se plaît, s’ébattre, comme le lièvre de la fable, sur le thym ou la bruyère ; traîné à la remorque par les âniers, qui, recevant tant par voyage, songent à en faire le plus possible dans la même journée, et connaissent en conséquence le prix du temps.
Ce sont là de véritables parties de purgatoire. L’âne d’ailleurs est un sot animal ; avec son air humble et résigné, il se montre beaucoup plus entêté que la mule.
Quand il est chargé d’un lourd monsieur Prudhomme pérorant sur ses devoirs de citoyen, sur le sabre d’honneur qu’il a reçu, lequel sabre est le plus beau jour de sa vie et qu’il jure d’employer à défendre ou combattre nos institutions, si l’on veut hâter son pas (le pas de l’âne) pour être débarrassé de lui (du monsieur Prudhomme) en restant en arrière, le maudit animal (l’âne) fait le cuir dur et la sourde oreille ; insensible aux coups, il progresse avec une stoïque gravité et semble au contraire modeler son allure sur la vôtre. S’il porte au contraire une gracieuse crinoline avec laquelle on serait heureux de causer en marchant à son côté, on a beau adresser la plus instante prière à l’âne du purgatoire pour qu’il n’aille pas trop vite, il prend le trot au travers des rocs et des ronces, et vous plante là seul sur une montagne pelée, chauffée à quarante degrés Réaumur, à un quart de lieue de tout ombrage.
Puis une douzaine d’autres petites vexations dont je ne vous parle pas, mais qui ont leur prix.
Oh ! la partie de plaisir ! Dieu vous en garde ! La seule raison qui m’a fait l’appeler modérément un purgatoire, quand j’étais en droit de la comparer à l’enfer, c’est qu’en général on en revient moulu, brisé, il est vrai, brûlé, poussé (couvert de poussière, c’est un mot vosgien), la tête et la gorge en feu, les pieds écorchés, d’une humeur de dogue, regrettant une journée perdue, une belle nature mal vue, des rêveries troublées, des émotions comprimées, mais on en revient... presque toujours.
J’ai été traînée sur cette ardente claie un jour que les directeurs de la partie de plaisir avaient opté pour un pèlerinage à la Vieille-Feuillée et une visite à Mlle Dorothée. Mlle Dorothée, célèbre à Plombières et très-avantageusement connue depuis Épinal jusqu’à Remiremont, est une honnête et aimable personne, née il y a longtemps dans le val d’Ajol, d’où elle est sortie pendant quelques années seulement. Ses rapports avec le monde élégant lui ont fait acquérir une élocution correcte, une façon de s’exprimer distinguée sans affectation, et une tenue digne et obligeante sans obséquiosité. Elle construit de ses mains de petits instruments de petite musique, qu’elle nomme épinettes, sans doute parce qu’on en vend à Épinal, car ils n’ont de commun avec la véritable épinette que l’emploi de quatre cordes en métal tendues sur un bâton creux semé de sillets comme un manche de guitare, et qu’on gratte avec un bec de plume.
Mlle Dorothée fait en outre des vers remplis d’expressions bienveillantes pour les voyageurs qui vont la visiter, et offre à ses hôtes du lait exquis, du kirsch et un excellent pain bis, sur une table de pierre plantée il y a soixante-dix ans par son père sur une terrasse qui de très-haut domine le val d’Ajol. De là une vue indescriptible.
Le jour où notre petite caravane, composée d’un bouquet (je devrais dire d’un gerbier) des plus gracieuses crinolines de Plombières, s’achemina vers la retraite de Mlle Dorothée, les ânes encore furent de la partie, et, fidèles à leurs habitudes, ils ne manquèrent pas de tourmenter ceux d’entre nous qui allaient à pied. Malgré nos cris, ils finirent par nous quitter tout à fait. Nous étions trois ainsi délaissés, sous la mitraille d’un soleil furieux, au milieu d’une lande nue, sans avoir la moindre idée de la direction qu’il fallait prendre pour arriver au but de notre voyage. Après quelques moments donnés à la mauvaise humeur, nous fûmes tout surpris de ressentir des impressions dont la compagnie des ânes nous eût sans doute privés. Nous marchions en silence, étudiant la physionomie particulière du plateau élevé de la montagne où nous avions été si inhumainement abandonnés, physionomie que n’ont point les grandes plaines inférieures. Ces hauts lieux semblent plus riches d’air et de lumière ; un certain mystère plane sur l’ensemble du paysage ; l’esprit de la solitude l’habite... cette chaumière ouverte et déserte... ce petit étang où les fées doivent venir s’ébattre en secret la nuit... ce bosquet de chênes immobiles... pas de laid animal cornu, malpropre et ruminant ; pas de chien galeux aboyant ; pas de berger goîtreux déguenillé... pas d’oiseaux domestiques, poules ou dindons, rappelant la basse-cour, l’écurie, etc. Silence et paix partout ; sous un léger souffle de la brise, les bruyères agitent doucement leurs petits panaches roses ; deux alouettes passent à tire-d’aile... poursuite amoureuse... l’une des deux disparaît dans un champ de blé, l’autre commence à s’élever en spirale en préludant à son grand hymne de joie. Gœthe l’a dit : « Il n’est personne qui ne se sente pressé d’un sentiment profond quand l’alouette invisible dans l’air répand au loin sa chanson joyeuse. » C’est le plus poétique des oiseaux. Ne me parlez pas de votre classique rossignol, Philomela sub umbrâ, à qui il faut pour salles de concert des bocages fleuris et sonores, qui chante la nuit pour se faire remarquer, qui regarde si on l’écoute, qui toujours vise à l’effet dans ses pompeuses cavatines avec trilles et roulades, qui singe par certains accents l’expression d’une douleur qu’il ne ressent pas, un oiseau qui a de gros yeux avides, qui mange de gros vers et qui demanderait volontiers des claqueurs. C’est un vrai ténor à cent mille francs d’appointements.
Mais voyez et écoutez le mâle de l’alouette ; celui-là est un artiste. Insoucieux de l’effet qu’il peut produire, il chante parce que c’est un bonheur pour lui de chanter ; il lui faut l’air libre, l’espace infini. Voyez-le au soir d’un beau jour, quand la nuit déjà fait pressentir son approche, voyez-le s’élancer saluant le soleil qui décline à l’horizon, l’étoile qui scintille en perçant la voûte céleste ; il monte en chantant vers l’astre ; il nage dans l’éther ; on comprend son bonheur démesuré, on le partage ; il monte, monte, monte en chantant toujours ; sa voix triomphante s’affaiblit peu à peu, mais on sent bien qu’elle a conservé sa force, que la distance seule en adoucit l’éclat ; il monte encore, encore, il disparaît... on l’entend toujours ; jusqu’à ce que, perdu dans l’azur du ciel, épuisé d’enthousiasme, ivre de liberté, d’air pur, de mélodie et de lumière, il ferme audacieusement ses ailes, et, d’une hauteur immense, se laisse tomber droit sur son nid, où sa femelle et ses petits, reconnaissants de ses douces chansons, le raniment par leurs caresses.
.….Nous écoutions tous les trois... ; nous écoutions encore, que l’oiseau Pindare, rentré dans son cher nid, avait fini sa dernière strophe, et murmurait sans doute à sa famille des accents intimes que notre grossière oreille ne pouvait saisir. Mais nous étions tout à fait égarés et un peu inquiets des jeunes crinolines. Par bonheur, nous réveillâmes en passant une vieille femme qui dormait bravement au soleil dans un fossé : elle s’offrit à nous conduire à travers champs. A peine l’eûmes-nous acceptée pour guide, que la vieille nous mit sur le chapitre de l’Empereur, nous demanda si nous l’avions vu si nous le connaissions, etc.
— Ah ! c’est que j’l’connais ben moi, continua-t-elle. L’autre jou, y passait par ici, comme vous, pour aller chez mam’zelle Dorothée ; des gens du val d’Ajol vinrent l’attendre là-bas au coin d’ce bois. Y avait un grand général qui marchait avec un autre mssieu loin devant les autres de la troupe. Les paysans lui dirent comm’ça :
— Dites donc, mssieu, est-ce t’y vous qui êtes l’Empereur ?
— Non, le voilà qui vient dans c’te prairie.
Tout d’suite les gens d’Ajol vont vers la prairie et puis disent à l’autre :
— C’est donc vous, mssieu, qui êtes l’Empereur ?
— Oui, mes enfants, que l’autre leux répond.
— Ah ! ben, alors, tenez, bénissez-nous.
Et les v’la qui se mettent à genoux devant l’Empereur. Y voulait les relever, mais y n’pouvait pas. Y se tortillait la moustache, et l’on voyait ben qu’il avait la larme à l’œil, tout de même, le povre homme.
— Vous avez vu ça ?
— Pardi si j’l’on vu ! je l’on vu comme et j’vous vois. Et plus loin, là haut vers c’te ferme, y n’savions plus l’chemin, et y sont allés l’demander au grand Nicolas qui vannait de sarrazin devant sa porte. Nicolas leux a dit oûs qu’y fallait passer, et l’Empereur lui a mis une pièce dans la main. Nicolas a cru comm’ça que c’était une pièce de vingt sous, mais quand y-z-ont tous été loin, il a ouvert sa main, il a regardé, et en voyant qu’il avait un vrai napoléon d’or en or, il a fait un cri, et puis y s’est mis à jurer, oh ! à jurer que ça faisait peur. De joie, ben entendu, y jurait de joie ; mais c’t-égal, ce n’est pas bien tout d’même de jurer comm’ça.
En devisant ainsi dans son jargon rustique, la brave femme est parvenue à nous amener à peu près sains et saufs chez Mlle Dorothée, où nous avons trouvé nos charmantes crinolines, nos vilains ânes, et du kirsch et du lait.
Arrivée chez Mlle Dorothée. — Le
Val-d’Ajol. — Toujours
ramper. — Pourquoi
vieillir, souffrir et mourir ? — La
fontaine de Stanislas. — Les
moraines.
Les glaciers. — Les tables d’hôte.
— Caquets et
médisances. — L’Eaugronne.
— M. le docteur
Sibille ; son
procédé pour guérir les maladies intestinales.
Les pères sans entrailles. — Effroi
de M. Prud’homme. — Concert de
Vivier. — Soirée chez l’Empereur.
— Bade. — Un
opéra nouveau de M. Clapisson ; succès.
Le concert. — Mme Viardot. — Mlle Duprez.
— Beethoven. — Retour
à Plombières. — Tristesse.
Après les premières exclamations de rigueur, modulées dans tous les tons, avec tous les timbres, sur tous les rhythmes : « Ah ! vous voilà !
— Que vous est-il donc arrivé?
— Quelle inquiétude !
— Eh mais ! c’est vous qui nous avez plantés là !
— Ce sont ces maudits ânes !
— Ah ! pardi, m’ssieu, l’on sait bien que le-z-à ânes vont plus vite que le-z-à pied.
— Et ma selle qui a tourné.
— Ah ! ah ! on l’a retenue à temps !
— Nous avons cueilli des framboises.
— Quelle vue !
— Dieu ! que c’est beau ?
— Non, M’ssieu, je ne resterai point ! Il faut nous en retourner tout d’suite à Plombié. On m’attend pour aller au Renard. J’veux que mes ânes me rapportent !
— Eh bien ! partez, beauté rudanière, nous reviendrons à pied ; croyez-vous que nous avons grimpé jusqu’ici pour y rester seulement deux minutes et repartir sans rien voir ? »
On s’est enfin permis de jouir du coup d’œil, d’admirer le val d’Ajol qui se déploie à une grande profondeur au-devant de la maison de Dorothée. C’est un vaste berceau de verdure, avec un village rougeâtre déposé au fond du berceau, comme un jouet d’enfant, et mille arabesques dessinées par des massifs diversement colorés de sapin, de hêtre, de bouleau et de frêne, cet arbre élégant, l’orgueil de la végétation des Vosges ; le tout couvert d’un léger voile bleu, et si calme, si frais, si bien encadré de toutes parts. A cet aspect, le premier mouvement du spectateur placé sur le bord de la terrasse est de s’élancer dans l’espace vide pour nager avec délices dans ce grand lac d’air pur. Mais aussitôt il résiste à cette impulsion spontanée qui l’entraîne en avant ; il se cramponne à un arbre pour ne pas tomber dans le précipice, et il s’écrie avec Faust : « Oh ! que n’ai-je des ailes !... » N’est-il pas naturel en effet d’éprouver alors un sentiment d’humiliation et de se dire : Le plus stupide et le plus lourd des oiseaux, une oie, pourrait le faire, et je ne le puis !... O hommes, si fiers de vos découvertes, de vos engins producteurs et destructeurs, de vos relations familières avec la vapeur et la foudre, dont vous avez fini par faire vos esclaves à peu près soumises, inventeurs si bouffis de votre science, de vos calculs, vous construisez des maisons roulantes, des palais flottants ; vous avez même fait servir les lois de la gravitation à élever jusqu’aux nues, par une contradiction apparente, de grands globes dont la puissance ascensionnelle aurait dû vous ouvrir la route des airs ; mais vous rampez encore, pourtant. Se traîner sur l’eau ou sur la terre, aidés par les vents ou par la vapeur, c’est toujours ramper. Et jusqu’au moment où vous aurez trouvé le moyen sûr de vous transporter librement dans l’espace, soit en volant, soit en dirigeant des navires aériens, des villes aériennes, malgré tout vous appartiendrez à la race des rampants, et vous n’en resterez pas moins d’ambitieuses chenilles, d’orgueilleux colimaçons...
Contre l’un des murs de la modeste maison de Dorothée, à l’extérieur, était placardé au milieu d’une couronne de lauriers un quatrain en vers alexandrins de la muse sylvestre, sur la visite que l’Empereur lui avait faite quelques jours auparavant.
« — C’est très-beau, mademoiselle ; il y a là autant de cœur que de style. Sa Majesté a sans doute été bien satisfaite ?
— L’Empereur a semblé surtout ému de voir l’endroit de ma maison où se sont reposées avant lui la reine Hortense et l’Impératrice Joséphine.
— Ces souvenirs, qu’il ne s’attendait pas à trouver dans cette solitude, ont dû le toucher en effet. Et il est venu chez vous à pied, par une telle chaleur ?
— Oui, mesdames.
— Sa Majesté vous a complimentée aussi sur votre lait ? Il est excellent.
— L’Empereur ne l’a pas goûté.
— Comment ! vous ne lui en avez pas présenté ?
— J’étais si bouleversée que je n’y ai point songé. Il m’a pourtant demandé si nous avions des vaches...
— Eh bien ! c’était clair cela !
— Hélas ! oui, j’y pense maintenant, il avait soif, c’était une façon détournée de me le faire entendre, et il n’a pas osé me demander du lait... Mon Dieu, que je suis honteuse ! C’est indigne de ma part. Mais il m’a promis de revenir, et je lui ferai bien des excuses.
— S’il revient, comptez que l’Empereur fera cette fois apporter des rafraîchissements, qu’il prendra à votre barbe sur l’herbe, puisque sur cette table inhospitalière vous ne lui avez pas seulement offert une tasse de lait. »
Après avoir ainsi tourmenté la conscience de notre pauvre hôtesse et osé écrire sur son album quelques vers auxquels elle a répondu par un sonnet tout entier deux jours après, nous sommes redescendus sans encombre, sans trop de fatigue et sans nous égarer cette fois, les uns chantant, les autres rêvant et quelque peu philosophant. Une très-aimable dame voulait absolument savoir pourquoi vieillir, pourquoi souffrir, pourquoi mourir.
— Ah ! je conviens que vieillir, souffrir et mourir sont trois verbes sur la signification desquels on ne saurait trop gémir, et qu’il vaudrait mieux constamment jouir. J’avoue que grandir, parvenir à comprendre le beau, à connaître le vrai, sentir son intelligence et son cœur s’épanouir, pour, au milieu de cette sublime extase, voir peu à peu le mirage s’évanouir, l’espoir s’enfuir, est, sans mentir, une atroce mystification et qu’on ne pourrait finir que par devenir fou, si l’on s’obstinait à l’approfondir. Mais, Madame, il y a dans cette souricière où nous sommes tous pris, dont l’amour, l’art, le poëme du monde, sont l’appât, et dont la mort est la trappe, bien d’autres choses qu’on ne s’explique pas. Permettez-moi de vous adresser une question : Savez-vous quel est le plus méchant des oiseaux ?
— Ma foi non, il y en a tant de méchants. Est-ce le vautour ? Est-ce le pigeon qui tue ses petits ?
— Non ; c’est le pinson.
— Le pinson, ce folâtre chanteur, si gracieux, si jovial ? Allons donc ! Et pourquoi
— On n’a jamais pu le savoir.
Je comprends l’apologue. Seulement vous calomniez le pinson ; et, en disant que vieillir, souffrir et mourir sont trois choses atroces, exécrables, je ne calomnie pas...
— Le vautour inconnu qui tôt ou tard nous dévore ? Non, certes ; et je vous jure que ce monstre m’est, tout comme à vous, infiniment odieux. Mais pourquoi il est si odieusement atroce, dans bien des milliers d’années, si la race humaine existe encore, il faudra dire, comme aujourd’hui :
— On n’a jamais pu le savoir.
Le surlendemain (car vingt-quatre heures de repos au moins sont absolument nécessaires après une partie de plaisir,) il a fallu se hisser jusqu’à la fontaine de Stanislas. Pour y arriver, on suit pendant quelque temps une route jolie et commode, achevée dernièrement par ordre de l’Empereur, et, le reste du trajet se faisant dans les bois, on a au moins de l’ombre, sinon de la fraîcheur.
Autre question philosophique soulevée pendant notre ascension :
Que doit-on le mieux aimer, mourir de chaleur ou mourir de froid ?
Tout le monde a été d’avis qu’on devait préférer... ne jamais le savoir.
Arrivés à la fontaine, qui laisse à peine apercevoir son mince filet d’eau, nous avons encore trouvé une vue magnifique, du lait et des vers. En voici quatre sur le roi Stanislas que j’ai cueillis contre le rocher sous lequel pleure la naïade. Je vous les envoie tout frais.
Heureuse du nom qui me reste,
Bon roi, si je pouvais chaque jour recueillir
Les pleurs dûs pour jamais à votre souvenir,
Je ne serais pas si modeste.
Pour aller à la fontaine de Stanislas par la nouvelle route, il faut traverser un amas immense, un fouillis, un chaos de roches grises, concassées en blocs de toutes formes et de toute grandeur, bousculées, entassées les unes sur les autres, dont l’aspect est celui d’une ruine gigantesque et frappe vivement l’imagination. On appelle ces monceaux de rochers des moraines ou des murghers. Et tout le monde de demander qui a pu les apporter là. La légende populaire répond qu’au temps où les fées travaillaient, ces gracieuses ouvrières s’étant mis en tête de construire un pont en cet endroit pour passer d’une montagne à l’autre, vinrent une nuit portant des pierres dans leur tablier pour en poser les fondations. Mais un indiscret qui les observait du bois voisin ayant été aperçu par leur reine, celle-ci poussa un grand cri, et toutes les fées, lâchant les bouts de leur tablier relevé, laissèrent tomber leurs pierres et s’enfuirent épouvantées.
Quelques personnes prétendent que ces amoncellements ont été produits par des glaciers autrefois existants, qui auraient, par une progression lente du haut en bas, comme font en effet pour certains blocs granitiques les glaciers des Alpes, transporté du sommet de la montagne ces fragments dans la vallée. Les auteurs de cette explication oublient seulement de nous dire quels glaciers auraient accumulé les moraines qui se trouvent en si grand nombre au sommet des montagnes des environs de Plombières. Et n’y en eût-il pas sur les sommets, n’y en eût-il que dans les vallées, ce qui n’est point, je le répète, il faut toujours bien admettre que les glaciers auraient pris en haut ces pierres qu’ils ont portées en bas. Or, à l’époque où ils les y trouvèrent, quelle cause les avait là réunies ?... Il ne faut pas dire cette fois : on n’a jamais pu le savoir ! Il est évident, au contraire, que ces moraines sont tout simplement des débris de la croûte de rochers fracassée par le brusque soulèvement qui, dans une convulsion du globe, produisit les montagnes des Vosges. Ces débris, par la violence de la secousse, furent dispersés en désordre dans tous les sens, et, entraînés par leur pesanteur, s’accumulèrent en plus grandes masses sur le versant et au pied des montagnes.
Un monsieur Prud’homme, qui aurait aimé, disait-il, à être un géologue fameux, partage tout à fait mon opinion à ce sujet.
« — D’ailleurs, ajoutait-il hier, avec un bon sens que ne m’avait pas fait soupçonner sa prud’homie, que sont devenues ces prétendus glaciers ? La terre s’échaufferait donc ? Tout le monde sait qu’elle se refroidit.
— Hélas, monsieur, tout le monde sait qu’on ne sait presque rien, et les anciens de Plombières vous assureront, si vous y tenez, qu’il y eut autrefois des glaciers sur ces montagnes. La glace même en était si dure qu’on s’en servait pour faire des pierres à fusil. Si cela est vrai, depuis la découverte des capsules fulminantes le système des fusils à percussion ayant prévalu, la Providence, qui ne fait rien pour rien, a dû tout naturellement supprimer les glaciers.
— En effet, voilà qui est logique. Je n’avais point admis ce cas. Mon Dieu ! que j’aurais aimé à être un géologue fameux ! J’ai toujours eu du goût pour la géologie. Mais la vie est si courte ! Voyez comme on s’instruit lentement ; j’aurai soixante ans sonnés dans dix-huit mois, et jusqu’à présent il ne m’était pas parvenu que l’on pût faire avec de la glace des pierres à fusil. La nature est impénétrable. Mais je viens d’employer le mot de géologue pour désigner un homme savant en géologie ; est-ce ainsi qu’il faut dire, monsieur ?
— Théologie fait théologien, astrologie produit astrologue, entomologie donne entomologiste. Je crois donc qu’il faut nous partager la difficulté, dites géologiste, je dirai géologien, et nous serons à peu près certains de nous tromper tous les deux.
— Au reste, cela m’est égal, je n’aurais pas aimé à être un grand grammairien.
— Allons, vous n’avez
pas à vous plaindre. »
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
A la table d’hôte, à Plombières, s’accomplit, je vous l’ai dit, la troisième importante fonction de la journée. Ces réunions, trop nombreuses, sont en général bien composées ; on y compte peu de monsieur Prud’homme, et encore ne les voit-on pas trop faire blanc de leur sabre, et ne pérorent-ils que rarement sur nos institutions. Seulement on est forcé, comme au festin de Boileau,
De faire un tour à gauche et manger de côté.
Puis le service y est fort lent. Les poulets n’y ont que deux ailes ; quand il en reste une et qu’elle passe devant vous, vous la prenez, et vous êtes vexé, parce que le voisin, en son for intérieur, vous traite d’égoïste ; si vous ne la prenez pas par discrétion, vous êtes vexé bien plus encore. On y sert d’excellentes truites et des quantités de grenouilles (objet d’horreur pour les Anglais). D’où je suis forcé de conclure qu’à Plombières comme ailleurs, la table d’hôte n’est en somme qu’une piscine où l’on mange.
Après le dîner, tout le monde va dans la rue ; les dames étalent leur bouffante et ébouriffante toilette devant leur porte, sur des bancs, sur des chaises ; d’autres restent debout sur leur balcon, et toutes de s’entre-dévorer avec un zèle et une verve dont on a peu d’exemples, même dans les antres léonins de Paris.
— Cette demoiselle bleue, oui, elle est jolie... encore... mais on a aperçu le haut de son bras hier au bal, et on y a vu... enfin c’est un malheur ! on ne viendrait pas à Plombières si l’on n’avait quelque infirmité.
— Ah ! cette dame si maigre, elle a une singulière idée des convenances, elle se permet d’exposer sa fille décolletée le soir depuis la nuque... jusqu’au lendemain.
— Eh bien ! vous savez le malheur de la grosse comtesse russe ?
— Non !
— Quoi ! la montgolfière ! vous n’avez pas su ?
— Pas encore.
— Personne n’a poussé la crinolofurie aussi loin que la comtesse.
— Certes, elle porte la circonférence de la grande cloche du Kremlin.
— Or, des charlatans, hier, sur la promenade des dames, ont lancé une mongolfière en papier rose et blanc, beaucoup plus grosse encore que la fameuse cloche de Moscou. A peine le ballon a-t-il paru au-dessus des grands frênes de la promenade, que tout le monde rassemblé s’est écrié : « Ah ! mon Dieu ! voilà Mme la comtesse qui s’envole ! »
Il y a une petite rivière, ou, pour mieux dire, un gros ruisseau à Plombières ; les gens lettrés le nomment Eaugronne, et les gens du pays l’Eau-grogne. Cette dernière appellation est la vraie ; l’autre, n’en déplaise aux savants, n’en est que la correction prétentieuse. La rivière en effet roule ses ondes avec bruit ; son eau grogne toujours. L’animation que ses tours et détours donnent dans la partie basse de la ville, et sa limpidité, sont un peu compensées par les immondices de toute sorte qu’elle entraîne constamment. Les bouchers y jettent des débris animaux aussi désagréables à la vue qu’à l’odorat. Partout on voit de longs tubes intestinaux qui, accrochés par un bout à quelque pierre, flottent par l’autre dans le courant, en serpentant comme des anguilles. C’est fort laid. M. Prud’homme, extrêmement intrigué par ces vilains objets, m’a demandé un matin ce qui pouvait en causer la présence dans l’Eau-grogne.
— « Ne savez-vous donc pas, mon cher monsieur, que les eaux de Plombières sont excellentes pour la cure des maladies intestinales ? Le médecin, inspecteur des eaux, M. Sibille...
— Pardon si je vous interromps, je voulais justement vous demander quelques renseignements sur M. l’inspecteur Sibille ; c’est un savant médecin, on le proclame tel ?
— Oui, et en outre un homme d’esprit, d’une bonté parfaite, ce qui est plus rare. Bien différent des autres médecins, à qui il faut des malades de choix, des gens robustes, vigoureux, bien portants, il consent à soigner de vrais malades, et même les plus faibles, les malingres, les désespérés, et en très-peu de temps il vous les rend à la santé.
— D’où est-il, s’il vous plait ?
— Parbleu, d’où voulez-vous qu’il soit, sinon de Cumes en Italie ? Sa famille est très-ancienne ; elle était célèbre déjà dans Rome au siècle d’Auguste, et Virgile parle des Sibilles de Cumes en maint endroit de ses poëmes.
— Très-bien. Reprenons l’historique des maladies intestinales.
— M. le docteur Sibille donc a fait ce raisonnement judicieux : Au lieu d’immerger le malade, s’est-il dit, et de l’affaiblir par des bains interminables, si l’on immergeait seulement celui de ses organes qui le fait souffrir, la cure ne serait-elle pas à la fois et moins fatigante, et plus sûre, et plus complète ? Cela doit être, évidemment. Guidé par cette idée lumineuse, l’ingénieux docteur a aussitôt imaginé une admirable opération dont on ne trouve pas la description dans les livres sibillins (il en garde le secret), qu’il fait sans douleur, et au moyen de laquelle les intestins du malade sont doucement extraits de son corps. Il les expose alors dans le courant de l’onde bienfaisante, et en trente-six heures au plus la guérison s’opère. Par exemple, le malade est obligé d’observer pendant ce laps de temps une diète absolue.
— Oh ! sans doute, il serait insensé de ne pas s’y soumettre. Qui veut la fin veut les moyens.
— Après quoi les intestins sont remis à leur place, sans douleur toujours, et cette merveilleuse cure est accomplie. Mais il faut tout vous dire : à ce grand avantage physique viennent malheureusement se joindre quelquefois des inconvénients moraux. Vous n’ignorez pas que l’Eau-grogne fourmille de truites ? Or la truite est un poisson vorace, et il arrive fréquemment, pendant l’immersion des organes... ma foi... vous comprenez...
— Vous me faites frémir !
— Oui, à la fin, il peut manquer une partie de l’appareil digestif, quelques mètres du tube intestinal... Le savant docteur, qui sait combien l’imagination du patient deviendrait en ce cas pour lui un adversaire dangereux, garde sur cet accident le plus complet silence ; il remet en place ce qui reste du tube, le malade ne s’aperçoit de rien et guérit. Sa digestion s’opère plus vite, voilà tout. Mais son moral n’est plus le même ; il est brusque, dur ; il maltraite sa femme et ses enfants ; il va même, ce qui est grave, jusqu’à les ruiner volontairement, à leur enlever tout ce qu’il peut de son héritage. On a vu ainsi de bons et respectables chefs de famille sortir de Plombières, après leur guérison, pères à peu près sans entrailles.
— Voilà qui me confond !
— Eh ! monsieur, vous en conveniez hier à propos d’une question de géologie, et vous aviez bien raison : la nature est impénétrable.
— Sans doute ; je n’en tremble pas moins ; et si jamais, ce dont Dieu me garde, il m’incombait une maladie intestinale, je n’aurais point recours à l’audacieuse science de M. Sibille, je tiens trop à conserver un bon père à mes enfants. »
Vivier, ce grand ennemi des monsieur Prudhomme, était à Plombières au moment le plus brillant de la saison. Il a eu l’idée extravagante d’y donner un concert. Ceci décidé, il a retenu le salon ; plus rien ne manquait que la musique et les musiciens. Car il en faut dans un concert ; ce n’est pas comme dans beaucoup d’opéras où un dialogue qui n’est souvent ni vif ni animé remplace la musique très-avantageusement. Le cor de Vivier a beau se multiplier et faire entendre trois ou quatre sons à la fois, il ne saurait suffire en pareil cas. On a voulu recourir à Mlle Favel, la gracieuse transfuge de l’Opéra-Comique de Paris. Mlle Favel, suppliée de venir en aide à Vivier, a tout d’abord dit non, puis de nouvelles instances lui ont arraché un oui bien faible, et quelques heures après elle a renvoyé un énorme non bien formel. On dit que Mlle Favel a découvert un maître de chant (Colomb est dépassé) qui lui défend d’émettre un son avant l’an de grâce 1860, promettant à cette condition de lui fournir un talent au moins égal au génie des premières déesses de l’époque.
Il n’y a que la foi qui perd.
Vivier alors a invité une jeune cantatrice de Nancy, Mlle Millet, douée d’un filet de voix mince comme le filet d’eau de la fontaine de Stanislas, et de plus un accompagnateur, M. Humblot, excellent musicien, habile pianiste, élève du Conservatoire de Paris, qui professe à Épinal. Quant au piano, il n’y fallait pas songer. Il y a bien à Plombières des mélodiums d’Alexandre (où n’y en a-t-il pas maintenant ?) mais le poétique et religieux instrument ne saurait remplacer le piano, et on a dû se résigner à l’emploi d’une de ces commodes nasillardes qu’on s’obstine encore à nommer pianos droits. Le concert a eu lieu. Malgré leur prix élevé, les billets ont tous été pris. Le monsieur Prud’homme regimbait. On lui a fait comprendre que cette solennité étant placée sous un haut patronage, son absence y serait remarquée, et pour ne pas faire de scandale, il s’est enfin résigné. Vivier a obtenu un très-beau succès. On a trouvé seulement le menu du festin musical offert au public par le bénéficiaire un peu... menu. Il se composait d’excellente venaison et de beaucoup de noisettes : chasses à triples fanfares, par Vivier ; barcarolles, chansonnettes du répertoire de la musique facile, par Mlle Millet. Rien de plus.
Trois jours après, soirée intime chez l’Empereur,
où Vivier a produit ses charges les plus inouïes, ses ingénieux proverbes
semi-lyriques, ses idylles soldatesques, enfin tout son grand répertoire.
Jamais soirée ne fut plus gaie ; Sa Majesté, qui cédait comme ses invités à
une irrésistible hilarité, a plusieurs fois complimenté le spirituel
violoniste- acteur- pianiste- mime- chanteur, sur l’incomparable originalité de
composition de ses scènes et sur la verve qu’il mettait dans leur exécution.
On a dansé pendant les entr’actes. A deux heures du matin, après le départ
des danseurs et des danseuses, l’Empereur, qui avait fait une fausse sortie,
est venu causer un instant avec les soupeurs. A deux heures et demie, nous nous
sommes retirés, charmés de l’hospitalité impériale, fatigués de rire et d’applaudir,
et à quatre heures je partais pour Bade.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
A Bade, d’abord, première représentation d’un opéra français en deux actes, de MM. de Saint-Georges. et Clapisson, intitulé le Sylphe. Les deux rôles principaux sont fort bien joués et chantés par Monjauze et Mlle Duprez. C’est vif, gai, émaillé de mélodies gracieuses, de scènes ingénieusement traitées, et la partition est finement instrumentée. Comme il me paraît impossible que cet ouvrage, après l’accueil qu’on lui a fait à Bade, ne soit pas très prochainement représenté à Paris, je n’en dirai rien de plus cette fois-ci.
Puis, le concert organisé par les soins de M. Bénazet au bénéfice des inondés de France ; longs préparatifs. Je dois aller le matin à Carlsruhe faire répéter les artistes de la chapelle ducale, revenir dans l’après-midi pour la répétition de ceux de Bade ; le soir, mettre en ordre la musique arrivée de Strasbourg et d’ailleurs, donner ses instructions au charpentier pour la construction de l’estrade, etc. La veille du concert, grande affluence au salon de conversation : j’y trouve des amis allemands venus de Berlin et de Weimar, de célèbres amateurs de musique russes, anglais, suisses et français, des artistes renommés de Paris, des membres de l’Institut de Paris, des confrères de la presse de Paris. Le concert a lieu devant ce public d’élite ! Dix mille six cents francs de recette ; exécution d’une rare beauté ; le délicieux chœur de Carlsruhe admirablement instruit par son habile chef, M. Krug ; l’orchestre irréprochable ; Mme Viardot étincelante de brio et d’humour musical dans ses mazurkas de Chopin, dans ses airs espagnols, dans la cavatine de la Sonnambula, voire même dans son gros air de Graun ; Mlle Duprez, touchante et naïve dans le beau morceau d’Iphigénie en Aulide :
Adieu, conservez dans votre âme
Le souvenir de notre ardeur,
et brillante aussi de virtuosité dans la piquante sicilienne
de Verdi, grands applaudissements pour MM. Gremminger et Eberius, du théâtre
de Carlsruhe ; la scène d’Orphée largement rendue ;
l’adagio de la
symphonie en si bémol de Beethoven purement et poétiquement chanté par
l’orchestre. Cela gonfle le cœur ; douleur de ne pouvoir exprimer ce qu’on
sent. C’est de la musique d’une sphère supérieure. Beethoven est un Titan,
un Archange, un Trône, une Domination. Vu du haut de son œuvre, tout le reste
du monde musical semble lilliputien.... Il a pu, il a dû même paraphraser l’apostrophe
de l’Évangile, et dire : « Hommes, qu’y a-t-il de commun entre
vous et moi ? »
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le lendemain, recrudescence d’une gastralgie ramenée par diverses causes où l’excès de la fatigue entre pour beaucoup. Confiant, non sans raison, dans l’efficacité des eaux de Plombières, je vais encore une fois leur demander un soulagement qui ne se fait pas attendre.
Mais quel changement ! On n’est plus contraint, à la table d’hôte, à manger de côté ; plus de crinolines, la grosse comtesse du Kremlin s’est décidément envolée ; plus d’uniformes, de musique militaire, plus de célébrités, plus d’autorités ; les guirlandes de feuillage ont disparu ; les alexandrins de Mlle Dorothée n’ont plus qu’onze pieds ; on ne dévore plus le prochain après diner, sur le seuil des maisons ; on entend retentir les sabots des passants dans la rue déserte de Plombières... Il pleut... Les jours se suivent et se ressemblent... Je prends un parapluie et je vais me promener dans les bois, écoutant le bruit harmonieux et mélancolique des gouttes d’eau tombant sur le feuillage, pendant que l’Eaugronne grogne dans son lit au fond de la vallée. Un rouge-gorge, ce gentil avant-coureur de l’automne, passe curieusement entre deux branches sa jolie tête, attache sur le promeneur immobile son regard intelligent, et semble dire : « Que vient faire chez moi, par un pareil temps, cet original ? » Et je rentre ; et je vous écris. Tout est triste.
On était si épanoui à Plombières il y a trois semaines, que les malades eux-mêmes avaient l’air bien portant ; aujourd’hui tous les bien portants ont l’air malade... Il pleut encore... Il pleut toujours... L’Empereur est parti... Le monsieur Prud’homme s’obstine à rester.
J’aimerais à revoir Paris.
Adieu, monsieur.
H. BERLIOZ.
Aberrations et hallucinations de l’oreille.
Un jour, assistant à un concert où l’on exécutait l’une des plus merveilleuses sonates de Beethoven, pour piano et violon, j’avais à côté de moi un jeune musicien étranger, récemment arrivé de Naples, où jamais, me disait-il, le nom de Beethoven n’avait frappé son oreille. Cette sonate lui causait des impressions très-vives et qui l’étonnaient profondément. L’andante varié et le finale le ravirent. Après avoir écouté au contraire avec une attention presque pénible le premier morceau :
« — C’est beau cela, me dit-il. n’est-ce pas, monsieur ? Vous trouvez cela beau ?
— Oui, certes, c’est beau, c’est grand, c’est neuf, c’est de tout point admirable.
— Eh bien ! monsieur, je dois vous l’avouer, je ne le comprends pas. »
Il était à la fois honteux et chagrin. C’est un phénomène bizarre que l’on peut observer chez les auditeurs même les plus heureusement doués par la nature, mais dont l’éducation musicale est incomplète. Sans qu’il soit possible de deviner pourquoi certains morceaux leur sont inaccessibles, ils ne les comprennent pas ; c’est-à-dire ils n’en apprécient ni l’idée mère, ni les développements, ni l’expression, ni l’accent, ni l’ordonnance, ni la beauté mélodique, ni la richesse harmonique, ni le coloris. Ils n’entendent rien ; pour ces morceaux-là certains auditeurs sont sourds. Bien plus, n’entendant point ce qui y surabonde, ils croient souvent entendre ce qui n’y est pas.
Pour l’un d’eux, le thème d’un adagio était vague et couvert par les accompagnements :
« — Aimez-vous ce chant ? lui dis-je un jour, après avoir chanté une longue phrase mélodique lente.
— Oh ! c’est délicieux, et d’une netteté de contours parfaite ; à la bonne heure.
— Tenez, voilà la partition ; reconnaissez l’adagio dont vous avez trouvé le thème vague, et tâchez de vous convaincre par vos yeux que les accompagnements ne sauraient le couvrir, puisqu’il est exposé sans accompagnement. »
Un autre, reprochant à l’auteur d’une romance d’en avoir gâté la mélodie par une modulation intempestive, rude, dure et mal préparée.
« — Parbleu ! répliqua le compositeur, vous me feriez plaisir en m’indiquant cette malencontreuse modulation ; voici le morceau, cherchez-la. »
L’amateur eut beau chercher et ne trouva rien ; le morceau est en mi bémol d’un bout à l’autre, il ne module pas.
Je ne cite là que des idées erronées, produites par des impressions fausses, chez des auditeurs impartiaux, bienveillants même, et désireux d’aimer et d’admirer ce qu’ils écoutent. On juge de ce que peuvent être les aberrations, les hallucinations des gens prévenus, haineux, à idées fixes. Si l’on faisait entendre à ces gens-là l’accord parfait de ré majeur, en les avertissant que cet accord est dans l’œuvre d’un compositeur qu’ils détestent :
— Assez, assez, s’écrieraient-ils, c’est atroce, vous nous déchirez l’oreille !
Ce sont de véritables fous.
Je ne sais si dans les arts du dessin on a pu constater l’existence de cette race de maniaques pour qui le rouge est vert, le blanc est noir, le noir est blanc, les rivières sont des flammes, les arbres des maisons, et qui se croient Jupiter.