Trois articles par
Auguste Morel
(Le Journal de Paris, 11, 13 et 20 septembre 1838)
La première représentation de Benvenuto Cellini eut lieu à l’Opéra de Paris (Opéra Le Peletier) le 10 septembre 1838 sous la direction de Habeneck, et fut suivie de deux autres le 12 et le 14 septembre; à ce moment Gilbert Duprez, le tenant du rôle principal, se retira et dut être remplacé par Alexis Dupont. La quatrième représentation de l’ouvrage n’eut lieu que 11 janvier de l’année suivante et fut la dernière à Paris de l’œuvre complète du vivant de Berlioz. En février et mars 1839 le premier acte seul fut représenté encore trois fois, après quoi l’ouvrage disparut de l’affiche jusqu’à sa résurrection à Weimar en 1852 par l’initiative de Franz Liszt.
Les trois articles ci-dessous, datant du 11, 13 et 20 septembre 1838, sont dûs à la plume d’Auguste Morel, un des plus fidèles amis de Berlioz qui le soutint tout au long de sa carrière depuis au moins 1837 jusqu’à après sa mort. La carrière d’Auguste Morel et ses rapports avec Berlioz sont évoqués en détail ailleurs sur ce site. Les articles, qui parurent dans le Journal de Paris dont Morel était collaborateur à cette époque, donnent un témoignage contemporain précieux sur les débuts de l’ouvrage et les difficultés qu’il dut affronter, témoignage remarquable par sa perspicacité et sa franchise : le premier article, paru le lendemain de la première représentation, témoigne déjà d’une connaissance approfondie de la partition, connaissance acquise sans doute au cours des semaines précedentes. Si Berlioz eut à faire face de son vivant à de nombreux ennemis, il bénéficia aussi de l’appui d’amis fidèles tel qu’Auguste Morel.
Les articles sont reproduits ici d’après des versions en pdf des originaux, versions généreusement mises à la disposition du public par CORE (COnnecting REpositories)*. Quelques légères modifications ou corrections ont été faites au texte.
The first performance of Benvenuto Cellini took place at the Paris Opéra (Opéra Le Peletier) on 10 September 1838 under the direction of Habeneck, and was followed by two more on 12 and 14 September; at this point the singer entrusted with the title role, Gilbert Duprez, withdrew and had to be replaced by Alexis Dupont. The fourth performance of the work only took place on 11 January of the following year; it was the last performance of the complete work in Paris in Berlioz’s lifetime. In February and March 1839 the first act only was performed a further 3 times, after which the work disappeared altogether until it was revived in Weimar in 1852 at the initiative of Franz Liszt.
The 3 articles below, dating from 11, 13 and 20 September 1838, were written by Auguste Morel, one of Berlioz’s most loyal friends, who supported the composer throughout his career from at least 1837 onwards to his death and beyond. Morel’s own career, and his relations with Berlioz, are discussed in detail elsewhere on this site. The articles appeared in the Journal de Paris, to which Morel was a contributor at the time; they give a valuable contemporary perspective on the beginnings of the work and the difficulties it had to face, and are also remarkable for their perceptiveness and frankness. The first article, which appeared the day after the first performance, shows already a detailed knowledge of the score, and this must have been acquired in the course of the preceding weeks. Berlioz may have had numerous enemies in his lifetime, but he also enjoyed the support of devoted friends such as Auguste Morel.
The articles are reproduced here from pdf versions of the originals, which are generously made available by CORE (Connecting Repositories)*. A few small changes and corrections have been made to the text.
Le Journal de Paris, 11 septembre 1838
Quelque opinion que l’on professe à l’égard de Berlioz, soit qu’on le regarde comme une de ces individualités puissantes qui surgissent de temps en temps pour faire faire un pas immense dans la voie du progrès auquel elles se sont vouées, soit qu’on ne veuille voir en lui qu’un auteur hardi, mais imprudent qui s’est fourvoyé dans une route dangereuse où toute sa force doit venir se briser contre les nombreux écueils qu’il affronte avec tant d’audace, personne, ami ou ennemi, ne contestera l’extrême importance qui s’attache au premier début de ce compositeur dans le drame musical. Il n’est peut-être pas maintenant en musique un nom si haut placé qu’il soit, qui doive mettre en émoi le monde artistique comme celui de Berlioz, par toutes les graves questions qu’il soulève, tous les grands intérêts d’avenir et de progrès qu’il met en cause avec lui-même en abordant la scène lyrique. Nous ne voulons pas dire que l’attente d’une œuvre de Meyerbeer, d’Halévy et de Rossini (si ce dernier sortait de l’inaction à laquelle il a condamné son génie), ne dût préoccuper aussi activement, et même jusqu’à ce que Berlioz ait fait ses preuves, beaucoup en usèrent [?], tous ceux qui s’occupent de musique, sous le rapport de source de jouissances nouvelles qu’ils peuvent en espérer ; mais l’art en lui-même n’y a pas un intérêt aussi direct, car on sait à peu de chose près à l’avance, l’ordre d’idées dans lequel leurs compositions seront créées, et on peut presque prévoir jusqu’où ils iront. Un opéra nouveau ne sera de leur part qu’une nouvelle formule, formule sans doute toujours belle et précieuse, des idées qu’ils ont déjà émises, du système qu’ils ont adopté ; tandis qu’avec Berlioz, c’est une terre nouvelle qui s’offre à nous, peut-être tout un monde que nous allons explorer et reconnaître, où les uns s’attendent à rencontrer des landes incultes et stériles, de vastes déserts, où les autres, au contraire, espèrent trouver des plaines riantes, de verdoyantes campagnes, des forêts d’arbres séculaires, tout ce qui ait l’aspect d’une végétation active et vigoureuse.
En un mot, Berlioz est une de ces organisations énergiques qui s’attire d’aussi ardentes sympathies que de vives inimitiés, dont toutes les productions ont un cachet d’originalité et de volonté forte qui ne permet pas qu’on leur accorde seulement une attention secondaire. Il faut prendre parti pour ou contre, devenir son admirateur enthousiaste ou son adversaire acharné, mais il n’est permis à personne de se montrer indifférent à son égard, et de rester neutre.
Pour nous, on sait déjà dans quel camp nous avons pris place ; à l’occasion de la messe de Requiem de Berlioz, nous avons vivement témoigné de l’admiration que nous éprouvons pour ce grand et magnifique ouvrage, et nous avons été heureux de pouvoir reconnaître, à l’accueil qu’il a reçu à Paris, à l’enthousiasme qu’un de ses fragments a excité au festival de Lille, que la majorité pensait comme nous, que toutes les fortes et sévères beautés de cette musique étaient dignement appréciées. Aussi, tout en pensant que les formes musicales adoptées par Berlioz étaient peut-être plus difficiles à naturaliser sur la scène que dans la musique sacrée, nous n’avons pas douté un seul instant de sa réussite. Si l’événement ne nous a pas entièrement donné raison, si Benvenuto Cellini n’a pas eu tout le succès que nous souhaitions pour lui, la faute en est au poème, et non à la musique qui a complètement justifié nos espérances et enlevé tous les suffrages. Et pourtant cette première audition est loin d’avoir donné une idée complète de cet ouvrage dans lequel on aura toujours quelque chose à découvrir quand on l’entendra. Mais cette musique est si riche et si pleine, qu’elle n’en a pas moins, dès aujourd’hui, produit le plus grand effet ; elle a pu ne pas faire sentir encore à tout le monde tous les trésors de sentiment et de mélodie qu’elle renferme, mais personne n’a pu méconnaître sa force et sa puissance d’effets ; on a été ébranlé et entraîné, bientôt on sera également charmé.
Benvenuto Cellini est un des héros de prédilection de Berlioz qui lui a consacré dans la Gazette Musicale plusieurs articles très remarquables**. Il y a effectivement quelque choses d’attrayant dans le spectacle de cette vie active et agitée de Benvenuto Cellini, de ces luttes qu’il a eu constamment à soutenir avec la médiocrité jalouse, de ces nombreux périls qui ont constamment menacé sa fortune et sa vie. Qui sait si Berlioz, qui, lui aussi, a eu long-temps à lutter contre des obstacles de toute nature ne se sera pas laissé aller à la tentation de personnifier dans le ciseleur Florentin une partie des cruelles et pénibles émotions qu’il a éprouvées lui-même, et de chercher à faire ressortir une sorte d’analogie entre leurs deux destinées. Les temps ont changé il est vrai ; la lutte n’est plus maintenant aussi active et aussi brutale qu’au temps où vivait Cellini, mais qui pourrait dire qu’elle ne soit pas aussi dangereuse ! On ne se sert plus de l’épée et du poignard, mais avec la pointe acérée d’une plume trempée dans le fiel de la haine, on se fait des blessures tout aussi cruelles. Les attaques de ce genre n’ont pas manqué à Berlioz, et c’est encore une preuve de ce que nous disions plus haut de l’importance extrême que tout le monde, même ses ennemis, sont obligés de reconnaître à sa personne et à ses œuvres.
Ceci posé, nous allons entrer dans l’examen de l’œuvre nouvelle, et nous analyserons en même temps le poème et la musique qui ici nous semblent former un tout indissoluble et ne pouvoir être appréciés l’un sans l’autre. Ce qui a été fâcheux pour le musicien.
Enfin nous avons une ouverture complète. Il y a long-temps qu’on ne nous en avait plus donné, depuis que l’école italienne avait fait irruption chez nous, nos compositeurs avaient préféré imiter sur ce point sa facile paresse. En voici une qui pourra faire suite à ces magnifiques ouvertures de Weber, de Beethoven et de Mozart, qui sont une des principales gloires de l’école allemande. La coupe de l’ouverture de Benvenuto Cellini, quoique neuve et appartenant en propre à Berlioz, ne laisse pas que d’être très classique. Elle est faite en entier avec les principaux motifs de l’ouvrage. Mais celui qui en fait en quelque sorte la base, c’est le chant du cardinal au second acte qui, présenté dans l’introduction par les basses, sert de texte à des contrepoints de chants délicieux, et puis à la fin de l’allegro est reproduit avec une puissance et un éclat inouïs par tous les cuivres, pendant que le reste de l’orchestre se livre à un travail de traits vigoureux et richement dessinés.
La toile se lève et nous laisse voir une pièce de la maison du vieux Geronimo Bonducci [sic pour Giacomo Balducci], trésorier du pape. Il va sortir pour aller à ses affaires, et il appelle, à plusieurs reprises, sa fille Teresa. Teresa ne l’entend pas ; elle est à la fenêtre où elle écoute une sérénade que lui donnent Cellini et ses ouvriers avec un accompagnement de guitare et de tambours de basques. Geronimo qui n’aime guère cette musique, surtout parce qu’il se doute de qui elle vient, paraît à la fenêtre pour chasser les importuns ; mais les musiciens lui jettent à la tête de la farine qui salit sa belle robe fourrée, et il part courroucé. Teresa, au contraire, reçoit en s’approchant de la fenêtre une pluie de bouquets. L’un d’eux renferme un petit billet qui lui dit que Cellini va venir. Ici, un air dans lequel Teresa exprime tout à la fois sa surprise, sa joie et sa frayeur à l’idée de voir chez elle celui qu’elle aime. Cet air, plein de charme, est, on ne peut mieux, adapté à la voix de Mme Dorus qui le dit à merveille. L’andante est plein de sentiment et le hautbois s’y marie à la voix de la manière la plus heureuse. L’allegro, mouvement de valse, est plein de grâce et il renferme de charmantes vocalises.
A peine Teresa a-t-elle fini son air que Cellini arrive. Cellini exprime son amour à Teresa dans un duo plein de passion qui devient bientôt un trio par l’adjonction d’un troisième personnage, le sculpteur Fieramosca, rival ridicule de Cellini, faux brave, qui dit toujours : si j’avais ma rapière en main, et qui se garde bien de l’apporter de peur d’être forcé d’en faire usage. Pour le moment sa main est armée d’un gros bouquet qu’il veut offrir à Teresa, mais voyant qu’elle est en tête à tête avec son rival, il se cache prudemment dans un cabinet. Puis il sort et se glisse derrière un fauteuil pour entendre la conversation. Là il apprend en effet des choses importantes. C’est le mardi-gras ; Cellini profitera de la fête pour enlever sa maîtresse, le soir, sur la place Colonne, devant l’opéra de Cassandre. Il viendra déguisé en moine blanc et un de ses amis en capucin. A ce soir ; j’y serai, dit Teresa ; nous y serons, dit à part Fieramosca. Ce trio est ravissant; rien de piquant comme le dessin d’orchestre avec les violons en sourdines, sur lequel Cellini donne le rendez-vous à sa maîtresse pendant que Fieramosca prête l’oreille et répète les mots entrecoupés. Ce motif revient deux fois entremêlé et suivi de chants délicieux de Cellini et de Teresa que l’on a entendus dans l’ouverture. Seulement dans l’ouverture ils sont à deux temps, tandis qu’ils sont à trois temps dans le trio.
Cependant le vieux Geronimo rentre tout à coup. Cellini se cache derrière une porte et Fieramosca se glisse dans la chambre de Teresa. Geronimo, voyant qu’elle est troublée, lui demande ce qu’elle a. Elle hésite, puis, ne croyant pas si bien dire, elle s’écrie : Un homme ici dans mon appartement !... Un homme ! s’écrie Geronimo, et il entre furieux dans la chambre de sa fille. Pendant ce temps Cellini s’esquive et Geronimo reparaît tenant par l’oreille, au grand étonnement de Teresa, le malheureux Fieramosca, qui a beau protester de la pureté de ses intentions. Geronimo appelle à son secours toutes ses servantes, qui se hâtent d’accourir, et, dans un chœur bruyant plein de vivacité, accablent Fieramosca de leurs imprécations et l’assourdissent de leurs cris, auxquels enfin il se dérobe par la fuite, et non sans leur laisser son manteau.
La scène change, voici la place Colonne, et le théâtre de Cassandre. Cellini est seul, et il exprime son amour dans une romance pleine de sentiment, mais qui aurait pu peut-être avoir un peu plus d’animation. C’est le morceau que Berlioz a ajouté à sa partition pendant le délai occasionné par l’indisposition de Duprez. Les ouvriers de Cellini viennent bientôt se joindre au maître, et tous ensemble ils se mettent à chanter la chanson des ciseleurs, morceau plein de caprice et d’originalité où les chœurs et les voix s’entremêlent de la façon la plus piquante. Cependant il faut boire et l’hôtelier ne veut plus faire crédit. Il leur fait en psalmodiant d’une voix nasillarde, un dénombrement on ne peut plus comique de tous les vins qu’ils ont bus. Les ciseleurs se moquent de lui et veulent l’assommer. Mauvais moyen, dit Cellini : attendons plutôt Ascanio. Ascanio est l’apprenti et l’ami de Cellini, un jeune enfant plein de dévouement pour son maître, son écuyer, son confident, le sylphe qui veille sur lui, ou si l’on aime mieux son bon ange, mais un ange un peu diable, car il est toujours prêt, même quand il s’agit d’aider Cellini à enlever ses maîtresses ou de tirer l’épée ou le poignard pour sa défense. Ascanio arrive en effet sous les traits gracieux de Mme Stoltz qui est charmante dans ce costume. Il porte dans un sac l’argent que le pape lui a fait compter pour le prix de la statue de Persée que Cellini s’est engagé à fondre pour lui. Avant de leur remettre l’argent, Ascanio leur dit qu’il a promis que la statue serait bientôt fondue et il leur fait prêter serment de tenir la promesse qu’il a faite en leur nom. Rien de grand et d’énergique comme ce morceau quand le motif présenté par Ascanio est repris à l’unisson par le chœur soutenu par les cuivres, pendant que les instruments à cordes font un dessin de larges et vigoureuses notes de triolets staccato et que les petites flûtes, hautbois et clarinettes font dans le haut une espèce de gazouillement qui chevauche inégalement sur les temps de la mesure d’une façon singulière. Après cela, on paye le cabaretier, on boit et l’on redit en chœur la chanson des ciseleurs.
Cellini et ses amis partis, Fieramosca paraît. Cette fois, il a sa rapière en main, parce que son ami l’orfèvre Pompeo, grand ferrailleur, l’accompagne et lui donne du cœur. Pompeo lui conseille de profiter de ce qu’il a appris le matin, en se déguisant en moine blanc pour venir à la place de Cellini enlever Teresa. C’est lui, Pompeo, qui fera le capucin et qui lui prêtera main forte au besoin. Alors Fieramosca fait le brave et simule avec Pompeo un combat où celui-ci est censé succomber. Je suis vainqueur, s’écrie-t-il. Cet air d’une coupe très hardie et très comique, est chanté avec beaucoup de vigueur par Massol. Cependant la fête commence. Le peuple chante et danse une tarentelle rapide d’un effet ravissant, et qui est une des plus remarquables choses qu’on ait faites en musique dans ce genre. C’est la seule danse qu’on rencontre dans l’ouvrage, et l’honneur du ballet est dignement soutenu par les sœurs Dumilâtre qui s’y montrent très gracieuses. Bientôt on entend un appel de fanfares : c’est le théâtre de Cassandre, où l’on va jouer l’opéra Le Roi Midas. La danse cesse aussitôt. D’un côté arrive Geronimo et Teresa ; de l’autre, Cellini et Ascanio déguisés comme on sait. Geronimo et Teresa chantent d’abord séparément deux motifs différents qui se joignent ensuite et forment un quatuor avec deux nouveaux motifs de Cellini et d’Ascanio, et tout cela est entremêlé de temps en temps de l’appel des cuivres. Le spectacle commence : Faisons silence, crie le chœur, les femmes surtout que l’on entend les dernières, et qui ne peuvent plus se décider à finir.
Les acteurs du théâtre de Cassandre sont les amis de Cellini. Ils ont imaginé une farce où on contrefait le vieux trésorier. Le roi Midas, dans lequel on a cherché à le personnifier, écoute tour à tour le chant d’Arlequin, qui emprunte la douce voix du cor anglais, et le chant de Pulcinella représenté par la voix rauque de l’ophicléide. Ce dernier chant est une espèce de parodie de la musique italienne. La cadence Félicità s’y trouve nécessairement et le peuple chante en chœur les dernières mesures. Midas, en juge ignorant, couronne Pulcinella, et Arlequin, irrité, le frappe à coups de latte. Indigne de voir ainsi sa dignité méconnue, Geronimo monte sur le théâtre, et, à coups de canne, disperse tous les acteurs. Pendant ce temps Cellini et Ascanio s’approchent de Teresa, mais ils se trouvent face à face avec un autre moine et un autre capucin qui [en] veulent également à Teresa. Aussitôt les sbires l’arrêtent.
En ce moment la plus grande animation règne sur la scène. Le peuple arrive tenant à la main les moccoli, petites bougies allumées, qui doivent s’éteindre au bruit du canon du fort Saint-Ange. Le canon retentit en effet, et soudain la nuit se fait : A moi, mes amis ! crie Cellini ; et ses ouvriers, Ascanio en tête, le délivrent. C’est une mêlée, une confusion générale, et les sbires cherchant à rattraper leur prisonnier, trompés par le costume, s’emparent de Fieramosca, qui paie encore une fois pour le vrai coupable. On ne peut se faire une idée de la profusion et de la richesse de motifs qui se trouvent dans ce final, vaste composition où tous les incidents de l’action ont été rendus de la manière la plus heureuse et avec beaucoup d’unité et de suite dans les idées.
Une courte introduction précède le second acte dans laquelle les cuivres répètent en mineur le motif de la chanson des ciseleurs. Nous sommes dans l’atelier de Cellini. Teresa et Ascanio inquiets attendent son retour, une procession passe dans la rue qui psalmodie : Ave Maria, mater Dei, ora pro nobis ; et Teresa et Ascanio adressent au ciel pour Cellini une prière d’une ineffable douceur. Tout à coup un moine entre précipitamment, c’est Cellini qui tombe dans leurs bras et leur raconte, dans un récitatif expressif, comment il a échappé aux sbires qui le poursuivaient. Ascanio va aussitôt chercher des chevaux pour la fuite des deux amants entre lesquels commence un très beau duo. La première partie en mineur est pleine d’expression et de mélancolie; l’allegro en majeur est plein de fierté et d’entraînement. Tout à coup Ascanio revient tout troublé annonçant que Geronimo est sur ses pas. Teresa se cache derrière le modèle en plâtre de la statue de Persée ; mais en voyant son père qui menace Cellini, craignant qu’une querelle ne s’engage entre eux, elle se jette à ses pieds et lui demande grâce.
Geronimo est suivi de Fieramosca. C’est ta femme, lui dit-il, emmène-la : si tu fais un seul pas, lui dit Cellini, à l’enfer je te fais descendre. Cependant on entend un bruit de marche religieuse : c’est le cardinal qui vient, accompagné d’une escorte, voir où en est la statue. Tout le monde se prosterne et il chante, en donnant sa bénédiction; un air d’une largeur et d’une onction admirables, accompagné à contretemps par les instruments les plus graves de l’orchestre et de temps à temps par un coup de cymbales et de grosse caisse piano. Vengeance, lui crie Geronimo, il a enlevé ma fille ! Vengeance, crie aussi Fieramosca, il a tué Pompeo ! Mais aux yeux du cardinal, Cellini est coupable d’un crime encore plus grand, il n’a pas terminé la statue. Il ordonne à ses gardes de l’arrêter et d’enlever le modèle. Mais Cellini s’élance, s’arme d’un marteau et menace, si l’on fait un pas, de briser son œuvre en mille pièces.
Arrête, crie le cardinal, je capitule. — Que veux-tu? — Ma grâce. — Tu l’auras. — La main de Teresa. — Tu l’auras. — Encore cette journée pour fondre ma statue. — Tu l’auras ; mais si tu n’as pas fini ce soir, demain tu seras pendu. — C’est entendu, dit Cellini ; Monseigneur, je vous remercie. Toute cette scène est parfaitement rendue dans un morceau d’ensemble de la plus belle facture. On remarque surtout le passage où le chœur jette de temps en temps le mot pendu pendant que Cellini remercie le cardinal.
La scène change, nous sommes dans l’atelier que le cardinal a fait établir dans le Colisée pour la fonte de la statue ; mais le vieux monument romain n’apparaît pas encore. Une toile le cache. L’orchestre reprend en mineur le motif du serment du premier acte. Bientôt la musique s’anime et Ascanio vient chanter des couplets pleins de caprice et de gaîté, dont la mélodie simple et facile sera bientôt dans toutes les bouches. Mme Stoltz a été charmante dans ce morceau, où sa belle voix de contralto se déploie avec bonheur.
A Ascanio succède Cellini. L’heure du découragement est venue pour lui : Que ne suis-je un simple pasteur, dit-il dans un cantabile dont la mélodie large et pleine de sentiment est soutenue par un accompagnement de la plus grande richesse. Le rythme en est surtout remarquable. La mesure est à six-huit, et les basses marquent constamment en pizzicato les deux premières croches du premier temps et la première du second. C’est là de cette belle musique comme les Allemands en savent faire, où le charme de la mélodie s’unit à la beauté de l’harmonie. C’est une espèce de mélange du genre de Beethoven et de Schubert. La phrase principale y revient trois fois et toujours avec de légères modifications qui la relèvent sans l’altérer d’une manière sensible.
Cependant les ouvriers de Cellini, dans l’atelier intérieur, chantent une chanson lente avec accompagnement de guitares et d’une espèce de timbre métallique. Bienheureux les matelots, disent-ils, et cette chanson a en effet quelques rapports avec les chants des matelots lorsqu’ils sont à l’ouvrage. L’effet en est tout-à-fait singulier. Les ténors et les basses chantent à l’unisson et au dernier couplet à l’octave, et seulement à la cadence finale vient se joindre une seconde partie qui fait la sixte de la partie supérieure. Cellini est inquiet, ce chant, à ce qu’il dit, lui présage malheur. Au moment où il veut aller relever le courage de ses ouvriers, Fieramosca arrive qui l’appelle en duel, et à son tour à l’enfer veut le faire descendre. Cellini, impatienté, dit à Ascanio d’aller chercher son épée et se dispose à partir pour le lieu du rendez-vous indiqué par Fieramosca. En ce moment arrive Teresa. On juge de son trouble en voyant que son amant va se battre en duel. Mais elle a bientôt un autre sujet d’inquiétude : les ouvriers, découragés, ne veulent plus travailler et menacent de partir. Enfin, pour comble de désespoir, elle voit Fieramosca revenir seul et croit Cellini mort. Les ouvriers alors veulent le venger, et ils vont jeter Fieramosca dans la fournaise lorsque, fort heureusement pour lui, Cellini, qui n’a trouvé personne au rendez-vous et que Fieramosca voulait seulement empêcher de travailler, se présente et l’arrache de leurs mains. Fieramosca en sera quitte pour ceindre le tablier et travailler comme les autres.
L’heure de la fonte est venue. Le cardinal et Geronimo sont présents. La toile du fond se lève. Le Colisée apparaît éclairé par la lumière pâle de la lune. La fonte mugit dans la fournaise, et le peuple romain est là, attendant avec impatience l’issue de ce grand événement. Du métal, du métal ! crie Fieramosca, qui s’est mis de bon cœur à l’œuvre. Maître, maître ! la fonte se fige, crient les ouvriers. Malheureux, dit Cellini, je n’en ai plus, je suis perdu. Tout à coup une idée traverse son esprit, il fait prendre à ses ouvriers tout ce qu’il y a dans son atelier, ses vases, ses statues en argent et en or, tout est jeté dans la fournaise. Au moyen de ce surcroît de métal, l’opération réussit parfaitement et Persée est enfin fondu. Cellini ne sera pas pendu et il épousera Teresa.
Ce dernier tableau, qui n’est presque qu’en action, marche avec beaucoup de vivacité. La musique peint très bien le trouble et la confusion générale. Ce sont les cuivres qui font le chant accompagné par les pizzicato des instruments à cordes. Au moment décisif la musique prend une couleur encore plus tranchée. Des coups de grosse-caisse se font entendre par intervalles. L’orchestre se tait, les violons seuls attaquent un tremolo sur le fa suraigu qui commence pianissimo et par un crescendo vient aboutir sur un grand éclat général au moment où la fonte s’échappe de la fournaise. L’opéra finit par la chanson des ciseleurs que tout le monde redit en chœur.
Comme nous avons dit en commençant, le poème seul est défectueux et fait tache parfois dans ce grand ensemble. Les auteurs, entérinés par le désir de fournir à M. Berlioz l’occasion de développer son talent sous toutes ses faces, ont mêlé avec trop peu de discernement le tragique et le comique. Quelques situations, donnant un peu trop dans la charge, quelques mots hasardés dans le dialogue ont malheureusement soulevé une opposition assez forte ; mais ce n’est pas, selon nous, le plus grand tort de ce poème ; ce qu’il y a de plus fâcheux c’est qu’il est toujours de beaucoup au-dessous de la musique. En effet, qu’on imagine les situations les plus dramatiques, l’expression des sentiments les plus nobles et les plus énergiques, et rien ne sera top relevé pour la musique de M. Berlioz. Elle écrase donc le poème de tout le poids de son immense supériorité.
L’exécution a été très satisfaisante sauf quelques fautes, mais en raison de la difficulté de cette musique, on ne doit pas se montrer trop sévère avec les chœurs et l’orchestre, et il faut reconnaître que tout le monde a bien rempli son devoir. Quant aux premiers sujets, nous leur avons rendu justice dans le cours de notre analyse. Après Duprez, qui a chanté avec sa supériorité ordinaire, les honneurs ont été pour Mme Stoltz qui a créé de la manière la plus remarquable le rôle d’Ascanio. On eût dit de la personnification d’une de ces figures de jeune page des maîtres de l’école florentine. N’oublions pas de mentionner avec éloges les deux décors représentant la place Colonne et le Colisée.
A.M.
Le Journal de Paris, 13 septembre 1838
Nous n’avions pas tort de nous prononcer aussi vivement dès la première représentation en faveur de l’œuvre de Berlioz. Ce soir Benvenuto Cellini, grâce à d’heureuses modifications, a obtenu un succès d’enthousiasme. Les auteurs du poème se sont exécutés de bonne grâce, et ils ont retranché sans pitié tout ce qui la première fois avait excité des marques d’improbation de la part du public. Ils n’ont pas pu, sans doute, se réformer entièrement et en faire une œuvre irréprochable, mais du moins maintenant l’action marche bien, et, secondée par la beauté des accessoires, par la magnificence des décors et de la mise en scène, forme même un spectacle qui n’est pas dépourvu d’agrément.
Mais que dire de l’effet que produit maintenant l’admirable musique de Berlioz, cette musique si grande et si énergique, si pleine d’originalité, de sentiment et de passion, dont nous avons l’autre jour énuméré toutes les richesses. Du reste, elle n’avait jamais été en cause, et ceux même qui condamnaient le poème étaient loin de la comprendre dans leur réprobation. Il est fâcheux, on peut le dire, que les importantes mutilations qu’il a fallu faire subir au livret nous aient privés de plusieurs morceaux admirables. Il en est que nous regrettons vivement, par exemple, le beau chœur si accentué et si énergique de la révolte des ouvriers. Mais la partition de M. Berlioz est si riche qu’elle peut perdre quelque chose sans s’appauvrir, et d’ailleurs ces retranchements n’ont servi qu’à faire mieux ressortir et à mettre parfaitement en lumière les innombrables beautés qui restent.
C’est une grande et belle victoire pour Berlioz. A lui l’honneur de faire suite aux Beethoven et aux Weber ! Il a conquis sa place maintenant, on a beau dire et beau faire, rien ne peut plus la lui enlever. On ne saurait donner trop d’éloges aux artistes, à l’orchestre et aux chœurs pour le zèle avec lequel ils se sont dévoués à l’exécution de cette œuvre si difficile. La belle voix et l’admirable talent de Duprez brillent de tout leur éclat dans sa romance du premier acte, dans son air du second et dans les beaux récitatifs qu’il dit avec toute l’énergie et la puissance des moyens qu’on lui connaît. Il est impossible de chanter mieux que ne le fait Mme Dorus-Gras, son air ravissant du 1er acte. Le duo de ces deux artistes au second acte et leur trio avec Massol au premier enlèvent tous les applaudissements. Nous avons dit combien Mme Stoltz était délicieusement espiègle dans le rôle du page Ascanio ; Serda et Dérivis concourent aussi très heureusement à l’ensemble qui est on ne peut plus satisfaisant.
A.M.
Le Journal de Paris, 20 septembre 1838
Il court depuis quelques jours, au sujet de l’opéra nouveau, que vient de donner l’Académie royale de musique, des bruits si singuliers et d’une nature si fâcheuse, qu’il est presque impossible d’y ajouter foi. Comment admettre en effet qu’un directeur reçoive une pièce avec l’intime conviction qu’elle doit tomber ? Eh bien ! ici on va plus loin ; on parle du vœu exprimé plusieurs fois d’une chute complète, d’un pari même qui aurait été fait dans ce sens, par la personne qui, après les auteurs, devait naturellement être la plus intéressée au succès de Benvenuto Cellini.
Nous sommes loin de vouloir prendre sur nous la responsabilité d’une pareille assertion ; seulement nous constatons une chose, c’est que cela se dit partout. On a tort sans doute, car si la direction de l’Opéra avait voulu, de parti pris, sacrifier Benvenuto Cellini, elle n’aurait pas fait d’aussi grandes dépenses en décors et costumes, elle n’aurait pas distribué les rôles à ses premiers sujets, et elle n’aurait pas consacré près de cinq mois de travaux pénibles à la mise en scène de cette œuvre difficile.
Cependant en y regardant de plus près, quelque propension que l’on puisse avoir à considérer ces bruits comme inexacts ou exagérés, on doit convenir du moins que la conduite de la direction en cette circonstance a pu contribuer à les accréditer, car il est impossible, même à l’esprit le moins clairvoyant, de ne pas reconnaître dans tous ses actes à l’égard de Benvenuto Cellini, les symptômes d’une mauvaise volonté bien prononcée.
Benvenuto Cellini n’est pas le premier ouvrage qui ait été peu favorablement accueilli à sa première représentation. En ce cas-là on sait quelles vives et pressantes sollicitudes témoigne d’ordinaire la direction pour la pièce menacée. On fait annoncer à grand bruit par tous les journaux que de nombreuses et judicieuses coupures ont été faites, que d’heureuses modifications ont été apportées, on prie les personnes influentes de ne pas se hâter de porter un jugement, on distribue généreusement des billets pour les représentations suivantes, on remplit autant que possible la salle d’amis et de gens bien intentionnés, et grâce à tous ces moyens, on parvient quelquefois à donner une existence factice à des ouvrages qui n’étaient guère nés viables.
Ici rien de tout cela n’a été fait. Benvenuto Cellini a été livré par l’administration, seul et sans secours à toutes les chances de sa destinée. Les coupures que les auteurs se sont empressés de faire avec une louable condescendance n’ont été nullement annoncées, et ce n’est qu’à la scène qu’elles ont été reconnues par les spectateurs qui assistaient à la seconde et à la troisième représentations. La réclame est restée muette, et la direction n’a cherché en aucune manière à réchauffer le zèle de ses amis.
Cependant malgré ce défaut d’appui, Benvenuto Cellini s’est complètement relevé et cela par son propre mérite, grâce aux nombreuses et incontestables beautés de sa musique, sur lesquelles l’immense majorité des connaisseurs est aujourd’hui d’accord. Nous aimons mieux, pour nous, qu’il en soit ainsi, et ce n’est pas à notre avis un médiocre sujet d’éloges pour cet opéra, une preuve peu significative de sa valeur, que la facilité avec laquelle il a triomphé de la mauvaise fortune, sans le secours de tous ces petits moyens, de ces ressorts cachés, charlatanisme usé et peu moral des directions théâtrales.
Mais voilà qu’au moment où la question est jugée, où Benvenuto Cellini a obtenu gain de cause et semble appelé à fournir une longue et excellente carrière, de graves embarras lui sont suscités, et un coup va lui être porté, cette fois bien évidemment [sinon] par la volonté, du moins avec le concours de la direction.
Benvenuto Cellini n’a été joué que trois fois, et déjà cet opéra va passer entre les mains des doublures. Nous ne parlons pas ici de Dérivis, qui a été remplacé par Alizard, ce qui est tout profit pour M. Berlioz ; nous ne parlons pas non plus de Mme Dorus, qui pourra être remplacée par Mlle Nau, et qui d’ailleurs fait à M. Berlioz sans que l’administration ne l’ait sollicitée la gracieuseté de retarder son départ pour continuer à tenir son rôle dans cet ouvrage. Mais nous parlons de celui de tous les acteurs dont la présence importait le plus à l’opéra nouveau, de Duprez, le héros de la pièce, dont le rôle avait été écrit par M. Berlioz dans des proportions telles qu’il est bien difficile qu’un autre ténor, dans ce moment stérile où l’Académie royale est si pauvre sous ce rapport, puisse chanter. Nous ne savons de qui vient cette détermination, si c’est du chanteur ou de la direction ; peut-être, et c’est ce qu’on dit, c’est ce qui est le plus probable, vient-elle de tous les deux.
De la part de la direction, nous l’avouerons, elle ne nous étonne que médiocrement. Le directeur ne montre pas, en effet, une assez grande sollicitude pour les intérêts de l’art, une intelligence assez éclairée de ce qui peut contribuer à ses progrès, pour qu’on ne puisse lui attribuer l’initiative d’une pareille mesure. D’ailleurs, la direction de l’Opéra ne se croit nullement tenue à avoir quelques connaissances musicales, et elle peut fort bien penser nous avoir donné une mauvaise partition dans Benvenuto Cellini. Mais de la part de l’acteur, nous ne pouvons nous expliquer cet abandon de son rôle dans une pièce qui vient à peine de naître et qui aurait dû être une addition précieuse à son répertoire jusqu’ici assez restreint.
C’est là une désertion véritable, que rien à notre avis ne saurait justifier. Nous laissons de côté la question de convenance, nous n’examinerons pas si les auteurs de cet ouvrage et surtout celui de la musique n’avaient pas droit d’attendre plus de bonne volonté de la part de Duprez ; nous ne voulons voir la chose que sous le point de vue de l’art.
Duprez trouverait-il la musique de Berlioz trop médiocre pour être digne de son talent, ou bien serait-ce le rôle de Benvenuto Cellini que ne lui paraîtrait pas écrit dans des conditions assez favorables pour qu’il puisse y paraître avec tous ses avantages ?
Serait-il possible qu’un séjour de plusieurs années dans l’Italie, et les brillants triomphes qu’il y a obtenus, eussent pu avoir sur Duprez une influence assez grande pour lui faire perdre entièrement le fruit des leçons qu’il a reçues de son premier maître Choron ? N’aurait-il plus goût maintenant à cette musique forte et substantielle, consciencieusement travaillée, riche en harmonie et en véritable mélodie, dans laquelle il a été élevé ?
Il est bien sans doute d’avoir un opéra italien en France, mais il ne faut pas que le théâtre de la rue Lepelletier devienne une succursale du théâtre Favart, et nous devons exiger que l’Académie royale de musique ne cesse jamais d’être une institution française.
Quant à la seconde hypothèse, s’il était vrai que le rôle de Benvenuto Cellini ne convînt pas à Duprez, que la musique de Berlioz ne fût pas favorable à sa voix et à son talent, il faudrait nécessairement donner tort ou au compositeur ou au chanteur, et pour nous l’alternative ne saurait être douteuse. Entre Berlioz et Duprez, nous nous prononcerons hardiment pour le premier, et nous nous verrions forcés de dire à regret que ce talent de chanteur, si beau à plus d’un égard, est néanmoins incomplet. Nous serions bien près de regarder comme entièrement démontrée pour nous cette vérité que nous soupçonnions depuis quelques temps, mais qui jusqu’ici ne nous avait pas paru assez évidente, à savoir que Duprez ne peut chanter que la musique italienne.
En effet, des cinq ouvrages qui forment le répertoire de Duprez depuis son entrée à l’Opéra, celui où il est le mieux, où il obtient un véritable triomphe, c’est le chef-d’œuvre du maître italien, Guillaume Tell. Par contre, celui qui lui est le moins favorable, c’est l’opéra de Meyerbeer, qui, malgré un séjour prolongé en Italie et les concessions qu’il a voulu faire au système en vigueur en ce pays, n’en est pas moins toujours resté Allemand, surtout dans sa manière de traiter l’orchestre et de le faire concerter avec les voix. C’est pour cela sans doute que Duprez n’a pas encore abordé et paraît décidé à ne vouloir jamais tenter le magnifique rôle de Robert le diable que Meyerbeer, cherchant avec raison avant tout à faire une œuvre dramatique, a coordonné dans un si parfait ensemble avec les rôles également magnifiques de Bertram et d’Alice.
Il faut à Duprez des opéras où son rôle soit tout, et les autres, ainsi que les chœurs, presque rien. Duprez comprend l’opéra comme une espèce de concerto vocal pour le ténor solo avec accompagnement d’autres voix secondaires renforcées de temps en temps par les tutti des chœurs et de l’orchestre ; il ne sent pas que l’opéra, comme toutes les œuvres d’art dont la beauté consiste surtout dans la perfection de l’ensemble, doit être plutôt l’équivalent de la symphonie concertante. Et tout le monde sait combien la symphonie, maintenant dans la musique instrumentale, a écrasé les concertos que peuvent à peine nous faire admettre des artistes aussi puissants que Paganini.
L’appréhension de Duprez pour le rôle de Robert ne peut à coup sûr rien signifier contre l’œuvre de Meyerbeer ; il en est ainsi selon nous pour l’opéra de Berlioz, dans lequel même le rôle de Cellini a été traité par le compositeur avec une prédilection toute particulière, de manière à devoir le faire rechercher avec empressement par tous les ténors. Au 1er acte, le trio et la romance ; au second, le duo et le grand air, sont des morceaux pleins de mélodies riches et expressives dans lesquelles une belle voix et une large méthode doivent se déployer tout à leur aise ; en outre on rencontre à chaque pas de ces magnifiques récitatifs pleins d’énergie, et qui donnent lieu à ces beaux effets de voix de poitrine que Duprez affectionne tant. Peut-être dira-t-on que Berlioz a eu tort de faire toujours chanter Cellini sur des mouvements lents et de ne pas lui écrire quelque allegro ; mais en cela encore il avait en vue la voix de Duprez qui, on le sait, se prête avec difficulté aux mouvements rapides. On peut en juger par l’allegro de l’air de Guillaume Tell dans lequel Duprez fait entendre sans doute des sons d’une ampleur et d’une énergie rares, mais qu’il chante, il faut l’avouer, deux fois trop lentement.
D’ailleurs on assure que Berlioz avait commencé et presque achevé un allegro qui devait faire suite à l’air du second acte, et que c’est sur la demande de Duprez qu’il l’aurait supprimé. Duprez croit peut-être n’avoir pas besoin d’un allegro pour faire de l’effet, et pouvoir s’en tenir au cantabile. Cela est vrai, sans doute, pour les musiciens, mais non pour le public, et dans son air de Guillaume Tell, le cantabile : Asile héréditaire, qui est incontestablement ce qu’il dit le mieux, est loin d’émouvoir et d’entraîner l’auditoire comme l’allegro, dans l’exécution duquel il y a beaucoup à reprendre. Et puis les cantabile même, surtout lorsqu’ils sont sur une mesure trop large, ne sont pas trop favorables à la voix de Duprez. Ainsi, à l’air du second acte de Benvenuto Cellini, en accordant qu’il ne convienne pas bien au talent de Duprez, on peut ajouter l’air du sommeil de La Muette, et la première partie de l’air du tombeau de Guido, où l’on sent souvent la fatigue, et qu’il chante parfois un peu bas.
Quoiqu’il en soit, de tous les bruits que nous venons de rapporter, nous devons dire pour conclusion que les amis de l’art musical ne seront pas, malgré tous ces obstacles, privés du plaisir d’entendre la belle musique de M. Berlioz. Alexis Dupont apprend le rôle de Cellini, qu’il pourra vraisemblablement jouer la semaine prochaine. Cette magnifique partition, dans tout l’éclat de sa fraîcheur, et que l’on a tant besoin d’entendre encore, fera au ballet un frontispice bien autrement intéressant que ces opéras ou fragments d’opéra si usés du Serment et du Philtre. Benvenuto Cellini aura sur le public une puissance d’attraction que la danse toute seule ne suffirait pas pour exercer, et ici c’est le cas de dire que l’accessoire vaudra mieux que le principal.
A.M.
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** Il s’agit sans doute des deux articles intitulés Le Premier Opéra. Nouvelle, parus dans la Revue et gazette musicale le 1er et le 8 octobre 1837 (Critique musicale III, p. 269-78 et 289-94), et repris par la suite par Berlioz dans les Soirées de l’orchestre (première soirée).
Voyez aussi sur ce site:
Berlioz
et Marseille: amis et connaissances - Morel
Auguste
Morel et Berlioz
Auguste Morel: documents
sur sa carrière
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