Par
HECTOR BERLIOZ
PREMIÈRE SOIRÉE
LE PREMIER OPÉRA, nouvelle du passé. —VINCENZA, nouvelle
sentimentale. — VEXATIONS de
Kleiner l’aîné.
On joue un opéra français moderne très-plat.
— Les musiciens entrent à l’orchestre avec un air évident de mauvaise humeur et de dégoût. Ils dédaignent de prendre l’accord ; ce à quoi leur chef paraît ne point faire attention. A la première émission du la d’un hautbois, les violons s’aperçoivent pourtant qu’ils sont d’un grand quart de ton au-dessus du diapason des instruments à vent. « Tiens, dit l’un d’eux, l’orchestre est agréablement discordant ! jouons ainsi l’ouverture, ce sera drôle ! » En effet, les musiciens exécutent bravement leur partie, sans faire grâce au public d’une note. Sans lui faire tort, voulais-je dire ; car l’auditoire, ravi de ce plat charivari rhythmé, a crié bis, et le chef d’orchestre se voit contraint de recommencer. Seulement, par politique, il exige que les instruments à cordes veuillent bien prendre le ton des instruments à vent. C’est un intrigant ! On est d’accord. On répète l’ouverture qui, cette fois, ne produit aucun effet. L’opéra commence, et peu à peu les musiciens cessent de jouer. « Sais-tu, dit Siedler, le chef des seconds violons, à son voisin de pupitre, ce qu’on a fait de notre camarade Corsino qui manque ce soir à l’orchestre ? — Non. Que lui est-il arrivé? — On l’a mis en prison. Il s’était permis d’insulter le directeur de notre théâtre, sous prétexte que, ce digne homme lui ayant commandé la musique d’un ballet, quand cette partition a été faite, on ne l’a ni exécutée ni payée. Il était dans une rage... — Parbleu ! il n’y a pas de quoi perdre patience, peut-être ?... Je voudrais bien te voir berner de la sorte, pour apprécier ta force d’âme et ta résignation... — Oh, moi, je ne suis pas si sot ; je sais trop que la parole de notre directeur ne vaut pas plus que sa signature. Mais bah ! on rendra bientôt la liberté à Corsino ; on ne remplace pas aisément un violon de sa force. — Ah ! c’est pour cela qu’il a été arrêté ? dit un alto en déposant son archet. Pourvu qu’il trouve quelque jour à prendre sa revanche, comme cet Italien qui fit au XVIème siècle le premier essai de musique dramatique ! — Quel Italien ? — Alfonso Della Viola, un contemporain du fameux orfèvre, statuaire, ciseleur, Benvenuto Cellini. J’ai là dans ma poche une nouvelle qu’on vient de publier et dont ils sont les héros, je veux vous la lire. — Voyons la nouvelle ! — Recule un peu ta chaise toi, tu m’empêches d’approcher. — Ne fais donc pas tant de bruit avec ta contre-basse, Dimski ; ou nous n’entendrons rien. N’es-tu pas encore las de jouer cette stupide musique ? — Il y a une histoire ? attendez ; j’en suis. » Dimski s’empresse de quitter son instrument. Tout le centre de l’orchestre se dispose alors autour du lecteur qui déroule sa brochure et, le coude appuyé sur une caisse de cor, commence ainsi à demi-voix.
NOUVELLE DU PASSÉ
1555
Florence, 27 juillet 1555.
ALFONSO DELLA VIOLA A BENVENUTO CELLINI
Je suis triste, Benvenuto ; je suis fatigué, dégoûté ; ou plutôt, à dire vrai, je suis malade, je me sens maigrir, comme tu maigrissais avant d’avoir vengé la mort de Francesco. Mais tu fus bientôt guéri, toi, et le jour de ma guérison arrivera-t-il jamais ?... Dieu le sait. Pourtant quelle souffrance fut plus que la mienne digne de pitié ? A quel malheureux le Christ et sa sainte Mère feraient-ils plus de justice en lui accordant ce remède souverain, ce baume précieux, le plus puissant de tous pour calmer les douleurs amères de l’artiste outragé dans son art et dans sa personne, la vengeance. Oh ! non, Benvenuto, non, sans vouloir te contester le droit de poignarder le misérable officier qui avait tué ton frère, je ne puis m’empêcher de mettre entre ton offense et la mienne une distance infinie. Qu’avait fait, après tout ce pauvre diable ? versé le sang du fils de ta mère, il est vrai. Mais l’officier commandait une ronde de nuit ; Francesco était ivre ; après avoir insulté sans raison, assailli à coups de pierre le détachement, il en était venu, dans son extravagance, à vouloir enlever leurs armes à ces soldats ; ils en firent usage, et ton frère périt. Rien n’était plus facile à prévoir, et, conviens-en, rien n’était plus juste.
Je n’en suis pas là, moi. Bien qu’on ait fait pis que de me tuer, je n’ai en rien mérité mon sort ; et c’est quand j’avais droit à des récompenses, que j’ai reçu l’outrage et l’avanie.
Tu sais avec quelle persévérance je travaille depuis de longues années à accroître les forces, à multiplier les ressources de la musique. Ni le mauvais vouloir des anciens maîtres, ni les stupides railleries de leurs élèves, ni la méfiance des dilettanti qui me regardent comme un homme bizarre, plus près de la folie que du génie, ni les obstacles matériels de toute espèce qu’engendre la pauvreté, n’ont pu m’arrêter, tu le sais. Je puis le dire, puisqu’à mes yeux le mérite d’une telle conduite est parfaitement nul.
Ce jeune Montecco, nommé Roméo, dont les aventures et la mort tragique firent tant de bruit à Vérone, il y a quelques années, n’était certainement pas le maître de résister au charme qui l’entraînait sur les pas de la belle Giulietta, fille de son mortel ennemi. La passion était plus forte que les insultes des valets Capuletti, plus forte que le fer et le poison dont il était sans cesse menacé ; Giulietta l’aimait, et pour une heure passée auprès d’elle, il eût mille fois bravé la mort. Eh bien ! ma Giulietta à moi, c’est la musique, et, par le ciel ! j’en suis aimé.
Il y a deux ans, je formai le plan d’un ouvrage de théâtre sans pareil jusqu’à ce jour, où le chant, accompagné de divers instruments, devait remplacer le langage parlé, et faire naître, de son union avec le drame, des impressions telles que la plus haute poésie n’en produisit jamais. Par malheur, ce projet était fort dispendieux ; un souverain ou un juif pouvait seul entreprendre de le réaliser.
Tous nos princes d’Italie ont entendu parler du mauvais effet de la prétendue tragédie en musique exécutée à Rome à la fin du siècle dernier ; le peu de succès de l’Orfeo d’Angelo Poliziano, autre essai du même genre, ne leur est pas inconnu, et rien n’eût été plus inutile que de réclamer leur appui pour une entreprise où de vieux maîtres avaient échoué si complétement. On m’eût de nouveau taxé d’orgueil et de folie.
Pour les juifs, je n’y pensai pas un instant ; tout ce que je pouvais raisonnablement espérer d’eux, c’était, au simple énoncé de ma proposition, d’être éconduit sans injures, et sans huées de la valetaille ; encore n’en connaissais-je pas un assez intelligent, pour qu’il me fût permis de compter avec quelque certitude sur une telle générosité. J’y renonçai donc, non sans chagrin, tu peux m’en croire ; et ce fut le cœur serré que je repris le cours des travaux obscurs qui me font vivre, mais qui ne s’accomplissent qu’aux dépens de ceux dont la gloire et la fortune seraient peut-être le prix.
Une autre idée nouvelle, bientôt après, vint me troubler encore. Ne ris pas de mes découvertes, Cellini, et garde-toi surtout de comparer mon art naissant à ton art depuis longtemps formé. Tu sais assez de musique pour me comprendre. De bonne foi, crois-tu que nos traînants madrigaux à quatre parties soient le dernier degré de perfection où la composition et l’exécution puissent atteindre ? Le bon sens n’indique-t-il pas que, sous le rapport de l’expression, comme sous celui de la forme musicale, ces œuvres tant vantées ne sont qu’enfantillages et niaiseries ?
Les paroles expriment l’amour, la colère, la jalousie, la vaillance ; et le chant, toujours le même, ressemble à la triste psalmodie des moines mendiants. Est-ce là tout ce que peuvent faire la mélodie, l’harmonie, le rhythme ? N’y a-t-il pas de ces diverses parties de l’art mille applications qui nous sont inconnues ? Un examen attentif de ce qui est ne fait-il pas pressentir avec certitude ce qui sera et ce qui devrait être ? Et les instruments, en a-t-on tiré parti ? Qu’est-ce que noire misérable accompagnement qui n’ose quitter la voix et la suit continuellement à l’unisson ou à l’octave ? La musique instrumentale, prise individuellement, existe-t-elle ? Et dans la manière d’employer la vocale, que de préjugés, que de routine ! Pourquoi toujours chanter à quatre parties, lors même qu’il s’agit d’un personnage qui se plaint de son isolement ?
Est-il possible de rien entendre de plus déraisonnable que ces canzonnette introduites depuis peu dans les tragédies, où un acteur, qui parle en son nom et paraît seul en scène, n’en est pas moins accompagné par trois autres voix placées dans la coulisse, d’où elles suivent son chant tant bien que mal ?
Sois-en sûr, Benvenuto, ce que nos maîtres, enivrés de leurs œuvres, appellent aujourd’hui le comble de l’art est aussi loin de ce qu’on nommera musique dans deux ou trois siècles, que les petits monstres bipèdes, pétris avec de la boue par les enfants, sont loin de ton sublime Persée ou du Moïse de Buonarotti.
Il y a donc d’innombrables modifications à apporter dans un art aussi peu avancé... des progrès immenses lui restent donc à faire... Et pourquoi ne contribuerais-je pas à donner l’impulsion qui les amènera ?...
Mais, sans te dire en quoi consiste ma dernière invention, qu’il te suffise de savoir qu’elle était de nature à pouvoir être mise en lumière à l’aide des moyens ordinaires et sans avoir recours au patronage des riches ni des grands. C’était du temps seulement qu’il me fallait ; et, l’œuvre une fois terminée, l’occasion de la produire au grand jour eût été facile à trouver, pendant les fêtes qui allaient attirer à Florence l’élite des seigneurs et des amis des arts de toutes les nations.
Or, voilà le sujet de l’âcre et noire colère qui me ronge le cœur :
Un matin que je travaillais à cette composition singulière dont le succès m’eût rendu célèbre dans toute l’Europe, monseigneur Galeazzo, l’homme de confiance du grand-duc, qui, l’an passé, avait fort goûté ma scène d’Ugolino, vient me trouver et me dit : « Alfonso, ton jour est venu. Il ne s’agit plus de madrigaux, de cantates, ni de chansonnettes. Écoute-moi ; les fêtes du mariage seront splendides, on n’épargne rien pour leur donner un éclat digne des deux familles illustres qui vont s’allier ; tes derniers succès ont fait naître la confiance ; à la cour maintenant on croit en toi.
» J’avais connaissance de ton projet de tragédie en musique, j’en ai parlé à monseigneur ; ton idée lui plaît. A l’œuvre donc, que ton rêve devienne une réalité. Écris ton drame lyrique et ne crains rien pour l’exécution ; les plus habiles chanteurs de Rome et de Milan seront mandés à Florence ; les premiers virtuoses en tout genre seront mis à ta disposition ; le prince est magnifique, il ne te refusera rien ; réponds à ce que j’attends de toi, ton triomphe est certain et ta fortune est faite. »
Je ne sais ce qui se passa en moi à ce discours inattendu ; mais je demeurai muet et immobile. L’étonnement, la joie me coupèrent la parole, et je pris l’aspect et l’attitude d’un idiot. Galeazzo ne se méprit pas sur la cause de mon trouble, et me serrant la main : « Adieu, Alfonso ; tu consens, n’est-ce pas ? Tu me promets de laisser toute autre composition pour te livrer exclusivement à celle que Son Altesse te demande ? Songe que le mariage aura lieu dans trois mois ! » Et comme je répondais toujours affirmativement par un signe de tête, sans pouvoir parler : « Allons, calme-toi, Vésuve, adieu. Tu recevras demain ton engagement, il sera signé ce soir. C’est une affaire faite. Bon courage ; nous comptons sur toi. »
Demeuré seul, il me sembla que toutes les cascades de Terni et de Tivoli bouillonnaient dans ma tête.
Ce fut bien pis quand j’eus compris mon bonheur, quand je me fus représenté de nouveau la grandeur et la beauté de ma tâche. Je m’élance sur mon libretto, qui jaunissait abandonné dans un coin depuis si longtemps ; je revois Paolo, Francesca, Dante, Virgile, et les ombres et les damnés, j’entends cet amour ravissant soupirer et se plaindre ; de tendres et gracieuses mélodies pleines d’abandon, de mélancolie, de chaste passion, se déroulent au dedans de moi ; l’horrible cri de haine de l’époux outragé retentit ; je vois deux cadavres enlacés rouler à ses pieds ; puis je retrouve les âmes toujours unies des deux amants, errantes et battues des vents aux profondeurs de l’abîme ; leurs voix plaintives se mêlent au bruit sourd et lointain des fleuves infernaux, aux sifflements de la flamme, aux cris forcenés des malheureux qu’elle poursuit, à tout l’affreux concert des douleurs éternelles...
Pendant trois jours, Cellini, j’ai marché sans but, au hasard, dans un vertige continuel ; pendant trois nuits j’ai été privé de sommeil. Ce n’est qu’après ce long accès de fièvre, que la pensée lucide et le sentiment de la réalité me sont revenus. Il m’a fallu tout ce temps de lutte ardente et désespérée pour dompter mon imagination et dominer mon sujet. Enfin je suis resté le maître.
Dans ce cadre immense, chaque partie du tableau, disposée dans un ordre simple et logique, s’est montrée peu à peu revêtue de couleurs sombres ou brillantes, de demi-teintes ou de tons tranchés ; les formes humaines ont apparu, ici pleines de vie, là sous le pâle et froid aspect de la mort. L’idée poétique, toujours soumise au sens musical, n’a jamais été pour lui un obstacle ; j’ai fortifié, embelli et agrandi l’une par l’autre.
Enfin j’ai fait ce que je voulais, comme je le voulais, et avec tant de facilité, qu’à la fin du deuxième mois l’ouvrage entier était déjà terminé.
Le besoin de repos se faisait sentir, je l’avoue ; mais en songeant à toutes les minutieuses précautions qui me restaient à prendre pour assurer l’exécution de mon œuvre, la vigueur et la vigilance me sont revenues. J’ai surveillé les chanteurs, les musiciens, les copistes, les machinistes, les décorateurs.
Tout s’est fait en ordre, avec la plus étonnante précision ; et cette gigantesque machine musicale allait se mouvoir majestueusement, quand un coup inattendu est venu en briser les ressorts et anéantir à la fois, et la belle tentative, et les légitimes espérances de ton malheureux ami.
Le grand-duc, qui de son propre mouvement m’avait demandé ce drame en musique ; lui qui m’avait fait abandonner l’autre composition sur laquelle je comptais pour populariser mon nom ; lui dont les paroles dorées avaient gonflé un cœur, enflammé une imagination d’artiste, il se joue de tout cela maintenant ; il dit à cette imagination de se refroidir, à ce cœur de se calmer ou de se briser ; que lui importe? Il s’oppose, enfin, à la représentation de Francesca ; l’ordre est donné aux artistes romains et milanais de retourner chez eux ; mon drame ne sera pas mis en scène ; le grand-duc n’en veut plus ; IL A CHANGÉ D’IDÉE ... La foule qui se pressait déjà à Florence, attirée moins encore par l’appareil des noces que par l’intérêt de curiosité que la fête musicale annoncée excitait dans toute l’Italie, cette foule avide de sensations nouvelles, trompée dans son attente, s’enquiert bientôt du motif qui la prive ainsi brutalement du spectacle qu’elle était venue chercher, et ne pouvant le découvrir, n’hésite pas à l’attribuer à l’incapacité du compositeur. Chacun dit : « Ce fameux drame était absurde, sans doute ; le grand-duc, informé à temps de la vérité, n’aura pas voulu que l’impuissante tentative d’un artiste ambitieux vint jeter du ridicule sur la solennité qui se prépare. Ce ne peut être autre chose. Un prince ne manque pas ainsi à sa parole. Della Viola est toujours le même vaniteux extravagant que nous connaissions ; son ouvrage n’était pas présentable, et, par égard pour lui, on s’abstient de l’avouer. » O Cellini ! ô mon noble et fier et digne ami ! réfléchis un instant, et d’après toi-même juge de ce que j’ai dû éprouver à cet incroyable abus de pouvoir, à cette violation inouïe des promesses les plus formelles, à cet horrible affront qu’il était impossible de redouter, à cette calomnie insolente d’une production que personne au monde, excepté moi, ne connaît encore.
Que faire ? que dire à cette tourbe de lâches imbéciles qui rient en me voyant ? que répondre aux questions de mes partisans ? à qui m’en prendre ? quel est l’auteur de cette machination diabolique ? et comment en avoir raison ? Cellini ! Cellini ! pourquoi es-tu en France ? que ne puis-je te voir, te demander conseil, aide et assistance ? Par Bacchus, ils me rendront réellement fou... Lâcheté ! honte ! je viens de sentir des larmes dans mes yeux. Arrière toute faiblesse ! c’est la force, l’attention et le sang-froid qui me sont indispensables, au contraire ; car je veux me venger, Benvenuto, je le veux. Quand et comment, il n’importe ; mais je me vengerai, je te le jure, et tu seras content. Adieu. L’éclat de tes nouveaux triomphes est venu jusqu’à nous ; je t’en félicite et m’en réjouis de toute mon âme. Dieu veuille seulement que le roi François te laisse le temps de répondre à ton ami souffrant et non vengé.
ALFONSO DELLA VIOLA.
Paris, 20 août 1555.
BENVENUTO A ALFONSO
J’admire, cher Alfonso, la candeur de ton indignation. La mienne est grande, sois-en bien convaincu ; mais elle est plus calme. J’ai trop souvent rencontré de semblables déceptions pour m’étonner de celle que tu viens de subir. L’épreuve était rude, j’en conviens, pour ton jeune courage, et les révoltes de ton âme contre une insulte si grave et si peu méritée sont justes autant que naturelles. Mais, pauvre enfant, tu entres à peine dans la carrière. Ta vie retirée, tes méditations, tes travaux solitaires, ne pouvaient rien t’apprendre des intrigues qui s’agitent dans les hautes régions de l’art, ni du caractère réel des hommes puissants, trop souvent arbitres du sort des artistes.
Quelques événements de mon histoire, que je t’ai laissé ignorer jusqu’ici, suffiront à t’éclairer sur notre position à tous et sur la tienne propre.
Je ne redoute rien pour ta constance de l’effet de mon récit ; ton caractère me rassure ; je le connais, je l’ai bien étudié. Tu persévéreras, tu arriveras au but malgré tout ; tu es un homme de fer ; et le caillou lancé contre ta tête par les basses passions embusquées sur ta route, loin de briser ton noble front, en fera jaillir le feu. Apprends donc tout ce que j’ai souffert, et que ces tristes exemples de l’injustice des grands te servent de leçon.
L’évêque de Salamanque, ambassadeur à Rome, m’avait demandé une grande aiguière, dont le travail, extrêmement minutieux et délicat, me prit plus de deux mois, et qui, en raison de l’énorme quantité de métaux précieux nécessaires à sa composition, m’avait presque ruiné. Son Excellence se répandit en éloges sur le rare mérite de mon ouvrage, le fit emporter, et me laissa deux grands mois sans plus parler de paiement que si elle n’eût reçu de moi qu’une vieille casserole ou une médaille de Fioretti. Le bonheur voulut que le vase revînt entre mes mains pour une petite réparation : je refusai de le rendre.
Le maudit prélat, après m’avoir accablé d’injures dignes d’un prêtre et d’un Espagnol, s’avisa de vouloir me soutirer un reçu de la somme qu’il me devait encore ; mais comme je ne suis pas homme à me laisser prendre à un piége aussi grossier, Son Excellence en vint à faire assaillir ma boutique par ses valets. Je me doutai du tour ; aussi quand cette canaille s’avança pour enfoncer ma porte, Ascanio, Paolino et moi, armés jusqu’aux dents, nous lui fîmes un tel accueil que le lendemain, grâce à mon escopette et à mon long poignard, je fus enfin payé.
Plus tard il m’arriva bien pis, quand j’eus fait le célèbre bouton de la chape du pape, travail merveilleux que je ne puis m’empêcher de te décrire. J’avais situé le gros diamant précisément au milieu de l’ouvrage, et j’avais placé Dieu assis dessus, dans une attitude si dégagée, qu’il n’embarrassait pas du tout le joyau, et qu’il en résultait une très-belle harmonie ; il donnait la bénédiction en élevant la main droite. J’avais disposé, au-dessous, trois petits anges qui le soutenaient en élevant les bras en l’air. Un de ces anges, celui du milieu, était en ronde bosse, les deux autres en bas-relief. Il y avait à l’entour une quantité d’autres petits anges disposés avec d’autres pierres fines. Dieu portait un manteau qui voltigeait, et d’où sortait un grand nombre de chérubins et mille ornements d’un admirable effet.
Clément VII, plein d’enthousiasme quand il vit le bouton, me promit de me donner tout ce que je demanderais. La chose cependant en resta là ; et comme je refusais de faire un calice qu’il me demandait en outre, toujours sans donner d’argent, ce bon pape, devenu furieux comme une bête féroce, me fit loger en prison pendant six semaines. C’est tout ce que j’en ai jamais obtenu. Il n’y avait pas un mois que j’étais en liberté quand je rencontrai Pompeo, ce misérable orfèvre qui avait l’insolence d’être jaloux de moi, et contre lequel, pendant longtemps, j’ai eu assez de peine à défendre ma pauvre vie. Je le méprisais trop pour le haïr ; mais il prit, en me voyant, un air railleur qui ne lui était pas ordinaire, et que, cette fois, aigri comme je l’étais, il me fut impossible de supporter. A mon premier mouvement pour le frapper au visage, la frayeur lui fit détourner la tête, et le coup de poignard porta précisément au-dessous de l’oreille. Je ne lui en donnai que deux, car au premier il tomba mort sous ma main. Mon intention n’avait pas été de le tuer, mais dans l’état d’esprit où je me trouvais, est-on jamais sûr de ses coups ? Ainsi donc, après avoir subi un odieux emprisonnement, me voilà de plus obligé de prendre la fuite pour avoir, sous l’impulsion de la juste colère causée par la mauvaise foi et l’avarice d’un pape, écrasé un scorpion.
Paul III, qui m’accablait de commandes de toute espèce ne me les payait pas mieux que son prédécesseur ; seulement, pour mettre en apparence les torts de mon côté, il imagina un expédient digne de lui et vraiment atroce. Les ennemis que j’avais en grand nombre autour de sa sainteté, m’accusent un jour auprès d’elle d’avoir volé des bijoux à Clément. Paul III, sachant bien le contraire, feint cependant de me croire coupable, et me fait enfermer au château Saint-Ange ; dans ce fort que j’avais si bien défendu quelques années auparavant pendant le siége de Rome ; sous ces remparts d’où j’avais tiré plus de coups de canon que tous les canonniers ensemble, et d’où j’avais, à la grande joie du pape, tué moi-même le connétable de Bourbon. Je viens à bout de m’échapper, j’arrive aux murailles extérieures ; suspendu à une corde au-dessus des fossés, j’invoque Dieu qui connaît la justice de ma cause, je lui crie, en me laissant tomber : « Aidez-moi donc, Seigneur, puisque je m’aide ! » Dieu ne m’entend pas, et dans ma chute, je me brise une jambe. Exténué, mourant, couvert de sang, je parviens, en me traînant sur les mains et sur les genoux, jusqu’au palais de mon ami intime, le cardinal Cornaro. Cet infâme me livre traîtreusement au pape pour obtenir un évêché.
Paul me condamne à mort, puis, comme s’il se repentait de terminer trop promptement mon supplice, il me fait plonger dans un cachot fétide tout rempli de tarentules et d’insectes venimeux, et ce n’est qu’au bout de six mois de ces tortures que, tout gorgé de vin, dans une nuit d’orgie, il accorde ma grâce à l’ambassadeur français.
Ce sont là, cher Alfonso, des souffrances terribles et des persécutions bien difficiles à supporter ; ne t’imagine pas que la blessure faite récemment à ton amour-propre puisse t’en donner une juste idée. D’ailleurs, l’injure adressée à l’œuvre et au génie de l’artiste te semblât-elle plus pénible encore que l’outrage fait à sa personne, celle-là m’a-t-elle manqué, dis, à la cour de notre admirable grand-duc, quand j’ai fondu Persée ? Tu n’as oublié, je pense, ni les surnoms grotesques dont on m’appelait, ni les insolents sonnets qu’on placardait chaque nuit à ma porte, ni les cabales au moyen desquelles on sut persuader à Côme que mon nouveau procédé de fonte ne réussirait pas, et que c’était folie de me confier le métal. Ici même, à cette brillante cour de France, où j’ai fait fortune, où je suis puissant et admiré, n’ai-je pas une lutte de tous les instants à soutenir, sinon avec mes rivaux (ils sont hors de combat aujourd’hui), au moins avec la favorite du roi, madame d’Étampes, qui m’a pris en haine, je ne sais pourquoi ! Cette méchante chienne dit tout le mal possible de mes ouvrages ; cherche, par mille moyens, à me nuire dans l’esprit de Sa Majesté ; et, en vérité, je commence à être si las de l’entendre aboyer sur ma trace, que, sans un grand ouvrage récemment entrepris, dont j’espère plus d’honneur que de tous mes précédents travaux, je serais déjà sur la route d’Italie.
Va, va, j’ai connu tous les genres de maux que le sort puisse infliger à l’artiste. Et je vis encore, cependant. Et ma vie glorieuse fait le tourment de mes ennemis. Et je l’avais prévu. Et maintenant je puis les abîmer dans mon mépris. Cette vengeance marche à pas lents, il est vrai, mais pour l’homme inspiré, sûr de lui-même, patient et fort, elle est certaine. Songe, Alfonso, que j’ai été insulté plus de mille fois, et que je n’ai tué que sept ou huit hommes ; et quels hommes ! je rougis d’y penser. La vengeance directe et personnelle est un fruit rare, qu’il n’est pas donné à tous de cueillir. Je n’ai eu raison ni de Clément VII, ni de Paul III, ni de Cornaro, ni de Côme, ni de madame d’Étampes, ni de cent autres lâches puissants ; comment donc te vengerais-tu, toi, de ce même Côme, de ce grand-duc, de ce Mécène ridicule qui ne comprend pas plus ta musique que ma sculpture, et qui nous a si platement offensés tous les deux ? Ne pense pas à le tuer, au moins ; ce serait une insigne folie, dont les conséquences ne sont pas douteuses. Deviens un grand musicien, que ton nom soit illustre, et si quelque jour sa sotte vanité le portait à t’offrir ses faveurs, repousse-les, n’accepte jamais rien de lui et ne fais jamais rien pour lui. C’est le conseil que je te donne ; c’est la promesse que j’exige de toi ; et, crois-en mon expérience, c’est aussi, cette fois, l’unique vengeance qui soit à ta portée.
Je t’ai dit tout à l’heure que le roi de France, plus généreux et plus noble que nos souverains italiens, m’avait enrichi ; c’est donc à moi, artiste, qui t’aime, te comprends et t’admire, à tenir la parole du prince sans esprit et sans cœur qui te méconnaît. Je t’envoie dix mille écus. Avec cette somme tu pourras, je pense, parvenir à monter dignement ton drame en musique ; ne perds pas un instant. Que ce soit à Rome, à Naples, à Milan, à Ferrare, partout, excepté à Florence ; il ne faut pas qu’un seul rayon de ta gloire puisse se refléter sur le grand-duc. Adieu, cher enfant, la vengeance est bien belle, et pour elle on peut être tenté de mourir ; — mais l’art est encore plus beau, et n’oublie jamais que, malgré tout, il faut vivre pour lui.
Ton ami,
BENVENUTO CELLINI.
Paris, 10 juin 1557.
BENVENUTO CELLINI A ALFONSO DELLA VIOLA
Misérable ! baladin ! saltimbanque ! cuistre ! castrat ! joueur de flûte... C’était bien la peine de jeter tant de cris, de souffler tant de flammes, de tant parler d’offense et de vengeance, de rage et d’outrage, d’invoquer l’enfer et le ciel, pour arriver enfin à une aussi vulgaire conclusion ! Âme basse et sans ressort ! fallait-il proférer de telles menaces puisque ton ressentiment était de si frêle nature, que, deux ans à peine après avoir reçu l’insulte à la face, tu devais t’agenouiller lâchement pour baiser la main qui te l’infligea.
Quoi ! ni la parole que tu m’avais donnée, ni les regards de l’Europe aujourd’hui fixés sur toi, ni ta dignité d’homme et d’artiste, n’ont pu te garantir des séductions de cette cour, où règnent l’intrigue, l’avarice et la mauvaise foi ; de cette cour où tu fus honni, méprisé, et qui te chassa comme un valet infidèle ! Il est donc vrai ! tu composes pour le grand-duc ! Il s’agit même, dit-on, d’une œuvre plus vaste et plus hardie encore que celles que tu as produites jusqu’ici. L’Italie musicale tout entière doit prendre part à la fête. On dispose les jardins du palais Pitti ; cinq cents virtuoses habiles, réunis sous ta direction dans un vaste et beau pavillon décoré par Michel-Ange, verseront à flots ta splendide harmonie sur un peuple haletant, éperdu, enthousiasmé. C’est admirable ! Et tout cela pour le grand-duc, pour Florence, pour cet homme et cette ville qui t’ont si indignement traité ! Oh ! quelle ridicule bonhomie était la mienne quand je cherchais à calmer ta puérile colère d’un jour ! oh ! la miraculeuse simplicité qui me faisait prêcher la continence à l’eunuque, la lenteur au colimaçon ! Sot que j’étais !
Mais quelle puissante passion a donc pu t’amener à ce degré d’abaissement ? La soif de l’or ? tu es plus riche que moi aujourd’hui. L’amour de la renommée ? quel nom fut jamais plus populaire que celui d’Alfonso, depuis le prodigieux succès de la tragédie de Francesca, et celui, non moins grand, des trois autres drames lyriques qui l’ont suivie. D’ailleurs, qui t’empêchait de choisir une autre capitale pour le théâtre de ton nouveau triomphe ? Aucun souverain ne t’eût refusé ce que le grand Côme vient de t’offrir. Partout, à présent, tes chants sont aimés et admirés ; ils retentissent d’un bout de l’Europe à l’autre ; on les entend à la ville, à la cour, à l’armée, à l’église ; le roi François ne cesse de les répéter ; madame d’Étampes, elle-même, trouve que tu n’es pas sans talent pour un Italien ; justice égale t’est rendue en Espagne ; les femmes, les prêtres surtout, professent généralement pour ta musique un culte véritable ; et si ta fantaisie eût été de porter aux Romains l’ouvrage que tu prépares pour les Toscans, la joie du pape, des cardinaux et de toute la fourmilière enrabattée des monsignori n’eût été surpassée, sans doute, que par l’ivresse et les transports de leurs innombrables catins.
L’orgueil, peut-être, t’aura séduit... quelque dignité bouffie... quelque titre bien vain... Je m’y perds.
Quoi qu’il en soit, retiens bien ceci : tu as manqué de noblesse, tu as manqué de fierté, tu as manqué de foi. L’homme, l’artiste et l’ami sont également déchus à mes yeux. Je ne saurais accorder mes affections qu’à des gens de cœur, incapables d’une action honteuse ; tu n’es pas de ceux-là, mon amitié n’est plus à toi. Je t’ai donné de l’argent, tu as voulu me le rendre ; nous sommes quittes. Je vais partir de Paris ; dans un mois je passerai à Florence ; oublie que tu m’as connu et ne cherche pas à me voir. Car, fût-ce le jour même de ton succès, devant le peuple, devant les princes, et devant l’assemblée bien autrement imposante pour moi de tes cinq cents artistes, si tu m’abordais, je te tournerais le dos.
BENVENUTO CELLINI.
Florence, 23 juin 1557.
ALFONSO A BENVENUTO
Oui, Cellini, c’est vrai. Au grand-duc je dois une impardonnable humiliation, à toi je dois ma célébrité, ma fortune et peut-être ma vie. J’avais juré que je me vengerais de lui, je ne l’ai pas fait. Je t’avais promis solennellement de ne jamais accepter de sa main ni travaux, ni honneurs ; je n’ai pas tenu parole. C’est à Ferrare que Francesca a été entendue (grâce à toi) et applaudie pour la première fois ; c’est à Florence qu’elle a été traitée d’ouvrage dénué de sens et de raison. Et cependant Ferrare, qui m’a demandé ma nouvelle composition, ne l’a point obtenue, et c’est au grand-duc que j’en fais hommage. Oui, les Toscans, jadis si dédaigneux à mon égard, se réjouissent de la préférence que je leur accorde ; ils en sont fiers ; leur fanatisme pour moi dépasse de bien loin tout ce que tu me racontes de celui des Français.
Une véritable émigration se prépare dans la plupart des villes toscanes. Les Pisans et les Siennois eux-mêmes, oubliant leurs vieilles haines, implorent d’avance, pour le grand jour, l’hospitalité florentine. Côme, ravi du succès de celui qu’il appelle son artiste, fonde en outre de brillantes espérances sur les résultats que ce rapprochement des trois populations rivales peut avoir pour sa politique et son gouvernement. Il m’accable de prévenances et de flatteries. Il a donné hier, en mon honneur, une magnifique collation au palais Pitti, où toutes les familles nobles de la ville se trouvaient réunies. La belle comtesse de Vallombrosa m’a prodigué ses plus doux sourires. La grande-duchesse m’a fait l’honneur de chanter un madrigal avec moi. Della Viola est l’homme du jour, l’homme de Florence, l’homme du grand-duc ; il n’y a que lui...
Je suis bien coupable, n’est-ce pas, bien méprisable, bien vil ? Eh bien ! Cellini, si tu passes à Florence le 28 juillet prochain, attends-moi de huit à neuf heures du soir devant la porte du Baptistère, j’irai t’y chercher. Et si, dès les premiers mots, je ne me justifie pas complétement de tous les griefs que tu me reproches, si je ne te donne pas de ma conduite une explication dont tu puisses de tout point t’avouer satisfait, alors redouble de mépris, traite-moi comme le dernier des hommes, foule-moi aux pieds, frappe-moi de ton fouet, crache-moi au visage, je reconnais d’avance que je l’aurai mérité. Jusque-là, garde-moi ton amitié : tu verras bientôt que je n’en fus jamais plus digne.
A toi,
ALFONSO DELLA VIOLA.
Le 28 juillet au soir, un homme de haute taille, à l’air sombre et mécontent, se dirigeait à travers les rues de Florence, vers la place du Grand-Duc. Arrivé devant la statue en bronze de Persée, il s’arrêta et la considéra quelque temps dans le plus profond recueillement : c’était Benvenuto. Bien que la réponse et les protestations d’Alfonso eussent fait peu d’impression sur son esprit, il avait été longtemps uni au jeune compositeur par une amitié trop sincère et trop vive pour qu’elle pût ainsi en quelques jours s’effacer à tout jamais. Aussi ne s’était-il pas senti le courage de refuser d’entendre ce que Della Viola pouvait alléguer pour sa justification ; et c’est en se rendant au Baptistère, où Alfonso devait venir le rejoindre, que Cellini avait voulu revoir, après sa longue absence, le chef-d’œuvre qui lui coûta naguère tant de fatigues et de chagrins. La place et les rues adjacentes étaient désertes, le silence le plus profond régnait dans ce quartier, d’ordinaire si bruyant et si populeux. L’artiste contemplait son immortel ouvrage, en se demandant si l’obscurité et une intelligence commune n’eussent pas été préférables pour lui à la gloire et au génie.
— Que ne suis-je un bouvier de Nettuno ou de Porto d’Anzio ! pensait-il ; semblable aux animaux confiés à ma garde, je mènerais une existence grossière, monotone, mais inaccessible au moins, aux agitations qui, depuis mon enfance, ont tourmenté ma vie. Des rivaux perfides et jaloux... des princes injustes ou ingrats... des critiques acharnés... des flatteurs imbéciles... des alternatives incessantes de succès et de revers, de splendeur et de misère... des travaux excessifs et toujours renaissants... jamais de repos, de bien-être, de loisirs... user son corps comme un mercenaire et sentir constamment son âme transir ou brûler... est-ce là vivre ?...
Les exclamations bruyantes de trois jeunes artisans, qui débouchaient rapidement sur la place, vinrent interrompre sa méditation.
— Six florins ! disait l’un, c’est cher.
— En vérité, en eût-il demandé dix, répliqua l’autre, il eût bien fallu en passer par là. Ces maudits Pisans ont pris toutes les places. D’ailleurs, pense donc, Antonio, que la maison du jardinier n’est qu’à vingt pas du pavillon ; assis sur le toit, nous pourrons entendre et voir à merveille : la porte du petit canal souterrain sera ouverte et nous arriverons sans difficulté.
— Bah ! ajouta le troisième, pour entendre ça, nous pouvons bien jeûner un peu pendant quelques semaines. Vous savez l’effet qu’a produit hier la répétition. La cour seule y avait été admise ; le grand-duc et sa suite n’ont cessé d’applaudir ; les exécutants ont porté Della Viola en triomphe, et enfin, dans son extase, la comtesse de Vallombrosa l’a embrassé : ce sera miraculeux.
— Mais voyez donc comme les rues sont dépeuplées ; toute la ville est déjà réunie au palais Pitti. C’est le moment. Courons ! courons !
Cellini apprit seulement alors qu’il s’agissait de la grande fête musicale, dont le jour et l’heure étaient arrivés. Cette circonstance ne s’accordait guère avec le choix qu’avait fait Alfonso de cette soirée pour son rendez-vous. Comment, en un pareil moment, le maestro pourrait-il abandonner son orchestre et quitter le poste important où l’attachait un si grand intérêt ? c’était difficile à concevoir.
Le ciseleur, néanmoins, se rendit au Baptistère où il trouva ses deux élèves Paolo et Ascanio, et des chevaux : il devait partir le soir même pour Livourne, et de là s’embarquer pour Naples le lendemain.
Il attendait à peine depuis quelques minutes, quand Alfonso, le visage pâle et les yeux ardents, se présenta devant lui avec une sorte de calme affecté, qui ne lui était pas ordinaire.
— Cellini ! tu es venu, merci.
— Eh bien !
— C’est ce soir !
— Je le sais ; mais parle, j’attends l’explication que tu m’as promise.
— Le palais Pitti, les jardins, les cours, sont encombrés. La foule se presse sur les murs, dans les bassins à demi-pleins d’eau, sur les toits, sur les arbres, partout.
— Je le sais.
— Les Pisans sont venus, les Siennois sont venus.
— Je le sais.
— Le grand-duc, la cour et la noblesse sont réunis, l’immense orchestre est rassemblé.
— Je le sais.
— Mais la musique n’y est pas, cria Alfonso en bondissant, le maestro n’y est pas non plus, le sais-tu aussi ?
— Comment ? que veux-tu dire ?
— Non, il n’y a pas de musique, je l’ai enlevée ; non, il n’y a pas de maestro, puisque me voilà ; non, il n’y aura pas de fête musicale, puisque l’œuvre et l’auteur ont disparu. Un billet vient d’avertir le grand-duc que mon ouvrage ne serait pas exécuté. Cela ne me convient plus, lui ai-je écrit, en me servant de ses propres paroles, moi aussi, à mon tour, J’AI CHANGÉ D’IDÉE. Conçois-tu à présent la rage de ce peuple désappointé pour la seconde fois ! de ces gens qui ont quitté leur ville, laissé leurs travaux, dépensé leur argent pour entendre ma musique, et qui ne l’entendront pas ? Avant de venir te joindre, je les épiais, l’impatience commençait à les gagner, on s’en prenait au grand-duc. Vois-tu mon plan, Cellini ?
— Je l’aperçois.
— Viens, viens, approchons un peu du palais, allons voir éclater ma mine. Entends-tu déjà ces cris, ce tumulte, ces imprécations ? ô mes braves Pisans, je vous reconnais à vos injures ! Vois-tu voler ces pierres, ces branches d’arbres, ces débris de vases ? il n’y a que des Siennois pour les lancer ainsi ! Prends garde, ou nous allons être renversés ; comme ils courent ! ce sont des Florentins ; ils montent à l’assaut du pavillon. Bon ! voilà un bloc de boue dans la loge ducale, bien a pris au grand Côme de l’avoir quittée. A bas les gradins ! à bas les pupitres, les banquettes, les fenêtres ! à bas la loge ! à bas le pavillon ! le voilà qui s’écroule. Ils abîment tout, Cellini ! c’est une magnifique émeute ! honneur au grand-duc !!! Ah ! damnation ! tu me prenais pour un lâche ! Es-tu satisfait, dis donc, est-ce là de la vengeance ?
Cellini, les dents serrées, les narines ouvertes, regardait, sans répondre, le terrible spectacle de cette fureur populaire ; ses yeux où brillait un feu sinistre, son front carré que sillonnaient de larges gouttes de sueur, le tremblement presque imperceptible de ses membres témoignaient assez de la sauvage intensité de sa joie. Saisissant enfin le bras d’Alfonso :
— Je pars à l’instant pour Naples, veux-tu me suivre ?
— Au bout du monde, à présent.
— Embrasse-moi donc, et à cheval ! tu es un héros.
SIEDLER : Eh bien ! voulez-vous parier que si Corsino trouvait jamais l’occasion de se venger de la même manière, il se garderait de la saisir ?... C’est bon pour un homme célèbre qui peut déjà faire de la gloire litière pour ses chevaux, pour parler comme l’empereur Napoléon ; mais qu’un débutant ou même un artiste passablement connu se donne un luxe pareil, je l’en défie ! Il n’y en a pas d’assez fou, ou d’assez vindicatif. Pourtant la farce est bonne. J’aime aussi la modération de Benvenuto dans les coups de poignard : « Je ne lui en donnai que deux, car au premier il tomba mort », est touchant.
WINTER. — Ce damné opéra ne finira pas ! (La première chanteuse pousse des cris déchirants.) Qui sait quelque chose d’amusant pour nous faire oublier les clameurs de cette créature ? — Moi, dit Turuth la seconde flûte, je puis vous raconter un petit drame dont j’ai été témoin en Italie ; mais l’histoire n’est pas gaie. — Oh ! tu es sensible, on le sait ; le plus sensible des lauréats que l’Institut de France a envoyés à Rome depuis vingt ans, pour y désapprendre la musique, si toutefois ils l’ont jamais sue. — Eh bien ! si c’est le genre français, dit Dervink, laisse-le nous attendrir. Va pour dix minutes de sensibilité. Mais tu nous assures que ton histoire est véritable ? — Aussi vraie qu’il est vrai que j’existe ! — Voyez-vous le puriste, qui ne veut pas dire comme tout le monde : aussi vraie que j’existe ! — Chut ! au fait ! au fait ! — M’y voilà !
NOUVELLE SENTIMENTALE
Un de mes amis, G***, peintre de talent, avait inspiré un amour profond à une jeune paysanne d’Albano, nommée Vincenza, qui venait quelquefois à Rome offrir pour modèle sa tête virginale aux pinceaux de nos plus habiles dessinateurs. La grâce naïve de cette enfant des montagnes, et l’expression candide de ses traits, lui avaient valu une espèce de culte que lui rendaient les peintres, et que sa conduite décente et réservée justifiait d’ailleurs complétement.
Depuis le jour où G*** parut prendre plaisir à la voir, Vincenza ne quitta plus Rome. Albano, son beau lac, ses sites ravissants, furent échangés contre une petite chambre sale et obscure qu’elle occupait dans le Transtévère, chez la femme d’un artisan dont elle soignait les enfants. Les prétextes ne lui manquaient jamais pour faire de fréquentes visites à l’atelier de son bello Francese. Un jour je l’y trouvai. G*** était gravement assis devant son chevalet, la brosse à la main ; Vincenza, accroupie à ses pieds comme un chien à ceux de son maître, épiait son regard, aspirait sa moindre parole, par intervalles se levait d’un bond, se plaçait en face de G***, le contemplait avec ivresse, et se jetait à son cou en faisant des éclats de rire de convulsionnaire, sans songer le moins du monde à déguiser sa délirante passion.
Pendant plusieurs mois le bonheur de la jeune Albanaise fut sans nuages, mais la jalousie vint y mettre fin. On fit concevoir à G*** des doutes sur la fidélité de Vincenza ; dès ce moment, il lui ferma sa porte et refusa obstinément de la voir. Vincenza, frappée d’un coup mortel par cette rupture, tomba dans un désespoir effrayant. Elle attendait quelquefois G*** des journées entières sur la promenade du Pincio, où elle espérait le rencontrer, refusait toute consolation, et devenait de plus en plus sinistre dans ses paroles et brusque dans ses manières. J’avais déjà essayé inutilement de lui ramener son inflexible ; quand je la trouvais sur mes pas, noyée de pleurs, le regard morne, je ne pouvais que détourner les yeux et m’éloigner en soupirant. Un jour pourtant je la rencontrai, marchant avec une agitation extraordinaire au bord du Tibre, sur un escarpement élevé qu’on nomme la promenade du Poussin ...
— Eh bien ! où allez-vous donc, Vincenza ?... Vous ne voulez pas me répondre ?... Vous n’irez pas plus loin ; je prévois quelque folie...
— Laissez-moi, monsieur, ne m’arrêtez pas.
— Mais que venez-vous faire ici, seule ?
— Eh ! ne savez-vous donc pas qu’il ne veut plus me voir, qu’il ne m’aime plus, qu’il croit que je le trompe ? Puis-je vivre, après cela ? Je venais me noyer.
Là-dessus, elle commença à pousser des cris désespérés. Je la vis quelque temps se rouler à terre, s’arracher les cheveux, s’exhaler en imprécations furieuses contre les auteurs de ses maux ; puis, quand elle fut un peu fatiguée, je lui demandai si elle voulait me promettre de rester tranquille jusqu’au lendemain, m’engageant à faire auprès de G*** une dernière tentative.
— Écoutez bien, ma pauvre Vincenza, je le verrai ce soir, je lui dirai tout ce que votre malheureuse passion et la pitié qu’elle m’inspire me suggéreront pour qu’il vous pardonne. Venez demain matin chez moi, je vous apprendrai le résultat de ma démarche, et ce que vous devez faire pour achever de le fléchir. Si je ne réussis pas, comme il n’y aura effectivement rien de mieux pour vous... le Tibre est toujours là.
— Oh ! monsieur, vous êtes bon, je ferai ce que vous me dites.
Le soir, en effet, je pris G*** en particulier, je lui racontai la scène dont j’avais été témoin, en le suppliant d’accorder à cette malheureuse une entrevue qui, seule, pouvait la sauver.
— Prends de nouvelles et sévères informations, lui dis-je en finissant ; je parierais mon bras droit que tu la rends victime d’une erreur. D’ailleurs, si toutes mes raisons sont sans force, je puis t’assurer que son désespoir est admirable, et que c’est une des plus dramatiques choses que l’on puisse voir ; prends-la comme objet d’art.
— Allons, mon cher Mercure, tu plaides bien ; je me rends. Je verrai dans deux heures quelqu’un qui peut me donner de nouveaux éclaircissements sur cette ridicule affaire. Si je me suis trompé, qu’elle vienne, je laisserai la clef à ma porte. Si, au contraire, la clef n’y est pas, c’est que j’aurai acquis la certitude que mes soupçons étaient fondés : alors, je te prie, qu’il n’en soit plus question. Parlons d’autre chose. Comment trouves-tu mon nouvel atelier ?
— Incomparablement préférable à l’ancien ; mais la vue en est moins belle. A ta place, j’aurais gardé la mansarde, ne fût-ce que pour pouvoir distinguer Saint-Pierre et le tombeau d’Adrien.
— Oh ! te voilà bien avec tes idées nuageuses ! A propos de nuages, laisse-moi allumer mon cigare... Bon !... A présent, adieu, je vais à l’enquête ; dis à ta protégée ma dernière résolution. Je suis curieux de voir lequel de nous deux est joué.
Le lendemain, Vincenza entra chez moi de fort bonne heure ; je dormais encore. Elle n’osa pas d’abord interrompre mon sommeil ; mais son anxiété l’emportant enfin, elle saisit ma guitare et me jeta trois accords qui me réveillèrent. En me retournant dans mon lit, je l’aperçus à mon chevet, mourante d’émotion. Dieu ! qu’elle était jolie !!! L’espoir éclatait sur sa ravissante figure. Malgré la teinte cuivrée de sa peau, je la voyais rougir de passion ; tous ses membres frémissaient.
— Eh bien ! Vincenza, je crois qu’il vous recevra. Si la clef est à sa porte, c’est qu’il vous pardonne, et...
La pauvre fille m’interrompt par un cri de joie, se jette sur ma main, la baise avec transport en la couvrant de larmes, gémit, sanglote, et se précipite hors de ma chambre, en m’adressant pour remercîment un divin sourire qui m’illumina comme un rayon des cieux. Quelques heures après, je venais de m’habiller, G*** entre, et me dit d’un air grave :
— Tu avais raison, j’ai tout découvert ; mais pourquoi n’est-elle pas venue ? je l’attendais.
— Comment, pas venue ? Elle est sortie d’ici ce matin à demi-folle de l’espoir que je lui donnais ; elle a dû être chez toi en deux minutes.
— Je ne l’ai pas vue ; et pourtant la clef était bien à ma porte.
— Malheur ! malheur !! j’ai oublié de lui dire que tu avais changé d’atelier. Elle sera montée au quatrième étage, ignorant que tu étais au premier.
— Courons.
Nous nous précipitons à l’étage supérieur, la porte de l’atelier était fermée ; dans le bois était fichée avec force la spada d’argent que Vincenza portait dans ses cheveux, et que G*** reconnut avec effroi : elle venait de lui. Nous courons au Transtevera, chez elle, au Tibre, à la promenade du Poussin ; nous demandons à tous les passants : personne ne l’avait vue. Enfin nous entendons des voix et des interpellations violentes... Nous arrivons au lieu de la scène... Deux bouviers se battaient pour le fazzoletto blanc de Vincenza, que la malheureuse Albanaise avait arraché de sa tête et jeté sur le rivage avant de se précipiter...
********************************************************
Le premier violon sifflant doucement entre ses dents : Sst ! sst ! ssss ! Elle est courte et mauvaise, ton anecdote ; et fort peu touchante d’ailleurs. Allons, flûte française et sensible, retourne à tes pipeaux. J’aime mieux la sensibilité originale de notre timbalier, ce sauvage Kleiner, dont l’unique ambition est d’être le premier de la ville pour le trémolo serré et pour le culottage des pipes. Un jour... — Mais la pièce est finie, garde ton histoire pour demain. — Non, c’est bref, vous l’avalerez tout de suite. Un jour donc je rencontre Kleiner, accoudé sur la table d’un café et seul, selon sa coutume. Il avait l’air plus sombre qu’à l’ordinaire. Je m’approche : Tu parais bien triste, Kleiner, lui dis-je, qu’as-tu ? — Oh ! je suis... je suis vexé ! — As-tu encore perdu onze parties de billard comme la semaine dernière ? as-tu cassé une paire de baguettes ou une pipe culottée ? — Non, j’ai perdu... ma mère. — Pauvre camarade ! j’ai regret de t’avoir questionné et d’apprendre une aussi fâcheuse nouvelle. — (Kleiner, s’adressant au garçon du café) : Garçon ! une bavaroise au lait. — Tout de suite, monsieur. — (Puis continuant) : Oui, mon vieux, je suis bien vexé, va ! ma mère est morte hier soir, après une agonie affreuse qui a duré quatorze heures. — (Le garçon revient) : Monsieur, il n’y a plus de bavaroises. — (Kleiner frappant sur la table un violent coup de poing, qui en fait tomber avec fracas deux cuillers et une tasse) : Allons !!! autre vexation !!! — Voilà de la sensibilité naturelle et bien exprimée !
Les musiciens partent d’un éclat de rire tel, que le chef d’orchestre, qui les écoutait, est forcé de s’en apercevoir et de les regarder d’un œil courroucé. Son autre œil sourit.
5 On sait que Cellini professait une singulière aversion pour cet instrument.