FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 30 AOÛT 1903
REVUE MUSICALE.
A Grenoble: Les fêtes musicales du centenaire de Berlioz. [...]
A la Côte-Saint-André: Fêtes et inauguration du musée Berlioz.
Décidément, Berlioz joue de malheur à Grenoble… La dernière fois qu’il y vint, peu de temps avant sa mort, c’était pour les fêtes données à propos de l’inauguration de la statue de Napoléon Ier. Si malade qu’il fût, il avait dû céder aux pressantes invitations des autorités de la ville, et s’était traîné là-bas. Le soir, au grand banquet qui se donnait à l’Hôtel de Ville, et dans le moment que le maire lui portait un toast, lui offrait une magnifique couronne en vermeil, un orage épouvantable éclata sur la vallée du Grésivaudan. De terribles rafales battaient les fenêtres, agitaient les drapeaux, éteignaient les lumières: à la lueur des éclairs, la figure anguleuse et blême de l’artiste encore debout, mais déjà marqué pour la tombe, avait une grandeur fantastique. Trente-quatre ans plus tard, la même ville organise de brillantes fêtes en l’honneur de Berlioz et s’apprête à inaugurer sa statue avec un grand appareil musical: à l’instant même où la cérémonie, déjà reculée du matin au soir pour cause de mauvais temps, va commencer; au moment où les fanfares vont éclater, où les orateurs préparent leurs plus beaux effets de voix, les cataractes du ciel se déversent sur la foule avec une violence effrayante. En un clin d’œil, c’est un sauve-qui-peut général. Plus de discours possibles ni d’exécutions de grandes œuvres du maître. Vite, que des musiques militaires, avec nombre d’orphéonistes et d’enfants des écoles, attaquent la Marseillaise, arrangée d’après l’arrangement de Berlioz; que le voile tombe et que le président du comité, M. de Beylié, prononce le peu de paroles nécessaires pour remettre cette statue à la ville de Grenoble; qu’on exécute au galop la Marche hongroise; que le célèbre chef d’orchestre Weingartner dépose là une double palme dorée en son nom propre, en son nom seul (l’inscription le prouve) et non pas au nom des admirateurs allemands de Berlioz, comme on l’a géneralement dit; que la Marseillaise habituelle retentisse, et c’est fini!… Le grand homme de bronze, évoqué par le ciseau de M. Urbain Basset, reste seul debout sur la place que balaye la tempête et semble prêter l’oreille au terrifiant concert des éléments déchaînes.
A cela près que le vent et la pluie ont jeté le désarroi le plus complet dans la cérémonie officielle et qu’il y avait vraiment trop d’orphéons et de fanfares, les fêtes du centenaire de Berlioz se sont célébrées à Grenoble ut decebat, avec beaucoup de convenance et sans qu’on eût recours à d’autre musique que la sienne, afin d’honorer l’auteur de Roméo et des Troyens. C’est là, du moins en France, une innovation des plus heureuses, et les programmes élaborés pour les trois jours de fêtes témoignaient d’un sérieux effort de la part des promoteurs de ces fêtes qui s’étaient sentis piqués au vif par les railleries qu’on leur avait décochées dès qu’ils avaient fait mine de vouloir organiser quelque chose (il est vrai que leur premier appel au public n’était pas d’un très bon augure); en tout cas, et quoiqu’il en fût de leur projet primitif, il est certain que le programme auquel ils s’étaient arrêtés ne pouvait qu’être approuvé. Certes, il est à regretter que l’hymne d’apothéose de la Symphonie funèbre et tromphale n’ait pas pu retentir au pied de la statue du maître qui avait une prédilection marquée pour ce morceau destiné à glorifier les morts des journées de Juillet; mais l’exécution, je dis bien l’exécution et non pas la représentation de la Damnation de Faust qui se donna, le dimanche, au Théâtre municipal, prit les proportions d’un triomphe avec M. Léon Jehin à la tête de l’orchestre, avec Mlle Lina Pacary, le ténor Lafitte, le baryton Dangès et la basse Ferran. Tous ces artistes avaient conscience, à ce qu’il semblait, de la mission d’art qui leur incombait et s’en sont acquittés avec beaucoup de zèle. Une simple question: pourquoi donc avoir ajouté des voix de femmes au chœur des soldats et des étudiants?
M. Léon Jehin et M. Georges Marty, l’un Belge et l’autre Français, sont de très bons chefs d’orchestre, des chefs d’orchestre de tout repos, qui n’auront pas été jaloux, je veux l’espérer, de l’ovation qu’on a faite en terre française à leur camarade allemand, M. Félix Weingartner. Celui-ci, pour témoigner de son admiration pour le maître, a dirigé au grand concert du lundi la Symphonie fantastique comme il l’avait déjà dirigée aux Concerts-Lamoureux, ce qui fait, par bonheur, que les Parisiens n’ont rien à envier aux Grenoblois. M. André Hallays, que ses flâneries mènent souvent où va la foule, assistait à ce concert et se n’est pas tenu de vous dire avec quelle intelligence supérieure et quelle ardeur flamboyante avait été exécutée la Symphonie fantastique. Je ne puis que confirmer son avis, non sans regretter un peu que le véritable héros de ces fêtes ait été M. Weingartner presque plus que Berlioz. Avec les lauriers qu’il a cueillis chez nous, avec les punchs qui lui furent offerts et les toasts qui lui furent portés, n’aurait-on pas cru, par moments, qu’on célébrait là, non pas le centenaire de Berlioz, mais la quarantaine de M. Weingartner? Il était venu de loin, c’est vrai, d’aussi loin que venait Berlioz lorsqu’il allait se faire applaudir à Vienne et à Berlin, et, en France aussi bien qu’en Allemagne ou ailleurs, il y a une propension très forte du public à applaudir beaucoup plus chaleureusement les artistes, chefs d’orchestre ou chanteurs qu’on ne voit pas tous les jours et qui arrivent d’un pays étranger. Ce qui ne veut pas dire que tant de villes d’Autriche, de Hongrie et d’Allemagne aient mal fait d’applaudir Berlioz ni que Grenoble ait eu tort de fêter un des plus grands admirateurs et des plus zélés apôtres du maître français.
Cela dit, disons aussi que M. Jehin, qui venait d’Aix, et M. Marty, qui venait de Paris, n’ont pas été inférieurs à leur tâche et que la Damnation de Faust, avec le premier; des fragments d’Harold et de Roméo, sans oublier les ouvertures du Carnaval romain et du Corsaire, avec le second, ont produit un grand effet sur l’auditoire. Il ne faut pas oublier non plus que Mme Deschamps-Jehin a chanté de sa plus belle voix les strophes de Roméo et Juliette; que Mme Eléonore Blanc a rendu avec un sentiment exquis la romance de l’Absence et que toutes les deux ont délicieusement soupiré l’adorable nocturne de Béatrice et Bénédict. Ni la courte conférence de M. Julien Tiersot réclamant pour Berlioz les honneurs du Panthéon, ni les vers de M. Camille Saint-Saëns (ce sont positivement des vers, car ils riment) n’ont paru déplaire au public qui, cependant, aime beaucoup mieux, d’ordinaire, entendre chanter que parler; mais, enfin, l’Apothéose de la Symphonie funèbre et triomphale est toujours restée sous l’eau. Quel déluge, quelle inondation, quelle noyade! Et quelle déception durent en éprouver les Dauphinois, si habitués qu’ils puissent être aux brusques changements de temps de leur région montagneuse, eux qui avaient pensé commander au soleil en avançant à la date du 15 août la célébration du centenaire de Berlioz! […]
[…] …Huit jours après les fêtes de Grenoble, à la Côte-Saint-André, les ouragans se sont encore déchaînés pour accompagner non pas l’inauguration d’une statue, puisque la chose est faite au moins depuis dix ans, mais l’ouverture du musée que la piété tardive des concitoyens de Berlioz a entrepris de créer dans sa maison natale. Certes, la pluie et le vent ne pouvaient pas troubler la visite des invités officiels, la salle où se trouvent réunis les documents sur la famille Berlioz recueillîs dans la région, les portraits ou souvenirs du maître envoyés par divers donateurs, les belles compositions lithographiques inspirées par ses œuvres, etc. Le concert qui fut donné dans la halle et où Mme Eléonore Blanc a retrouvé son succès de Grenoble, ainsi que le grand banquet qui avait précédé ne pouvaient pas non plus pâtir des intempéries du ciel. Aussi le ciel est-il resté serein pendant toute cette partie du programme et c’est seulement à la fin de la journée, au moment où les réjouissances populaires projetées pour le soir allaient commencer, qu’est survenu l’orage. Alors la fête a pris fin, tout aussi brusquement qu’elle s’était terminée à Grenoble. Et c’était fatal, du moment qu’il s’agissait d’honorer Berlioz… Sic fata voluere.
ADOLPHE JULLIEN.
Note: Adolphe Jullien ne semble pas avoir eu connaissance du voyage fait par Weingartner à la Côte-Saint-André dans la nuit après le concert de Grenoble, voyage raconté plus tard par Weingartner lui-même dans le cadre de son récit des fêtes du centenaire à Grenoble. Le voyage était mentionné ailleurs dans la presse parisienne (voir Un document autographe de Felix Weingartner).
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