FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 12 NOVEMBRE 1843 [p. 2]
THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.
Reprise du Déserteur ; paroles de Sédaine, musique de Monsigny.
Quand je le disais ! à peine le succès de Mina est-il déclaré, que déjà voilà un contre-succès qui tend à détourner de cette charmante partition l’attention publique. Est-ce un bien, est-ce un mal pour le théâtre ? je ne saurais le dire ; en tout cas, c’est fort incommode pour les auteurs.
C’est qu’il ne faut pas s’y tromper, le Déserteur a obtenu un succès immense ; il a réuni toutes les sympathies, celles des jeunes, des vieux, des Allemands, des Français et des Italiens. J’ai vu un maître de chant italien, l’homme du monde qui déteste et méprise le plus en général l’opéra-comique français, ému, ravi, enthousiasmé de cette ancienne musique dont il n’avait jamais entendu parler. Il déclarait que toutes ces charmantes mélodies étaient ainsi faites qu’on ne pourrait sans barbarie les appliquer à d’autres paroles, que c’était enfin l’idéal de la vérité et de l’expression. Un maître de chant italien, moderne, s’agenouiller devant des qualités pareilles ! C’est bien le cas de s’écrier avec le malade imaginaire : O nature ! nature !….
Je crois, en effet, que dans aucune composition musicale destinée au théâtre, le sentiment des convenances dramatiques, l’expression des passions et des caractères n’ont été portés plus loin. Monsigny est aussi vrai dans son genre que Gluck dans le sien. Il est aussi naïf que Grétry, avec des formes musicales plus développées, plus amples. Quoi de plus touchant que le thème de l’air de Louise : Peut-on affliger ce qu’on aime ? Les couplets de la jeune paysanne : J’avais égaré mon fuseau, sont d’un tour piquant, original, et n’ont rien perdu, absolument rien, de leur fraîcheur primitive. Le grand air d’Alexis, sans être aussi essentiellement mélodique que les deux morceaux précédens, brille par des qualités dramatiques d’une valeur considérable ; et il faut en dire autant de celui qui lui succède, quand le jeune soldat, apprenant la prétendue infidélité de Louise, jette son chapeau en l’air, foule aux pieds ses épaulettes et se déclare déserteur.
Au second acte, nous trouvons plus d’abondance encore. Ici le comique, le bouffon, le grotesque même, et le vrai grotesque musical, se mêlent aux élans du cœur, aux saillies les plus spirituelles. L’air de Montauciel : Je ne déserterai jamais est un grand morceau bien fait, dont le chant est heureux et naturel, le développement excellent et la conclusion admirable. Quant à la double chanson, qui, chaque soir, fait éclater la salle entière en rires convulsifs, j’avoue que je la regarde comme un trait de génie, ni plus ni moins. L’idée de faire chanter un air ridicule par le niais de la pièce, ensuite un autre chant d’un caractère franc et jovial, par l’ivrogne Montauciel, et de les réunir ensuite, les deux personnages entonnant en même temps leurs deux airs differens, est une des plus plaisantes inventions du contrepoint appliqué à l’effet dramatique. Dans la scène où Montauciel appelle ses lettres et étudie sa leçon de lecture, l’intérêt mélodique se trouve forcément transporté dans l’orchestre. On conçoit qu’il était impossible, sans tomber dans de ridicules vocalisations, de faire chanter en épelant : V-o-u-s ê-t-e-s u-n b-l-a-n-c b-e-c, lettres dont Montauciel trouve le moyen de former les deux mots trompette blessé. Mais en revanche les violons récitent là-dessus de fort jolies phrases et la trame musicale n’y perd rien.
Au troisième acte nous trouvons un trio qu’on ne saurait trop admirer ni trop louer. La situation est forte, le musicien l’a rendue sublime. Alexis, condamné à mort comme déserteur, a trouvé le moyen d’éloigner Louise et de rester seul avec le vieil invalide Jean-Louis, auquel il veut apprendre cette affreuse nouvelle et confier ses dernières volontés ; mais, par un de ces coups de théâtre familiers à Sédaine, la jeune fille apprend au dehors ce que son amant voulait lui cacher, et rentre éperdue en poussant des cris et à demi-morte d’épouvante et d’horreur. Aussitôt éclate un thème presque barbare par son étrangeté, que les trois personnages reprennent successivement en imitations à la quinte, en forme d’exposition fuguée. Ce style est là du plus prodigieux à-propos ; on est surpris, effrayé d’entendre un tel enchaînement de sons ; cela ravage l’âme et les sens, et quand la voix de femme, dominant les deux voix d’hommes, se traîne en lamentables cris sur une succession d’harmonies dissonantes, il se produit pour l’auditeur la plus terrible des illusions, il sent réellement ce que doivent éprouver les personnages et il lui semble sentir son cœur se déchirer comme leur cœur. Voilà qui est immensément beau sous le double rapport de la vérité dramatique et de l’invention musicale ; je ne connais pas de pendant à ce trio, il ne ressemble à aucun autre. Il est, je crois, inutile de dire maintenant que l’air du soldat :
Le roi passait,
Et le tambour battait
Aux champs…
est aussi bien coupé, aussi naturellement écrit et pensé que tout le reste ; mais le mérite d’un morceau de cette espèce ne saurait être comparable à celui de l’élan dramatique que je viens de citer. Mais il faut admirer encore et admirer beaucoup les adieux d’Alexis à Louise évanouie. De sorte que, à tout prendre, il n’y a pas un morceau faible dans cette partition d’un vieux maître français qui ne possédait presque rien de ce qu’on appelle la science musicale, qui écrivit avant Grétry, qu’on ne daigne pas même compter parmi les illustrations de notre art, et dont la plupart des jeunes musiciens, compositeurs, chanteurs ou virtuoses actuellement vivans en Europe, ignorent peut-être le nom. O vicissitudes de la gloire !
Maintenant abordons la brûlante question des arrangemens et corrections que M. Adam, tout autant que nous admirateur de l’inspiration de Monsigny, a cru pouvoir faire à la musique du Déserteur. On l’a fortement blâmé, on l’a invectivé, on a écrit contre lui de mauvais vers qu’on a distribués à tout Paris. A-t-il eu tort de s’exposer à ce blâme énergique ? A-t-il, en tout cas, bien rempli la tâche dangereuse qu’il s’était imposée ? Cette liberté de retoucher les anciens ouvrages peut-elle être admise comme innocente dans la religion de l’art ?
D’abord on n’a jamais tort, selon moi, de braver l’opinion pour arriver à ce que l’on croit utile, convenable et beau. Ensuite je dois reconnaitre le talent et l’intelligence dont M. Adam a donné une nouvelle preuve en transposant certains morceaux de cette partition mal disposés pour les voix, en complétant les accompagnemens de quelques autres, en ajoutant même certains effets que l’auteur n’avait pas même indiqués. Sans aucun doute, la partition y gagne, et par suite nous y gagnons tous. Mais peut-on admettre en principe qu’il soit permis de changer, de modifier ou de détruire la physionomie des auteurs anciens pour leur donner, sinon la tournure moderne (ce qui serait absurde évidemment), au moins plus de nerf, plus de vigueur et une sorte de jeunesse qu’ils ont perdue ? Je ne l’ai jamais pensé, et ma conviction à cet égard est toujours la même.
Les conséquences de ce principe sont trop graves et trop faciles à prévoir ; et je ne crains point d’avoir l’air de me contredire en avouant que je les repousse de toute ma force. S’il m’est arrivé, en effet, d’instrumenter un morceau de piano de Weber, je n’ai fait que le traduire du piano en orchestre, à l’inverse de ce qu’on pratique tous les jours en traduisant des opéras et des symphonies de l’orchestre en piano, comme on traduit des poëmes et des drames d’une langue dans une autre. Or la traduction, lorsqu’elle est fidèle, n’autorise ni additions, ni suppressions, ni altérations quelconques des idées de l’auteur. Malheureusement il ne s’agit point ici de traduction, mais de corrections, et, par suite, d’une doctrine dont nous voyons encore de nos jours les conséquences déplorables dans la littérature anglaise. On a retouché, on a corrigé Shakspeare !!!! Or le bon sens n’indique-t-il pas d’abord que de telles libertés ne pourraient être prises à l’égard des grands hommes (si tant est qu’elles dussent l’être) que par des hommes immenses et plus grands encore ? Et qui fut plus grand, qui est plus grand, qui sera plus grand que Shakspeare ?… On peut me répondre ceci : Il n’est pas nécessaire d’être supérieur à Shakspeare pour avoir une idée heureuse. Sans doute Garrick a trouvé le dénoûment de Roméo et Juliette le plus sublime qui soit au théâtre, et il l’a mis à la place de celui de Shakspeare, dont l’effet est moins saisissant !……. Mais en revanche quel est le misérable, quel est le crétin, quel est l’insolent drôle qui a inventé le dénoûment du Roi Lear, qu’on substitue quelquefois, très souvent même à la dernière et pathétique scène que Shakspeare a tracée pour ce chef-d’œuvre ? Quel est le grossier et stupide rimeur qui a mis dans la bouche de Cordelia, la simple et candide Cordelia, la céleste création d’un génie surhumain, ces tirades brutales exprimant de vulgaires passions si loin de son noble et chaste cœur ? Où est-il ? pour que tout ce qu’il y a sur la terre de poëtes, d’artistes, de pères et d’amans vienne le flageller, et, le rivant au pilori de l’indignation, lui dire : Affreux idiot, tu as commis un crime infâme, le plus grand, le plus odieux, le plus énorme de tous les crimes, puisqu’il assassine cette haute faculté de l’homme, qu’on nomme le génie ! Sois bafoué, sois conspué, sois maudit ! désespère et meurs !
N’a-t-on pas en outre ajouté des personnages à la Tempête, bouleversé Richard III, coupé Hamlet ? etc. Voilà où l’exemple de Garrick a entraîné !
Et, pour en revenir à la musique, n’avez-vous pas gémi vous-même, vous, Adam, des mutilations de la musique du Freyschütz ? Les corrections, cette fois, ne venaient pas de haut en bas, mais bien de bas en haut, et perpendiculairement encore ! Ne voyons-nous pas les sonates et les trios de Beethoven publiés aujourd’hui, sous nos yeux, avec des mesures ajoutées dans certaines phrases que les éditeurs ne trouvent pas carrées !! Mille bombes ! et ils vivent !!! N’entendons-nous pas chaque année une symphonie de Beethoven, la plus grande de toutes, privée dans le scherzo des parties de contrebasses écrites par l’auteur !! Et si le chef d’orchestre ose supprimer cette partie, qui empêche le chef des premiers violons d’en effacer une autre ? Le timbalier peut dire aussi : « Je ne veux pas frapper cette note dont l’effet me déplait ; j’aime mieux exécuter forte ce roulement indiqué piano, il me plaît ainsi davantage. » Et le timbalier, et le chef des premiers violons, et le chef d’orchestre, et l’éditeur, auront autant de droit les uns que les autres de corriger Beethoren. Corriger Beethoven ! corriger Shakspeare ! la main me tremble en écrivant ces mots abominables ! Il faut que le culte du génie soit vraiment inconnu dans notre monde vaniteux et imbécille, pour que de telles paroles puissent avoir un sens.
Non, non, non, dix millions de fois non ; cette immoralité artiste ne peut être justifiée par des conséquences exceptionnelles ; non, non, non, mille millions de fois non, un homme n’a pas le droit de forcer un autre homme d’abandonner telle ou telle physionomie pour prendre telle ou telle autre, de s’exprimer dans une langue qu’il n’a pas choisie, de devenir un mannequin qu’une volonté étrangère fait mouvoir, et d’être galvanisé après sa mort. Si cet homme est médiocre, qu’on le laisse enseveli dans sa médiocrité ! S’il est d’une nature d’élite au contraire, que ses égaux, que ses supérieurs même le respectent, et que ses inférieurs se prosternent humbles et tremblans devant lui.
Je n’ai plus rien à dire maintenant à propos du Déserteur. Il me reste seulement à rendre justice aux artistes qui l’exécutent. Roger a de la chaleur et une vraie sensibilité ; Mlle Darcier est une gentille petite niaise, Mme Thillon est toujours jolie, et l’on voit que dans sa course à travers champs pour aller solliciter la grâce d’Alexis, elle porte ses beaux souliers de satin à la main, car ils sont d’une entière blancheur et frais et coquets comme s’ils sortaient d’une boutique de la rue Vivienne ; Mocker a un succès très grand dans le rôle de Montauciel, qu’il joue et chante à merveille ; pour Sainte-Foix (le grand cousin), il fait rire comme on n’a pas ri depuis vingt ans, comme on ne rit plus, comme je ne croyais pas qu’on pût rire encore.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er mars 2015.
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