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Heller

ler février 1879

    Stephen Heller (1813-1888), pianiste, compositeur et critique musical d’origine hongroise (il est né à Pesth), s’installe à Paris en 1838 où il restera jusqu’à la fin de sa vie. Bien vite il fait connaissance avec Berlioz après avoir écrit un article enthousiaste sur la Symphonie fantastique dans la Revue et gazette musicale de Paris (2 décembre 1838), suivi d’un compte-rendu dans la Neue Zeitschrift für Musik. Les deux hommes resteront très liés jusqu’à la mort de Berlioz en mars 1869. Berlioz parle de lui à plusieurs reprises dans ses écrits: la quatrième lettre de son Premier Voyage en Allemagne lui est adressée, il fait l’éloge du talent de son ami à la fin du chapitre 26 d’À travers chants, et le mentionne encore au début du dernier chapitre (Voyage en Dauphiné) de ses Mémoires. Heller transcrit pour piano la dernière version pour orchestre de La Captive, et réduit aussi pour piano la partition de la cantate de Berlioz, Le Chant des chemins de fer, exécutée à Lille en 1846; la réduction de Heller paraît en 1850.

    Cette lettre ouverte à Édouard Hanslick, le critique de Vienne qui avait rencontré Berlioz à Prague en 1846, parut à Vienne dans la Neue freie Presse (12 février 1879), et en traduction française dans la Revue et gazette musicale de Paris (2 mars 1879 p. 65-6 et 9 mars 1879 p. 73-4). Elle a été publiée dans le numéro 17 de Lélio, publication de l’Association nationale Hector Berlioz (La Côte Saint-André, 2008), et réimprimée aussi dans Stephen Heller, Lettres d’un musicien romantique, ed. Jean-Jacques Eigeldinger (Paris, 1981), p. 246-55. Quelques extraits en ont été traduits en anglais dans Michael Rose, Berlioz Remembered (Londres, 2001).

    Le texte ci-dessous a été transcrit à partir de la publication dans Lélio avec l’autorisation de l’Association nationale Hector Berlioz, à laquelle nous exprimons notre vive reconnaissance.

À Édouard Hanslick

Paris, ler février 1879

    Cher Monsieur et ami,

    Dans votre excellente étude sur l’Exposition universelle de Paris, vous parlez beaucoup de Berlioz. Voulez-vous que nous en causions encore un peu ? Ce sera pour moi un vif plaisir.

    On paraît croire en Allemagne que la musique de Berlioz a été de tout temps et partout méconnue ; mal appréciée, voire même vilipendée, à Paris. Il est vrai que la majeure partie du public, beaucoup d’artistes et une partie de la presse lui ont été peu favorables. Plus froids encore, plus hostiles à son égard, ont été naturellement les gardiens officiels du bon goût, connaisseurs jurés, « conseillers intimes » de musique, tous ceux qui ont voix et occupent un siège dans le chapitre du sacré collège de l’Institut et du Conservatoire. Il n’ont pas eu tout à fait tort de faire la vie dure aux programmes aventureux de ce terroriste. Je crois que ces adversaires plus ou moins violents étaient de bonne foi, et je comprends fort bien que l’auteur du Postillon de Longjumeau, un homme qui ne manquait ni d’esprit ni de talent, n’ait pu voir dans la première symphonie de Berlioz qu’une musique de maison de fous. Les critiques les plus sévères pour Berlioz étaient cependant les connaisseurs des classes cultivées. Elevés dans le dogme d’une certaine musique, ils ne devaient voir en Berlioz qu’un réformateur impie et détesté. Parmi ces connaisseurs, il en est qui ne jurent que par les mélodies simples, touchantes ou gaies de l’ancienne musique française (Dalayrac, Méhul, Monsigny, Grétry, etc.) ou par les airs gracieux, piquants, vifs, spirituels et scéniques de l’opéra-comique moderne, et enfin par la musique de Meyerbeer, au splendide coloris décoratif. Un autre groupe de dilettantes, gens très estimables d’ailleurs, s’est fait une éducation musicale telle quelle, dans les concerts du Conservatoire et dans les nombreuses soirées des sociétés de quatuor, à peu près comme par des visites attentives dans les musées on arrive à se donner un certain œil en peinture et en sculpture. Quand donc toutes ces classes d’amateurs de musique, particulièrement cette dernière, se détournaient de la musique de Berlioz, il faut le dire, ce n’était point par une hostilité aveugle, et ils n’eussent point été embarrassés pour justifier leurs antipathies, leurs critiques et leurs préférences. Les adversaires moins sérieux de Berlioz reprochaient à ses mélodies (encore n’admettaient-ils pas tous qu’il y en eût) de ne pas être faciles, disant qu’il fallait être trop savant musicien pour comprendre une architecture aussi compliquée. D’autres raillaient le caractère ultra-romantique de ses programmes, l’emploi d’un trop grand nombre d’instruments, et les problèmes ardus qu’il donnait à résoudre à ses interprètes. Mais les adversaires les plus sérieux avaient, dans Haydn, Mozart et Beethoven, une base solide pour leur critique contre la nouvelle musique. Les œuvres de ces grands bienfaiteurs pénétraient chaque jour plus profondément et avec plus de conviction dans l’âme de la masse du public parisien.

    Quand on prononçait ces grands noms vénérés, les partisans les plus passionnés de Berlioz se taisaient…

    Les partisans de Berlioz ! j’ai donc écrit le mot. Je voulais dire que si cet homme génial a rencontré de nombreux adversaires (et il en existe encore de nos jours), il a cependant attiré à lui, dès le début, un cercle d’abord restreint, mais qui est allé toujours en s’élargissant, d’amis, de compagnons de luttes, et même d’admirateurs exagérés. Déjà en 1838, lorsque j’arrivai à Paris, Berlioz occupait parmi les artistes une place à part. On ne lui contestait plus la célébrité d’un novateur hardi, n’aspirant qu’à de grandes choses.

    Ses œuvres, ses discours, toute sa manière d’être lui donnaient l’air d’un révolutionnaire vis-à-vis de « l’ancien régime » dans la musique, que Berlioz d’ailleurs considérait comme arrivé à son déclin. Je ne sais s’il eût été girondin ou terroriste, mais je crois qu’il aurait volontiers déclaré traîtres à l’art et mis en accusation Rossini, Cherubini, Auber, Hérold, Boiëldieu, etc., ces « Pitts » et ces « Cobourg » du monde musical corrompu. Ces affreux aristocrates de la musique, on les jouait tous les jours, et, en touchant de gros tantièmes, ils suçaient la moelle de leurs sujets, c’est-à-dire du public.

    Mais Paris est la seule ville du monde où l’on comprenne toutes les situations et où l’on prenne même plaisir à se mettre en quête des plus excentriques, à les encourager et à les secourir. Seulement il faut que cette situation soit réellement exceptionnelle, qu’elle ait une physionomie, qu’elle soit, pour ainsi dire, pathétique. En un mot, il faut qu’une sorte de légende se soit propagée autour de lui. Et Berlioz en avait plusieurs. Son irrésistible passion pour la musique, que ne purent vaincre ni les menaces ni la misère ; l’obligation où il se vit réduit pour vivre, lui, le fils d’un médecin distingué et riche de Grenoble, de se faire choriste dans un petit théâtre ; son amour fantastique pour miss Smithson qui l’avait captivé jusqu’au délire dans Ophélie et dans Juliette, bien qu’il ne comprît pas un mot d’anglais, — puis sa Symphonie fantastique, traduction musicale de sa passion, éveillant l’amour de la tragédienne britannique qui, de son côté, n’entendait rien à la musique —, tout cela avait créé en faveur de Berlioz cette situation nécessaire à Paris pour conquérir la sympathie de certains esprits inflammables. Ce genre d’hommes intelligents, ouverts, prêts à rendre tous les services, capables même de tous les sacrifices, un talent véritable les trouvera toujours à Paris, à la condition, toutefois, qu’il se manifeste avec an certain éclat.

    C’est ainsi que je vis, peu de mois après ma première rencontre avec Berlioz, qu’il commençait à être considéré comme le chef des génies méconnus d’alors. Il était méconnu, c’est vrai, mais comme un artiste chez qui il y a quelque chose à méconnaître. Berlioz a élevé la méconnaissance du talent à la hauteur d’une dignité. L’hostilité d’une partie du public tranchait si vivement, si durement avec la sympathie, la réelle admiration du cercle nombreux d’amis qui l’entouraient, et paraissait si haineuse, qu’elle lui amenait chaque jour de nouveaux partisans. A une nature plus philosophe, ce contrepoids eût suffi pour donner un bonheur relatif. Il y avait je ne sais quoi d’offensant et d’irritant pour les sentiments délicats des Parisiens (je parle d’une certaine classe de gens) de voir ainsi en proie à la misère, persécuté, un artiste qui avait donné des preuves indéniables d’un talent hors ligne, d’une brûlante activité et d’un haut courage. Les Français ne se bornent pas à aimer platoniquement et ne se contentent pas de souhaiter à un ami tout le bonheur qu’il peut désirer, puis de laisser aller les choses au gré du Destin. Leur amitié est active ; ils mettent fermement la main à l’œuvre, et il n’est pas nécessaire d’invoquer tous les saints du Paradis pour leur faire ouvrir la bouche et leur faire acclamer avec enthousiasme un artiste incompris, dans le vrai et noble sens du mot. Le gouvernement français, dans la personne du comte de Gasparin, alors ministre, fit le premier pas en demandant à Berlioz un requiem (une œuvre, soit dit en passant, pleine de choses grandioses) ; il lui commanda ensuite une musique funèbre pour la cérémonie d’inhumation des victimes des journées de Juillet — œuvre également remarquable en son genre, quoique peu connue.

    Et pendant ce temps, tous les jeunes artistes plus ou moins bien doués, plus ou moins méconnus, étaient venus se grouper autour de leur chef. Ils étaient pour Berlioz des apôtres, des clients et des hommes d’affaires donnés par la nature. Les artistes de tout genre se sentaient attirés vers Berlioz, non pas toujours par ses œuvres musicales elles-mêmes, mais par la poésie et le caractère pittoresque de ses sujets. Presque tous les peintres notamment (il sont en général doués pour la musique), les graveurs, les sculpteurs, les architectes se rangeaient au nombre de ses partisans, et parmi ceux-ci, on peut citer également beaucoup de poètes et de romanciers célèbres, Victor Hugo, Lamartine, Dumas, de Vigny, Balzac, Théophile Gautier, et les peintres Delacroix, Ary Scheffer, etc., qui tous voyaient avec raison dans Berlioz un adepte ardent de l’école romantique. Tous ces grands écrivains, absolument étrangers à la musique, qui laissaient jouer par l’orchestre une valse de Strauss comme accompagnement aux scènes les plus pathétiques de leurs drames, sans doute pour ajouter à l’émotion ou à la terreur du spectateur (dans ce cas, il est vrai, on donnait à la valse une allure solennelle ou mystérieuse, qu’accentuaient les sourdines et quelques trémolos), tous ces écrivains étaient, sans exception, pleins de ferveur pour Berlioz et ils affirmaient cette sympathie par leurs paroles et par leurs écrits. A ces vulgarisateurs actifs de la musique de Berlioz venait se joindre enfin un groupe peu nombreux, mais influent, d’amateurs des classes supérieures : gens qui voulaient acquérir à peu de frais un renom d’esprits indépendants, et d’ailleurs incapables de distinguer une sonate de Wanhal ou de Diabelli d’une sonate de Beethoven. Ceux-là criaient bien fort contre la criminelle sensualité de la musique moderne ; ils raillaient leurs amis et pairs tout confits en Meyerbeer, en Rossini, en Auber, et surtout ne manquaient pas de prophétiser la fin prochaine de ces mélodies impies et court vêtues et le triomphe d’un art nouveau, grand, noble, élevé, éternel, viril, destiné à bouleverser le monde.

    Ajoutons enfin le nombre assez grand de vrais et bons musiciens qui voyaient parfaitement ce qu’il y avait de vraiment hardi et de grand dans son génie, qui comprenaient l’originalité souvent admirable de ses conceptions, et qui n’étaient pas insensibles au charme merveilleux de son orchestration. Berlioz n’était donc pas aussi isolé et méconnu qu’il aimait lui-même à le dire. Dès 1838, des fragments de ses symphonies ont obtenu des succès brillants et incontestés, qui se sont encore accrus plus tard. On les applaudissait tumultueusement et on les redemandait. Parmi ces fragments, il me suffira de citer la « Marche au supplice » de la Symphonie fantastique, la « Marche des pèlerins » et la « Sérénade dans les Abruzzes » de Harold en Italie, la « Fête chez Capulet » de Roméo et Juliette, plusieurs morceaux de La Fuite en Egypte, l’Ouverture du Carnaval romain, etc. Il faut reconnaître d’ailleurs que mainte page importante de Berlioz n’a réussi tout d’abord que médiocrement. Mais combien de grands artistes, et de plus grands que lui, ont eu un sort pareil ! La résignation manquait à Berlioz plus qu’à personne peut-être. J’ai fait longtemps auprès de lui le Plutarque, lui racontant des traits de la vie de Weber, de Mozart, de Beethoven, de Schubert, de Schiller qu’il aimait beaucoup et de bien d’autres.

    Lorsque Berlioz se plaignait avec son amertume accoutumée et qu’il comparait ses succès avec ceux des compositeurs qui régnaient au théâtre, je lui disais : « Mon cher ami, vous voulez trop avoir, vous voulez avoir tout. Vous méprisez le gros public et vous voudriez cependant être admiré de lui. Vous dédaignez les applaudissements de la foule — c’est votre droit d’artiste à l’esprit noble et original —, et cependant vous en avez l’appétit ardent. Vous revendiquez le rôle d’un hardi novateur, d’un pionnier de l’art, et vous voulez en même temps être compris et apprécié de tous. Vous ne tenez à plaire qu’aux plus nobles et aux plus forts, et vous vous irritez de la froideur des âmes communes, de l’apathie des esprits faibles. Ne voudriez-vous pas, par hasard, vivre isolé, inaccessible et pauvre comme un Beethoven, et en même temps vous voir entouré des petits et des grands de ce monde, comblé de tous les dons de la fortune, de tous les honneurs et de tous les titres ? Vous avez obtenu tout ce que la nature de votre génie et de tout votre être pouvait vous donner. Vous n’avez pas la foule, mais une minorité intelligente fait tous ses efforts pour vous soutenir et vous encourager. Vous vous êtes fait une place tout à part dans le monde artistique, vous avez beaucoup d’amis enthousiastes et actifs : vous ne manquez même pas, Dieu merci, d’ennemis fort capables, qui tiennent vos amis en éveil. Votre existence matérielle est, heureusement, assurée depuis plusieurs années, et vous pouvez enfin compter avec certitude sur une chose que tous les gens d’esprit et de cœur ont toujours appréciée : le complément de justice que la postérité vous réserve. »

    J’ai réussi très souvent à relever son courage abattu ; il m’en remerciait chaque fois par des paroles émues.

    Voici l’un des souvenirs de ce genre auxquels je me reporte le plus volontiers. C’était un soir, chez M. et Mme Damcke (notre excellent ami est mort aujourd’hui), un couple artistique dont Berlioz mentionne avec reconnaissance, dans ses Mémoires, l’hospitalier et cordial accueil. Presque chaque soir nous trouvait réunis là, Berlioz, J. d’Ortigue, Léon Kreutzer et quelques autres. On causait, on faisait de la critique et de la musique, en toute franchise et en toute liberté. La mort a bien éclairci les rangs de ce petit cénacle ; dans les derniers temps, nous étions seuls, Berlioz et moi, chez les Damcke. Un soir donc que Berlioz avait repris le thème favori de ses doléances, je lui répondis dans le sens que j’indiquais tout à l’heure. J’avais fini mon sermon, il était plus de onze heures, une froide nuit de décembre étendait au dehors sa triste et épaisse obscnrité. Fatigué et un peu de mauvaise humeur, j’allumai un cigare ; à ce moment, Berlioz se leva avec une vivacité toute juvénile du sofa où il avait l’habitude de s’étendre avec ses bottes toutes maculées de boue, au grand mais silencieux déplaisir de Damcke, ami de l’ordre et de la propreté.

    Eh bien ! s’écria-t-il, Heller a raison. Comment ! il a toujours raison. Il est bon, il est juste, il est sage, il est prudent. Je veux l’embrasser — et il me baisa les deux joues — et faire à ce sage une folle proposition.

— Je l’accepte, quelle qu’elle soit, répondis-je. Voyons-la?

— Je veux aller souper avec vous chez Bignon. J’ai très pen dîné et votre sermon m’a donné l’appétit de l’immortalité et d’une douzaine d’huîtres.

— Parfait ! Nous boirons à la santé de Beethoven et aussi de Lucullus, et nous noierons les souffrances de nos âmes jusqu’à l’oubli, dans le meilleur vin de France, arrosant quelques bonnes tranches de pâté de foie gras. Notre hôte peut rester ici, ajouta Berlioz ; il a une charmante femme. Nous qui en sommes dépourvus, nous allons au cabaret... Pas d’objection ! C’est une affaire entendue.

    Ce vieux corps affaibli avait retrouvé toute son ardeur de jadis. Nous voilà donc bras dessus bras dessous, riant et plaisantant, tout le long de la rue Blanche et de celle de la Chaussée-d’Antin, ce qui constitue une assez belle promenade. Arrivés au coin du boulevard, nous entrâmes dans le salon du restaurant, brillamment illuminé. Onze heures et demie sonnaient ; il n’y avait plus guère de clients, ce qui nous fut fort agréable. Nous demandâmes des huîtres, un pâté de foie gras de Strasbourg, une volaille froide, de la salade, des fruits, le meilleur Champagne et le bordeaux le plus authentique. Tous deux, nous étions généralement d’appétit fort modéré et très simples dans nos goûts ; nous n’en sentîmes que plus de disposition, en une occasion aussi exceptionnelle, à faire honneur à cet excellent menu. A une heure on éteignit le gaz ; les garçons circulaient en bâillant autour de notre table (il n’y avait plus personne que nous dans le restaurant), comme pour nous inviter à lever le siège. Les portes se fermèrent ; on nous apporta des bougies.

— Garçon ! appela Berlioz... Vous voulez nous faire croire qu’il est tard, avec vos pantomimes variées. Donnez-nous maintenant, je vous prie, deux tasses de café et quelques vrais havanes.

    Nons arrivâmes ainsi à deux heures.

— A présent, partons, me dit Berlioz en se levant. C’est le moment où ma belle-mère dort de son meilleur sommeil, et j’ai l’espoir fondé de la réveiller.

    Pendant le souper, nous avions parlé de nos maîtres préférés, Beethoven, Shakespeare, lord Byron, Heine, Gluck ; la conversation se continua sur le même sujet pendant que nous franchissions, d’un pas lent, la longue distance qui nous séparait de sa demeure, assez voisine de la mienne. C’est la dernière soirée gaie, vivante et sociable que j’aie passée avec lui — en 1867 ou 1868, si je ne me trompe.

    A cette époque-là, il s’était pris d’une sorte de passion pour la lecture de Shakespeare, en petit comité d’amis ; on se réunissait chez lui à huit heures du soir, et il nous lisait jusqu’à sept ou huit pièces du grand poéte, dans une traduction française.

    Il lisait bien, mais se laissait trop souvent aller à l’émotion ; les beaux passages lui arrachaient toujours des larmes. Néanmoins, il continuait à lire en s’essuyant rapidement les yeux. Les auditeurs étaient en fort petit nombre : c’étaient M. et Mme Damcke et deux ou trois autres amis. Un de ces derniers, ancien et dévoué camarade de Berlioz, mais peu ferré sur la littérature, s’était donné le rôle de claqueur. Il écoutait avec une profonde attention, cherchant à deviner sur les traits du lecteur et des auditeurs le moment où son enthonsiasme pourrait se donner carrière. N’osant pas applaudir, il avait trouvé un moyen original d’exprimer ses sentiments admiratifs ; tout passage émouvant, marqué par le ton de la lecture et la sensation produite sur l’assistance, était souligné par lui de quelque juron familier aux gens du peuple, et qu’il laissait échapper à mi-voix et comme malgré lui. Aux moments les plus touchants d’un drame de Shakespeare, on entendait notre homme s’exclamer, en aparté :

— Nom d’un nom ! ... Nom d’une pipe ! ... Sacré mâtin !

    Un soir, après quelques douzaines de ces interjections, Berlioz, n’y tenant plus, s’arrêta :

— Ah ça ! s’écria-t-il, en foudroyant de la voix et du regard son malheureux admirateur, voulez-vous bien me f... le camp avec vos nom d’une pipe !...

    L’autre partit plein d’effroi, et il court encore... Puis Berlioz reprit tranquillement la scène du balcon de Roméo et Juliette.

    Ce que je vous ai dit jadis du peu de mémoire musicale de Berlioz s’applique aux œuvres modernes, qu’il connaissait peu. Mais la musique qu’il avait étudiée lui revenait toujours à l’esprit au premier appel. Il possédait parfaitement, par exemple, les œuvres orchestrales de Beethoven (plus que ses quatuors et ses compositions pour piano), et aussi les opéras de Gluck, de Spontini ; il connaissait bien Grétry, Méhul, Dalayrac et Monsigny. Malgré son incroyable aversion pour Rossini, il tenait en haute estime deux partitions de ce maître : Le Comte Ory et Le Barbier de Séville. Berlioz appartenait à cette race de vrais artistes qui peuvent être fortement impressionnés et touchés jusqu’aux larmes par toute production parfaite en son genre. Ainsi, la première fois qu’Adelina Patti chanta dans Le Barbier, j’étais à côté de lui au théâtre et je puis affirmer qu’aux passages les plus gais et les plus charmants il pleurait d’émotion.

    Ce fut bien autre chose encore à une representation de La Flûte enchantée, à laquelle j’assistai avec lui. Berlioz se mettait parfois dans des colères d’enfant contre ce qu’il appelait les concessions coupables de Mozart : c’étaient, pour lui, l’air de don Ottavio, celui de donna Anna en fa et les fameux airs de bravoure de la Reine de la Nuit. Rien ne pouvait l’amener à reconnaître le mérite de ces morceaux, en faisant abstraction de leur insignifiance relative au point de vue dramatique. Mais quel vif contentement intérieur j’éprouvai, en voyant la profonde et puissante impression que l’opéra de Mozart produisit sur lui ce soir-là ! Il l’avait souvent entendu ; mais, soit par suite d’une meilleure disposition d’esprit, soit grâce à une belle exécution, jamais cette musique, me dit-il, ne lui était si bien allée au cœur. Par moments même, son exaltation se manifesta à si haute voix que nos voisins, occupés à se curer les dents et désireux de digérer tranquillement leur dîner, se plaignirent assez vivement de cet enthousiasme « indiscret ».

    Un jour, nous entendîmes ensemble, dans une séance de musique de chambre, le quatuor de Beethoven en mi mineur. Nous étions assis au fond de la salle, dans un coin. Pour moi, l’audition de cette œuvre admirable était comme la messe pour le catholique pieux, qui assiste avec recueillement et dévotion, mais tranquille et l’esprit lucide, à cette partie essentielle du culte qu’une longue pratique lui a rendue familière. Quant à Berlioz, il était là comme un néophyte ; à son sentiment de piété artistique se joignait celui de la joie mêlée d’une sorte de crainte, en face du secret plein de charme et de sainte grandeur qui se révélait à lui. Le ravissement de l’extase se peignait sur son visage pendant l’adagio : il semblait qu’une « transsubstantiation » se fût opérée en lui. Quelques autres belles œuvres durent encore être exécutées dans cette même séance, mais nous partîmes sans les attendre, et j’accompagnai Berlioz jusqu’à sa porte. Aucune parole ne fut échangée pendant la route : l’adagio et sa sublime prière chantaient encore en nous. Quand je le quittai, il me prit la main et dit :

— Cet homme avait tout... et nous n’avons rien !...

    Il se sentait à ce moment écrasé, annihilé par la colossale grandeur de « cet homme » !

    Une petite anecdote encore. Tout près de la maison où demeurait Damcke, rue Mansart, une grande dalle blanche faisait saillie sur le trottoir. Chaque soir, quand nous sortions de chez notre ami, Berlioz se plaçait sur cette pierre pour me souhaiter une bonne nuit. Il arriva une fois (c’était quelques mois avant sa dernière maladie) que nous nous séparâmes hâtivement, car il faisait froid et un brouillard jaune et dense remplissait les rues. A peine avais-je fait dix pas que j’entendis la voix de Berlioz :

    Heller ! Heller ! Où êtes-vous ? Revenez donc ! Je ne vous ai pas dit bonsoir sur la pierre blanche !

    Nous nous retrouvons, et nous voilà à chercher, dans la nuit noire, l’indispensable piédestal, qui avait d’ailleurs une forme toute particulière. Je tire ma boite d’allumettes, mais l’air est si humide qu’aucune ne veut prendre. Nous nous baissons tous deux sur le trottoir, nous l’explorons en rampant presque, et enfin la dalle blanche nous montre sa surface fruste. Berlioz y pose le pied, de l’air le plus grave, et me dit :

— Dieu soit loué ! M’y voilà. Maintenant, bonsoir.

    Et je vous en dis autant, cher Monsieur et ami. Ma plume a pris le mors aux dents ; impossible de la retenir !

Stephen Heller                      

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er novembre 2008. 

© Monir Tayeb et Michel Austin. Tous droits de reproduction réservés.

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