Cette page reproduit le texte d’une communication qui aurait dû être faite par le compositeur Camille Saint-Saëns à La Côte-Saint-André le 23 août 1903, à l’occasion des célébrations en Dauphiné pour le centenaire de la naissance d’Hector Berlioz, dont Saint-Saëns avait été l’ami de son vivant. En l’occurrence Saint-Saëns ne put assister à la cérémonie et son texte fut lu en son absence par Henri Meyer, maire de La Côte-Saint-André (voir le récit de Julien Tiersot). Le texte fut publié par la suite dans le Livre d’Or du Centenaire d’Hector Berlioz (p. 174-5), qui parut à Grenoble vers 1907. Malgré sa briéveté, le texte de Saint-Saëns a son intérêt. Il contient des souvenirs personnels de Saint-Saëns, de son audition du Requiem à Saint-Eustache le 22 octobre 1852 et de ses rapports avec Berlioz de 1855 à mars 1869. On remarquera aussi les commentaires de Saint-Saëns sur les différentes destinées de Félicien David et de Berlioz.
Ce texte vient s’ajouter aux pages de Saint-Saëns sur Berlioz qu’on trouvera ailleurs sur ce site: un article de 1890 et son Ode à Berlioz.
« Tout a été dit sur Berlioz, et je suis obligé d’aller chercher dans mes souvenirs personnels pour parler de lui. J’ai eu l’inappréciable avantage de le connaître assez intimement, et le Berlioz que j’ai connu ne ressemblait guère à celui dont la figure un peu âpre est arrivée jusqu’au public. C’était un être bon, affectueux, très original, sans doute sarcastique à l’occasion, mais appelant irrésistiblement la sympathie de qui pouvait l’apprécier ; celle qu’on lui témoignait lui était d’autant plus douce qu’il était trop souvent en butte à des sentiments contraires ; il en souffrait visiblement, bien qu’il ne voulût pas en avoir l’air. La presse et le gros public qu’elle mène, quand elle daignait s’occuper d’autre chose que des auteurs italiens, n’avait d’oreilles que pour Félicien David et ne parlait de Berlioz que le sarcasme à la bouche.
« Les temps sont bien changés ! Une auréole de gloire entoure Berlioz et un injuste dédain a remplacé l’engouement pour David.
« S’il n’est pas possible, sans rire, de mettre les symphonies de celui-ci en face de celles de Berlioz, ce n’est pas une raison pour oublier qu’il fut le premier orientaliste de la musique, et que le Désert marque une date impérissable. Mais n’est-il pas déplorable de penser que tandis que Berlioz offrait en vain Les Troyens à l’Opéra, celui-ci accueillait à bras ouverts le triste Herculanum, dont quelques pages heureuses ne sauraient compenser les faiblesses ? Jamais Berlioz ne s’est consolé de ne pouvoir donner les Troyens à l’Opéra, seul cadre où ils auraient pu se déployer à l’aise et briller de tout leur éclat. On ne les connaît pas, et on ne les connaîtra jamais, car la présence de l’auteur leur fera défaut maintenant pour la mise au point d’une œuvre qu’on est habitué à regarder sous un faux jour. Ce n’est pas lui qui aurait permis d’étaler en une soirée entière, avec de longs entr’actes, les trois petits tableaux de la Prise de Troie, qui devait sombrer sous le poids de cette exécution pompeusement maladroite.
« Dirai-je mes impressions de la fameuse Messe des Morts, que j’eus le bonheur d’entendre à Saint-Eustache, sous la direction de l’auteur ? Je la connaissais par la lecture, et brûlais d’en connaître l’effet ; il dépassa mon attente. Au Tuba mirum, il me sembla que chaque colonnette des piliers devenait un tuyau et toute l’église un orgue immense ! et plus que tout, j’admirais le sentiment poignant qui règne dans cette œuvre étonnante, l’élévation constante du style, bien plus sensible à l’audition qu’à la lecture, comme dans toutes les œuvres du même auteur. Ma mère, grande admiratrice de Berlioz, m’accompagnait à cette audition ; en sortant, nous nous heurtons à un de mes camarades de classe, et comme nous débordions d’enthousiasme : « Oui, — nous dit-il froidement — c’est très joli ; mais la mélodie ! » Nous poussâmes un rugissement de bête fauve et lui sautâmes à la gorge ; il s’enfuit et fit bien, nous l’aurions étranglé…
« Qu’on juge de ma joie quand un jour, grimpant mes trois étages de la rue du Jardinet, il vint me demander de réduire pour le piano la partition de Lélio, encore inédite. C’est de ce moment qu’il me fit le grand honneur de me prendre en affection et de me soutenir de ses encouragements dans les premiers déboires de la carrière.
« Ma dernière entrevue avec lui fut cruelle.
« Apprenant tout à coup qu’il était mourant, je courus chez lui. Il faisait froid et mes mains étaient glacées. « Donnez-moi votre main », me dit-il. Sachant combien il était impressionnable et quel rôle énorme jouait chez lui l’imagination, je refusai de céder à son désir ; cette main glacée, pensais-je, lui semblerait celle de la mort. « Je le veux », me dit-il. J’obéis. Je ne m’étais pas trompé ; il poussa un cri douloureux, se retourna vers le mur et ne me parla plus.
« J’ai conservé le culte de sa mémoire et je serais complètement satisfait des hommages qu’on lui rend, si je ne le voyais parfois qualifié de précurseur. Il n’a été le précurseur de personne ; il est Lui, et il fut l’initiateur incomparable de toute la génération à laquelle j’appartiens. Il a ouvert la porte d’or par laquelle s’est échappé, pour envahir le monde, l’essaim des fées éblouissantes et enchanteresses de l’instrumentation moderne ; il a donné l’admirable exemple d’une vie entièrement consacrée à l’art pur. Gloire à lui, gloire à jamais ! »
Camille Saint-Saëns.
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